Les Coptes, population autochtone et chrétienne d’Égypte devenue peu à peu très minoritaire après la conquête arabo-musulmane, sont très peu connus, et souvent caricaturés. C'est pourquoi le texte qui va suivre, si fortement documenté, me paraît tellement important. En guise d'introduction, il me plaît d'une part de rappeler que le flamboyant Ministre de l'Intérieur Chevènement, organisateur de l'Islam de France, avait en son temps reculé devant les associations musulmanes qui refusaient d'admettre l'apostasie, pourtant inscrite dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, en son article 18. Et d'autre part de rapporter ici une anecdote édifiante dont le psychanalyste et écrivain Daniel Sibony fut un jour le témoin [On retrouvera cette anecdote en écoutant l'émission de A. Finkielkraut, Répliques, sur le sujet de L'Islam et l'Occident, et confrontant les points de vue du dit Sibony et de l'imam Tareq Oubrou, recteur de la grande mosquée de Bordeaux, en date du 31 octobre 2015].
Sibony donnait un jour une conférence à propos de son ouvrage (paru en octobre 2013) "Islam, phobie et culpabilité". Il rappela que le Coran réécrit des épisodes bibliques pour condamner les juifs et les maudire pour l'Éternité. Et il suggéra que les religieux musulmans demandent à Allah d'arrêter de maudire les chrétiens et les juifs. Alors, le modérateur musulman qui présidait à cette conférence accéda, mais de bien curieuse façon, à la demande formulée par le conférencier. Il écrivit un texte de trois lignes en arabe, suppliant Allah d'arrêter sa malédiction... le temps de la conférence de Sibony...

 

"Ô vous qui croyez ! Ne prenez pas pour amis les Juifs et les Chrétiens ; ils sont les amis les uns des autres. Celui qui, parmi vous, les prend pour amis, est des leurs. Allah ne dirige pas le peuple injuste"

(Sourate 5, La Table servie, verset 51. Trad. Pléiade, p. 135)

 

 

"Je dédie ces pages à ceux des habitants de l'Orient arabe qui ont eu le courage et la lucidité de s'opposer à la nouvelle Inquisition, et notamment aux plus illustres d'entre eux : Chenouda III, pape et patriarche d'Alexandrie, et Jihane El-Sadate, veuve du raïs.
L'Histoire ne pourra oublier qu'ils refusèrent, chacun à sa manière, une interprétation au ras du sol de la loi islamique

 

Dans l'Orient arabe à maints égards si accueillant et si indulgent, il y a deux sujets, deux tabous plutôt, sur lesquels l'étranger a intérêt à ne pas se pencher sous peine d'encourir la défaveur générale : le statut des femmes, bien sûr, et, ce qui est moins connu, le sort des minorités confessionnelles, hier juives et chrétiennes, aujourd'hui exclusivement chrétiennes, à l'exception de quatre mille israélites encore "retenus" en Syrie.

Si les musulmans ne manquent pas d'arguments - des pratiques ancestrales découlant de prescriptions du Coran et de la Sunna - pour justifier, à leurs propres yeux, les traitements qu'ils réservent au deuxième sexe et aux citoyens non-mahométans, ils se trouvent embarrassés face aux idéaux égalitaires communément admis, sinon toujours respectés, dans le monde non-­islamique d'aujourd'hui. S'agissant des minorités chrétiennes, la réaction des musulmans, intégristes ou non, visant à désamorcer les interrogations ou les reproches formulés par des Occidentaux - de plus en plus rarement d'ailleurs depuis que l'Islam redevient puissant et qu'il est de bon ton d'être de son côté - traduit tout autant la gêne, voire la mauvaise conscience, que le mécontentement d'une communauté dérangée dans sa confortable conviction qu'elle détient le monopole universel de la tolérance religieuse, comme le relève Lévi­-Strauss : "Ainsi l'Islam, qui, dans le Proche-Orient, fut l'inventeur de la tolérance, pardonne mal aux non-musulmans de ne pas abjurer leur foi au profit de la sienne, puisqu'elle a sur toutes les autres la supériorité écrasante de les respecter"(1). L'ironie de ce texte déplaît fort, on s'en doute, à ceux qui, en Occident, se sont donné pour tâche de jouer les "relations publiques" de l'Islam. La prétention à l'exclusivité de la tolérance tombe naturellement d'elle-même, sans compter que, même si l'Islam avait trouvé le moyen d'assurer le bonheur de ses israélites et de ses chrétiens, se poserait toujours le cas de tous les autres non-musulmans : selon l'interprétation étroite encore donnée des textes coraniques ou traditionnistes par la plupart des légistes islamiques, ils n'ont pas droit à la dhimma - la "protection" de l'Islam - et ne peuvent en principe choisir, s'ils tombent au pouvoir des musulmans, qu'entre la mort, ou la conversion à l'islamisme, ou à la rigueur la conversion au judaïsme ou au christianisme.

La riposte de l'Oriental, même peu cultivé, est de vite entraîner sur le terrain historique l'étranger qui se soucie de la situation actuelle des minorités vivant en terre arabe - pas forcément non musulmanes, puisqu'il peut s'agir aussi des Kabyles ou des Kurdes. "Comment osez-vous nous accuser de discrimination à l'égard de nos compatriotes chrétiens ? De quel droit parlez-­vous de persécutions (2) chez nous, alors que chez vous il y a eu l'Inquisition ?" me lancèrent, tous sur le même ton courroucé, des étudiants, des universitaires, des hauts fonctionnaires musulmans égyptiens après que j'eus commencé, à partir de 1977, à publier des reportages sur les attentats anti-coptes en Égypte. J'avais pourtant pris soin de montrer qu'il s'agissait d'actions isolées, même si elles commençaient à se répéter, qu'on devait attribuer non pas aux musulmans en général, mais à des extrémistes se réclamant de l'islam.

C'en était apparemment déjà trop. Même chez des hommes instruits, frottés de culture occidentale, eux-­mêmes critiques à l'égard de leur propre société, très tièdes quant aux pratiques religieuses et se proclamant modernistes, le réflexe de solidarité islamique l'emporta bien souvent - à mon grand étonnement, je dois l'avouer - sur celui de la simple justice due à leurs concitoyens chrétiens, ne serait-ce qu'en laissant le journaliste étranger rapporter les faits dont il était témoin. Comme je persistais à traiter d'un thème que l'actualité ne cessait alors (1979-1981) d'alimenter tragiquement, mes relations se refroidirent avec plusieurs de mes amis musulmans, y compris certains qui se situaient politiquement "à gauche", tandis que dans la haute administration égyptienne je ne comptais plus les portes qui me furent définitivement fermées, à l'Information, aux Affaires culturelles, à l'Économie, et également à la Présidence.

Si le conflit libano-palestinien prit quelquefois une véritable, encore qu'inavouée, coloration confessionnelle, c'est moins dans les rues de Beyrouth qu'au sein des instances ou réunions interarabes chargées de débattre cette guerre. Malgré les sympathies très vives des chrétiens libanais pour l'Occident, des régimes aussi hantés par l'avance soviétique dans leur zone que ceux de l'Égypte post-nassérienne ou de l'Arabie séoudite n'ont jamais pu se résoudre à aider massivement et ouvertement la résistance des chrétiens. Les Palestiniens avaient beau faire trembler les autres Arabes à cause de leurs liens avec l'Europe communiste ou de leurs discours révolutionnaires ou marxisants, aux yeux du Caire, de Riyad et des autres capitales arabo-musulmanes pro-occidentales, ils étaient d'abord mahométans. S'il y a eu un aspect religieux déterminant dans la guerre du Liban, c'est en cela qu'il consistait, et il a profité uniquement aux Palestiniens, l'Occident "chrétien" n'ayant pratiquement pas soutenu - au contraire - les Libanais non-musulmans.

Même le refus de cet homme droit, de cet esprit laïc qu'est l'écrivain marocain Tahar Ben Jelloun d'élever la voix, durant tout l'été de 1978, contre l'écrasement du quartier beyrouthin d'Achrafieh par les bombes syriennes -"Pour l'amour de ces Arabes chrétiens qui, hier, ressuscitèrent la littérature arabe et illustrèrent les premiers le nationalisme arabe, lance un cri en faveur de leurs descendants massacrés !" le suppliai-je alors en vain -, ce refus trouvait sans doute son origine dans sa hantise plus ou moins consciente de ne pas se déconsidérer aux yeux de la oumma en prenant position, même sur un strict plan humanitaire, en faveur de non-musulmans.

Au printemps de 1981, qui défila ou pétitionna, en Occident, pour les enfants de Zahlé mourant sous les obus syriens ? Qui appela au secours pour cette petite ville chrétienne de la Bekaa, assiégée depuis 1975 par des forces arabes étrangères au Liban ? Alors que l'on pourrait former un gros volume en recueillant tous les appels, toutes les motions qui furent - d'ailleurs, humainement, à juste titre - inspirés en 1976 à travers le monde par le siège de Tell-Zaatar, enclavette palestinienne fortifiée implantée dans l'enclave chrétienne, je n'ai relevé en 1981, lors des bombardements de Zahlé, qu'une seule et unique déclaration importante en faveur de cette ville : il s'agit de la demande du Parti démocrate-chrétien au gouvernement de Rome pour que celui-ci presse "la Communauté européenne de prendre des initiatives [elle n'en prit évidemment aucune...] concrètes et humanitaires en faveur de la population libanaise épuisée". Le communiqué précisait même que "les gouvernements démocratiques des pays européens assistent au massacre des chrétiens libanais sans prendre aucune initiative politique ou diplomatique pour mettre fin au génocide contre une population vivant dans la terreur. Comme il s'agit de chrétiens qu'à dessein politique les forces présentes au Liban veulent éliminer physiquement, ces crimes ne font pas de bruit... Si ces crimes étaient perpétrés contre des non­-chrétiens, on aurait déjà assisté à l'émotion, aux appels, aux cortèges et aux protestations de ceux qui prétendent lutter pour les droits de l'homme et des peuples".

Le monde chrétien ne s'est, sauf exceptions individuelles, à aucun moment soucié du sort de la Chrétienté libanaise, qui s'est débrouillée seule, s'accrochant aux planches pourries syriennes ou israéliennes, mais surtout se battant pour chaque maison, chaque arbre, chaque rocher. Et pourquoi les catholiques de Toulouse, Paris ou Bruxelles se seraient-ils émus pour les maronites, alors qu'ils lisaient dans leur journal ou entendaient tous les matins à la radio que ces gens-là n'étaient que des "fascistes", des "réactionnaires" ou, au mieux, des "conservateurs" ? Admirable travail de désinformation où les Turcs de profession se taillèrent habilement la part du lion, célant le fait que le programme social des Phalanges, mouvement au nom bien malencontreux, c'est vrai, fut inspiré par le personnalisme chrétien d'Emmanuel Mounier. Cette théorie fut défendue au Liban par un oncle de Béchir Gemayel, Maurice, et par Edouard Saab, correspondant du Monde tombé en 1976 à Beyrouth sous les balles d'un franc-tireur. Que le cheikh(3) Béchir ait "musclé" le parti fondé par son père, Pierre, qu'il lui ait donné une coloration populiste, c'est indéniable, mais, s'il ne l'avait pas fait, il y a fort à parier que le Liban, aujourd'hui, n'existerait plus et que ces chrétiens auraient presque tous été transportés au Canada, comme le souhaitaient les États-Unis en 1976.

Les musulmans, eux, ne se posent pas, en effet, les mêmes cas de conscience que nous lorsqu'il s'agit de faire jouer la solidarité confessionnelle. Pour ne prendre que deux exemples, la oumma soutint jusqu'au bout le pitre sanguinaire de l'Ouganda, Amine Dada, qui coule aujourd'hui des jours heureux quelque part dans le Royaume séoudite, et elle fit bloc autour du non moins sanguinaire Jean-Bedel Bokassa, du Centrafrique, pendant la période où il se déclara musulman. Après qu'il fut revenu au christianisme, il n'avait plus qu'à aller au diable...

Alors que les problèmes posés par l'existence de minorités au sein des sociétés islamiques sont plus ou moins connus quand il s'agit du Liban ou de l'Iran, en raison d'une actualité particulièrement violente - la seule susceptible d'attirer un peu l'attention du monde extérieur - ceux propres à l'Égypte sont traditionnellement ignorés. La présence même dans ce pays d'une communauté autochtone de chrétiens, plus nombreuse à elle seule que toutes les autres communautés chrétiennes du Proche-Orient arabe et de l'Asie Mineure réunies, n'est généralement pas mentionnée dans les ouvrages généraux ou dans les atlas publiés en Occident sur ces contrées; sans parler des ouvrages sur l'Égypte, édités ou non dans ce pays, le présentant comme confessionnellement homogène ou ne signalant la donnée copte, qui concerne plusieurs millions d'êtres humains, que comme une curiosité résiduelle !

Pierre Loti parle lui-même, à propos des coptes aperçus dans les venelles du Vieux-Caire, de "chrétiens archaïques", mais, pour sa décharge, l'auteur de La Mort de Philae ne pouvait pas prévoir en 1908 que les traditions des premiers chrétiens conservées par les coptes, comme le baiser de paix durant la messe ou la communion sous les deux espèces, seraient remises en honneur par le concile Vatican II.

Un homme aussi cultivé qu'André Gide, croisant sur le Nil, en janvier 1946, entre Assouan et Ouadi-Halfa, va jusqu'à noter(4) : "Villages couleur du sol, du sable, de la roche ; villages que je suppose coptes", alors qu'il n'y en a jamais eu dans cette région, où les seuls chrétiens (qui en ont d'ailleurs disparu à la suite de la conquête arabe) furent les Nubiens; la ville même d'Assouan, qui forme la frontière entre la Nubie et l'Égypte proprement dite, compte aujourd'hui une colonie copte, mais venue du Saïd, au nord. Avant Gide, les voyageurs européens remontant la vallée du Nil, dès le Moyen Age, n'avaient, à quelques exceptions près, guère manifesté d'intérêt pour leurs coreligionnaires égyptiens (il est vrai que les catholiques considéraient alors les coptes comme des schismatiques...), ne s'attardant sur eux la plupart du temps que pour dénombrer leurs travers : le Français Thévenot, dans sa Relation d'un voyage fait au Levant, en 1664, se plaint qu'ils soient "gens fort ignorants et grossiers". Le dominicain allemand passé au service de Colbert, Vansleb, en écrivant sa Nouvelle Relation d'un voyage fait en Égypte  en 1672-1673, note qu' "ils n'ont plus personne entre eux qui se puisse faire considérer des Turcs par son savoir". Le médecin vénitien Prosper Alpin, dans l'Histoire naturelle de l'Égypte (1581-1584) (5), cherche, seul, à découvrir les raisons de cette déchéance : «Si les coptes reconnaissaient l'autorité du pontife romain, ils surpasseraient nos chrétiens en tout, car ils défendent notre foi avec tant d'énergie qu'ils sont prêts à supporter n'importe quels outrages pour le nom du Christ et, quoique vivant sous le pouvoir des infidèles, quotidiennement couverts par eux d'injures, d'affronts, de coups, d'un profond mépris, et souvent dépouillés de leurs biens, néanmoins ils ne veulent en aucune façon remplacer leur foi au Christ par la croyance de Mahomet. Et cependant, s'ils le faisaient, ils seraient délivrés de ces ennuis et se procureraient une vie paisible et tranquille. Mais ils préfèrent être chrétiens dans la plus grande des servitudes plutôt qu'abandonner leur foi pour commander".

Plus près de nous, dans son Docteur Ibrahim (1937), le romancier suisse John Knittel (1891-1970), qui avait vécu en Égypte, fait dire à l'un de ses personnages musulmans : "Copte ! tu es une femmelette de naissance", tandis que l'auteur surréaliste Georges Henein, lui-même de père copte, mais "décoptisé" par sa mère italienne et son éducation française, écrit(6) : "Chez le copte, le sens de la mort n'a plus rien de poignant. C'est une façon de vengeance, une habitude de se venger de tout. Il n'est pas vrai que le copte est traqué par le musulman. Il n'est traqué que par l'idée du scandale. Il se terre ostensiblement. Termite obsessionnel, il broie les herbes malignes d'une résignation qui finit par devenir agressive. Le soupir copte, le regard chaviré du copte. son besoin d'être en tout recroquevillé dans son  gîte enduit de vieux poisons sont des signes d'une identité qui se veut sans remède". Et à propos d'un de ses amis prématurément disparu : "II est mort à son poste, en peau d'esclave consentant. La famille, la famille copte où le canari renonce à chanter, s'est refermée sur lui, l'a enveloppé vivant dans le suaire de la désolation".

Son détachement par rapport à ses origines, sa conversion, pour cause de mariage, à l'islam (juridiquement valable même si elle n'avait aucune signification pour un agnostique) ne parvinrent pas à effacer l'estampille copte de Georges Henein, aux yeux des musulmans. Sa veuve, Iqbâl, petite-fille de l'immense poète musulman Ahmed Chaouki (il a sa statue à la villa Borghèse à Rome, avec Goethe et Byron), voulut faire don à l'État de la bibliothèque de son mari, unique en son genre en Égypte avec des milliers de livres français anciens et modernes. Elle alla voir, en 1978, Abdelmoneïm Saoui, alors ministre de la Culture. La seule condition de la donatrice était que la salle du musée Ahmed-Chaouki où serait installé le legs comportât l'inscription : "Bibliothèque de Georges Henein donnée au musée Chaouki par son épouse Iqbâl, petite-fille d'Ahmed Chaouki." "Ah! non, madame, il n'est pas possible de mettre ce prénom de Georges entre celui de votre grand-père et le vôtre…" Scandalisée par cette confessionnalisation de la culture, Mme Henein se leva et sortit. L'État Egyptien n'héritera jamais des livres de Georges Henein, qui aurait dû se faire appeler Mohamed, Ali ou Mustapha. La petite histoire littéraire retiendra peut-être que Henein avait bien choisi un prénom musulman : Bajazet (Bayazid) ; mais l'employé chargé de l'enregistrer lors de sa "conversion" lui avait dit : "C'est trop compliqué ! Restez Georges".

Quant à l'académicien arabe Magdi Wahba, il me parlait un jour de "l'angoisse stérile" de sa communauté, par rapport à l'angoisse des fils d'Israël, féconde dans la mesure où elle a abouti à la création d'une patrie propre aux juifs. Cette absence d'illusions, cette sorte de pitié que certains coptes éprouvent même pour leur propre communauté, ce maigre intérêt, voire ce parti pris d'ignorance, dont l'observateur extérieur ne s'extrait que pour tomber dans le dénigrement ou le mépris se retrouvent jusqu'à l'époque moderne. Peuple-objet, les coptes sont en outre des oubliés de l'Histoire, sans jouir du bonheur que l'adage attache à ce genre de situation. Même de nos jours où l'intelligentsia occidentale traque, à travers le monde, du Grand Nord à l'Occitanie, de l'Australie au Sahara, les peuples déculturés, les civilisations assassinées, pour, en leur nom, demander réparation, aucune voix ne s'est encore élevée pour dénoncer le "génocide culturel", "l'évacuation du champ historique" de la nation copte.

La survivance chrétienne pose énigme en Égypte. La montagne libanaise explique la résistance maronite ou le Djurjura, le particularisme kabyle. La plate vallée du Nil ne peut abriter nul maquis ni fournir de refuge. Outre l'hypothèse du "miracle", l'entêtement de cette population à rester copte, alors que le passage à l'islam simplifie tant la vie en Orient arabe, ne peut guère s'analyser qu'à la lueur de ce culte de la fidélité aux origines dont certains peuples ont le secret, tels les Canadiens-Français ou les Polonais. Comme ces deux nations, les Égyptiens coptes ne doivent leur survie qu'à eux seuls. Cela s'admire mais ne s'explique pas.

La seule étude historique sérieuse sur les coptes (7), fondée principalement sur des sources musulmanes, est celle de Jacques Tagher. À cause de cet ouvrage, l'auteur fut chassé de son poste de bibliothécaire du roi Farouk. Il mourut peu après dans un mystérieux accident. Son livre fut et reste interdit, et les intégristes lui font encore la chasse trente ans après sa publication.

Politique, Bonaparte se prétendit mahométan en Égypte. La vallée du Nil valait bien une chahada (8)... "N'est-ce pas nous qui avons détruit ce pape [romain] disant qu'il fallait faire la guerre aux musulmans ? N'est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu'ils fissent la guerre aux musulmans ?" lança-t-il dans sa proclamation au peuple égyptien, avant de se rendre en turban à la mosquée pour écouter dévotement, assis en tailleur au milieu des oulémas, la récitation de la vie du Prophète, et d'écrire à un théologien cairote, le cheikh El-Messiri : "J'espère que le moment ne tardera pas où je pourrai établir un régime uniforme fondé sur les principes de l'Alcoran, qui sont les seuls vrais et qui peuvent seuls faire le bonheur des hommes".

Un Frère musulman aujourd'hui ne s'exprimerait pas plus clairement qu'hier le futur empereur en proie à un zèle démagogique. Pour faire encore plus vrai, il crut bon de marquer le peu de cas qu'il faisait des coptes, allant jusqu'à déclarer à ses lieutenants : "N'hésitez pas à donner toujours aux musulmans la préférence sur les chrétiens", et à Kléber, dans ses instructions du 5 fructidor an VII (22 août 1799), avant de regagner la France : "Quoi que vous leur fassiez, les chrétiens seront toujours pour nous"... Après des promesses contraires faites dans une lettre au grand commis copte Georges El-Gohari, qui avait plaidé la cause des siens, Bonaparte, selon un chroniqueur musulman digne de foi, Abderrahmane Djabarti (9), remit en vigueur l'obligation faite aux chrétiens de porter un turban noir ou bleu et de ne pas fumer, boire ou manger en public durant le mois de ramadan, "pour ne pas indisposer les musulmans qui jeûneraient". Mieux encore, il entreprit de retirer progressivement les fonctions techniques et financières traditionnellement confiées aux coptes par les gouvernants mahométans de l'Égypte. La célèbre Description de l'Égypte, somme publiée à leur retour en France par les savants de l'expédition, et que les Arabes, jusqu'à une date récente, avaient répugné à éditer dans leur langue en raison de la place qui y est faite au "temps des idoles" - entendre l'Égypte pré­islamique - enchantera pourtant les intégristes musulmans quand ils y liront que "la cupidité et l'avarice, seuls mobiles de toutes les actions [des coptes], les éloignent trop de l'amour des sciences et des arts, pour qu'ils sentent en eux le moindre désir de s'y distinguer".

Le flirt de Bonaparte avec l'islam relevant de la pure turquerie, ces calomnies quasiment racistes contre les chrétiens d'Égypte n'eurent finalement aucune prise sur l'esprit des musulmans égyptiens, qui ne cessèrent jamais de regarder les Français comme d'incurables mécréants occupant leur pays. Les trois années de domination française auraient pu, cependant, avoir pour les chrétiens d'Égypte de graves conséquences en raison de l'épisode de la Légion copte, brumeux s'il en est, et que les Frères musulmans ont, ces dernières années, déterré et arrangé à leur sauce pour creuser le fossé entre Égyptiens des deux confessions.

Tranchant sur le caractère frileux de ses coreligionnaires, l'intendant des Finances Yacoub (Jacob) était, semble-t-il, lors de l'arrivée des Français en Égypte, en 1798, le seul copte ayant, par son goût du baroud, su arracher aux mamelouks régnants le droit de porter les armes, alors dénié aux non-musulmans. Attaché à la personne de Desaix par les nouveaux maîtres français du pays, Yacoub leva et équipa à ses frais un corps d'auxiliaires composé de huit cents coptes. Sans leur expliquer clairement de quoi il retournait, il fit recruter, au fond des villages chrétiens les plus misérables de la Haute-Égypte , sous de fallacieuses promesses d'argent, ou tout simplement razzier, selon un usage turc maintenu en Égypte jusqu'aux khédives (on attrapait parfois au filet les nouvelles recrues), quelques centaines de jeunes fellahs coptes, analphabètes, congénitalement déshabitués du métier des armes depuis plus de dix siècles, ahuris de se retrouver dans le tumulte du Caire. "Enrôlés au Sud, leur teint noirâtre, ajouté à leur saleté naturelle et à leurs bonnets affreux (en mouton noir), les rendait vraiment laids à voir", consigne méchamment l'historien Djabarti sur ses tablettes. On ne trouve en revanche nulle part mention d'une participation à des combats aux côtés des Français de cette Légion copte qui n'eut que quelques mois d'existence effective et dont les membres se débandèrent avant même la capitulation française.

L'anecdote, pourtant, est récurrente et, qui plus est, presque toujours présentée sous un angle nuisible aux coptes. Ceux-ci seraient très inspirés de s'aviser - le mahométan Djabarti, entre autres sources, le rapporte - que la dérisoire Légion copte n'avait été qu'une tardive imitation des contingents musulmans - maghrébin ou mamelouk - qui, eux, sous les ordres des Français, combattirent à plusieurs reprises leurs frères en religion. Nul ne leur en a tenu rigueur, alors qu'ils n'ont même pas eu la circonstance atténuante d'être en communauté de foi avec les envahisseurs !

L'occupation britannique, de 1882 à 1922, ne fut, globalement, guère plus propice aux coptes, même si les prénoms que l'on rencontre encore parfois parmi eux, notamment dans les milieux modestes - William, White, Edward, Lewis, Mary - peuvent faire croire à une certaine nostalgie. Les prénoms français : Georges, Georgette, Jean, Pierre, Annette, Raymond, Jeannette, Rosine, sont, en tout état de cause, plus répandus (10). En réalité, retranchés dans leur orthodoxie, les coptes manifestèrent toujours des résistances à se soumettre aux influences tant des Anglais que des Français, en qui ils voyaient surtout, non sans raison, des propagateurs, les uns du protestantisme, les autres du catholicisme.

La formation, à la fin du siècle dernier, des Églises copte catholique et copte évangélique, fortes chacune en 1983 d'environ 150 000 fidèles (les coptes catholiques se prévalant même depuis 1965 d'un cardinal, le patriarche Stephanos 1er Sidarous, grand-électeur à Rome), indique que les craintes des coptes orthodoxes n'étaient pas vaines. Même depuis la rencontre au Vatican, en 1973, entre Paul VI et Chenouda III, au cours de laquelle il fut convenu de mettre un terme au prosélytisme interchrétien en Égypte, la méfiance des orthodoxes à l'égard des catholiques ne s'est pas complétement éteinte : ainsi, lors des mariages entre orthodoxes et catholiques, l'Église copte continue-t-elle d'exiger que ces derniers soient rebaptisés ! Bien que Chenouda III ait défini la position de son rite par rapport à l'Église universelle dans la formule "Unité de foi, diversité d'administration", le rapprochement œcuménique reste bien incomplet, même si l'Église nationale égyptienne ne peut plus aujourd'hui être taxée de monophysisme, doctrine admettant une seule nature - la divine - en Jésus-Christ, doctrine que les coptes avaient embrassée au Ve siècle essentiellement pour traduire leur opposition politique à la domination byzantine sur l'Égypte . N'importe quel missel copte actuel témoigne que le pontife alexandrin et ses fidèles reconnaissent la double nature, humaine et surnaturelle, du Messie.

Si la France, en Orient arabe, s'attacha toujours à favoriser les chrétiens, créant le Liban moderne, premier et unique État arabe dans l'Histoire qui place non-musulman et musulman sur un pied d'égalité juridique effective, ou donnant un président du Conseil, Farès El-Khoury, de rite grec-orthodoxe, à la Syrie(11), l'Angleterre au contraire - par "romantisme", paraît estimer Lawrence Durrell, par froid réalisme, penseront d'autres - n'a jamais cessé d'y marquer une nette préférence pour les musulmans, au détriment des maronites (au Levant, au XIXe siècle), des coptes (en Égypte, à la charnière de ce siècle) ou des Assyriens (en Mésopotamie, durant l'entre-deux-guerres). "Maintenant l'Égypte est libérée de la haine que les Anglais vouaient aux coptes..", fait dire, dans Mountolive, à l'un de ses personnages l'auteur du Quatuor d'Alexandrie. "Les Anglais ont poussé les musulmans à nous opprimer. Ils ont inculqué aux musulmans leur mépris pour les coptes". Le peu de cas fait des coptes par l'Angleterre, s'il eut, sur le moment, des effets négatifs pour eux, s'avéra par la suite tourner en leur faveur lors de la révolution anti-britannique de 1919, dans laquelle les chrétiens jouèrent un rôle politique primordial, inusité eu égard aux usages locaux et disproportionné à leur importance numérique.

C'est ce même rôle que les intégristes islamiques veulent aujourd'hui effacer de l'histoire nationale, rachetant et détruisant tout ouvrage où se trouve décrite la place tenue par les chrétiens durant cette période déterminante de l'évolution de l'Égypte  moderne. Il leur sera quand même difficile d'arracher à l'Histoire ces sept Égyptiens qui furent condamnés à mort, en 1922, la dernière année du protectorat britannique, pour des faits de nationalisme, ces sept amants de la patrie, parmi lesquels Wissa Wassef, Morcos Hanna, Wacef Boutros-Ghali et Georges Khayyat, dont les noms crieront toujours qu'ils étaient coptes, archi-coptes, indécrottablement coptes.

Le moindre soupçon de collaboration avec l'occupant aurait empêché les chrétiens d'occuper une position de premier plan dans la lutte indépendantiste. Les minorités ont toujours intérêt à ne pas donner prise à la plus légère suspicion. L'historien nationaliste musulman Mohamed Sabri a pu écrire, dans sa Révolution égyptienne(12), que les coptes furent en 1919-1921 "parmi les plus ardents défenseurs de l'idée nationale et les premières victimes tombées pour la cause de l'indépendance". Cela n'a pas empêché, plus tard, les Frères musulmans de jeter le doute sur l'attitude patriotique, ou à tout le moins non collaborationniste, des coptes, tant sous les Français que sous les Britanniques. Pure calomnie, mais comme chacun sait depuis Beaumarchais, "le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine" jusqu'à "la haine et la proscription".

Le copte ayant reçu une éducation supérieure occidentale s'extrait, plus facilement que son concitoyen musulman aussi instruit que lui, de la gangue confessionnelle dans laquelle est pris, dès la petite enfance, l'esprit égyptien. Quoique tardivement, bien plus tard en tout cas que leurs coreligionnaires syro-libanais émigrés au XIXe siècle en Égypte, les coptes s'intégrèrent peu à peu au système capitaliste, n'étant pas retenus par cette répugnance foncière à l'égard des jeux bancaires qu'éprouvent les musulmans, en raison, là encore, des préventions du Prophète contre l'usure. Pour cette même raison, les coptes sont restés les seuls dépositaires de l'antique tradition financière égyptienne, notamment en matière de comptabilité. Ce qui les poussa, et les pousse encore vers le secteur privé, c'est également qu'ils n'y rencontrent presque aucun des obstacles confessionnels qui les empêchent de réussir dans l'administration.

En conséquence, au cours des époques d'étatisation, comme sous Nasser, les chrétiens furent, toutes proportions gardées, plus nombreux que les mahométans à pâtir des mesures de contrôle, nationalisation et autres confiscations. Pourtant, s'il y avait de grandes fortunes coptes à la veille de la révolution de 1952, le symbole de la réussite économique privée était néanmoins le brasseur d'affaires musulman, fondateur en 1920 du puissant groupe industrialo-bancaire Misr, Talaat Harb, que Nasser lui-même honora en faisant dresser sa statue au cœur du Caire moderne.

Sous Sadate, le retour au libéralisme eut naturellement la faveur des coptes, les promotions intéressantes dans l'administration restant rarissimes pour eux. Toutefois les véritables milliardaires se trouvèrent encore être membres de la confession majoritaire, comme les entrepreneurs en travaux publics et du bâtiment Osman Ahmed Osman ou Hassan Allam. De toute façon, comme le disait le moraliste et voyageur Volney à Bonaparte, "le chrétien en Orient n'a pas intérêt à développer ses talents, car plus il le fait plus il aura à souffrir de persécution". Ce dernier vocable est sans nul doute outrancier, mais il n'est pas toujours exagéré de dire qu'une réussite trop éclatante, une fortune trop voyante nuisent plus facilement, en Méditerranée orientale, à un chrétien qu'à un musulman.

L'expression péjorative (d'ailleurs inexpliquée si ce n'est par le fait que le bleu fut jadis, un temps, une couleur distinctive imposée aux chrétiens en Islam) "l'os bleu", désignant un copte, paraît surtout avoir été utilisée à Alexandrie, entre 1920 et 1950, quand la relève le romancier franco-alexandrin Jean Dideral(13). Dès lors, on ne peut s'étonner que le poète italien Giuseppe Ungaretti, né dans la capitale d'été égyptienne en 1888, ait écrit en 1931(14) : "Parlons donc un peu des coptes, ces hommes à petits yeux, anémiques, poussifs. Avares, sobres et fourbes, ils sont friands de certains poissons, les fesikh(15), que l'on pêche dans les bouches du Nil et laisse faisander dans la vase. Les relents de cette pourri­ture infestent l'air à des kilomètres. Peut-être les pharaons les appréciaient-ils ?" Et Ungaretti a cette conclusion dédaigneuse : "De la première grande aventure de l'Occident, il n'a survécu que ces mangeurs de pourriture". Paul Morand, dans son Monsieur Zéro(16), décrit Macaire, le drogman copte : "vindicatif comme ses pareils" et naturellement "informateur du gouvernement".

Cette unanimité dans l'hostilité, dans la malveillance à l'égard d'un peuple - et encore ne citerons-nous que pour mémoire la toute récente "littérature" des fondamentalistes égyptiens décrivant les "églises forteresses" coptes pleines à ras bord d'armes "destinées à tuer les musulmans", la "collusion israélo-copte anti-islamique", les malades mahométans à qui les médecins chrétiens "refusent l'anesthésie avant l'opération ou le garrot en cas d'hémorragie" - est presque sans égal de nos jours, maintenant que la nation israélite a renversé les vents contraires qui s'acharnèrent sur elle durant deux mille ans et qu'un peu partout les minorités brimées suscitent aide et sympathie. Les coptes ne peuvent même pas prétendre à la palme du martyre. La conscience universelle s'émeut pour un exode, un massacre, un génocide. Elle ne remarque pas une ethnie silencieuse, calomniée goutte-à-goutte, séculairement néantisée. Il n'est pas jusqu'aux Algériens, qui tonitruamment font profession de "tolérance" à l'égard des derniers chrétiens européens de leur pays, qui n'y soient allés de leur petite estafilade à l'âme copte : ils ont en janvier 1981 retiré son église d'Alger à la communauté de coopérants égyptiens chrétiens de cette ville... Cela a suscité quelques lignes rapides dans deux ou trois quotidiens parisiens c'est-à-dire dix fois moins que n'aurait valu une svastika sur une synagogue d'Europe occidentale, cent fois moins que pour débattre la construction d'une mosquée à Rome ou à Mantes-la-Jolie.

Cette règle des deux poids deux mesures, qui s'exerce toujours au détriment des coptes, la mort même ne la remet pas en question : durant l'été de 1981, deux attentats eurent lieu presque en même temps, causant chacun autant de victimes, l'un au Caire, sur le parvis d'une église où s'était rassemblée une noce populaire copte, l'autre à Vienne, dans une synagogue où l'on célébrait une fête. Ouvrez les journaux d'août 1981 : le sang juif d'Autriche y éclabousse dans le monde entier - à juste titre - les Unes, les titres en caractères gras, les éditoriaux ; le sang copte d'Égypte, lui, y transparaît au mieux sous forme d'entrefilet, au fond des pages intérieures. Le "contexte", me dit-on, explique que l'émotion soit plus forte pour les juifs. Mais quel contexte ? Persécute-t-on le peuple d'Israël aujourd'hui ? Non, et au moindre signe d'antisémitisme la moitié de la planète proteste. En revanche, en Égypte, depuis 1972, on a régulièrement brûlé des églises, volé, insulté et tué des chrétiens et, pour les punir d'avoir vaguement maugréé contre les mauvais traitements que leur infligeaient les activistes musulmans, Sadate jeta en prison des prêtres et des évêques, et jusqu'au pape et patriarche, Chenouda III ! Le dossier des coptes est si débordant de témoignages accablants pour leurs détracteurs qu'il en est devenu presque suspect. Des voix respectées auraient pu au moins tenter de le plaider pour l'honneur : seul l'écrivain orthodoxe d'origine russe Gabriel Matzneff s'est indigné qu'aucun chef d'État chrétien ne se soit élevé contre la déposition du pontife d'Alexandrie, "alors qu'on imagine aisément l'émotion qui nous agiterait, si nous apprenions que le président de la République italienne avait déposé le pape"(17). Le maître orientaliste Louis Massignon confia un jour au Père Pierre du Bourguet, jésuite coptisant : "Les coptes sont des victimes. C'est par eux que l'Égypte  sera sauvée". On a l'impression que la Chrétienté d'Occident, dans la mesure où elle prend conscience des souffrances coptes, y sent comme une fatalité, correspondant trop bien à son idée du sacrifice salvateur pour qu'elle intervienne.

Finalement, il ne se sera guère trouvé que Mahomet pour vouloir du bien aux coptes... Le Prophète, dont l'une des concubines fut Marie la Copte - elle lui avait été envoyée comme "esclave" par le gouverneur d'Égypte, Mokaoukès -, seule femme de tout son harem qui lui donna un fils viable, aurait dit à propos de cet enfant, disparu vers l'âge de trois ans : "S'il avait vécu, je n'aurais pas permis qu'un seul copte payât la capitation". À partir de là, on cite toute une série de dires de Mahomet, plus élogieux, plus affables les uns que les autres pour ces chrétiens d'Égypte que le Prophète ne connut guère sans doute qu'à travers une femme : "Soyez obligeants envers les coptes, vous trouverez en eux de précieux auxiliaires pour combattre vos ennemis". "Vous allez d'abord vaincre les coptes d'Égypte, puis ils vous aideront à réaliser les desseins de Dieu". "Les coptes sont nos parents, ils vous aideront dans votre religion".

Chroniqueurs et traditionnistes(18) arabo-musulmans rapportent même le plus sérieusement du monde que Mahomet aurait répondu à ses fidèles, qui s'étonnaient que des non-musulmans pussent les aider : "Les coptes vaqueront aux occupations de ce monde, vous permettant ainsi de vous consacrer à la prière"... Quand on voit fonctionner, aujourd'hui, les États islamiques de la péninsule Arabique grâce à des cohortes de Libanais, de Palestiniens et d'Égyptiens, parmi lesquels de nombreux chrétiens, on ne peut s'empêcher de se remémorer ce hadith...

Un simple coup d'œil sur les seules annales musulmanes permet de voir qu'au cours des siècles ni l'esprit ni la lettre des recommandations prêtées à Mahomet à propos des coptes ne furent respectés. Plus de treize siècles de dhimma - ce statut que l'on devrait appeler "de soumission" plutôt que "de protection", car celle-ci fit souvent défaut alors que celle-là ne se démentit pratiquement jamais - ont façonné la psychologie des chrétiens d'Égypte ; mélange de prudence, de réserve, de crainte - surtout de crainte ; de fourberie et de lâcheté, disent ceux qui n'ont pas vécu de l'intérieur l'existence des coptes. Celle-ci n'est guère comparable à la vie des chrétiens du Levant, qui, de tout temps, surent mettre à profit le relief escarpé de leur patrie pour échapper peu ou prou à la dhimma et pour maintenir quelques liens avec le reste de la Chrétienté. En avril 1982, à Beit-Méry, village surplombant Beyrouth encore livré, pour quatre mois, à l'époque, à l'anarchie syro-palestinienne, Bechir Gemayel me répéta, comme il me l'avait déjà dit en juin 1976, à Achrafieh, sous les bombes "islamo-progressistes" : "Attaqués comme chrétiens, nous avons réagi en tant que Libanais. L'existence d'un Liban où les chrétiens ne soient pas soumis à la dhimmitude est pour nous une question de vie ou de mort". Et, après un temps, il ajouta : "Si nous avions un jour à choisir entre Brejnev et Khomeiny, nous choisirions sans hésiter Brejnev".

Leur situation d'exposition totale aux volontés ou aux caprices de maîtres porteurs d'une culture, d'une langue, d'une idéologie, d'une religion et d'usages au départ à peu près totalement étrangers aux héritages pharaonique, gréco-romain et chrétien de l'Égypte explique que les coptes, ethniquement non-arabes, soient aujourd'hui les plus arabisés des chrétiens du Proche-Orient, les plus orientaux, les plus intégrés au milieu musulman. Elle explique aussi que l'art copte, si prometteur, à en juger par ce qui en a surnagé dans les grands musées du monde ou en Égypte  même, notamment au musée de Masr-el-Qadima, dans les monastères ruinés de Sohag ou dans celui de Saint-Menas, ait tourné court, que la langue copte ne soit plus maintenant qu'un idiome liturgique ou archéologique, que l'incroyable fécondité théologique du christianisme égyptien (Clément, Origène, Athanase, Antoine, Paul, Pacôme, Chenouda et autres Pères ou saints de l'Église universelle) se soit desséchée après l'intrusion de l'islam.

Mais trêve de regrets ! Une civilisation chasse l'autre, "c'est la monnaie courante de l'Histoire", comme le notait le fataliste Paul Morand. La colonisation arabo-­islamique a apporté aussi beaucoup à l'Égypte. L'Histoire est faite du flux et du reflux des cultures, une partie d'entre elles devant inexorablement disparaître au profit d'autres, qui ne sont d'ailleurs pas forcément les plus grandes (ainsi l'américanisation de l'Europe occidentale...). Ce que l'on doit en revanche regretter et dénoncer, c'est la manipulation historique. Ouvrez n'importe quel manuel scolaire égyptien ou arabe et voyez les quelques lignes cursives, quand elles y sont, qui y escamotent les cinq ou six siècles de l'Égypte chrétienne, coincés entre la gloire maudite des pharaons idolâtres et la bonne gloire des dévots califes ! On y présente l'arabisation et l'islamisation de la vallée du Nil comme une opération sans douleur. Chaque fois que je tombe sur la pieuse sornette des musulmans accueillis en libérateurs par les coptes, me revient à l'esprit cette phrase béate de Voltaire : "Les Gaulois avaient été heureux d'être vaincus par les Romains". La conquête en profondeur de l'Égypte s'est déroulée au contraire dans le sang et le feu des révoltes, dans la coercition et les chantages financiers. Les coptes, c'est vrai, sont aujourd'hui culturellement et mentalement des Arabes et, sur le plan des mœurs et du comportement, il n'y a pas de grande différence décelable entre eux et leurs compatriotes musulmans. Au reste, la plupart de ces derniers sont des descendants de coptes convertis à l'islam. Il existe pourtant une qualité de tristesse propre aux chrétiens nilotiques, une mélancolie atavique qui poisse toutes leurs joies et fait même de leurs messes de mariage ou de Noël des cérémonies quasi funèbres. Le ministre Boutros-Ghali, après avoir accompagné Sadate en novembre 1977 à une prière organisée à la mosquée El-Aksa de Jérusalem (il était le seul copte présent avec le journaliste Moussa Sabri), me confiait : "L'Islam palestinien est triste, on voit que c'est un Islam dominé", sans réaliser peut-être qu'il avait ressenti en Palestine ce que tout chrétien étranger pourrait éprouver dans une cérémonie copte en Égypte. Et l'Islam n'est sous contrôle, à Jérusalem, que depuis 1967 ! Le Père jésuite égypto-libanais Henri Habib Ayrout, fondateur des écoles gratuites qui ont largement contribué au XXe siècle à faire émerger de l'obscurantisme la Haute-Égypte, reconnaissait à leur regard les fellahs chrétiens, pourtant d'aspect si semblable aux fellahs musulmans. Dans l'œil du copte, il y a quatorze siècles d'incertitude et d'anxiété. "Seuls peuvent avoir de tels yeux les êtres habitués à boire le calice jusqu'à la lie. Jésus, sur la croix, a certainement eu des yeux semblables". Cette réflexion de Franz Werfel, juif germanophone converti au catholicisme, à propos des Arméniens de Turquie, dans Les Quarante Jours de Moussa-Dagh(19), est plus ou moins valable pour tous les chrétiens d'Orient, et au premier chef pour les coptes.

Le plus grave reproche, le seul important à la limite que l'on puisse adresser depuis la conquête islamique du pays sinon à tous les dirigeants du moins à tous les régimes égyptiens, c'est de n'avoir jamais voulu ou su assurer en permanence la sécurité physique et morale de leurs administrés non-musulmans. Il faut toutefois faire exception, dans une bonne mesure, pour la dynastie de Méhémet Ali (1804-1953), sans oublier, de 1922 à 1952, le parti nationaliste et laïc du Wafd.

Les tracas, les pillages, les brutalités, voire les assassinats que durent endurer les juifs arabes, en Égypte et dans presque tous les autres États islamiques, après la création d'Israël en 1948, rappellent à s'y méprendre les récits médiévaux écrits par les mahométans eux-mêmes pour relater les meurtres et les sévices perpétrés contre les coptes par les soldats ou la populace lorsque l'Islam paraissait menacé du dehors par une force chrétienne étrangère, comme les croisades. Quelquefois, la simple cupidité d'un sultan, d'un émir, d'un groupe de mercenaires ou d'une faction du peuple, ou bien le fanatisme, l'ignorance d'un prédicateur de mosquée plus éloquent que d'autres, suffisaient à déclencher l'émeute ou l'oukase contre les chrétiens autochtones, et parfois aussi contre les israélites ; notons à cet égard qu'il ne semble jamais y avoir eu en Égypte de véritable tentative d'entraide judéo-chrétienne, peut-être parce que les coptes ne sont pas toujours exempts du péché d'antijudaïsme : en octobre 1977, pour la pose de la première pierre de l'hôpital Saint-Marc, dans l'enceinte du patriarcat copte orthodoxe, au Caire, Chenouda III récita comme une litanie, devant Sadate, les versets coraniques ou sunniques hostiles aux juifs, ce qui était d'autant plus absurde que toute l'assistance aurait pu faire, à partir des mêmes textes, des citations anti-chrétiennes...

Du "magnanime" calife Omar - recommandant d'abord à son lieutenant Amr de "laisser l'Égypte telle qu'elle est", puis, contrairement aux usages du temps, exigeant de chrétiens vivants l'impôt spécial du dhimmi dû par des défunts, sous prétexte que les coptes "ont été conquis par la force des armes et se trouvent placés sur le même rang que des esclaves" - jusqu'à Sadate, flattant d'abord ses compatriotes non-musulmans, puis, sans crier gare, leur crachant dix fois à la figure, un beau jour, à la radio-télévision : "Je suis le président musulman d'un État musulman !", comme s'ils n'existaient pas, et, au détour d'un autre discours, injuriant et déposant leur patriarche comme un roi mérovingien l'aurait fait d'un évêque ; de l'ordonnance omeyyade de 705 (65 ans après la conquête islamique de la vallée du Nil) rendant l'arabe obligatoire dans. l'administration égyptienne, dont la majorité des fonctionnaires étaient coptes et coptophones, à celle de 849, due aux Abbassides, interdisant d'employer des gens du Livre dans les bureaux de l'État et de leur enseigner la langue arabe, il y a là en raccourci l'odieux système dont l'esprit a sectoriellement survécu à l'abolition de la dhimma au siècle dernier, et que les Frères musulmans et autres acharnés de l'islam fondamentaliste veulent remettre en vigueur dans tout le dar-el-islam. En contre-point, on citera cent exemples, présents ou passés, de bienveillance ou d'assistance de la part de musulmans, souverains, ministres ou simples citoyens, à l'endroit des coptes. Lors d'attaques intégristes contre les coptes, sous Sadate, je recueillis plusieurs témoignages prouvant que des musulmans avaient sauvé des chrétiens ou empêché qu'on brûlât leurs églises ou leurs biens, notamment à Minieh en 1980 et à Zaouia-el-Hamra, au Caire, en 1981. Cela, pourtant, ne change rien au fond des choses.

Un calife fatimide, Aziz (976-996), le plus bénéfique sans doute de cette dynastie, voulut même réaliser l'égalité entre chrétiens et musulmans dans son empire. Il fit personnellement construire des églises, allant jusqu'à envoyer la troupe pour repousser des extrémistes islamiques qui voulaient entraver la restauration du sanctuaire de Saint-Mercure au Caire. Mieux encore, le calife refusa de punir les musulmans de naissance ou de choix passant ou repassant au christianisme.

Les coptes respirèrent. Ils crurent les épreuves termi­nées. Aziz mourut. Lui succéda son fils, Hakem, âgé de onze ans. Surnommé le "commandeur par ordre d'Allah", il inaugura sa majorité, nous rapporte le mémorialiste Ibn Qalamisi(20), en confirmant dans leurs postes les fonctionnaires dhimmis nommés par son père, prenant en tout conseil de sa sœur Sitt-el-Moulk - la "dame du royaume" - connue pour sa sympathie à l'égard des coptes, peut-être secrètement chrétienne elle-même. Le jeune calife s'attacha comme secrétaire un copte. Puis, un beau matin, il le fit assassiner. La roue avait tourné. Un notable chrétien fut sommé de prononcer illico la profession de foi islamique sous peine de mort. La plupart des fonctionnaires coptes furent révoqués. Les marques discriminatoires sur les vêtements furent de nouveau imposées aux chrétiens, qui n'eurent plus le droit d'employer des musulmans. Un édit ordonna la destruction et le pillage de toutes les églises du Royaume fatimide, y compris le Saint Sépulcre de Jérusalem. Trente mille édifices chrétiens auraient été détruits ou endommagés. Les monastères orthodoxes du Ouadi-Natroun, oubliés dans le désert Libyque, échappèrent presque seuls au désastre en Égypte. C'est dans l'un d'entre eux que Sadate relégua en 1981, sous la surveillance de l'armée, le pape Chenouda III.

Les fêtes non-musulmanes furent interdites, les fondations au profit d'églises ou de couvents furent, avant la lettre, nationalisées, les petites croix que se font traditionnellement tatouer les coptes au poignet droit pour qu'on sache où les ensevelir en cas de décès hors de chez eux durent être effacées de la chair des vivants, tandis que de grosses croix en bois pesant réglementairement 2,5 kilos furent suspendues au cou de tous les chrétiens. Ces derniers se virent même retirer le droit d'avoir recours au service d'un ânier ou d'un batelier. La foule fut incitée à violer les nécropoles coptes, d'où les ossements déterrés servirent à chauffer l'eau des hammams du Caire. La liste n'est pas exhaustive.

Le très fiable historien musulman Makrizi relate que Hakem ordonna enfin à tous ses sujets chrétiens de s'exiler sur les terres de l'Empire byzantin. Le chroniqueur chrétien Yahia Antâki, dans ses Annales, croque une scène qu'il situe au Caire en 1012 devant le palais califal. On y voit une longue théorie de notabilités coptes - scribes, apothicaires, médecins, fonctionnaires révoqués, prêtres et prélats - "marchant nu-­tête et nu-pieds, demandant pardon et pleurant, baisant la terre jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés au palais. Ils remirent une pétition à un courtisan pour implorer la clémence de Hakem qui, finalement, leur délivra des lettres de sauvegarde". Mais le lendemain de nouvelles cruautés étaient imaginées contre les chrétiens, dont beaucoup préférèrent renier leur foi pour obtenir un peu de tranquillité.

L'énumération en dents de scie serait interminable. Les mêmes hauts et bas se retrouvent sous Saladin, qui séduisit les Francs au point qu'ils donnaient son prénom à leurs enfants, mais qui chez lui mena la vie dure aux coptes, préfigurant Sadate par cette ambivalence ; les mamelouks, en 1320, comme à un signal donné, et alors que la détente régnait depuis quelques lustres entre communautés, tombèrent à travers tout le pays à bras raccourcis sur les "mécréants", pillant et détruisant des églises "jusqu'aux fondements", se soûlant au vin de messe, outrageant les religieuses, tuant les récalcitrants. Comme les chrétiens devaient porter à cette époque des turbans blancs, le sultan Ibn Qalaoun fit proclamer que tout musulman qui rencontrerait dans les rues du Caire un homme ainsi coiffé, pourrait le tuer et s'emparer de ses biens.

Les Ottomans, en 1785, défendirent soudain aux coptes d'avoir des montures ou des esclaves (la vente en était alors libre en Égypte), de s'habiller comme les musulmans et... de porter les prénoms des prophètes Abraham (Ibrahim), Moïse (Moussa) et Jésus (Aïssa).

Le chaud après le froid. Toute l'histoire des coptes, du VIIe siècle à nos jours, est ainsi rythmée. On ne peut pas dire qu'il y ait eu une seule génération, en quatorze siècles, qui ait vécu l'esprit en paix. Les coptes n'ont jamais cessé d'être sur le qui-vive, la faveur, le simple apaisement, un règne juste étant toujours gâtés par l'angoisse de l'inévitable revirement. Ils ont toujours su, pour paraphraser Cesare Pavese, que "la chose la plus secrètement et la plus atrocement redoutée" leur arriverait un jour. Cette anxiété copte va de pair avec leur résignation face à l'avilissement de jadis, à la demi-­citoyenneté d'aujourd'hui. Ils représentent un cas extrême de peuple que ses maîtres ont abaissé presque méthodiquement et qu'ils regardent ensuite de haut en toute bonne conscience; un "cas-type parfait d'aliénation culturelle", pour reprendre le jargon de nos universitaires marxisants ou chrétiens "en recherche" ; un cas "qui n'intéresse aucun d'entre eux, car en Orient arabe il faut se tenir aux côtés des "masses", donc des musulmans, même quand ceux-ci deviennent Frères musulmans. Quant aux intellectuels mahométans, y compris ceux qui ont, glissé vers l'indifférence religieuse ou l'athéisme, ils refusent, sauf exception, de regarder la réalité en face, d'ouvrir même les archives islamiques ; ils ont trop peur d'y découvrir ce qu'ils savent confusément mais ne veulent pas admettre : l'injustice multiséculaire faite aux coptes par l'Islam égyptien.

Si un copte oublie qu'il est copte, tout un réseau d'habitudes, d'obligations, d'automatismes est là pour le lui rappeler. Dans les hautes sphères politiques et intellectuelles, cela se passe en douceur. Il n'en est pas de même dans les villages ou les faubourgs coptes, où tout contact d'un chrétien avec un représentant de l'autorité (perçue comme "l'Islam") doit être pour le dhimmi un rappel du fait qu'il n'est que toléré. Naturellement, tout cela se passe presque imperceptiblement, est invisible pour le non-initié, qui, peut-être, se scandalisera seulement de ce que les fellahs coptes en Haute-Égypte appellent quelquefois entre eux les musulmans khaïnin  - des "traîtres" - par allusion à leur lointain abandon du christianisme (Les fellahs musulmans se rattrapent en disant que les coptes sont "impies"...). Mais si le passé reste tellement proche, si les gens vivent aujourd'hui en Égypte comme si nous vivions en France en constante référence avec les guerres de Religion du XVIe siècle, si, à entendre parler de jeunes coptes, on croirait que la conquête islamique a eu lieu hier, si les plaies n'ont jamais pu complétement cicatriser, c'est que tout un système est là, bien rodé par les siècles, bien intégré aux rouages sociaux. Système qui vient, chaque jour que Dieu fait, rappeler au copte, selon les périodes historiques, la précarité ou tout simplement les limites de ses droits.

Même les violences anti-chrétiennes se déroulent depuis des siècles selon un rite dont l'immuabilité finit par atténuer l'odieux. En découvrant tel manuscrit arabe du XIVe siècle relatant "une émeute anti-chrétienne à Qous"(21) (Haute-Égypte), j'avais l'impression d'être déjà sous Sadate. Les coptes étaient punis pour leur "insolence" et leurs "complots", selon un discours islamique inchangé à travers les siècles, comme l'est cette résignation qui veut qu'à chaque excès (insulte, profanation, incendie, assassinat) la famille, la rue, le village ou la communauté copte entière encaissent le coup avec un léger frémissement, comme s'affole un instant, puis se reforme et repart le troupeau d'antilopes dans lequel le lion vient de prélever une proie. Peu d'heures après l'éclatement meurtrier d'une bombe devant une église cairote, durant l'été de 1981, la foule chrétienne y était aussi grouillante, aussi insouciante. Je notai quand même cette réflexion d'un jeune cadre copte des aciéries d'Hélouan : "Ne voyez chez nous ni insouciance ni résignation mais seulement une immense patience, une énorme force intérieure fondée sur la prière. C'est ainsi que nous tenons depuis des siècles. C'est elle qui nous délivre de la peur morale". La prière, cette vertu oubliée en Occident...

Plus prosaïque et moins instruit, le jeune frère de mon interlocuteur résumait d'une autre manière le secret de la durée copte : "Les têtes qui se baissent ne sont pas coupées". Et il expliquait en sus toutes les précautions que les colocataires chrétiens doivent prendre dans un immeuble populaire mixte pour que le drame ne jaillisse pas à propos de l'incident de voisinage le plus banal.

Ce climat malsain commencera à changer lorsque le gouvernement égyptien aura cessé de biaiser avec les intégristes, lorsqu'il ne patronnera plus un système confessionnel qui ne dit pas son nom, lorsqu'il aura dit fermement à ceux qui ont la naïveté ou l'hypocrisie de croire que Mahomet a légué une recette de société et de gouvernement valable en tout lieu et en tout temps : "Nous sommes un pays où la foi en Dieu est respectée et encouragée, mais où elle est une affaire personnelle. Tous les croyants étant égaux devant Dieu, les discriminations prétendument fondées sur la religion sont supprimées !" On pourrait alors voir un copte épouser une musulmane, témoigner pour elle en justice, en hériter, choisir en accord avec elle la confession des enfants qu'il aurait d'elle. L'Égyptien ne devrait plus révéler sa religion à son examinateur, à son banquier, à son employeur, et la mention confessionnelle, véritable étoile jaune, que tout copte porte dans son portefeuille ou son sac à main, disparaîtrait des papiers d'identité. Ce serait la fin du problème copte. Si se posait alors un problème musulman, c'est que l'islam, ce que je ne crois pas jusqu'à présent, serait un système définitivement hostile à la justice et au bonheur.

Notes

(1) Tristes tropiques, 1955.
(2) Je n'ai évidemment jamais employé un terme aussi fort, aussi polémique que "persécuter", d'ailleurs impropre pour décrire le sort présent des chrétiens orientaux, notamment égyptiens. Les choses sont pour eux plus subtiles, plus sournoises.
(3) Le titre honorifique musulman de cheikh fut attribué à certaines familles chrétiennes du Liban à l'époque ottomane.
(4) Journal (1942-1949). Gallimard, 1950.
(5) Institut français d'archéologie orientale du Caire, 1980.
(6) Texte inédit du journal de Henein, daté du 20 août 1958, au Caire, prêté par sa veuve Iqbâl.
(7) Coptes et musulmans. Le Caire, 1952. Publication en français et en arabe sans nom d'éditeur.
(8) Profession de foi islamique. Cf. On pourrait aujourd'hui appeler 'musulmans de profession', en Occident, la cohorte chaque jour plus longue des orientalistes (le mot est démonétisé, il faut dire : 'spécialistes d'aire culturelle'...), vrais ou en toc, des universitaires, des politiciens, des prêtres, des journalistes qui, depuis que les États arabes ont les moyens de consacrer un budget à leur propagande, naviguent aux frais de ces derniers, de réceptions en bourses d'études, de colloques en voyages, de symposiums en séminaires. Tous, loin de là, n'ont pas cru devoir prononcer devant un cheikh la chahada - La Ilaha illa Allah oua Mohamed rassoul Allah, "Il n'est de Dieu que Dieu et Mahomet est son messager" - simple profession de foi qui vous fait musulman en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire ; tous, loin de là aussi, ne sont pas des grimauds ou des imposteurs.
La plupart d'entre eux, en revanche, se croient obligés d'adopter, dans leurs écrits ou leurs propos concernant l'islamisme, l'Islam ou les Arabes, une attitude où l'excès de révérence, l’omission volontaire ou pis : le travestissement ou la complaisance, portent de mauvais coups à la vérité, à la science, et pour finir - c'est là le plus grave - à la connaissance mutuelle entre non-musulmans et musulmans. [Le Radeau de Mahomet, page 11]
(9) Merveilles biographiques et historiques. Édition française, Imprimerie nationale, Le Caire, 1888.
(10) Le fameux scénariste syrien du cinéma égyptien, Rafik Sabban, me disait que, chaque fois qu'il donnait à l'un de ses personnages un prénom chrétien, même typiquement égyptien (Ramsès, Guirguiss, Çalib, Abdelmessiah. etc.). la censure le supprimait. Les rares fois où apparaît un copte dans le cinéma égyptien, il campe presque toujours un personnage peu sympathique ou décrié (la danseuse Chafiqa El-Qoptia, vue par Hassan Imam). Même dans la vie, un prénom copte est souvent un handicap : les influents journalistes cairotes Hamdi Fouad et Moussa Sabri n'auraient pas pu devenir ce qu'ils sont s'ils avaient conservé leurs noms, pourtant beaux entre les beaux dans le contexte égyptien, d'Osiris et de Chenouda.
(11) À l'époque du Mandat, le grand-mufti de la République syrienne n'hésitait pas à déclarer en chaire "qu'un musulman chinois était plus proche des croyants syriens que Farès El-Khoury"….
(12) Librairie Vrin, Paris, 1921.
(13) Égypte mes yeux mon soleil. Éditeurs français réunis, 1969.
(14) À partir du désert. Journal de voyage. Le Seuil, 1965.
(15) Il s'agit en fait du bouri (mugil cephalus), sorte de mulet vivant en Méditerranée et dans les lacs saumâtres de l'embouchure du Nil, dont on fait immémorialement en Égypte  une préparation fermentée et salée, le fesikh, que tous les Égyptiens sans distinction de religion mangent avec des oignons crus et du citron lors de la fête d'origine païenne du Charn-el-Nessim, au printemps.
(16) Gallimard, 1936.
(17) Le Monde, 7 novembre 1981.
(18) Spécialistes de la Sunna, la Tradition de Mahomet.
(19) Albin Michel, 1933.
(20) Éditions de Leiden, 1908.
(21) Annales islamologiques, Institut français d'archéologie orientale du Caire, 1980.

 

© Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, in Le radeau de Mahomet,  Éditions Lieu Commun, 1983

 


 

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Le Radeau
de Mahomet
"Journaliste au Monde depuis 1969, J.-P. Péroncel-Hugoz a été correspondant de ce journal à Alger et au Caire, d'où il fut expulsé en 1981 par Sadate pour avoir révélé que des intégristes noyautaient l'armée égyptienne".

[Quatrième de couverture de cet ouvrage]