C'est véritablement le kairos (le moment opportun) de parler de la proportionnelle avant de céder, sur ce même sujet, la parole à l'immortel Jean-François Revel. Car celle qu'on a nommée "l’arlésienne du quinquennat" est à nouveau au premier plan de l'actualité, le sieur Bayrou,  ce médiocre caméléon, effectuant auprès de Macron un siège incessant, fort de l'importance qu'il s'imagine posséder. Certains ne vont-ils pas jusqu'à parler du "bras de fer" engagé par le Modem au sein de la majorité présidentielle ? C'est "une injustice inacceptable, minaude le Maire de Pau, c'est une obligation démocratique et morale". Pauvre clown. L'argument incroyablement fallacieux, c'est que la proportionnelle permettrait une meilleure représentation des opinions politiques du pays (jusqu'aux plus minoritaires des minorités, dont on sait combien elles savent se montrer agissantes). Il se dit que dans sa pitoyable croisade, Bayrou est suivi par le Rassemblement national, La France insoumise et Europe Écologie-les Verts, ce qui n'a rien d'étonnant : toutes formations désireuses de mettre bas la Ve République (ou ce qu'il en reste). L'ineffable porte-parole du gouvernement y est même allé de son couplet : "Je sais que beaucoup de Français sont favorables à cette mesure", a-t-il déclaré. Beaucoup de Français, peut-être. Parce qu'on ne leur a pas honnêtement  exposé les enjeux de ce changement de mode de scrutin, ni surtout les arrières-pensées de Bayrou et de ses thuriféraires : l'article qui suit est parfaitement clair, à cet égard. Mais avant d'y venir, je voudrais rappeler deux faits, tellement enfouis dans l'inconscient collectif.
Pierre Mendès-France, dont on dit qu'il continue à représenter une haute conscience morale pour notre pays (au moins s'agissant de la fraction qui penche à gauche) était définitivement acquis au scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Il expliquait en effet, dans sa revue "Les Cahiers de la République", combien il était capital que l'élu soit proche de ses électeurs, et que dans ce cadre, rien ne valait le scrutin cantonal. On a oublié, ou on feint d'oublier, son engagement. On préfère la tambouille post-électorale, à laquelle l'électeur n'est jamais convié !
Quant au second fait, il s'agit d'un souvenir historique, survenu à Paris le 19 mai 1958. Ce jour-là, le général de Gaulle donnait une conférence de presse au Palais d’Orsay. Comme l'on sait, elle préludait à son retour aux Affaires : "Le moment m'a semblé venu, où il pourrait m'être possible, d'être utile, encore une fois, directement, à la France..." Parmi les 500 journalistes présents, certains y allèrent de leurs questions. On se souvient qu'à l'une d'entre elles, la réponse du Général, bourrée d'humour, fit gondoler toute la salle : "Croit-on qu’à 67 ans, je vais commencer une carrière de dictateur ?" On a oublié qu'une autre question fut posée, par le stalinien de service (R. Andrieu), et qu'elle concernait précisément le maintien du scrutin proportionnel. La réponse du général fut cinglante, fulgurante : je vous la laisse deviner... Summum jus, summa injuria, comme dirait Cicéron. Comble de justice, comble d'injustice...
Il faut seulement se garder des jugements tranchés : tout n'est pas blanc d'un côté, et noir de l'autre. Le sous-titre d e l'article le dit bien - Scrutin majoritaire ou proportionnel : entre l'injuste et l'inique...

 

"La période couverte par ces textes est probablement l'une des plus décisives, sinon la plus décisive, du XXe siècle. C'est, en effet, durant ces années que l'humanité aura vu se désagréger les grands systèmes totalitaires communistes qui, il y a encore quinze ans, couvraient la majeure partie de l'Europe et de l'Asie, et poursuivaient leur expansion tant en Afghanistan qu'en Afrique et en Amérique centrale. En même temps qu'une révolution politique et économique, les deux dernières décennies du siècle ont vécu une importante révolution culturelle, à travers, en particulier, la disparition des grands systèmes d'explication du monde au profit d'une philosophie plus proche des hommes"

[Quatrième de couverture]

"Nous pensons que le futur de la France se trouve dans son passé, que le progrès n'est pas dans le prétendu progressisme, mais dans la restauration de la République telle qu'elle a été conçue à deux moments de la Révolution française : celui de sa devise, et celui de la Déclaration des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen"

[Michel Onfray, in Front populaire n° 2, automne 2020]

 

 

 

Habitués au scrutin majoritaire depuis 1958, les électeurs fran­çais n'auront jamais été autant promenés entre divers types de scrutin que depuis 1981.

Cela commença par un abandon partiel du système majoritaire pour les élections municipales de 1983, cela se poursuivit par l'adoption de la proportionnelle pour les élections générales de 1986, puis on rebroussa chemin vers le scrutin majoritaire pour celles de 1988. Et ce n'est pas fini, si l'on en croit les déclarations du président de la République durant sa campagne. Ajoutons que nous votons à la proportionnelle depuis 1979 pour élire nos représentants au Parlement européen. Quant à l'élection présidentielle, par nature elle ne saurait être que majoritaire : c'est le candidat terminant premier qui reçoit la totalité du pouvoir, même s'il gagne de peu.

Mais combien de citoyens se doutent de l'importance des types de scrutin et ont conscience que, selon le système électoral adopté, tout peut changer dans la manière dont un pays est gouverné, comme dans les mœurs de sa classe politique ? Avec le parti vainqueur d'une élection générale obtenant à peu près le même pourcentage de suffrages, vous pouvez avoir soit l'énergique gouvernement britannique, grâce au scrutin majoritaire, soit le non-gouvernement italien, à cause de la proportionnelle. L' "ingouvernabilité" que l'on attribue hâtivement au "caractère national" italien provient en réalité du système électoral. N'observe-t-on pas le même symptôme chez les Belges, dont pourtant le caractère national diffère notablement de celui des Italiens, et qui viennent de s'offrir une crise ministérielle de quatre mois, pour finir par composer le même cabinet ? Les antagonismes régionaux, économiques, stratégiques, sociaux qui travaillent la Grande-Bretagne sont si forts qu'il ne lui faudrait pas six mois pour devenir, elle aussi, ingouvernable, si elle abandonnait son système majoritaire.

Pourquoi ? Élire une Assemblée démocratiquement doit remplir, en régime parlementaire, trois fonctions : permettre l'alternance, représenter l'opinion et faire que se dégage de sa majorité un pouvoir exécutif efficace. En théorie, la proportionnelle assure mieux la fonction représentative, et le système majoritaire la fonction d'efficacité. Avec la proportionnelle, en effet, le pourcentage de sièges de chaque parti à l'Assemblée reflète fidèlement (à quelques correctifs près) le pourcentage des voix obtenues dans le pays. Avec le système majoritaire, qui procède par élimination des battus, la traduction des voix en sièges confère une prime aux candidats parvenus en tête, fût-ce à la majorité relative. Les gagnants disposent donc d'un socle parlementaire solide pour légiférer et gouverner.

Ainsi, dans l'Assemblée de 1981, élue au scrutin majoritaire, les socialistes, avec 37,51 % des voix au premier tour, ont obtenu au second une large majorité absolue en sièges. Dans l'Assemblée de 1986, la droite libérale (RPR et UDF), avec 40,98 % des voix [44, 88 %, en y ajoutant les divers droite, sans le Front national], n'a obtenu, à la proportionnelle, qu'une maigre majorité de trois voix au Parlement. Et en 1988, avec un pourcentage voisin dans le pays, étant donné le retour du scrutin majoritaire, la gauche peut dominer sans partage l'Assemblée élue le 12 juin. Selon le système appliqué, donc, à peu près le même nombre de voix dans le pays peut donner soit un quasi-match nul, soit une victoire écrasante. On a calculé que si l'Assemblée de juin 1981 avait été élue à la proportionnelle, le PS aurait enlevé 191 sièges au lieu de 285, et le RPR avec l'UDF, 202 sièges au lieu de 150. TI n'y aurait donc pas eu de "vague rose" ; le président eût été à la merci, pour gouverner, du groupe communiste, lequel eût compté, d'ailleurs, 82 députés au lieu de 44. Ce qui eût créé une situation radicalement différente.

Nous touchons là au défaut qui rend le système proportionnel beaucoup moins démocratique en réalité qu'en apparence : le rôle décisif des groupes charnières. Comme il est rarissime dans l'histoire qu'un seul parti, voire une coalition homogène, dépasse les 50 %, à la proportionnelle, la formation politique disposant du plus large appui dans l'opinion se trouve fréquemment dépendre de groupes parlementaires qui représentent moins du cinquième ou du dixième des électeurs. François Mitterrand connaît bien cette position de force, puisque, sous la IVe République, il dirigeait, avec René Pleven, l'un de ces groupes charnières : l'UDSR (Union démocratique et socialiste de la Résistance). Alors, la morale démocratique se trouve purement et simplement mise à l'envers, puisque ce sont les partis les moins représentatifs de l'opinion publique du pays qui détiennent la clef des votes au Parlement et peuvent faire ou défaire les majorités. La proportionnelle aboutit, de la sorte, non seulement à l'impuissance gouvernementale, mais à une impuissance qui n'offre même pas la consolation, si l'on peut dire, de traduire les courants les plus populaires.

Par exemple, la tragédie actuelle d'Israël résulte de ce que, depuis la guerre des Six Jours, aucun gouvernement n'a pu définir de politique cohérente et courageuse à long terme vis-à-vis des territoires occupés, tous se trouvant, à cause de la proportionnelle, dépendre à la Knesset du groupuscule des parlementaires dits "religieux". Peut-on appeler démocratique un mode d'élection qui place l'intérêt national entre les mains de minorités souvent infimes ? En Belgique, les deux partis linguistiques flamand et wallon ne représentent qu'une frange des flamingants et des francophones. L'immense majorité des Belges votent pour d'autres formations politiques. Mais ces deux partis marginaux disposent d'assez de sièges pour infliger leur sectarisme à la majorité.

Conscients de ces absurdités, certains hommes politiques et politologues préconisent un système de proportionnelle mitigée, qui éviterait la coupure du pays en deux blocs tout en permettant de dégager une majorité cohérente et stable. On cite souvent le système allemand. En RFA, en effet, on vote deux fois : on élit la moitié du Bundestag au scrutin uninominal à la majorité simple, et l'autre moitié à la proportionnelle.

C'est ingénieux, mais l'on ne voit pas que cela supprime l'omnipotence des groupuscules. Depuis la chute de Helmut Schmidt, le SPD vit sous la pression des Verts, qui dépassent tout juste la barre des 5 %. Avec à peine davantage, le petit Parti libéral est, depuis des décennies, le maître du jeu politique, à force de s'allier tantôt avec le SPD, tantôt avec la CDU. Il peut aller jusqu'à retourner du tout au tout la tendance exprimée par le pays : en 1969, la CDU (chrétiens-démocrates) obtint 46,1 % des voix, le SPD, dirigé par Willy Brandt, 42,7 %. Malgré sa défaite, c'est Willy Brandt qui prit le pouvoir, parce que le Parti libéral changea de camp, ce qu'il devait refaire en sens inverse en 1982. Ainsi, un parti qui représentait, en 1969, très exactement 5,8 % des électeurs décida de l'orientation de l'Allemagne ! Même ceux qui approuvent la politique suivie par la suite peuvent-ils prétendre que c'est le peuple souverain qui la décida ? Est-il démocratique, aujourd'hui, que le vrai maître de la politique étrangère allemande soit le libéral Hans-Dietrich Genscher, dont le parti a obtenu 9 % des voix en 1987, et qu'il impose ses vues au chancelier Kohl, dont le parti a obtenu 44,3 % ?

Il existe, certes, des pays où la proportionnelle ne met pas les grands partis à la merci des petits en favorisant la multiplication des "serruriers", qui ont en poche la clef du pouvoir. En Suède, en Autriche, en Norvège, en Espagne, nous voyons de grands partis exercer durablement un pouvoir conforme aux valeurs de l'électorat. Mais lorsque c'est le cas, on s'aperçoit qu'un facteur extérieur à la politique vient consolider ces partis, non sans leur mettre au pied une autre sorte de boulet. En général, c'est une robuste organisation syndicale qui sert d'épine dorsale à un parti socialiste, et l'Église à un parti catholique. En l'absence de ces contreforts externes, la proportionnelle entraîne naturellement la fragmentation de la représentation parlementaire et paralyse la décision, comme en Belgique, en Finlande ou aux Pays-Bas. Ce dernier pays a vécu, en dix ans, deux périodes de six mois sans gouvernement. En vain objectera-t-on que, dans les régimes mi­-présidentiels, mi-parlementaires, le Président apporte la consistance qui peut manquer à un Parlement invertébré parce que trop morcelé. La cohabitation française a, je crois, assez montré que la relation de paralysie réciproque propre à la proportionnelle se transporte alors entre le Président et le gouvernement.

Dans toutes les éventualités possibles, malgré tous les correctifs imaginables, il est une autre raison qui rend la proportionnelle moins démocratique qu'elle ne paraît : c'est qu'elle favorise la toute-puissance des états-majors des partis. Ce ne sont plus les électeurs qui choisissent un député, comme dans le scrutin uninominal majoritaire. Avec le scrutin de liste à la proportionnelle, les états-majors savent que dans telle circonscription (ou dans le pays tout entier pour les élections européennes) on peut s'attendre à voir élus environ tant de candidats de tel parti et tant de tel autre. Les candidats que la bureaucratie du parti inscrit parmi les premiers, en tête de liste, peuvent donc compter sur leur siège. Ils sont ainsi, en pratique, nommés par les maîtres du parti. Les appareils distributeurs de mandats, c'est ce que dénonçait le philosophe Alain, voilà bien longtemps déjà, en 1914 (mais la politique n'est-elle pas éternel oubli ?), dans un de ses plus mordants Propos : "Quand ils ont dit que la proportionnelle est juste, écrit-il, ils croient avoir tout dit. Et je vois bien une espèce de justice au premier moment; mais encore faudrait-il y regarder de plus près. Si les comités ont tout pouvoir pour imposer tel candidat, est-ce juste ? Si un ferme et libre esprit ne peut être élu qu'en traitant avec un parti, est-ce juste ? Si les partis ainsi organisés ont presque tout pouvoir pour échapper à la pression des électeurs, est-ce juste ? J'ouvre bien les yeux, car j'aime la justice, mais je ne perçois rien de ce que vous annoncez. C'est contre l'électeur qu'ils ont inventé la proportionnelle, et l'invention est bonne".

Les conséquences prévues par Alain se déploient en Italie de nos jours : une classe politique isolée ; des crises, des dissolutions, des cascades d'élections anticipées sans autre cause que les dissensions factices au sein de cette classe politique ; l'indifférence et le mépris des citoyens ; une "partitocratie" close.

La proportionnelle, a-t-on plaidé, permet à des courants minoritaires et à des personnalités hors-série de se manifester dans la légalité au lieu de se livrer à l'agitation extra-parlementaire. Mais n'est-il pas préférable que ces tendances s'expriment dans le cadre des grands partis, ce qui oblige à plus de sens des responsabilités ceux qui les épousent ? Le PS français n'est-il pas l'exemple même d'un grand parti offrant tout l'éventail des opinions, depuis l'extrême gauche messianique jusqu'à la social-démocratie libérale ? Certaines idéologies d'extrême droite n'auraient pas pris la même ampleur si elles étaient restées extra-parlementaires. Trouver dans les institutions un champion pour leur donner la légitimité exalte et amplifie des extrémismes que la nécessité de s'exprimer dans un cadre raisonnable et pluraliste aurait contenus. La Suisse pratique le scrutin proportionnel, mais adopte le majoritaire pour l'élection de sa seconde Chambre. Elle concilie ainsi une grande variété de partis politiques avec l'absence d'un quelconque "régime des partis".

On l'a vu en France, avant Le Pen, avec le poujadisme en 1956 (11,4 % des voix en 1956), au Danemark avec le Parti du progrès de Morgens Glistrup (9 % le 10 mai dernier, jusqu'à 15,9 % en 1973), en Norvège avec une récente percée de l'extrême droite (10 % aux municipales de l'an dernier), en Allemagne (avec les 18,3 % au Parti nazi en 1930). N'allons pas croire que les partisans de ces courants auraient été aussi nombreux si la proportionnelle ne leur avait permis à la fois de s'isoler et d'acquérir une perspective de pouvoir. Hors des institutions, ces forces n'auraient pas été identiques.

Durant sa campagne, François Mitterrand a dit et répété que la proportionnelle était le mode de scrutin normal de toutes les démocraties, sauf la Grande-Bretagne. Curieuse affirmation ! Faut-il entendre par là que les États-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande, l'Inde, tous pays qui votent au scrutin majoritaire à un tour, ne sont pas démocratiques ? Le scrutin majoritaire à deux tours a toujours été le scrutin français, sauf pendant les douze ans de la IVe République, et en 1986. Il est abusif de présenter une loi de circonstance, celle de 1985, adoptée sept mois avant l'échéance, comme un retour à la norme. Souhaitons que, l'heure venue, et si l'opinion se retourne de nouveau, on ne remodifie pas le système. Il n'est pas sain pour une démocratie de s'amuser à changer trop fréquemment sa loi électorale. C'est parfois nécessaire, mais un mode de scrutin est un code dont les électeurs apprennent à se servir. Et, pour que l'alternance ait lieu, il faut compter les points de la même manière dans les consultations successives.

 

© Jean-François Revel , in Fin du siècle des ombres, Chroniques politiques et littéraires, Fayard,  1999, chronique du 6 juin 1988

 


 

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Strange
Death
"Les éditoriaux de Jean-François Revel comptent depuis trente ans parmi les plus influents de la presse française. On l'a souvent comparé à Raymond Aron pour l'exactitude de ses analyses, et aux écrivains du XVIIIe siècle pour la vivacité de son style.[...] Avec l'effacement des grands systèmes totalitaires dans l'ordre de la pratique et des grands systèmes philosophiques dans l'ordre de la théorie, c'est au fond à la renaissance de l'individu, de la pensée et de la liberté individuelle que Revel nous fait assister pas à pas, épinglant à l'occasion les ridicules du temps, maniant la satire avec autant de bonheur que l'analyse".

[Extrait de la Quatrième de couverture de cet ouvrage]