Ou : Le juge Jean-Pierre et l'Affaire Urba

 

Le texte qui suit, extrait d'un ouvrage du juge d'instruction Thierry Jean-Pierre, se lit comme un roman policier, car le suspense n'y fait pas défaut, mais aussi les cocasseries, on s'en rendra compte ! L'Affaire Urba est aujourd'hui à peu près totalement oubliée. Raison de plus, en cette période pré-électorale, pour tenter de rafraîchir la mémoire de nombre de nos concitoyens. D'autant que la championne du camp socialiste (?) envisage ouvertement de nous refaire le coup des années Mitterrand. Merci, on a déjà donné.
Naturellement, il ne s'agit pas de tout mettre sur le dos de l'ancien Président de la République. Mais cet homme ne pouvait ignorer les agissements de ses seconds couteaux, ceux qui se salissaient pour lui, au grand jour ou dans l'ombre. Ces braves gens, on peut le dire, ne sortent pas grandis, c'est un euphémisme, du récit de ce petit juge téméraire, trop tôt disparu (voici deux années, à 50 ans), qui a fait tout de même trembler le pouvoir. Ce qu'il raconte donne la nausée. Il n'y a pas d'autres mots, c'est l'écœurement ! Le juge devait écrire, plus tard : "1981 marquait pour moi l'arrivée d'une éthique, d'une certaine morale... C'est pour cela qu'on élit la gauche. Et quand on voit ce qu'elle est devenue dix ans plus tard, c'est vrai que ça rend très très amer".
D'autant que, apparemment, rien ne s'est arrêté. Par exemple, Georges Frêche, le président socialiste du conseil régional de Languedoc-Roussillon (récemment exclu de son Parti), a menacé fin novembre dernier de "semer la panique" en sortant ses dossiers sur l'affaire Urba-Gracco...
Et un élu PS des Bouches du Rhône? B. G., vient d'être interpellé mi-janvier et placé en détention pour "corruption passive et trafic d'influence commis par une personne exerçant une fonction publique et atteinte à la liberté d'accès et à l'égalité des candidats dans les marchés publics"... Rien de nouveau sous le soleil

 

Le Mans, le 4 avril 1991.

 

[…] Dans trois jours, je vais être dessaisi dans la panique la plus totale et dans des conditions juridiques aberrantes, et aujourd'hui c'est le calme plat. Tout se déroule comme si les informations concernant cette affaire étaient bloquées à un échelon ou à un autre de la pyramide administrative. Au profit de qui ? Qui vise-t-on en me laissant faire ?

Quatre hypothèses sont envisageables.

1. Il s'agit d'un règlement de compte au sein du PS entre tendances opposées (ce qui laisserait supposer qu'Urbatechnic-Gracco travaillait très peu avec certains courants).

2. Les services de la Chancellerie sont tellement désorganisés et les apparatchiks essaimant les directions administratives tellement incompétents, qu'ils n'ont pas vu le coup venir.

3. C'est le Président lui-même qui est visé (à travers le financement de sa campagne électorale de 1988).

4. Un ou plusieurs politiques tirant avantage des deux premiers cas de figure ont, à un moment ou un autre, canalisé mon action grâce à des contacts à la Chancellerie et profité de la désorganisation de ses services.

À la réflexion, je penche plutôt pour la quatrième hypothèse. Elle mêle le hasard, le jeu politique, et la rouerie de quelques magistrats reconvertis au ministère de la Justice en chefs de services administratifs.

Un de mes amis, magistrat, qui s'est rendu pendant cette période à la Chancellerie pour y négocier un poste, me racontera que le substitut qui l'a reçu semblait être parfaitement au courant de l'affaire et de ses implications. Il lui aurait même dit, parlant de moi, "On va en faire un exemple de celui-là !"

Il était donc prévu de m'offrir en sacrifice sur l'autel du conformisme judiciaire ! Tout au moins officiellement. En réalité, la riposte, pourtant envisagée à temps, n'a pas reçu le feu vert nécessaire. Je ne m'en plains pas.

 

Le Mans, le 6 avril 1991.

 

Tout est enfin prêt pour lundi. J'ai envoyé hier un mandat d'amener à Orléans afin d'interpeller un délégué d'Urba. C'est le commissaire Soreau qui, c'est un hasard, l'a reçu. Hier, à Orléans, Philippe Marchand, le nouveau ministre de l'Intérieur, inaugurait des chrysanthèmes au commissariat. S'il avait pu se douter qu'au même moment, à quelques mètres de lui, tombait sur un télécopieur ce mandat…

C'est dans le courant de l'après-midi qu'est arrêté Monsieur X. Un peu inquiet, le commissaire Soreau m'en informe et me demande si je me rends compte où j'ai mis les pieds. Il me dit aussi que le bonhomme est volubile. Beaucoup trop ! Et qu'il lui raconte, par le menu, la nature exacte de ses activités passées. J'imagine la scène : le délégué d'Urba voulant à toute force faire des déclarations détaillées au commissaire, lequel ne veut absolument pas en entendre parler ! Je lui demande de m'amener Monsieur X. Son arrivée au Mans est prévue pour 18 heures.

J'ai prévenu Camille(1). Elle est à Angers et vient aussi vite que possible. Je m'impatiente. Que peuvent-ils bien faire ? 18 h 30, 19 heures, 19 h 30, 20 heures. Enfin les voilà ! Ils arrivent avec gyrophare et précédés d'un motard ! Question discrétion, c'est réussi. Je fais repartir les fonctionnaires d'Orléans. Ils sont remplacés par une escorte du Mans que je ne tarde pas à faire sortir de mon cabinet. Monsieur X. n'est pas vraiment dangereux, et, puisqu'il souhaite me faire immédiatement des déclarations, autant que l'escorte ne l'impressionne pas outre mesure.

Je touche au but. Monsieur X. ne manque pas de faire état de ses nombreuses relations et de son amitié avec Pierre Joxe qui est, depuis peu, devenu ministre de la Défense. Il parle beaucoup et le contact est plutôt chaleureux. Camille a emmené son chien, un petit lévrier, qui se prend d'affection pour lui... Je demande à Monsieur X. s'il a un avocat, il me répond par la négative et ajoute que le Parti y pourvoira.

Il est plus de 22 heures. Je lui indique que j'envisage de le placer en détention et je lui explique, aussi clairement que possible, le choix qui s'offre à lui. Il peut plaider son maintien en liberté tout de suite, en étant assisté d'un avocat d'office, ou bien bénéficier d'un délai pour préparer sa défense avec l'avocat dont il m'indiquera le nom. Il choisit le délai et je l'incarcère provisoirement pour quarante-huit heures : nous nous reverrons mardi et nous débattrons alors, avec le Parquet et l'avocat désigné par ses soins, de sa mise en détention. Compte tenu de sa bonne foi, et de la probable réussite de l'opération de lundi, j'ai l'intention, sauf élément nouveau, de le libérer bientôt.

II se met à pleurer. Et je le plains. Il me dit qu'il n'a pas profité de ses fonctions au sein d'Urba pour s'enrichir, ce que je crois volontiers.

Il me demande l'autorisation de téléphoner à son épouse. J'ai l'habitude de laisser aux inculpés que je place en détention la possibilité de téléphoner à un proche, tout en exigeant que la conversation se déroule sous amplificateur. Ce que lui dit son épouse m'inquiète. Elle a averti Gérard Monate(2) de l'arrestation de son mari. La partie s'annonce plus serrée que prévu. Mais comment ai-je pu penser qu'il ne serait pas averti immédiatement ! C'est idiot ! Reste à essayer de rattraper le coup.

Au moment de partir en détention, Monsieur X. me demande si je n'ai pas un livre à lui prêter. Je lui réponds d'abord par la négative puis avise le seul ouvrage non juridique de mon cabinet. C'est le livre de Jean Montaldo(3), Échec à la dictature fiscale. Je le lui tends avec un sourire, qu'il me rend.

Nous nous serrons la main et l'escorte l'emmène. Il souhaite être seul en cellule, je téléphone à la maison d'arrêt pour le satisfaire. Il redonnera plus tard le livre à Jacques Liberge(4) en le priant de me le remettre avec ses... remerciements.

Monsieur X. dira, une fois libéré, que je lui ai extorqué ses aveux sous une pression morale insupportable et sans respecter les règles de procédure... Quand je pense qu'il n'a pas passé une minute en garde à vue et qu'il est arrivé dans mon bureau frais comme une jeune fille, cela me fait sourire.

Est-il vrai que Pierre Joxe, qui pourtant veillait son père défunt, a téléphoné à plusieurs reprises à la maison d'arrêt pour prendre de ses nouvelles et s'enquérir du chef d'inculpation ? Je poserai la question, à l'improviste, au directeur de la prison qui ne me répondra rien mais écartera les bras en signe d'impuissance.

Reste le problème Monate. Ne devrais-je pas avancer ma perquisition de vingt-quatre heures ? Mais comment en décider maintenant ? Il est tard et je ne peux pas joindre tous les OPJ pressentis. La nuit porte conseil... y compris à Gérard Monate qui, semble-t-il, alerte un de ses amis, lequel informe de la situation quelques responsables socialistes qui participent à la Convention du Parti à Cachan. Dès lors, tout va très vite. La Chancellerie est avertie et téléphone au Parquet général à Angers qui prend contact avec Henri Bertrou(5). On ne me laissera pas faire.

En descendant, avec Camille, les marches du Palais, je croise deux patrouilles de police. C'est l'effervescence. L'arrestation de Monsieur X. fait déjà des vagues. Le substitut de permanence est Noël Tromparent, cela tombe plutôt bien ! Mais un policier m'apprend qu'un substitut, autre que Noël, vient de quitter le Palais. Le procureur Henri Bertrou, qui est parti dès hier midi en week-end à Châteauroux, lui a demandé de venir au tribunal afin de représenter le Parquet, au lieu et à la place de Noël. Je suppose qu'on soupçonne ce dernier de trop de bienveillance à mon égard. Ce substitut s'est bien gardé de venir me voir ou de me téléphoner. Il est vrai que sa présence dans mon cabinet n'est pas juridiquement nécessaire, l'inculpé ayant demandé un délai pour préparer sa défense. Je m'en vais donc, plutôt amusé par tout ce remue-ménage.

 

Le Mans, le 7 avril, 8 heures.

 

J'ai très mal dormi. J'ai besoin de m'aérer. Je projette de faire une promenade avec mes deux fils. Je suis à peine sorti que le téléphone sonne, il est 8 h 15. Le substitut appelé hier par Henri Bertrou demande à me parler. Je ne suis pas là. Il dit à Marie-Hélène(6) que le procureur souhaite consulter le dossier Urba. Il ajoute qu'il va demander à Jean-Pierre Pétillon(7) de lui ouvrir mon cabinet afin de se faire remettre le dossier. Jean-Pierre sait que le dossier Urba est chez moi et vient le chercher. Par chance, Marie-Hélène parvient à me joindre.

Il faut que je parte à Paris, le plus rapidement possible. Je téléphone à Georges Tomas qui assure l'intérim à la sûreté. Il me faut six OPJ. Immédiatement. Il s'en occupe. De son côté, Jean-Pierre apporte le dossier au Palais, il va se charger de calmer un peu le jeu. Sa propension à ne paraître rien savoir du tout, alors qu'il en sait quelquefois plus long que son interlocuteur, va m'être particulièrement utile.

Je jette quelques affaires dans un sac de voyage et je m'en vais dans une voiture de police dépêchée à mon domicile. Je préviens Camille. Elle est repartie à Angers. Je lui dis de me rejoindre au commissariat. Je vais prendre livraison de la Renault Espace que j'ai réservée l'avant veille. J'y place le matériel à faire des scellés, et la machine à écrire portable qu'une bonne âme, entre-temps, est allée chercher dans mon cabinet.

À 10 heures, je suis au commissariat. Les premiers OPJ commencent à arriver. Comme chaque fois, je suis surpris de la disponibilité des policiers et des gendarmes, toujours disposés à partir en mission sur l'heure. Georges Tomas ne peut nous accompagner, il est de permanence. Je le regrette, lui aussi. Plus que cinq OPJ !

Je compose deux équipes. L'une partira directement au siège d'Urba et planquera devant l'entrée de l'immeuble afin de savoir si l'alerte a été donnée et de repérer les éventuelles allées et venues. L'autre partira dans un second véhicule et nous suivra, Camille et moi, jusqu'à Noisy-le-Sec au domicile de Gérard Monate. S'il est chez lui, nous l'emmènerons, par la force s'il le faut, au siège d'Urba où nous perquisitionnerons en sa présence. S'il est absent, nous irons, seuls, effectuer la perquisition, assistés de deux témoins.

Avant de se rendre sur les lieux, tout juge d'instruction doit avertir le parquet de l'endroit où il se rend et celui de l'endroit d'où il part. J'envoie donc deux télécopies aux parquets de Paris et de Bobigny, et je téléphone devant témoins au substitut de permanence au Mans. J'appelle Noël à son domicile, il me répond, un peu malicieusement, qu'étant de permanence il ne peut m'accompagner à Paris, mais qu'il avise le procureur de mon transport sur les lieux. Ce qu'il fait dans la demi-heure, il est 11 h 30, je suis déjà parti. Pendant le trajet, Camille fait la tête mais elle suit, courageusement. Elle ne reprendra des couleurs qu'une fois arrivés, en me donnant des conseils de procédure...

Peu avant Massy, catastrophe : une des voitures tombe en panne ! Après une réparation de fortune, nous sommes contraints de laisser le véhicule au commissariat de Massy.

Nous avons pris du retard et nous arrivons dans la région parisienne à 13 h 30 seulement. Plan en main, de banlieue en banlieue, nous parvenons enfin au commissariat de Noisy-le-Sec. Il est 14 heures. Nous n'avons pas pu déjeuner et cela nous met de fort mauvaise humeur.

 

Noisy-le-Sec, le 7 avril, 14 heures.

 

Les policiers de Noisy nous regardent arriver avec une certaine stupeur. Un agent en tenue nous dirige vers un petit local à l'étage, probablement occupé par l'OPJ de permanence, une inspectrice. Celle-ci interrompt à peine l'audition qu'elle est en train d'effectuer pour m'annoncer que je suis dessaisi.

Devant mes demandes d'explication, elle me prie de téléphoner au commissariat du Mans. C'est André Le Roux, l'un des cinq OPJ, qui se charge de contacter son supérieur hiérarchique, le commissaire Pétrier, lequel lui donne l'ordre de ne plus m'assister. Je demande à lui parler, il me confirme les propos de la jeune femme : je suis dessaisi et ne peux, par conséquent, poursuivre mon opération.

Le commissaire affirme que c'est le procureur qui m'a dessaisi. Or, c'est impossible. Un magistrat du Parquet n'a pas le pouvoir de prendre une décision de cet ordre à l'encontre d'un magistrat du Siège. D'ailleurs, le commissaire Pétrier est bien en peine de faire état d'une quelconque ordonnance.

Je crois à un coup de bluff. Je pense que le procureur, furieux d'avoir été pris de vitesse, réagit comme il le peut et prend ses désirs pour des réalités en anticipant une décision de la chambre d'accusation ou de la Cour de cassation.

Je ne pense pas un seul instant que ma présidente ait pu prendre une ordonnance sur la base de l'article 84 du Code de procédure pénale. Ce texte est en effet utilisé, "pour une bonne administration de la justice", afin de pallier les vacances de postes et de régler quelques situations particulières qui n'ont rien à voir avec celle-ci.

D'autant que ce type d'ordonnance est, par nature, prise avec le consentement de tous les intéressés. Enfin, le dernier alinéa de cet article me permettrait, en tout état de cause, de continuer ma perquisition en cas d'urgence. Et Dieu sait s'il y a urgence !

André Le Roux et son collègue, Moïse Fanouillet, sont consternés. "On en était sûrs !" me disent-ils. Je suis furieux. Il est hors de question que je me laisse intimider de cette façon.

Je continue.

Ce n'est que bien après que j'ai reconstitué ce qui s'est passé au Mans ce dimanche-là.

À 11 heures, le procureur est dans son bureau, revenu précipitamment de son long week-end. Il rédige à la va-vite des réquisitions aux fins de dessaisissement. Il a déjà téléphoné à la Chancellerie et au Parquet général. On lui a probablement "conseillé" de contacter la présidente qui a rejoint son domicile à Angers. On lui a peut-être aussi dit combien il serait opportun pour cette dernière de me dessaisir immédiatement.

Les réquisitions du procureur sont éloquentes et révélatrices de son état d'esprit : "Attendu que le Juge d'instruction Thierry Jean-Pierre, bénéficiant de la collusion avec des membres du Parquet, a pris l'initiative de se saisir artificiellement de faits faisant par ailleurs l'objet d'investigations ; que cette saisine paraît motivée essentiellement par des considérations purement personnelles ; que son parti pris résulte des conditions dans lesquelles il s'est saisi et dans lesquelles il a diligenté les premières investigations…".

Marie-Hélène Tric, ainsi requise, s'exécute. Elle signe une ordonnance confiant le dossier à Jacques Liberge. Henri Bertrou affirmera avoir reçu cette pièce, d'Angers, par télécopie, en début d'après-midi. Fort bien. Où est l'accusé de réception de la télécopie ? Il ne figure pas au dossier. Pour quelle raison ? La réalité est peut-être moins avouable.

Il paraît absolument inconcevable que la présidente ait pris une telle décision sans voir le dossier. Elle est contactée par le procureur aux alentours de 11 h 45. Peut-être lui répond-elle qu'elle est d'accord sur le principe, mais en bonne logique elle souhaite venir au Mans et d'ailleurs elle s'y rend (Jean-Pierre Pétillon la rencontrera dans le bureau du procureur en début de soirée).

En admettant qu'elle parcoure tout de suite la distance Angers-Le Mans, elle est au Palais à 13 h 45. Elle rédige son ordonnance puis, nous dira-t-elle le lendemain, la remet au procureur pour exécution. Mais celui-ci est parti déjeuner chez un substitut, et ne rentre que dans l'après midi. Il n'est donc pas possible que le commissaire Pétrier, prétendument chargé de me notifier la décision, ait eu connaissance de celle-ci à 14 heures lorsque je l'ai en ligne. C'était bien un coup de bluff comme, intuitivement, je le perçois à Noisy dans le bureau de l'inspectrice.

Il s'agit à présent de trouver Gérard Monate, et de lui demander gentiment de m'accompagner à Paris, rue de Rochechouart. Pas question de l'emmener de force, faute d'OPJ, André Le Roux et Moïse Fanouillet ne pouvant plus m'assister. Le rêve de l'un des inspecteurs (passer les menottes à Monate) s'évanouit presque aussi vite qu'il est venu. Dans la Renault Espace, l'ambiance est morose et l'excitation du début a cédé le pas à un total désabusement.

Nous trouvons bientôt l'immeuble où réside l'ex-P.D.G.d'Urba. À voir la modestie des lieux, il semble évident que l'intéressé n'a pas fait fortune. Je sonne à plusieurs reprises, sans succès. En fait, Gérard Monate est allé tranquillement déjeuner avec Yves Baudelot, l'avocat du Parti socialiste(8).

Nous partons à Paris et arrivons, sans encombre, au 5 bis, rue de Rochechouart à 15 h 30. Un télex vient de tomber dans tous les commissariats de Paris et de la région parisienne. On nous cherche et on ne nous trouve pas.

Sur place, André Heyer, Alain Kerzerho et Jean Barré, les trois autres OPJ, nous attendent depuis deux heures et commencent à s'inquiéter. Ils ont vu un homme entrer au 5 bis et ressortir peu après, les bras chargés de dossiers. Je ne saurai jamais s'il s'agissait d'un envoyé d'Urba.

L'heure est à la morosité : la porte du 5 bis est fermée à double tour, les OPJ présents ne peuvent plus m'assister, et je redoute une catastrophe imminente. Nous allons prendre un café. J'oscille entre le complet découragement et l'envie de serrer les dents et de me battre. C'est quand même trop bête d'avoir tant travaillé pour s'arrêter ainsi, si près du but. Allez ! On y va !

Je demande au patron un lot de jetons de téléphone, et je descends au sous-sol. Je téléphone à une quinzaine de serruriers assez peu coopératifs, ou bien débordés. Le seizième accepte, non sans me demander si cela peut être dangereux. Il est 16 h 15, il sera là dans une petite heure.

Puisque nous n'avons pas trouvé le propriétaire des lieux, Gérard Monate, deux témoins doivent être requis pour la perquisition.

Nous repartons devant le siège d'Urba où une surprise nous attend sous la forme de deux inspecteurs de la deuxième DPJ (Division de police judiciaire), talkie-walkie en main. Ils ont pour mission, me disent-ils, de nous surveiller et de rendre compte à leur hiérarchie de nos moindres faits et gestes. Je leur demande ironiquement s'ils sont venus pour nous aider à perquisitionner... La présence des cinq OPJ du Mans me rassure. Tant qu'ils seront là, nous ne risquerons pas grand-chose.

Je pénètre avec Camille dans l'immeuble voisin. Je sonne à une première porte pour trouver mon premier témoin. Nous irons ainsi solliciter chacun des habitants de l'immeuble. J'ai beau montrer ma carte professionnelle et expliquer de quoi il s'agit, rien n'y fait. Cela finit par m'énerver et, au fur et à mesure que nous gravissons les étages, mon ton devient plus impérieux. Finalement, un homme d'une quarantaine d'années accepte de me suivre, probablement impressionné par mon attitude très ferme. Je le fais descendre avec moi.

La situation est ridicule : je suis là à m'agiter avec ma greffière devant sept inspecteurs de police qui me regardent faire, alors qu'en droit ils sont obligés de déférer à mes ordres. Qui prétendra après cela que le juge d'instruction est l'homme le plus puissant de France ?

Il me manque un témoin. Je téléphone à des amis, juges à Paris. C'est maladroit. On pourra me reprocher d'avoir choisi des témoins partiaux. En parcourant mon agenda, je pense à Denis Langlois. Après tout, ce champion des droits de l'homme et de l'engagement militant est, à lui seul, une caution morale. Je passe un bon quart d'heure à lui expliquer ce qu'il en est exactement. Il finit par accepter, non sans quelques réticences. Il sera là dans une quinzaine de minutes.

Tout est en place. Il suffit d'attendre. J'ai peur que l'on m'empêche de continuer et je décide d'alerter la presse. Il me semble, en effet, que l'on hésitera à tenter quoi que ce se soit contre moi en présence de journalistes. Je téléphone à deux d'entre eux : Xavier Beneroso de RTL dont le radio-téléphone me sera d'un grand secours un peu plus tard, et Patrick Demonpion de l'AFP. Ce dernier ne travaille pas aujourd'hui, la permanencière de l'AFP ne comprend rien à ce que je lui raconte et me passe son chef de service lequel, très agressif, me fait la leçon : "Monsieur ! Quand on change d'interlocuteur, on se présente ! Qui êtes-vous ?". Je raccroche, n'ayant nullement le temps de dissiper un éventuel quiproquo.

Xavier Beneroso arrive, très vite ; suivent le serrurier et Denis Langlois. Il est 17 h 15. Je donne l'ordre d'ouvrir les portes. Un quart d'heure plus tard, nous pénétrons dans le hall de l'immeuble. La porte du troisième étage résiste moins longtemps que la porte du hall. Je demande au serrurier de remettre une serrure de protection à l'entrée de l'immeuble. Il est en effet indispensable que j'assure la sécurité des autres locaux de l'immeuble. Je remets néanmoins un double de ces clés à un des OPJ afin de lui permettre de me joindre, le cas échéant.

Les locaux d'Urba occupent trois étages : le troisième, le quatrième et le cinquième étage de l'immeuble. Le quatrième et le cinquième sont totalement vides, le troisième aussi, ou presque. Au beau milieu d'une pièce, trône une superbe broyeuse à documents. À côté de la machine, six grands sacs poubelles de cent litres sont remplis de fines lamelles de papier fraîchement découpées. Çà et là, quelques cartons prêts à être emportés témoignent du déménagement en cours.

J'apprendrai, par la suite, que le nouveau trésorier du PS, Henri Emmanuelli(9), a donné l'ordre, il y a quelques semaines, de regrouper toutes les archives d'Urba au siège parisien de la société. Celles-ci devaient ensuite, soit être détruites, soit être transférées rue de Solférino.

Pour l'heure, je fais grise mine. J'arrive manifestement trop tard. Mais ceux qui ont en charge le déménagement d'Urba, lequel, soit dit en passant devait être terminé demain lundi, ont une curieuse manière de procéder. Au lieu de faire enlever, d'abord, les documents les plus importants, ils ont choisi de laisser partir les meubles et les machines de bureau.

Résultat : quinze armoires que je n'avais pas encore ouvertes sont pleines à craquer de dossiers suspendus. Je suis stupéfait. Quelle idée ont-ils donc eue de laisser, ici, toutes ces pièces ! Denis Langlois dira plus tard combien j'étais surpris, et heureux, d'avoir trouvé autant de documents. À l'examen, je constate que les dossiers suspendus concernant certaines circonscriptions sont vides. Qui a bien pu prendre soin d'enlever ces dossiers ?

Le temps presse. Il faut confectionner les scellés. Il est impossible de tout prendre. D'autant que l'on doit sûrement essayer de nous stopper. J'ai les pires difficultés avec mon dernier témoin. Il était en visite chez des amis avec sa femme et ses jeunes enfants. Ceux-ci doivent repartir et sa femme n'a pas le permis... Et puis, il a un peu peur. II s'écrie à un moment : "Mais c'est un film de Cayatte, ou quoi ?". Denis Langlois parvient à le rassurer et à le convaincre de rester.

Je descends à plusieurs reprises afin de vérifier si tout va bien. Nos deux inspecteurs de la deuxième DPJ sont toujours là, placides et, somme toute, plutôt sympathiques. Soudain, les cinq OPJ qui m'accompagnent remontent dans leur voiture après avoir repris leur matériel dans le coffre de la Renault Espace. Ils viennent d'être avertis qu'ordre a été donné de les interpeller, au besoin par la force, et de les mettre dans le premier train en direction du Mans. Il semble que l'ordre provienne du commissaire Lombard, de permanence ce dimanche à la direction des polices urbaines.

Nos deux cerbères ne manquent pas de rapporter à leur hiérarchie qu'un carton en provenance de mon véhicule a été emporté par les inspecteurs du Mans. Panique : et s'il s'agissait de documents qui avaient été mis au vert ? Le carton en question contenait en réalité… le matériel à confectionner les scellés du commissariat du Mans !

Je fais, parmi tous les dossiers disponibles, un choix difficile et nous entreprenons de les mettre sous scellés. La technique de mise sous scellés est simple, mais horriblement longue. Il faut prendre chaque liasse de documents, la trouer de part en part avec une perceuse, passer une ficelle dans ce trou et accrocher au bout de la ficelle un carton descriptif et signé par les témoins, le juge et le greffier, non sans avoir préalablement compté les documents ainsi reliés.

Mais au fait, où est la perceuse ? Elle a été rapportée au Mans par les OPJ qui m'accompagnaient… Je sors une nouvelle fois. Il commence à y avoir foule sur ce trottoir ! Une des personnes présentes va me chercher, non loin de là, une perceuse et me la prête en me faisant promettre de ne le dire à personne. Je la lui rendrai discrètement tout à l'heure.

C'est de la voiture de RTL que je parviens, peu après 19 heures, à joindre Jean-Pierre Pétillon : il n'a pas eu connaissance d'un quelconque dessaisissement et tombe des nues. Il court se renseigner au Palais. Il y trouvera le procureur, le président et un substitut qui prétendra être là par hasard. Je lui laisse le numéro de téléphone et le numéro de télécopie d'Urba afin qu'il puisse me joindre. Mais nous essaierons en vain de comprendre le fonctionnement du standard d'Urba. Impossible de prendre les communications, impossible aussi d'appeler à l'extérieur.

Je m'attends à tout moment à voir surgir des policiers. La tension monte de plus en plus. Nous n'avons toujours pas mangé ce qui, ajouté à la fatigue, nous rend plus nerveux. Camille, imperturbable, continue à faire les scellés. Il est 20 heures.

À l'extérieur, c'est l'affolement. Henri Nallet a précipitamment quitté la convention nationale du PS et rejoint la Chancellerie avec une partie de son cabinet dès 15 heures. François Mitterrand, en week-end à Latche, est informé à deux reprises. Au Palais de Justice de Paris, à la huitième section du Parquet, la section criminelle, on a enfin trouvé un substitut pour me notifier officiellement mon dessaisissement. C'est Isabelle Paulat.

Elle se rend une première fois rue de Rochechouart. Ne connaissant pas l'adresse exacte d'Urba, elle descend de voiture et cherche, au hasard. Les OPJ et les journalistes la regardent faire, amusés. Aucun d'entre eux ne bouge. Elle sera contrainte de faire appel aux agents du commissariat de quartier qui la guideront jusqu'au 5 bis.

Yves Baudelot, l'avocat d'Urba, miraculeusement prévenu, arrive à son tour avec sa secrétaire. Tous trouvent portes closes. Yves Baudelot est fou de colère. Il est question d'appeler un serrurier. Si j'avais été présent, je crois que j'aurais poussé l'amabilité jusqu'à leur donner mes derniers jetons de téléphone...

Il faut en finir. Le standard d'Urba ne cesse de sonner. J'apprendrai même qu'une télécopie m'a été envoyée à 20 h 20 par Marie-Hélène Tric. C'est Yves Baudelot qui, probablement, la trouvera sur le fax de ses clients en prenant possession des lieux. Nous entassons les dernières pièces saisies dans deux cartons que nous entourons d'une ficelle et que nous scellons. II est 21 heures. Tout est terminé.

Je suis épuisé. Camille tient mieux le choc que moi. Elle m'a été très précieuse et j'ai apprécié sa détermination aux moments cruciaux. Nous descendons avec les cinq cartons de scellés que nous entassons avec nos sacs dans le hall. Je vais ouvrir. La nuit est tombée.

Isabelle Paulat, flanquée d'Yves Baudelot et de la secrétaire de ce dernier, suivie de près par Xavier Beneroso et Edwy Plenel, grand reporter au Monde, et par nos deux cerbères. Il sera écrit dans la presse que ceux-ci avaient reçu un ordre de leur hiérarchie pour le moins particulier : "Si le substitut et le juge en viennent aux mains, interpellez le juge !" Cela se passe de commentaires.

Yves Baudelot est odieux et la discussion est on ne peut plus vive. Il me barre la route de la sortie et je vois le moment où nous allons nous battre. Isabelle Paulat parvient à nous calmer. Elle souhaite me faire accuser réception de l'ordonnance de mon président confiant le dossier à Jacques Liberge. J'exige qu'Yves Baudelot, qui reste obstinément présent s'en aille. Il s'exécute.

Je lis aussi lentement que possible et les réquisitions du procureur, et le texte de l'ordonnance de Marie-Hélène Tric, non sans remarquer que sa transmission au parquet de Paris s'est faite par télécopie à 19 h 06. Le président et le procureur du Mans prétendront par la suite que cette décision m'a été notifiée en début d'après-midi ! Il est 21 h 15.

Je viens de signer mon dessaisissement dont le moins qu'on puisse en dire est qu'il constitue un précédent fâcheux. Rien n'empêchera dorénavant un président aux ordres de la Chancellerie, ou peut-être plus simplement trop influençable, de faire cesser d'une heure à l'autre des investigations dans tel ou tel dossier. À quand le dessaisissement en plein interrogatoire, au moment où l'inculpé avoue son crime, sous prétexte qu'il est le gendre d'un ministre ? Ou au beau milieu d'une autopsie lorsqu'on extrait la balle qui accusera à coup sûr telle célébrité du meurtre de son amie ?

Yves Baudelot exige que je fasse défaire les scellés et que ceux-ci soient replacés dans les armoires, trois étages plus haut. Je m'y oppose, très violemment. Isabelle Paulat est un peu débordée. Elle monte dans les locaux d'Urba, avec Yves Baudelot, téléphoner à la Chancellerie. Un des policiers me propose de rejoindre le substitut. Je refuse obstinément. Il n'est pas question que je discute du dossier avec un substitut, au siège même d'Urba, et, de surcroît, devant Yves Baudelot.

Nous attendons devant les cinq cartons dans le hall. Je m'aperçois alors que l'avocat d'Urba a pris la précaution de fermer à clé une des portes de la galerie menant à la sortie. Nous sommes coincés ! C'est bien notre tour. Camille me raconte aussi comment la secrétaire d'Yves Baudelot a fouillé mon sac de voyage pour s'assurer qu'aucun document ne s'y trouvait. Je pourrais, si ce n'était la crainte de sombrer dans le ridicule, porter plainte pour séquestration et voies de fait...

Trois quarts d'heure passent. Les portes ne sont rouvertes qu'à 22 heures. Je téléphone immédiatement à Jacques Liberge. Il vient seulement d'être averti de la décision de notre président et c'est proprement scandaleux. Si, comme on l'affirme, l'ordonnance de dessaisissement a été signée en début d'après-midi, il aurait dû être le premier informé ou alors, le dossier Urba est resté orphelin de son juge d'instruction pendant huit longues heures, ce qui est juridiquement aberrant.

Jacques me dit également qu'Henri Bertrou vient de lui téléphoner afin de le prier de ne pas s'occuper des scellés : la Chancellerie fait le nécessaire ! Jacques n'en a cure et demande à Jean-Pierre Pétillon, qui est sur place, au Palais de Justice du Mans, de télécopier une commission rogatoire à la direction centrale de la police judiciaire afin que les documents saisis soient rapatriés sur Le Mans dans les meilleurs délais. Je m'assure auprès des inspecteurs de la deuxième DPJ que les scellés seront gardés par leurs soins et je vais avaler quelque chose avec Denis Langlois, Xavier Benerroso et Edwy Plenel. Camille préfère se reposer un peu dans l'Espace.

Mon premier coup de fil est pour ma femme qui est morte d'inquiétude, puis pour Antoine Gaudino(10) qui est atterré de l'imbécillité et de l'impudence du pouvoir socialiste. Je souhaite faire une conférence de presse dès le lendemain et tout expliquer. Edwy Plenel m'en dissuade. Dans ce type d'affaire, me dit-il, mieux vaut attendre et ne pas brûler toutes ses cartouches à la fois. Il a raison, évidemment. Je vais les laisser venir. Ils sont si maladroits qu'ils vont, peut-être, commettre d'autres erreurs.

Une heure plus tard, je rejoins la Renault Espace. Je ne veux pas que nous nous en allions avant d'être sûrs que les cartons de scellés sont aux mains des policiers commis par Jacques Liberge. À minuit, un officier de paix prend en charge les cartons et me garantit que personne, et surtout pas l'avocat d'Urba, n'y aura accès.

Nous nous en allons enfin. La rue est encombrée de voitures de police et de journalistes. Il est une heure moins le quart. Nous partons, nous ne rejoindrons Le Mans qu'à 3 h 30, le 8 avril.

 

Le Mans, le 8 avril 1991.

 

La perquisition de la veille fait la une des bulletins d'informations du matin. Trois questions sont immédiatement posées, les seules qui méritent vraiment de l'être :

1. Étais-je dans mon bon droit en effectuant cette perquisition, ou bien ai-je abusé de mes prérogatives pour jouer au Zorro, au justicier, et pour mener une croisade à caractère personnel ?

2. La décision de me dessaisir est-elle juridiquement acceptable ?

3. Cette décision a-t-elle été imposée ou suggérée par le pouvoir en place ?

II est 9 h 30 lorsque j'arrive au Palais, après quelques heures d'un sommeil agité. Le président désire nous voir. Nous nous rendons, Jacques Liberge, Jean-Pierre Pétillon et moi, dans son bureau. Je m'attends à une discussion vive et sans concessions, J'essaie de m'y préparer, sachant bien que ce sera la première d'une longue série, avec mon président comme avec d'autres. Contre toute attente, l'atmosphère est plutôt détendue.

Marie-Hélène Tric estime visiblement avoir bien joué et être passée sans encombre à travers les obstacles. Elle est ignorante (peut-on le lui reprocher ?) du jeu médiatique et ne sait pas que le plus difficile est à venir. Elle nous dit même, et c'est assez cocasse, souhaiter que l'affaire Urba débouche malgré tout. Tout en l'écoutant parler, je me demande pourquoi elle n'a pas attendu quelques jours pour prendre sa décision. L'article 84 lui laissait un délai de huit jours. Elle aurait au moins pu attendre vingt-quatre heures de plus, afin d'entendre mes arguments, d'autant plus que sa décision n'est, par nature, pas susceptible d'appel.

Remonté dans mon bureau, je ne bougerai pas de mon fauteuil de la journée. Le téléphone sonne sans interruption, et il y a perpétuellement quatre ou cinq journalistes devant ma porte. J'essaie de répondre à chacun. Une communication téléphonique retient particulièrement mon attention. Franz-Olivier Giesbert, "FOG" pour les gens de presse, me donne le même conseil qu'Edwy Plenel : "Ne dévoilez pas votre jeu d'un seul coup, me dit-il. Gardez quelques cartes maîtresses que vous abattrez au moment voulu". Je suivrai si bien son conseil que je conserverai quelques atouts plusieurs mois encore, dont certains ne seront jamais connus du public.

Les grands médias ont, pour ce type de fait divers, trois sources d'information : les contacts téléphoniques avec les protagonistes de l'affaire et avec des techniciens du domaine concerné, les reportages effectués par leurs envoyés spéciaux et les dépêches de l'AFP (l'Agence française de presse). Ces dernières feront une large place aux communiqués de la Chancellerie et d'Henri Bertrou.

On apprend ainsi que le dossier Urba a été ouvert à ma seule initiative "au vu d'un soi-disant renseignement anonyme et grâce à une collusion évidente avec deux substituts du parquet du Mans" (Henri Bertrou), que le commissaire Pétrier m'a "lu le texte de l'ordonnance de dessaisissement signée de Marie-Hélène Tric" (une source judiciaire autorisée), que cette ordonnance a été rédigée dans la matinée du 7 avril (la Chancellerie), que j'ai omis d'aviser de mon transport à Paris et Bobigny les parquets compétents (une source judiciaire autorisée).

Cette dernière "information", largement reprise par certains journaux, a une histoire qui mérite d'être racontée. J'ai averti, par télécopie, les parquets de Bobigny et de Paris de mon déplacement dans leur ressort territorial. J'ai les preuves de cet envoi, elles figurent au dossier, sous la forme des accusés de réception de ces deux télécopies. Ce que je ne savais pas, c'est qu'arrivées aux parquets concernés, lesdites télécopies s'empileraient, avec d'autres, en attendant d'être lues le lundi matin ! Bien hâtivement, les services de la Chancellerie en ont conclu que j'étais parti incognito et en tiraient déjà un semblant de victoire. On raconte (est-ce exact ?) que le procureur général de Paris, Pierre Truche, a lui-même extrait, d'un air visiblement contrarié, la télécopie destinée au parquet de Paris, de la pile des fax de la veille...

C'est également par le canal de L'AFP que j'apprends que l'Inspection générale des services judiciaires a été saisie par le garde des Sceaux à cause "des graves manquements et des irrégularités observés au tribunal du Mans" (la Chancellerie). De fait, l'Inspecteur général en personne, accompagné d'un de ses inspecteurs, arrive au tribunal en fin de matinée. Ils passeront l'après-midi avec Marie-Hélène Tric et Henri Bertrou.

En début de soirée, je reçois un coup de téléphone d'un huissier, visiblement assez ennuyé. Il a une assignation en référé à me délivrer. C'est Yves Baudelot qui m'assigne devant Robert Diet, le président du tribunal de grande instance de Paris, avec mes deux collègues de l'instruction (rien que cela !) afin que les cinq cartons contenant les scellés soient restitués à la société Urbatechnic. L'audience est fixée au 10 avril à 10 heures.

Le texte de la requête d'Yves Baudelot est assez étonnant pour qu'il en soit donné quelques extraits :

"Attendu que Monsieur Thierry Jean-Pierre s'est auto-saisi d'une procédure concernant la société Urbatechnic… qu'il a cru pouvoir procéder à une perquisition au siège de la société... que bien qu'instrumentant de façon totalement irrégulière et pénalement répréhensible, Monsieur Jean-Pierre a néanmoins placé sous scellés des dossiers qu'il a regroupés dans cinq colis distincts.., que le comportement de Monsieur Thierry Jean-Pierre est à ce point illégal, qu'indépendamment des qualifications pénales qu'il recouvre, il constitue une voie de fait évidente (sic).. que la société Urbatechnic est donc fondée à demander que lui soient restitués les divers dossiers qui ont été placés sous scellés".

Je dois choisir un ou plusieurs avocats pour m'assister pendant l'audience de référé, mercredi. Je demande à Françoise Gallot-Lavallée et à Alain Pigeau de me défendre. Ils acceptent, sans hésiter. À eux deux, ils forment la défense idéale : l'une est socialiste, l'autre centriste, l'une est fougueuse, volontiers mordante, l'autre est d'apparence tranquille, presque placide. Ils me défendront parfaitement.

Dans un moment d'inattention, j'ai donné à un journaliste, dans la matinée, mon numéro de téléphone personnel. En rentrant chez moi, à 20 heures, je continue à recevoir des appels de journalistes. Ce n'est qu'après 23 heures, que je pourrai être tranquille et prendre un peu de recul.

Je décide, et ma femme en fait autant, de ne regarder la télévision et de ne pas écouter la radio. Nous nous contenterons de lire la presse. L'image, comme quelquefois le son, peut en effet être aussi caricaturale que meurtrière. En tout cas, elle blesse, beaucoup plus qu'un article de presse écrite, toujours contrebalancé par celui d'un journal concurrent. Je décide aussi de ne pas aller sur les plateaux de télévision, de n'accorder aucune interview, et de réserver d'éventuelles déclarations à une seule émission télévisée, si possible longue, de façon à pouvoir m'expliquer complètement.

En réalité, il me sera bien difficile de tenir ces bonnes résolutions. Il y aura toujours devant le Palais, pendant les deux semaines à venir, une équipe de télévision qui essaiera d'obtenir une réaction à tel ou tel rebondissement. Quant à la presse écrite, je constaterai bien vite la nécessité de répondre, d'une façon ou d'une autre, aux contrevérités énoncées ici ou là. Il me reste cependant le choix du média et le choix du moment. À moi de jouer et d'évaluer correctement les changements de situation.

 

Le Mans, le 9 avril 1991.

 

"Silence ! On verrouille... Le pouvoir en flagrant délit... Motus et bouche cousue...", les titres de la presse du matin sont significatifs. Aux yeux de l'opinion, la cause est déjà entendue et le pouvoir socialiste s'emmêle dans l'écheveau qu'il a créé : le réseau Urbatechnic-Gracco piège ceux-là mêmes qui l'ont mis en place. Plusieurs commentateurs soulignent l'étrangeté et l'humour involontaire de la motivation de l'ordonnance de Marie-Hélène Tric qui me dessaisit "pour une bonne administration de la justice".

Le Syndicat de la magistrature et la très droitière Association professionnelle des magistrats montent au créneau et me défendent, suivis par l'Observatoire des libertés, le Forum pour la justice et, dans une moindre mesure, l'Association française des magistrats instructeurs. Seule, l'Union syndicale des magistrats par la voix de son secrétaire général, Jean-Luc Sauron, est acide : "Je remarque qu'il est bizarre qu'une enquête qui commence par un accident de travail se termine par une plainte pour faux et usage de faux", dit-il. Et encore : "La magistrature n'a pas besoin d'une telle affaire". Ce qui est bizarre, c'est que la vénérable Union syndicale des magistrats, habituellement aussi mesurée que prudente laisse, à sa tête, un secrétaire général à ce point à l'écoute du doux murmure de l'establishment judiciaire...

Côté politique l'affaire est immédiatement mise en scène pour servir d'autres intérêts que ceux de la justice. Deux réactions me font cependant plaisir : celle de Jean-Louis Debré qui dénonce avec vigueur cette atteinte à l'indépendance de la justice, et celle de Philippe de Villiers qui me téléphone pour me féliciter et m'assurer de son soutien.

À l'Assemblée, c'est du délire ! Georges Kiejman doit défendre cet après-midi son projet de loi sur les voies d'exécution. Le débat dérape immédiatement sur l'affaire Uba-Gracco et manque de se transformer en un match de catch à quatre, opposant Georges Kiejman et Henri Emmanuelli d'un côté des cordes et Philippe de Villiers et le député RPR Pierre Mazeaud de l'autre. Notre ministre de la Justice, décidément très délégué, doit sortir du Palais-Bourbon sous la protection des huissiers de l'Assemblée. Il faut dire que son intervention improvisée à l'adresse de l'opposition est remarquable d'agressivité. "Vous défendez un jeune juge que certains d'entre vous ont égaré", assène-t-il ; ou encore "Madame le Président du tribunal du Mans a droit à votre respect, même si elle n'a pas avec vous les mêmes liens que le juge Jean-Pierre" ; et pour finir "Le juge s'est mis dans une situation de cambriolage judiciaire".

Georges Kiejman se garde bien de donner des noms et de dire quels sont ces hommes politiques de droite avec qui j'ai de tels liens. Il faudra que, dans les jours à venir, je dise, d'une façon ou d'une autre, que j'ai toujours été de gauche et que, même si c'est bien difficile, je le suis encore. La maladresse du ministre contribue à l'exaspération de l'opposition qui décide de déposer une motion de censure.

Au Parti socialiste, où le non-sens juridique semble à l'ordre du jour, cela ne va guère mieux. Jean-Jack Queyranne(11), le porte-parole du Parti, annonce, triomphal, que la société Urbatechnic vient de déposer plainte contre X devant le procureur de la République de Paris pour violation de domicile et tentative de vol avec effraction ! C'est à hurler...

Au Mans, l'inspection générale des services judiciaires ne chôme pas. Édouard Wawrzyniak est entendu pendant quatre heures et Noël Tromparent(12) survit assez bien à cinq heures d'interrogatoire. En envoyant l'Inspection au Mans, Henri Nallet a un objectif : prouver qu'il y a eu coup monté et l'annoncer le plus rapidement et le plus fort possible à l'opinion publique. Mais l'affaire est plus difficile n'y paraît, Édouard et Noël sont parfaitement rompus aux techniques d'interrogatoire et restent sûrs d'eux et déterminés. Ils n'ont rien à cacher et tentent d'expliquer ce qui s'est réellement passé dans ce dossier.

Peu à peu, les inspecteurs changent de ton et passent de l'agressivité courtoise à la conversation de salon. Aussi, quand ils demandent à me rencontrer, en fin de matinée, ils sont si affables que j'accepte d'être entendu dans la soirée, reconnaissant avec eux que le plus tôt sera le mieux. C'est une erreur, et je ne tarde pas à le réaliser. Il vaudrait mieux que j'en sache un peu plus sur leurs objectifs précis et que j'arrête, dans le calme, une stratégie à leur opposer. Je les reverrai dans l'après-midi et nous conviendrons ensemble d'une audition à Paris le 11 avril, à compter de 15 heures.

Peu après la libération (logique) de Monsieur X., le délégué d'Urba, par Jacques Liberge, les cinq cartons de scellés arrivent enfin, de Paris. Ils auront mis quarante petites heures pour faire les deux cents kilomètres qui séparent Paris du Mans ! Les apercevant par hasard, dans le cabinet de Jacques, je remarque immédiatement qu'ils ne sont pas placés dans l'ordre où nous les avons mis, ma greffière et moi. Je fais venir Camille pour qu'elle nous dise ce qu'elle en pense. Elle confirme le fait, sans hésiter le moindre instant. Les scellés ont été manipulés !

 


Notes (SH)

 

(1) Camille Chevrollier, greffière du juge Jean-Pierre. Qui écrira d'elle : "elle sera toujours là dans les moments difficiles".
(2) Syndicaliste policier, acteur de l'affaire Urba, écrivit de lui, dans une notice nécrologique parue le 20 juin 2002, le quotidien Le Monde. Et d'ajouter, sous la signature de Hervé Gattegno : "La cicatrice restait douloureuse, malgré les années écoulées. Chez Gérard Monate, l'épreuve des "affaires" avait laissé comme une blessure de guerre, dont il ne tirait aucune gloire mais qui le taraudait, parfois, lorsque resurgissait, au fil de l'actualité, la question lancinante du financement des partis politiques. Décédé lundi 17 juin à l'âge de 78 ans, à Albi (Tarn) où il s'était retiré, cet ancien policier et syndicaliste avait fini par devenir, à son corps défendant, un expert en la matière, toujours prêt à répondre aux questions, avec gentillesse et sans faux-fuyant. PDG d'Urba-Gracco (1984-1990), groupe de bureaux d'études dont la vocation était de collecter des fonds pour le Parti socialiste et dont le nom reste accolé à une tourmente judiciaire qui devait l'emporter, Gérard Monate voulait encore expliquer, plus de dix ans après, qu'il s'était efforcé de mettre en place un "système propre" quand tant d'autres ne l'étaient pas.
Lui était socialiste, et ne s'en cachait pas. De l'espèce des militants de cœur, prêt à se dévouer pour "le parti" jusqu'au sacrifice. Né le 4 août 1923 à Paris, dans une famille ouvrière de Belleville, Gérard Monate était entré à 15 ans à l'école des mousses, avait rejoint les Forces françaises libres en Afrique du Nord dès le début de la guerre, puis débarqué en Provence avec les Alliés. Devenu gardien de la paix en 1945, il suit la voie de ses convictions, s'engage dans le syndicalisme, dont il gravira les échelons avec l'obsession proclamée de "rapprocher la police des citoyens".
Sous le gaullisme autoritaire, les policiers sont en première ligne dans la répression de l'indépendantisme algérien, sous la férule d'un préfet de police nommé Maurice Papon. À la tête du Syndicat des gardiens de la paix (SGP), Gérard Monate plaide alors pour "le droit d'interrogation indiscutable sur la légalité d'un ordre". En mai 1968, il organisera la diffusion, dans les commissariats, d'une lettre du préfet Maurice Grimaud, dont il partage le credo : "Frapper un manifestant à terre, c'est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière". En 1971, il fonde la Fédération autonome des syndicats de police (FASP), qui restera durant près de vingt ans le pilier du syndicalisme policier français.
En 1981, lorsque la gauche parvient au pouvoir, Gérard Monate retrouve M. Grimaud au cabinet de Gaston Defferre, premier ministre de l'intérieur de François Mitterrand. Il en part en 1984, en annonçant pudiquement ses nouvelles fonctions : "administrateur d'une société d'études du Parti socialiste". Créée après le congrès d'Épinay pour financer le PS naissant, la société s'appelle Urba et le scandale qui va l'atteindre, au printemps 1990, apportera à Gérard Monate une seconde notoriété dont il se serait bien passé.
L'affaire Urba met alors en évidence l'asservissement de la justice par le pouvoir mitterrandien, en même temps qu'un vaste système de collecte illégale au profit de la campagne du président socialiste. Fidèle à ses principes, Gérard Monate assume, devant les juges et devant l'opinion. Alors que le PS prépare, dans l'urgence, une loi d'amnistie, il accuse, dans Le Monde du 6 décembre 1989, les dirigeants de son parti d'avoir "démissionné moralement" et explique qu'un réseau centralisé écarte le risque de corruptions individuelles, face aux systèmes concurrents, tel celui monté par le promoteur Jean-Claude Méry au service du RPR.
Lui qui a connu les procès et les condamnations, et le long silence de ses amis politiques - que Pierre Mauroy et Michel Rocard s'emploieront, plus tard, à briser -, confiait, après la publication de la fameuse "cassette" de son concurrent gaulliste, mort en 1999, et qu'il avait bien connu : "Il lui est arrivé la même chose qu'à moi. Les partis ne se conduisent pas toujours très bien avec ceux qui les servent..." [© Le Monde].
(3) J. Montaldo (né en 1941), journaliste d'investigation unanimement décrié, sous prétexte qu'il est "de droite" (ce qu'il faudrait d'abord prouver). A écrit de nombreux ouvrages sur les dérives du système mitterrandien. C'est lui qui a fourni au juge Jean-Pierre l'essentiel des documents accusateurs (quelques-uns des "cahiers Delcroix").
(4) J. Liberge, juge d'instruction, collègue de Th. Jean-Pierre.
(5) H. Bertrou, "la soixantaine élégante et perpétuellement bronzé" (Thierry Jean-Pierre, op. cit., p. 13) était alors le Procureur de la République du Tribunal du Mans.
(6) Marie-Hélène Jean-Pierre, épouse de Thierry, et magistrat elle-même.
(7) JP Pétillon, juge d'instruction, collègue de Th. Jean-Pierre.
(8) Yves Baudelot, "l'avocat du Parti socialiste", est ce même personnage qui s'est récemment permis (en compagnie de son confrère JY Bredin, autre socialiste) mi-décembre dernier, de traiter de "sinistre" l'arrêt de la cour de Révision, et a osé de parler de l'affaire Seznec comme d'une "erreur judiciaire" (Le Monde du 16 décembre 2006). Accusation et affirmation gravissimes. Et on parlera encore des avocats comme des "auxiliaires de justice" ! Le juge Jean-Pierre raconte (op. cit., p. 179) que le 19 avril 1991, un des avocats de la Ligue des contribuables (dont l'action comme partie civile avait été déclarée irrecevable) apostropha son confrère, Me Baudelot, en ces termes : "Vous êtes une honte pour notre barreau. Vous aurez du mal, le matin, à vous regarder dans une glace !"
(9) H. Emmanuelli a été mis en examen à ce titre, puis reconnu coupable de complicité de trafic d'influence et condamné fin 1997 à dix-huit mois de prison (avec sursis) et à deux ans de privation de ses droits civiques.
(10) Cet inspecteur de police marseillais, à l'origine de la révélation du scandale d'Urba (il avait mis la main sur les fameux "cahiers Delcroix"), en a été la première victime. Pour avoir publié un livre audacieux sur ses déboires d'enquêteur, il a été radié !
(11) L'actuel président du Conseil régional Rhône-Alpes.
(12) Édouard Wawrzyniak et Noël Tromparent, les deux substituts du procureur du Mans.

 

© Extrait (des pp. 115-144) de Thierry Jean-Pierre, Bon appétit, Messieurs, Fixot, 1991, 259 p.

 

 

 


 

 

Textes soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.