Que de malversations, que de crimes, que de mélanges des genres nous rapporte le juge Murciano ! Et comme on le comprend, lorsqu'il cite son "excellent collègue" Thierry Jean-Pierre ! Leurs "clients" sont bien souvent les mêmes !

 

"La franc-maçonnerie est l'outil logistique de la puissance de l'argent, qui est à la base de la corruption." (J. P. Murciano, in L'Express du 12/07/2001).

"La justice française semble cacher de nombreuses imperfections. Alors que le pouvoir de l'argent domine la société et que le pouvoir politique domine la justice, peut-on supposer que les principes mêmes de la démocratie sont en danger ?" (JPM)

 

Des affaires comme celles que j'ai retracées jusqu'ici ne m'avaient pas encore irréfutablement démontré l'existence de véritables mafias associant politiciens corrompus, fonctionnaires vénaux, financiers véreux et gangsters de bas étage. Mais l'action souterraine de tels réseaux organisés s'est dévoilée dans l'intervalle, dès que le hasard m'a conduit à m'intéresser aux tractations immobilières du littoral.

Cela a commencé avant 1993, lorsque je me suis trouvé chargé d'explorer les fondations d'une opération surnommée la "Batterie de la Maure". Cette appellation était celle d'un vieux fort militaire qui avait naguère hébergé un dépôt de munitions en surplomb du magnifique rivage de Vallauris. À travers la société publique Aérospatiale, le ministère de la Défense y demeurait propriétaire d'un terrain quasiment invendable dès lors que, site classé, il demeurait inconstructible.

Par des voies mystérieuses, un nommé Cros en avait pourtant reçu promesse de cession moyennant 18 millions de francs, sous réserve justement de l'obtention d'un permis d'y construire. Sans doute aidé au début par son puissant vendeur de ministère, par le préfet et par le maire Pierre Donnet, il avait bientôt décroché ledit permis, que les plans d'exécution allaient largement dépasser en vue d'édifier une résidence de grand luxe avec terrasse et piscine individuelle pour chaque appartement. Alléchés, des promoteurs suédois avaient ensuite racheté le projet et commencé à le réaliser en investissant jusqu'à 100 millions de francs (15 millions d'euros) pour édifier deux étages au-dessus de 5 500 mètres carrés de parkings souterrains avant que les autorités ne fassent bloquer l'entreprise par le tribunal administratif, aiguillonnées qu'elles étaient par les nombreuses plaintes des riverains.

Ce sont ces malheureux Suédois que j'inculpe en premier lieu, sur la base des indications qui me semblent normalement fournies par Marie-Claire Estabes, la directrice du service juridique contentieux et foncier de la DDE, la Direction départementale de l'Équipement. Mais l'architecte ardéchois que j'inculpe logiquement proteste ensuite :
- Tout m'a paru parfaitement en règle jusqu'à ce que je demande le permis de raser l'ancien fort.
Là, à ma grande surprise, les gens de la mairie et de la DDE sont venus me notifier que l'architecte en chef des Bâtiments de France s'opposait catégoriquement à la réalisation du projet. Mais ils ont aussitôt ajouté que, pour passer outre à son veto, il me suffirait de leur représenter les mêmes plans sous l'intitulé de "projet d'aménagement", et non sous celui de "projet de démolition".

De fait, je vérifie aussitôt qu'un projet rigoureusement identique a été déposé le jour même du retrait du précédent. Pour gagner du temps, la nouvelle expression "d'aménager" du permis d'aménager avait même été rajoutée sur un collant par-dessus les anciens mots "de démolir" du permis de démolir. Et les fonctionnaires de l'Équipement me confirment sans se faire prier que ces dispositions ont été prises sur ordre exprès de leur hiérarchie.

Je me trouve ainsi devant la désagréable obligation d'inculper la directrice du service juridique contentieux et foncier de la DDE en même temps que le sous-préfet dont elle dépend. Déférés puis condamnés ultérieurement en tribunal correctionnel, ils interjettent appel. Marie-Claire Estabes finira par s'entendre relaxer en considération du fait qu'elle n'a agi que sur l'ordre du sous-préfet, dont la condamnation se trouvera au contraire confirmée.

Mais l'arrêt les concernant ne devait être rcndu que bien longtemps après qu'une seconde et beaucoup-plus grave affaire m'eut incité à mettre en cause les grands et petits mondes gravitant autour de la même responsable de l'Équipement.

 

En cette époque de crise, presque tous les milliardaires en pétrodollars du monde se sentaient tenus de se faire édifier une fastueuse résidence sur la Côte d'Azur. Mais les plans d'occupation des sols et autres restrictions administratives entravaient souvent la magnificence de leurs munificents projets de constructions. Aussi s'en remettaient-ils généralement à l'agent immobilier le plus réputé de la Croisette, à Cannes.

Ancien rapatrié d'Algérie, Claude Muller ne parle pas seulement l'arabe : il passe pour évoluer au milieu des réglementations foncières et d'urbanisme comme un grand poisson dans l'eau trouble. C'est ainsi qu'il fut amené à construire le palais de l'émir du Qatar sur les hauteurs de Cannes, pour lequel ce dernier déboursa environ 150 millions de francs.

Satisfait de cette prestation, dont il fut établi plus tard que son prix réel était à peu près trois fois moindre, son excellence Issa al-Kawari, Premier ministre du Qatar, lui confie l'édification de sa propre résidence.

Se reposant sur ses mandataires en ce qui concernait la réglementation en vigueur, le ministre se montra peu regardant sur le montant de la facture dès lors que la maquette qui lui fut présentée reçut son agrément.

On imagine aisément le désarroi de notre Premier ministre, pourtant, quand ayant déboursé plus de 50 millions de francs, versés à Genève, il apprit que des huissiers de justice, munis d'une ordonnance du président du tribunal de Grasse, étaient en train de faire édifier un mur séparatif le privant de l'accès à sa propre villa, à la requête de son voisin koweitien !

Il découvrit ainsi non seulement avoir construit sur une zone "non aedificandi" (non constructible), mais encore sur le terrain de son voisin. Qui plus est, il lui fut donné connaissance, par là même, de dépassements de surfaces construites très importants eu égard à la capacité réelle du terrain acquis, et de la sanction encourue, à savoir la démolition de l'essentiel de sa résidence.

Il entreprit aussitôt de déposer une plainte pour escroquerie, et je me souviens encore de la phrase qu'il prononça lorsque je l'entendis pour la première fois à propos de cette maison qu'il n'avait finalement jamais occupée, mais qui lui avait coûté si cher :
- Je croyais acheter une demeure, monsieur le juge, pas des embêtements...

Et de nouveau, cette affaire qui allait me mobiliser pendant de nombreux mois m'échappa par le biais d'un dessaisissement ordonné par la chambre d'accusation d'Aix-en-Provence. L'une de mes collègues fut désignée pour me suppléer, puis, à son départ pour une autre juridiction, son successeur dans le même cabinet.

La première n'effectua aucun acte, ce qui a au moins le mérite d'échapper à la critique, et le second se contenta d'une audition pour éviter que la prescription ne fût acquise.

Peine perdue, puisque quelques jours à peine après ma confrontation devant le Conseil supérieur de la magistrature, sous la même présidence de M. Cannivet, l'assemblée plénière de la Cour de cassation mit un terme définitif à ce dossier pour des raisons d'ordre procédural.

Une fois encore était démontré que le changement de juge, décidé par une chambre d'accusation afin que les procédures évoluent mieux et plus vite, constitue en réalité un coup de frein à la recherche de la vérité - dans le meilleur des cas - et, le plus souvent, sonne le glas des enquêtes en cours.

 

Changer de juge est donc un excellent moyen pour les réseaux d'influence qui nourrissent l'intention de mettre un terme à l'avancement d'une enquête gênante. Mon ex-collègue, Thierry Jean-Pierre, qui sait de quoi il parle, a écrit en 1995 un petit ouvrage de vulgarisation tout à fait remarquable où il expose de façon méthodique, avec talent et humour, en quelques lignes bien senties, comment entraver la mission des juges d'instruction trop zélés. Après avoir rappelé que la meilleure méthode pour le Parquet consiste à ne point les saisir, il évoque, entre autres, le jeu des mutations-promotions qui aboutit, de façon beaucoup plus feutrée et discrète, au même résultat que les dessaisissements.

Tout magistrat normalement constitué aspire en effet à accéder au grade immédiatement supérieur au sien, et dès que ce souhait se réalisera, il postulera aussitôt pour tenter d'atteindre une marche supérieure dans cette ascension que constitue la carrière. L'un de mes enseignants à l'École nationale de la magistrature ne plaisantait-il pas lorsqu'il énonçait, non sans une certaine malice, que "tout le temps passé au travail était perdu pour l'avancement" ?
Ce faisant, lorsqu'un magistrat du siège, comme le juge d'instruction, sollicite une nouvelle affectation, il doit établir une liste la plus large possible de postes qu'il s'engage expressément à rejoindre. Il renonce ainsi à la protection statutaire qui fait que les juges sont par principe inamovibles, à savoir qu'il n'est pas possible pour le pouvoir exécutif de les muter d'office, lorsque par exemple ils se trouvent en charge d'un dossier sensible.

Pour ma part, n'ayant jamais sacrifié au rituel de la "fiche de desiderata", deux solutions seulement subsistent : le dessaisissement de la procédure ou la mutation disciplinaire, comme on le verra plus loin.

L'affaire de la villa al-Kawari et ses péripéties me permit néanmoins de toucher concrètement du doigt certains mécanismes du blanchiment de l'argent, quand j'interrogeai un samedi soir, vers 19 h 30, le gérant de la société de Vaduz où son excellence le Premier ministre du Qatar avait été invité à verser des fonds.

Un avocat de renommée internationale, longtemps retranché derrière les conventions diplomatiques et l'éternel secret professionnel lié à son ordre, m'éclaira sur ce sujet lorsqu'il fit l'objet d'un mandat d'amener notifié sur le sol français le 15 mars 1993, alors qu'il venait par ailleurs de subir une garde à vue dans le cadre d'une autre enquête, après l'assassinat dans les sous-sols de l'hôtel Gray d'Albion de Cannes de l'une de ses plus proches relations, l'avocat Me Lucien Henrisey.

Ce samedi était précisément le jour de son anniversaire et un taxi l'attendait devant le tribunal de Grasse pour le conduire, dans la meilleure hypothèse, jusqu'à l'aéroport de Nice. Un dernier avion pourrait éventuellement le reconduire vers Genève où son épouse faisait patienter de nombreux invités.
C'est dire que mon témoin était pressé de coucher sur le procès-verbal ce qu'il avait à me déclarer. À tel point que lorsque le ruban de l'anachronique machine à écrire réclama d'être remplacé, c'est lui-même qui se chargea de l'opération, estimant que ma greffière ne s'exécutait pas assez vite. Et il ne se hâta pas moins de me renseigner :
- La société qui vous intéresse fait partie d'une cinquantaine de coquilles vides que je maintiens en permanence à la disposition de mes clients. Pour réaliser des opérations bien précises et limitées dans le temps, comme la villa dont vous vous occupez, les uns ne peuvent qu'y verser de l'argent, comme le ministre, les autres ne peuvent qu'en retirer, comme l'agence immobilière... À l'issue de l'opération, je verse le reliquat sur un compte numéroté que m'indique le donneur d'ordre "out", et la société se trouve à nouveau libre pour un nouveau client.

Plus tard, ce type de système fera l'objet de maintes dénonciations et poursuites tant au Liechtenstein qu'au Luxembourg, à Monte-Carlo qu'à Genève, au Panama ou aux îles Caïman, que ce soit au sujet de financements politiques, de corruptions pétrolières ou de trafics d'armes.

 

Quoi qu'il en soit, après le dossier du conseil régional PACA, celui de la villa du Qatar était en réalité le troisième dont la chambre d'accusation m'avait jugé indigne, ce qui était certes peu au regard des 1 700 procédures, environ, que j'ai traitées au tribunal de Grasse. En effet, un deuxième dossier avait connu entre-temps un sort identique, qui présentait avec celui du Qatar des liens de connexité tels qu'ils ne pouvaient qu'aboutir à mon dessaisissement. Mais si cela m'apparaît évident aujourd'hui, tel n'était pas le cas dans le feu de l'action, quand j'instruisais sans le savoir ce que l'on pourrait appeler une affaire d'État, alors que je croyais poursuivre une simple infraction aux règles d'urbanisme.
Lors d'une audition, des représentants de l'émir du Qatar m'avaient signalé en effet qu'avant le terrain objet de notre contentieux, l'agence leur avait proposé une villa, idéalement située et d'une immense surface habitable, qui n'avait finalement pas retenu leur attention.

S'agissait-il d'une tentative d'escroquerie complètement distincte ? Le procureur Farret semblait le craindre, puisqu'il s'est empressé d'ouvrir une information sur cette question. De surcroît, le président du tribunal de grande instance m'a considéré comme le mieux à même de la mener à bien.

Et nous avons contribué du même coup à faire éclater l'un des plus mystérieux et retentissants scandales en la matière.

 

Il s'agissait des 17 498 mètres carrés - près de 2 hectares - de l'un des plus beaux emplacements de toute la Côte d'Azur : l'extrême pointe du cap d'Antibes. Situé en amont du phare de la Garoupe, ce terrain en principe non constructible, dit de la presqu'île de l'Ilette, n'était occupé que par les ruines d'une ancienne petite masure.
La propriétaire en était une vieille dame américaine, Mme Georgette Saffian. Presque chaque année, elle renouvelait sa demande de permission pour restaurer, voire agrandir un peu son inhabitable maison, comme cela pouvait être toléré. Mais Pierre Merli, le maire et député radical d'Antibes, ancien résistant et compagnon d'évasion de François Mitterrand, n'avait jamais cessé de s'y opposer. Antoine Lozano, soi-disant homme d'affaires de la vieille dame, avait donc fini par la convaincre de vendre pour la somme relativement modique de 7 millions de francs.

Péripétie consternante, spéculant sur la confusion faite par sa cliente âgée entre anciens et nouveaux francs, l'homme d'affaires indélicat ne lui avait d'abord versé que... 70 000 francs ! Mais sa supercherie avait été heureusement détectée, et il l'avait payée d'une peine de trois années de prison ferme.

Totalement extérieur à cette minable histoire, l'acheteur se trouvait avoir été découvert par Claude Muller, l'agent immobilier déjà rencontré dans l'affrontement entre les ressortissants du Koweït et du Qatar. Quant à la société civile immobilière constituée pour l'achat et le réaménagement de ces ruines du cap d'Antibes, elle appartenait à son propre gendre, Christian Pellerin. P-DG de la Saari-Seri, ce grand promoteur immobilier était lui aussi réputé proche de François Mitterrand et renommé comme l'un des principaux constructeurs du nouveau quartier de la Défense, près de Paris.

Christian Pellerin se trouvait à ce titre impliqué, à l'époque, dans une sombre histoire concernant la Tour du pétrolier BP dont il allait se tirer par un non-lieu, avant d'être poursuivi pour "délit d'initié" dans l'affaire de la Société générale. Il allait être de nouveau inquiété dans le cadre de sa nouvelle acquisition qu'on appela depuis, dans la procédure, la "villa Pellerin".

Alertée par l'importance de la noria de camions venant œuvrer à la prétendue restauration du site antibois, une voisine, Mme Monmarson, avait multiplié les protestations auprès de la préfecture et de la Direction départementale de l'Équipement, dont je n'avais à ce moment-là pas encore confondu la responsable. Une inspection aérienne organisée par cette dernière n'avait pourtant, paraît-il, guère relevé d'anomalie grave sur le chantier de la société civile immobilière Chemin du Cap, gérée par des collaborateurs de Pellerin, puis par lui-même. Bien qu'il n'y eût d'abord été dressé procès-verbal que d'un minime dépassement de la surface aménagée, la DDE maritime s'était curieusement crue obligée de faire rehausser de 4 mètres le phare de l'Ilette, situé en contrebas de la maison prétendue en restauration, ce qui démontrait que l'administration publique avait une parfaite connaissance de l'ampleur de la construction en cours, qui rendrait inefficace l'ancien phare au regard des ombres portées dues au nouveau bâtiment.

Toutes ces choses devaient suffire pour me convaincre de vérifier par moi-même au cours d'une perquisition.

 

Sur place, le 8 janvier 1993, je ne me contente évidemment pas de la compagnie d'officiers de police judiciaire impassibles et de fonctionnaires de l'Équipement un peu nerveux. Comme le commande la procédure, je réquisitionne deux témoins impartiaux, en l'occurrence les jardiniers, respectivement marocain et portugais, des deux résidences limitrophes, propriétés présentement inoccupées de richissimes familles allemandes. Leurs employés s'étonnent à peine.
- Vous voulez visiter ce chantier-là ? Vous en avez pour un moment. Parce que c'est immense, là-dedans !
- C'est vrai ! Rien que pour faire le tour du sous-sol, il vous faudrait un vélo...

Ils ont raison. Dès l'arrivée du serrurier que j'ai convoqué, je constate en premier lieu que la villa prétendue de plain-pied se trouve en réalité surélevée d'une sorte de vaste entresol en étage. Dans une magnifique cuisine, par ailleurs équipée d'une superbe cave à vins, je repère la porte verrouillée de ce qui apparaît comme un grand monte-charge et j'interroge les représentants de la DDE :
- A votre avis, à quoi peut bien servir un ascenseur dans une maison construite en rez-de-chaussée ?
- C'est bien ce que nous nous étions demandé, nous aussi...

En fait, ils ont forcément compris avant moi que cet ascenseur est prévu pour desservir un niveau inférieur. Car en dessous, derrière un faux socle jalonné d'arcades et de niches abritant des statues, des regards habilement colmatés par des bâches, des rouleaux de pelouse et des faux rochers en matière plastique se révèlent aménagés, éclairant un sous-sol atteignant 1 650 mètres carrés !

Je m'apprête à y forcer un passage quand l'un des jardiniers signale :
- Ce n'est pas la peine de rien défoncer, là : il y a une petite porte, derrière...

Ce n'est donc pas sans aplomb que les fonctionnaires de la DDE vont ensuite expliquer à la presse :
- C'est sans doute l'infraction la plus importante qui ait jamais été enregistrée dans l'histoire de notre profession. Mais nous avions été parfaitement abusés jusque-là par le maquillage d'indécelables trompe-l'œil. Seuls les puissants moyens coercitifs du juge d'instruction lui ont permis de ne pas s'y laisser prendre.

Goguenard, je les ai enjoints par la suite de refaire plus scrupuleusement leurs arpentages et mesures !

Cela dit, en étudiant attentivement les plans, je remarque que l'assise de rocher a été forée assez profondément pour y loger en dessous du niveau de la mer non seulement un groupe électrogène capable de fournir toute l'énergie nécessaire en cas de panne de courant extérieure, mais une sorte de chambre forte en forme de bunker blindé. Cela achève de me décider, le 29 janvier 1993, à mettre en examen l'architecte Pierre Bergeret, qui ne tente pas de finasser :
- Bien sûr que je savais que tout ça n'était pas réglementaire, monsieur le juge. Mais mettez-vous à ma place : mon client m'a toujours garanti qu'il obtiendrait toutes les dérogations voulues des ministres auxquels je l'entendais téléphoner à tout bout de champ, voire que je croisais dans son antichambre... Dans cette perspective, il m'avait même recommandé de préparer un album de photos permettant de comparer le site avant et après les embellissements que nous allions y apporter, pour une fois que je pourrais réaliser librement quelque chose de vraiment réussi !
- Vous avez pourtant déployé pas mal d'énergie à tenter de dissimuler l'entrée des sous-sols ?
- C'est vrai. Mais c'est la directrice de l'Équipement elle-même qui m'avait convoqué pour m'avertir de son inspection et m'annoncer qu'elle me laissait un délai de trois semaines pour faire disparaître toute anomalie flagrante... D'ailleurs, quand son collaborateur, M. Daniel Baccard, est venu en son nom opérer un contrôle superficiel et expéditif, il l'a conclu en me faisant un clin d'œil qu'il a commenté par l'appréciation : "Chapeau pour le camouflage !"

 

Dans ces conditions, je ne peux que mettre en examen au sujet de la villa Pellerin la directrice de la DDE que je viens quasiment de mettre en examen aussi pour l'affaire de la Batterie de la Maure. Auparavant, je l'avais fait à tout hasard placer quelque temps sous écoute téléphonique.

Cette surveillance ne s'avéra pas totalement inutile. Elle permit tout d'abord de comprendre que certains dossiers avaient été ostensiblement laissés en vue afin que les officiers de police judiciaire puissent les saisir à l'occasion de la perquisition probable à laquelle toute la famille s'attendait. Les dossiers en question se révéleront contenir des documents mettant en cause ou provoquant à incriminer, dans une quinzaine d'anciennes affaires comparables, la plupart des préfets qui s'étaient succédé jusque-là à la tête du département.

Quant au mari de Marie-Claire Estabes, j'apprendrai qu'il a été débauché de la DDE pour devenir... directeur général de l'entreprise de Christian Pellerin ! Ce n'est pourtant pas son puissant patron, mais un simple maraîcher, très populaire dans tous les milieux de la région sous le surnom de "Marcel la Salade", que le mari a appelé aussitôt au secours :
- Mon épouse vient d'être placée en garde à vue.
- Ce n'est pas grave : je vais m'arranger pour qu'elle sorte dès ce soir... Dites-moi qui s'en occupe... Parfait !

Ce haut responsable de la franc-maçonnerie locale ne se trompait que sur la date. Au vu du dossier, mon collègue chargé d'exercer la fonction de juge de la détention - dont l'institution avait déjà été tentée sans grand succès pendant quelques mois à cette époque - ordonne au contraire une incarcération provisoire. Mais, sur appel de l'avocat de la prévenue, la toujours prévenante chambre d'accusation libère bientôt celle-ci.

 

Les propos recueillis me conduisent néanmoins à confier aux officiers de police judiciaire le soin d'organiser une perquisition chez le sulfureux maraîcher dont le surnom évoque, avec une ambiguïté parfaitement voulue, tant sa profession que sa propension à régler les "salades", à savoir les problèmes dans le jargon du milieu.

Effectivement le sobriquet n'est pas usurpé au regard des documents que les gendarmes de la section des recherches de Marseille vont pouvoir consulter et saisir, ce qui fera dire à l'un d'entre eux qu'il se croyait à la Bibliothèque Nationale. Demandes de services et interventions en tous genres, indications sur des personnalités haut placées se retrouvent soigneusement entassées et révèlent que Marcel est en relation avec les élus locaux, ce qui n'est pas une surprise, mais aussi avec nombre de magistrats, policiers, gendarmes, fonctionnaires préfectoraux, lesquels peuvent croiser au hasard de réunions fort conviviales les plus éminents représentants de la pègre locale.
Une telle prouesse n'était pas aussi difficile à réaliser que l'on croit, comme me le confia un officier de police judiciaire du SRPJ de Nice, qui m'apprit comment les choses se mettaient en place, tout naturellement.

Ce fonctionnaire, ayant été muté en cours d'année scolaire, dut rejoindre la belle ville de Nice seul, en attendant d'organiser quelques semaines plus tard le déménagement de sa famille. Il se trouvait donc un peu isolé dans sa nouvelle affectation, et c'est en toute amitié qu'un de ses collègues lui proposa un soir de l'accompagner chez Marcel.

La demeure, sur les hauteurs de Nice, est fort conviviale et ressemble à un établissement de nuit fort sympathique, bien fréquenté, où des gens affables rompent le pain. L'accueil s'y révèle tout à fait généreux.
- Vous êtes nouveau à Nice, parfait ! Avez-vous réussi à vous loger ? Pas encore ? Notre ami "X" se fera un plaisir de vous trouver quelque chose de bien... Votre déménagement est-il organisé ? "Y", qui sera là dans quelques minutes, est justement du métier, et n'aura pas de mal à vous faciliter la vie...

Ravi de s'être fait si rapidement de si chaleureuses relations, le policier se plaît à les retrouver de temps à autre, quand son emploi du temps le lui permet.

Hélas, il déchantera vite quant à la sincérité des amis de "la Salade".
- Dites-moi, j'ai vu dans la presse locale que vous êtes en charge de l'enquête sur la tentative d'escroquerie à l'assurance reprochée à monsieur "Z". Vous savez, je le connais personnellement, il est impossible qu'il y soit pour quoi que ce soit. J'aimerais vous le présenter : vous serez vite convaincu de sa bonne foi...

Pour cet officier de police judiciaire (OPJ) scrupuleux qui mit aussitôt un terme à la fréquentation de ces lieux, combien ont-ils compris trop tard sur quelle pente dangereuse ils s'étaient égarés !

 

La note émanant des Renseignements généraux relative à "Marcel la Salade" que j'ai eu l'occasion de lire à l'époque ne m'étonna donc guère en mentionnant, outre son appartenance maçonnique, son implication supposée dans divers trafics d'influence. J'y appris en revanche qu'à la grande époque de l'ancien maire de Nice - Jacques Médecin - Marcel, sans pourtant être élu, faisait partie du comité des fêtes de cette ville. Il avait également créé, selon la même source, la société Sud-Tribunes, laquelle avait fait l'acquisition de tribunes démontables que la ville lui louait pour un prix très confortable à l'occasion du célèbre carnaval.

Hélas pour les trop nombreuses victimes, un certain match de football Bastia-Marseille fut programmé en dehors de cette période et ce furent les tribunes de la société Sud-Tribunes qui cédèrent sous l'enthousiasme des spectateurs pour engendrer le drame du stade de Furiani.

 

À l'issue de l'information concernant les tribulations de la villa du cap d'Antibes, il ne me reste qu'à mettre en examen Christian Pellerin lui-même. Celui-ci ne se fait pas prier pour avouer le coût de construction de sa villa qu'il évalue au-delà des 165 millions officiellement décaissés par sa banque. Ce chiffre me paraît d'emblée exagéré en regard des 140 millions qui viennent d'être dépensés pour les gigantesques travaux d'édification de la maison d'arrêt de Grasse. Il me le semble d'autant plus que le terrain d'Antibes n'a été payé que 7 millions et que tous les travaux ont été réalisés par un fournisseur attitré du groupe de Christian Pellerin, la Compagnie Campenon Bernard, présentement dirigée par un certain Simonnet.

De fait, le rapport de l'expert que j'ai aussitôt commis n'a pu retrouver trace que d'un maximum d'une vingtaine de millions. C'était d'autant plus curieux que, le lendemain du jour où j'ai mis en examen le dénommé Simonnet, celui-ci était précisément attendu en Sologne par le juge Thierry Jean-Pierre, qui devait le poursuivre pour de nombreux abus de biens sociaux dans le cadre de travaux concernant deux autres villas, respectivement destinées au même Christian Pellerin et au financier Patrice Pelat, autre proche du président François Mitterrand, qui attirera l'attention des médias par son prêt au Premier ministre Pierre Bérégovoy.

Dans le même cercle d'amis et dans le même cadre professionnel, un correspondant anonyme me signale que le maire d'Antibes, Pierre Merli, s'est récemment fait offrir une somptueuse limousine allemande. Avant toute démarche pour obtenir un supplétif à ce sujet, je demande aux policiers un minimum de vérifications sans acte coercitif. Le concessionnaire nous confirme et nous prouve avoir vendu un tel véhicule à l'homme politique, qui l'aurait réglé par divers versements en espèces qu'il était venu périodiquement effectuer.

Jugeant alors l'histoire assez saugrenue, je sollicite du Parquet mon supplétif. Mais celui-ci requiert au contraire l'annulation de mes dernières investigations à la chambre d'accusation. Laquelle s'empresse de me dessaisir plus amplement de l'ensemble de l'affaire.

 

Pour autant que je le sache, le magistrat chargé de reprendre mon information a vainement tenté d'éclaircir les conditions d'achat de la fameuse Mercédès. Il a également dû renoncer à retrouver les quelque 140 millions disparus lors de la réalisation du projet de Christian Pellerin. Et ce n'est qu'en raison des seules infractions aux règlements de la construction qu'il a finalement fait déférer celui-ci et ses complices devant le tribunal correctionnel de Grasse, le 26 mars 1999.

Sept d'entre eux ont alors été condamnés avec sursis, dont l'ancien sénateur et maire UDF Pierre Merli ainsi que l'ex-directrice du contentieux de la DDE, Marie-Claire Estabes. N'écopant que d'un an de prison avec sursis et de 15 millions de francs d'amende, Christian Pellerin, pour sa part, a cru pouvoir en interjeter appel devant la cour d'Aix-en-Provence. Mais celle-ci s'est sentie obligée de doubler sa peine, le 13 juin 2000, d'une seconde année de prison - ferme, celle-là - confirmée le 3 avril 2001 par le rejet du pourvoi en cassation qu'il a formé contre cette condamnation.

 

Dans l'intervalle, la villa vouée à la démolition s'est curieusement trouvée revendue plusieurs fois à des prix croissants et à des acquéreurs jusqu'ici mal identifiés, cependant que la presse a souvent mis en doute les véritables intentions du promoteur. Elle s'est appuyée sur les procès-verbaux de réunions de chantiers où Christian Pellerin signalait que tel ou tel desiderata avait été exprimé par un mystérieux tiers nommé "le client". Elle a souligné que, sur les plans initiaux, l'une des pièces principales de la villa se trouvait bizarrement désignée sous l'appellation de "chambre du Président".

De là à en conclure que la résidence avait été aménagée au départ sinon pour le compte, du moins pour recevoir François Mitterrand, il y a un pas que je me garderai pour ma part de franchir. En revanche, j'y ai bien vu l'œuvre d'un groupe d'amis dont les relations s'étendaient manifestement des hautes sphères de la finance à celles de l'administration et de la politique, voire de la justice. Pour pouvoir parler de mafia au sens propre, il n'y aurait donc manqué que l'intervention du gangstérisme. Or la Cour d'appel elle-même a fustigé cette infraction au code de l'urbanisme - la plus grande jamais constatée en France -, en relevant qu'elle avait été commise "dans le mépris complet et affiché des lois et en utilisant des méthodes du type de celles que l'on rencontre en matière de grand banditisme".

 

L'identité du véritable client et les récents développements de l'instruction conduite par le juge parisien du pôle financier, Philippe Courroye, m'amènent aujourd'hui à penser que je n'avais aucune chance de mener à leur terme ni la procédure Muller-al-Kawari, ni celle, baptisée, sans doute à tort, villa Pellerin.

Les méandres de "l'Angolagate" qui ont amené le magistrat à s'intéresser de très près au rôle du fils de l'ancien président Mitterrand, mais également à Jacques Attali et, plus récemment, à Charles Pasqua, lui ont par ailleurs donné l'occasion d'entendre par procès-verbal un dénommé Gilbert Salomon, ancien "Roi de la viande" et ami très proche du sulfureux beau-père de Christian Pellerin, Claude Muller.

Ce témoin a conté au magistrat comment le même Claude Muller et lui-même s'étaient associés pour acquérir la fameuse villa du cap d'Antibes, moyennant le prix de 40 millions de francs, avant de la céder cette fois à la société luxembourgeoise Palmeto, propriété de Arcardi Gaydamak, réalisant ainsi une plus-value de 19 millions de francs.

Qui plus est, un article de La Lettre de l'Expansion, daté du 23 avril 2001, révèle que selon des éléments figurant dans le dossier de mon très compétent collègue genevois Kasper Ansermet, l'achat de la villa aurait été totalement organisé par la société Impex dont l'ayant droit économique n'était autre que Claude Muller, et le gérant, l'inévitable avocat genevois que j'avais déjà croisé dans l'affaire al-Kawari.

Christian Pellerin aurait pu avoir l'occasion de révéler l'identité véritable du "client" de cette demeure de prestige, et de braver des tabous familiaux pour nous enseigner qu'il n'avait servi que de paravent dans une vaste opération commerciale. Il n'en aura plus le loisir, puisque la chambre criminelle de la Cour de cassation vient de rejeter le pourvoi qu'il avait formé contre la décision de la cour d'appel d'Aix-en-Provence.

 

Malgré mes dessaisissements successifs, la collusion des prévenus, au moins dans le domaine immobilier, m'a bientôt été confirmée par une troisième affaire impliquant quelques-uns des mêmes protagonistes. Il s'agissait d'un immeuble abusivement construit à Cannes par les promoteurs Élie Beaufort et Pierre Orsonna - ce dernier devant bientôt apparaître également autour des affaires de la mairie de Paris. Dans la grande tradition illustrée par la villa Pellerin, ils ne s'étaient pas contentés de dépasser de 250 mètres carrés sur le terrain la surface autorisée par un permis de construire initial parfaitement normal : sous le couvert d'un autre permis distinct, ils avaient surélevé leur construction par un second immeuble dénué d'entrées autonomes mais bâti en escalier par-dessus le premier et excédant par conséquent de 9 bons mètres la hauteur tolérée par le plan d'occupation des sols.

Non sans cohérence, les plans de cette innovation en matière d'urbanisme avaient été commandés au même architecte que celui de la villa Pellerin. Se retrouvant une nouvelle fois devant moi, sur plainte des voisins, celui-ci s'est encore moins fait prier que par le passé pour m'avouer :
- Là aussi, l'affaire s'est faite grâce à la complaisance de la Direction de l'Équipement.
- Vraiment ? Je ne vois pourtant cette fois aucune implication familiale ou politique. Pourquoi serait-elle mêlée à ça ?
- Elle a simplement réclamé 500 000 francs pour accepter de fermer les yeux...
- Et elle les a touchés ?
- Sans doute : vous devriez retrouver dans la comptabilité du promoteur une fausse facture de ce montant établie par une entreprise de Monaco.
- Sous quel intitulé ?
- Sous prétexte de travaux de terrassement. Pour un immeuble terminé, la ficelle est même un peu grosse !

Il disait vrai. Mais, l'immeuble rasé et ses promoteurs condamnés, la difficulté de prouver la relation entre la suspecte et sa société monégasque a dissuadé le parquet de poursuivre cet aspect secondaire de l'affaire. De manière d'autant plus regrettable que nous devions apprendre plus tard qu'exactement le même circuit avait été utilisé pour une autre opération analogue, également tolérée faute de preuve et sans que nous puissions le savoir, dans le ressort de Nice.

 

Ces divers épisodes ont ainsi clairement mis en relief l'une des plus graves faiblesses de la justice française. Alors que les délinquants ont trouvé au sein de certains réseaux mafieux les moyens de faire perdurer leurs indélicatesses au-delà des mutations de leurs amis intimes, policiers et magistrats ne disposent même pas des instruments indispensables pour procéder aux nécessaires recoupements entre maintes affaires. Naguère dénoncée à l'échelle internationale par l'éminent procureur général de Genève, cette situation est presque aussi vraie aux niveaux national, régional, voire local.

À défaut d'une Bourse d'information centralisée, nos quelques centaines de juges d'instruction éparpillés sur tout le territoire ne peuvent communiquer entre eux qu'au hasard de rares circonstances. "L'homme le plus puissant de France" est ainsi devenu un nain, qui ne peut jamais voir les exactions de géants que par le petit bout de sa lorgnette.

Mais qui est jamais allé prétendre que la justice française est parfaite ?

 

© Jean-Pierre Murciano, Juge sur la Côte d'Azur, missions impossibles, Michel Lafon, 2001, pp. 141-167

 

 


 

 

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Surmontant le dégoût qui peut le saisir au récit des incroyables turpitudes émanant des sphères politique (la Droite et la Gauche se partageant équitablement la mise, à cet égard) et judiciaire (les déboires et désillusions du juge Murciano font irrésistiblement penser à la façon dont le commissaire Sébeille, en son temps, fut "soutenu" par sa hiérarchie), le lecteur se doit de méditer cet ouvrage d'un bout à l'autre - en liaison avec les écrits (les cris, allais-je écrire) d'Éva Joly, de Thierry Jean-Pierre, entre autres... Il pourra sourire aux démêlés judiciaires de deux anciennes célébrités médiatiques, Guy Lux et Danielle Gilbert, tous deux pris la main dans le sac des mirages de la friponnerie...
Même largement découragé, l'auteur prend le temps, au fil de sa plume, d'exprimer sa gratitude envers les quelques individus intègres dont il a croisé la route. Aussi, c'est avec plaisir qu'on lui serrerait la main.

 

 

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