Jean-Pierre Gounon, pasteur protestant, naquit au Chambon sur Lignon en 1844. Nommé à Bourdeaux (Drôme), il y épousa une institutrice publique du lieu qui lui donna trois enfants dont l'aîné, Léonce, devient à son tour Pasteur comme son père. Jean-Pierre Gounon exerça ensuite son ministère à Lourmarin (Vaucluse) où il repose, depuis 1914, aux côtés de son épouse.

 

 

[Publiant naguère la thèse du fils, j'annonçais celle du père. La voilà. Avec des justifications semblables. Bien que le "Cur Deus Homo" soit un ouvrage d'usage courant, surtout depuis que les études gréco-latines ont vu leur place éminente réaffirmée dans le cursus ordinaire, je me suis permis de rectifier, ici ou là, quelques citations légèrement erronées, voire de proposer des traductions (un chaud merci à Monsieur Budé !), qui n'offenseront pas, c'est mon vœu le plus cher, l'amour propre de celles et ceux qui me feront l'amitié de parcourir ces pages arides (et nonobstant dues à la plume d'un homme jeune - 29 ans, venu de son Ladreyt natal - hameau du Chambon-sur-Lignon - à Montauban, pour s'intéresser à un texte de Saint-Anselme). Théologien et philosophe, le dénommé Anselme (1033-1109), après une jeunesse tumultueuse (oh ! le coquin ! Tout juste comme Augustin !) enseigne à l'abbaye du Bec, où il suit d'abord les leçons du dénommé Lanfranc, avant de prendre sa place. Il est nommé archevêque de Canterbury en 1093. Il tente de comprendre la foi chrétienne à la lumière de la raison, et son œuvre porte l'empreinte de Platon et de Saint Augustin. Dans son Cur Deus homo, il cherche à interpréter rationnellement le dogme de l'Incarnation.
Au fait, cet ouvrage se trouve dans toutes les collections de poche, on peut même le trouver sur le Web]

 

 


Publiquement soutenue
devant la Faculté de Théologie protestante de Montauban
En Juillet 1873
Par J.-P. Gounon, du Chambon (Haute-Loire)
Bachelier ès-Lettres
Aspirant au grade de bachelier en théologie

 

Montauban - Imprimerie coopérative, 25, rue Bessières - J. Vidallet - 1873

 

À mon vénéré professeur

MONSIEUR MAILHET

Hommage d'affection et de reconnaissance

MEIS ET AMICIS


J.-P. Gounon.

 

"C'est l'Esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien".
(Jean, VI, 63)


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE                                                                                       UNIVERSITÉ DE FRANCE

Académie de Toulouse.

FACULTÉ DE THÉOLOGIE PROTESTANTE DE MONTAUBAN.

PROFESSEURS

MM.
Sardinoux, Doyen,    Exégèse et critique du N.-T.
Nicolas ,    Philosophie.
Pédézert,    Littérature grecque et latine.
Bois,    Morale et éloquence sacrée.
Monod,    Dogmatique.
Bonifas,    Histoire ecclésiastique.
N.,    Hébreu et critique de l'A.-T.

EXAMINATEURS.
MM. NICOLAS, Président de la soutenance.
MONOD.
BONIFAS.
SARDINOUX

La Faculté ne prétend approuver ni désapprouver les opinions particulières du Candidat.

 

Introduction

 

Jusque vers le commencement du IIIe siècle, l'Église est à peu près silencieuse sur le dogme de la Rédemption ; elle s'en tient surtout au côté pratique de la religion, et jouit du bienfait du Christ sans trop se préoccuper de savoir quel est le fait central de son œuvre par lequel a été particulièrement opéré le rachat de l'humanité. Jésus est regardé comme rédempteur, en tant qu'il a révélé le vrai Dieu, qu'il a éclairé l'homme sur ses véritables rapports avec Dieu et nous a présenté en lui-même l'idéal de la sainteté, mais on ne trouve encore aucune trace d'un dogme positif sur la Rédemption. Ce n'est qu'à mesure que s'affaiblit le soutien vivifiant communiqué à l'Église par Jésus et les Apôtres, c'est-à-dire à mesure que le christianisme cesse d'être une vie et tend à devenir une affaire d'intelligence, que l'on s'attache à systématiser sa foi et à se lancer dans la spéculation. La doctrine de Jésus, essentiellement pratique, était admirablement appropriée aux besoins religieux de l'homme, mais la curiosité humaine ne s'en tint pas toujours pour satisfaite ; aussi se livra-t-elle bientôt aux plus laborieuses investigations, cherchant à résoudre, par la spéculation, les questions les plus insondables que Dieu n'avait pas jugé nécessaire de révéler clairement. Ce désir de se rendre compte de sa foi est, en soi, parfaitement légitime ; il est, d'ailleurs, inhérent à l'homme. Rien n'est plus naturel que de chercher à mettre sa foi en harmonie avec les données de sa raison et de son intelligence ; mais il est une chose qu'il faut se garder d'oublier : c'est que, les facultés de l'homme étant bornées et faillibles, nul ne peut prétendre à ériger en dogme absolu le résultat de ses recherches, ni chercher à l'imposer comme étant l'expression même de la vérité. En matière de spéculation, toute recherche doit être laissée libre et indépendante, quelles que soient les divergences ou même les contradictions qui pourraient résulter de cette latitude. À ce sujet, l'Église des premiers siècles nous donne un exemple de largeur et de tolérance qui est à imiter.

À partir de la fin du IIe siècle, divers essais furent successivement tentés pour expliquer le mystère de la Rédemption. Nous n'exposerons pas ici les différentes manières dont les pères de l'Église comprirent l'œuvre du Christ, et nous ne suivrons pas le développement de leur pensée jusqu'au moment où parut le système métaphysique d'Anselme ; un pareil travail nous entraînerait nécessairement dans des considérations étrangères à notre sujet, et sortirait du cadre que nous nous sommes tracé. Il nous suffira de dire que pendant dix siècles environ, toutes les opinions, toutes les théories sur cette importante question, purent se manifester au grand jour, sans que personne se montrât scandalisé de la hardiesse de quelques-unes, et sans qu'aucune des théories proposées fût officiellement déclarée orthodoxe par l'Église. Cependant, au milieu de toutes ces affirmations diverses, et, ordinairement, très générales, des pères de l'Église, commença de bonne heure à se former, en s'accentuant de plus en plus, un courant d'idées populaires qui consistaient à regarder l'œuvre du Christ comme ayant eu pour résultat principal d'arracher l'homme à la domination de Satan auquel l'humanité avait été acquise par la chute de ses protoplastes. Le Logos mit fin à cet esclavage en se faisant homme lui-même, et en résistant victorieusement, comme tel, au diable qui voulait le faire pécher. La domination du démon se trouvait donc anéantie par un moyen conforme à celui par lequel elle s'était établie : le diable était vaincu de son propre aveu, son empire lui était enlevé rationnellement et sans aucune violence dont il eût à se plaindre. On ne s'en tint cependant pas toujours là. On alla jusqu'à affirmer que Christ s'était donné lui-même en rançon pour l'humanité, mais que Satan n'avait pu le retenir dans son empire, c'est-à-dire dans les liens de la mort, parce qu'il n'avait pu supporter l'éclat de la divine sainteté du Fils de Dieu. Telles étaient les idées courantes et populaires, partagées, d'ailleurs, par plusieurs pères de l'Église, touchant l'œuvre rédemptrice de Jésus-Christ au moment où parut la théorie juridique de saint Anselme.

Notre auteur débutant par une réfutation de ces idées grossières qui avaient cours à son époque, ces quelques mots nous ont paru nécessaires pour l'intelligence de son raisonnement. Nous allons voir comment il repousse la théorie d'une rançon payée par Dieu à Satan, nous exposerons ensuite la sienne.

 

PREMIÈRE PARTIE

 

I

 

C'est dans un court volume, ayant pour titre : "Cur Deus Homo" (pourquoi Dieu s'est-il fait homme) que saint Anselme(1) a exposé son système sur la Rédemption. Il commence par écarter la théorie que l'on a désignée plus tard par le nom de théorie mythique, et d'après laquelle une rançon aurait été payée au diable, comme étant attentatoire à la majesté divine. Dieu, dit Anselme, n'avait pas à compter avec le démon et à traiter avec lui, car tout ce qui existe en dehors de Dieu appartient à Dieu, et lui doit obéissance, les démons aussi bien que les hommes. L'homme était sous l'empire de Satan, cela est vrai, mais cet empire s'étant établi par des voies illégales, ne pouvait être considéré comme légitime. Il y a plus : non seulement le diable n'avait droit à aucun dédommagement, mais il méritait lui-même un châtiment, puisqu'il s'était rendu complice de l'homme en l'incitant à la révolte contre son maître souverain. L'instigateur du crime n'en est pas moins coupable que celui qui le commet, et si Dieu laissait l'homme entre les mains du prince des ténèbres, ce n'était pas par un respect quelconque des droits de ce dernier, mais uniquement pour punir l'homme de sa désobéissance.

En un mot, c'était justement que l'homme était persécuté par Satan, mais celui-ci n'avait aucun droit de le persécuter, et Dieu se réservait d'intervenir quand bon lui semblerait en faisant cesser l'esclavage de sa créature, de même qu'un juge retirerait un coupable des mains du geôlier auquel il l'a confié.

Quant au mystérieux contrat chirographaire* dont parle saint Paul (Coloss. II, 14), sur lequel s'appuyait la théorie mythique, Anselme se refuse à y voir un engagement pris par Dieu à l'égard de Satan et le regarde comme un simple décret réclamé par la justice divine, décret d'après lequel l'homme qui pèche volontairement doit forcément porter la peine de son péché et en devenir l'esclave : "Qui fecit peccatum servus est peccati". Ainsi, il ne saurait plus être question d'un prétendu droit du diable sur l'homme ni d'un devoir quelconque de Dieu à l'égard du démon, qui doit désormais être complètement écarté dans la recherche d'une explication de la Rédemption.

Voilà déjà certes, un grand pas de fait. La question se trouve sur un nouveau terrain, et le point de vue dualiste définitivement abandonné. Anselme n'aurait accompli que ce progrès négatif, que son mérite en serait déjà grand. Aussi, lorsque nous le verrons parfois faire fausse route, et s'arrêter à des considérations qui nous paraissent aujourd'hui tout au moins puériles et parfois bizarres, nous lui tiendrons compte du temps où il a vécu, en nous rappelant le point de développement des questions théologiques à cette époque.

 

II

 

Avant d'entrer dans l'exposition de la partie positive du Cur Deus homo, signalons le principe fondamental de notre auteur. Il est le même que celui de saint Augustin : croire pour comprendre ; c'est la "fïdes quærens intellectum". Ainsi, pour Anselme, il n'est pas question de savoir si tel fait s'est passé oui ou non, ou s'il s'est passé de telle manière plutôt que de telle autre ; il n'y a pas à se demander, par exemple, s'il est vrai que Dieu soit descendu dans le sein d'une vierge et ait revêtu un corps humain ; il faut, au contraire, partir du fait, reconnu par la foi, et en chercher l'explication par l'intelligence. Et si l'explication ne se trouvait pas, si même l'intelligence concluait à la non possibilité du fait, il n'en faudrait pas moins persister à croire aussi fermement après qu'avant, en tenant pour non avenues les objections de la raison. Ainsi, l'intelligence de la foi est un luxe que peuvent et doivent tâcher de se procurer ceux qui en ont les moyens, mais, en réalité, c'est un superflu dont on peut facilement se passer(2).

Tout en croyant que notre auteur va beaucoup trop loin, nous ne l'en louons pas moins d'avoir senti le besoin de se rendre de sa croyance un compte rationnel. Nous ne pouvons pas exiger d'un moine du Moyen-Âge une indépendance entière à l'égard de l'Église et de la tradition ; nous sommes à une époque où personne n'aurait songé à mettre en doute ou à suspecter d'erreur les vérités traditionnelles, et c'était déjà beaucoup que de tâcher de s'en rendre raison. Cela dit, nous entrons dans le cœur de notre sujet.

Qu'est la Rédemption pour l'ancien moine du Bec ? - la conciliation de deux attributs divins : la justice et l'amour. La justice de Dieu veut que le pécheur périsse, son amour veut le sauver. Si Dieu était seulement amour, rien ne serait plus simple : il suffirait, pour que l'homme fût réintégré dans son état primitif et rentrât dans sa voie normale, d'une parole de pardon portée par un ange ou par un messager quelconque ; mais en même temps qu'il est amour, Dieu est aussi justice, et sa justice ne lui permet pas de laisser le péché impuni, à moins de se mentir à lui-même. Dieu, qu'on nous pardonne l'expression, se trouve donc pris entre deux nécessités, sans pouvoir éluder ni l'une, ni l'autre. Il s'agit de trouver un moyen de sortir de ce douloureux dilemme, moyen qui sauvegarde à la fois et la justice et l'amour de Dieu.

À ce sujet, Anselme soutient successivement les trois thèses que voici :

1° Nécessité d'une réparation ou satisfaction offerte par l'homme à Dieu ;

2° Nécessité que cette séparation soit faite par un Dieu-homme.

3° Manière dont le Dieu-homme a satisfait à Dieu, et en quoi a consisté la satisfaction.

Reprenons successivement chacune de ces thèses.

1° La réparation étant nécessitée par le péché, nous sommes conduits à chercher l'idée que l'auteur se fait du péché. L'homme, dit saint Anselme, doit à Dieu une obéissance, une soumission absolue : "Omnis voluntas rationalis creaturæ subiecta debet esse voluntati Dei"(3), mais il faut qu'il n'y ait rien de contraint dans cette obéissance ; elle doit être spontanée et joyeusement voulue, parce que c'est à la volonté surtout que Dieu regarde. C'est dire que nous devons à Dieu, non seulement l'obéissance, mais aussi notre amour et notre cœur. Ainsi, don absolu de soi-même, sacrifice complet de sa volonté à la volonté divine : voilà ce que Dieu est en droit d'exiger de l'homme. Le péché consistera donc à ne pas rendre à Dieu ce qui lui est dû, à le frustrer de ce qui lui revient légalement. Anselme assimile le péché à un vol commis par l'homme au préjudice de Dieu(4). Mais la gravité du péché ne consiste pas précisément dans ce que nous pourrions appeler le corps du délit, c'est-à-dire dans le fait que avons gardé pour nous ce que nous aurions dû donner à Dieu, car, au fond, Dieu peut facilement se passer de nos hommages et de notre cœur ; mais par le fait que nous lui avons désobéi et que nous n'avons tenu aucun compte de ses droits, il s'ensuit que nous l'avons outragé, que nous avons porté atteinte à son honneur(5). L'honneur de Dieu outragé : c'est là qu'est la gravité infinie du péché, et c'est aussi sur ce fait qu'Anselme revient sans cesse, comme étant bien la base sur laquelle repose toute son argumentation. Un peu plus loin, cependant, l'auteur, effrayé de son anthropomorphisme, essaye d'atténuer un peu la hardiesse de ses affirmations. Ce n'est pas, dit-il, que l'honneur de Dieu dépende de la volonté de l'homme et puisse être ravi en aucune manière ; au sens absolu et vis-à-vis de Dieu, il est inaltérable et toujours identique à lui-même ; car, volontairement ou involontairement, l'homme est toujours contraint de rendre témoignage au créateur : Dieu, en punissant le rebelle, n'en manifeste pas moins sa grandeur et sa toute-puissance que s'il reçoit l'hommage volontaire de sa créature. Ce n'est donc que subjectivement et par rapport l'homme qu'il y a offense(6). Ici, nous ne pouvons nous empêcher, avant d'aller plus loin, de faire remarquer l'étrange contradiction dans laquelle tombe notre auteur, et nous nous étonnons qu'un homme aussi pénétrant qu'Anselme n'ait pas vu que par cette seule atténuation dont nous venons de parler il détruisait du coup tout son système. Ou l'honneur de Dieu est atteint ; ou bien il ne l'est pas. S'il ne l'est pas, ou s'il ne l'est que d'une manière subjective, pourquoi nous parler de la nécessité d'une réparation objective équivalent à l'honneur de Dieu ? Nous reviendrons plus tard sur ce point.

Après avoir défini le péché, en avoir constaté l'universalité, et montré que Dieu ne peut le laisser impuni, parce que ce serait le désordre introduit dans le gouvernement divin, le juste et l'injuste étant mis sur le même pied d'égalité, et, par conséquent, la loi morale abolie, Anselme montre la double alternative qui permet à Dieu de venger son honneur : il faut ou bien que le péché reçoive son juste châtiment et que l'homme soit à jamais perdu, ou bien que ce dernier trouve le moyen d'offrir à Dieu une réparation proportionnée à sa faute, et, d'un côté comme de l'autre, la justice de Dieu sera satisfaite et son honneur vengé. La première alternative était inacceptable, et cela pour une double raison : d'abord parce que l'amour de Dieu s'y opposait ; ensuite, parce que l'homme étant créé pour un but déterminé et nécessaire au plan de Dieu, Dieu ne pouvait le laisser périr sous peine de voir tous ses desseins avortés et son œuvre compromise. Restait donc le second moyen, celui d'une satisfaction offerte par l'homme.

2° Mais l'homme est-il en état de satisfaire à ce que la justice divine exige de lui ? Non, répond Anselme, car, à supposer qu'il obéit désormais à Dieu, il ne ferait que son devoir, et il lui resterait toujours un arriéré qu'il ne pourrait acquitter. Il y a plus encore : il ne suffit pas, en effet, de restituer ce que nous avons détenu ou d'en donner l'équivalent, il faut encore réparer l'offense faite à Dieu pour avoir refusé de se soumettre à lui(7). Pour que la Rédemption soit effective, il faut donc une double condition : restituer à dieu ce que nous lui avons pris, et lui donner, en outre, quelque chose qui ne lui soit pas dû, en dédommagement du préjudice causé à son honneur. Cette condition, l'homme ne peut la remplir, parce que tout ce dont il dispose, sa fortune, sa santé, ses facultés, son cœur même, tout cela appartient à Dieu, et il n'a rien absolument qu'il ne doive pour pouvoir le donner. D'ailleurs, la volonté de Dieu étant d'un poids infini, la violation de cette volonté, c'est-à-dire le péché, se trouve avoir une gravité infinie, et tout ce que l'homme possède lui appartînt-il en propre, ne saurait lui servir de contre-poids. C'est aussi pour cette raison que Dieu n'a pas pu se servir, pour racheter l'humanité, d'un homme qu'il aurait pu créer sans péché, comme il avait créé Adam, et qui serait mort au lieu de Christ ; car cet homme, en se donnant tout entier à Dieu, n'aurait fait, en définitive, que rendre à dieu ce qu'il lui devait pour son propre compte. Il n'y a donc aucun être, sur la terre, ou dans le ciel, homme, ange ou archange, qui pût lui donner la satisfaction nécessaire ; Dieu seul pouvait contrebalancer le poids du péché(8). C'est en vain que l'on prétexterait l'impuissance de l'homme, eu disant qu'il ne doit être obligé que dans la mesure de ses forces, et que Dieu ne peut pas lui demander l'impossible ; car c'est l'homme lui-même qui s'est créé volontairement son impuissance, de sorte que celle-ci est un crime, bien loin d'être une excuse. Si un maître charge son esclave d'un message, en lui recommandant d'éviter le précipice qui se trouve sur le bord de la route, et que l'esclave aille s'y jeter de parti pris, se mettant ainsi dans l'impossibilité d'exécuter les ordres qu'il a reçus, il se rend doublement coupable en commettant une double désobéissance.

Ainsi, c'est l'homme qui doit, mais ne peut acquitter sa dette, et Dieu, qui seul le pourrait, ne doit rien. Il faut donc que ce soit à la fois Dieu et l'homme, ou plutôt un Dieu-homme, qui accomplisse ce que ne peuvent faire ni Dieu ni l'homme séparément. Reste à savoir comment la nature divine et la nature humaine pourront s'unir de manière à constituer un être qui soit tout à la fois un vrai Dieu et un vrai homme, car ce n'est qu'à cette condition que peut s'effectuer l'œuvre rédemptrice. La nature divine se transformera-t-elle en une nature humaine, ou la nature humaine sera-t-elle changée en une nature divine ? Aucune de ces deux suppositions n'est admissible, répond notre auteur ; car, outre l'impossibilité de cette transformation, le problème n'en serait pas résolu : dans le premier cas, nous n'aurions qu'un homme qui ne serait pas Dieu ; dans le second nous aurions un Dieu qui ne serait pas homme. Après avoir repoussé plusieurs autres hypothèses, telle que la juxtaposition des deux natures, etc., comme étant inacceptables, Anselme s'arrête à cette explication, à savoir que Dieu a dû revêtir la nature humaine en s'incarnant dans un homme, de manière à former un être dans lequel la nature divine et la nature humaine, tout en restant intactes, soient réduites à l'unité. Mais comment Dieu revêtira-t-il l'humanité et d'où la tirera-t-il ? Le plus simple serait de créer un nouvel homme dans lequel il viendrait habiter ; mais alors l'incarnation manquerait son but, parce que cette nouvelle humanité n'aurait rien de commun avec celle qu'il s'agit de racheter. C'est la postérité d'Adam qui est coupable, ce n'est donc que par un de ses membres qu'elle peut donner à Dieu satisfaction pour son péché. C'est, par conséquent, de la race pécheresse d'Adam que Dieu tirera son humanité. Ici, l'archevêque de Cantorbéry indique les diverses manières par lesquelles le Dieu-homme pouvait faire son apparition dans le monde : l'hypothèse d'une création nouvelle étant écartée, le Christ pouvait naître d'après les lois naturelles, c'est-à-dire par le concours de l'homme et de la femme, ou bien tirer son origine de l'homme seulement, comme Ève, ou bien encore naître d'une femme sans le concours de l'homme. Pour des raisons qui peuvent paraître tout au moins puériles, et qu'il n'est pas besoin d'exposer ici, l'auteur s'arrête à ce dernier moyen comme étant le plus conforme à la sagesse de Dieu. Quant à savoir si c'est d'une vierge qu'a dû naître de préférence le Dieu-homme, la question ne saurait être douteuse. Les arguments employés pour démontrer que c'est le Fils, plutôt que l'une des deux autres personnes de la Trinité, qui a dû s'incarner, ne nous paraissent pas plus sérieux ; nous n'avons pas à nous y arrêter, et nous arrivons au troisième point que nous avons indiqué.

3° Les conditions de la Rédemption étant connues, qu'est-ce, dans la personne du Christ ou dans son œuvre, qui a pu faire équilibre au péché et apaiser la colère de Dieu ? Sera-ce son obéissance, sa soumission absolue à la volonté du Père ? Non, car il était tenu à l'obéissance pour son propre compte, et il faut à Dieu quelque chose qui ne lui soit pas dû. Ce ne sont pas davantage les souffrances qu'il a endurées avant sa mort, car elles n'étaient pas toujours volontaires. Ces souffrances, d'ailleurs, Anselme les atténue singulièrement, en disant qu'elles ont passé sur le Fils de Dieu sans l'atteindre(9). Mais il est une chose que le Christ ne devait pas et qu'il a donnée librement et volontairement : c'est sa vie. La mort n'étant que la conséquence et le salaire du péché, Jésus pouvait ne pas mourir, puisqu'il était d'une sainteté parfaite. Or, si le plus grand sacrifice que puisse faire un homme est le sacrifice de sa vie, celui du Dieu-homme a été infini, puisque sa vie était d'une valeur infinie. Dieu peut donc se tenir pour satisfait par ce sacrifice fait en son honneur, sacrifice qui dépasse même la gravité de l'offense qu'il avait reçue(10).

L'on demandera peut-être, ce qu'est devenue, dans tout ceci, la miséricorde de Dieu à l'égard du pécheur, car nous ne l'avons guère vue en activité dans tout le cours du système. C'est qu'en effet elle n'apparaît qu'en ce moment : elle consiste dans l'acceptation d'une substitution. Christ s'est présenté au nom de l'humanité, offrant à Dieu de payer pour elle, et Dieu a accepté l'échange, consentant à recevoir de son Fils la satisfaction qui devait lui être donnée par l'homme. "Quoi de plus grand, s'écrie saint Anselme, que cette miséricorde qui semblait d'abord avoir disparu ? Car, que peut-on comprendre de plus miséricordieux que cette parole de Dieu au pécheur condamné à un tourment éternel : Accepte mon Fils unique et donne-le pour toi ; et le Fils ajoutant : " Prends moi et rachète-toi !".

Le Dieu-homme a fait plus que d'effacer, par son sacrifice volontaire, les péchés de l'humanité, il a encore attribué à l'homme tous les mérites de sa vie sainte et de son admirable dévouement. Voici comment : Dieu, dit Anselme après avoir reçu de son Fils un si glorieux hommage, ne pouvait sous peine d'être accusé d'ingratitude ou d'impuissance, laisser sans récompense la noble générosité de Christ. Mais que donner à son Fils qui ne lui appartînt déjà, puisque tout ce que possède le Père, il le possède en commun avec le Fils ? Dieu se trouve donc dans une situation à peu près semblable à celle dans laquelle nous avons vu l'homme précédemment : il doit donner à son Fils quelque chose, et il n'a rien qu'il puisse lui donner(11). Il existe un moyen bien simple de résoudre la difficulté : c'est que le Fils se désiste en faveur d'un tiers de la récompense que lui doit le Père. Et en faveur de qui se désistera-t-il, si ce n'est en faveur de l'homme qu'il a déjà arraché à la damnation éternelle en donnant sa vie pour lui ; pour l'homme, dont il est devenu le frère, et qui croupit dans le dénuement ? C'est ainsi que non seulement le péché de l'homme se trouve effacé et sa dette acquittée, mais un avoir, qui se compose de tous les mérites de Christ, se trouve constitué à l'humanité. Grâce à cet avoir, l'homme peut, en toute assurance, s'approcher de son Dieu, certain d'être tenu pour agréable.

Reste à savoir sur qui peut s'étendre, d'après l'auteur du Cur Deus homo, le bénéfice de l'œuvre rédemptrice accomplie par le Dieu-homme. Il semble que la réponse fût facile : puisque le Christ, par sa mort, a fait plus que d'expier tous les péchés du genre humain, aussi bien ceux qui ont été commis avant que ceux qui pourront se commettre après sa venue, il paraîtrait tout naturel que le salut pût s'étendre à tous et que le nombre des élus fût illimité. Anselme voudrait bien pouvoir accepter cette pensée, et l'on voit bien que son cœur l'y pousse ; malheureusement, son système sur le but de la création s'y oppose. C'est ainsi qu'à côté d'une largeur vraiment chrétienne dont il fait preuve en maints endroits et que nous aimons à constater, l'archevêque de Cantorbéry se montre ici d'une étroitesse qui le met en contradiction avec tout l'enseignement évangélique, et cela, grâce une théorie qui ne repose sur aucun donnée scripturaire, qui n'a sa base que dans le cerveau du vénérable prélat. D'après lui, Dieu n'aurait créé les hommes qu'en vue de reconstituer, ou plutôt de compléter les cadres de l'armée céleste, dégarnis par suite de la chute des anges. À une époque indéterminée, mais antérieure à la création visible, Dieu avait créé, pour être éternellement heureux, des anges dont le nombre ne pouvait être ni augmenté, ni diminué, sous peine de troubler l'harmonie céleste. C'est ce qu'Anselme appelle un "nombre parfait". Or, voici qu'un jour, en vertu de leur liberté, un certain nombre de ces créatures supérieures s'étant révoltées contre leur Chef suprême, elles furent précipitées du ciel dans l'abîme. Mais, par ce fait, le nombre parfait des bienheureux se trouvait détruit et le plan divin compromis. Il fallait remédier à ce désordre et remplacer les anges rebelles, de manière à reconstituer l'harmonie brisée. C'est le but que se proposa Dieu en procédant à une création nouvelle, la création de l'homme. L'on conçoit, dès lors, que le nombre des élus, joint à celui des anges restés fidèles, ne pourra ni dépasser le nombre parfait que Dieu s'est proposé, ni rester en dessous ; pas un de plus, pas un de moins : l'ordre de la cité d'en haut en dépend(12).

Anselme est mieux inspiré, quand il veut que le bienfait de la Rédemption puisse s'étendre aussi bien à ceux qui ont précédé le Christ qu'à ses contemporains et à ceux qui l'ont suivi, quoique, cependant, aucun saint de l'antiquité n'ait pu entrer dans les demeures célestes avant que la mort du Fils de Dieu leur en eût ouvert les portes. II n'y a pas jusqu'aux meurtriers eux-mêmes du Saint et du Juste qui ne puissent participer au salut acquis par leur innocente victime ; parce que, en mettant à mort le Prince de la vie, ils ont agi dans l'ignorance(13) ; aussi, leur crime, qui eût été irrémissible s'il eût été commis avec pleine connaissance, rentre-t-il dans la catégorie des péchés ordinaires (péchés véniels) et peut être effacé aussi bien que ceux du reste de l'humanité. II est cependant une classe d'êtres auxquels notre auteur refuse toute possibilité de relèvement. À l'encontre de l'illustre Origène, qui enseignait le rétablissement final de toutes les créatures sans exception (apo-katastasis, restauration - terme employé dans Actes, III, 21 : "C'est lui [Jésus] que le ciel devait accueillir jusqu'aux temps du rétablissement de tout ce dont Dieu a parlé par la bouche de ses saints prophètes d'autrefois") dans un temps plus ou moins éloigné, Anselme n'admet pas que les démons puissent bénéficier du sacrifice de Jésus-Christ, ni jamais se relever par tout autre moyen, et cela pour deux raisons principales. D'abord parce que de même qu'il a fallu un Dieu-homme pour sauver l'homme, de même il n'y aurait qu'un Dieu-ange qui pût opérer le salut des anges ; or, ces derniers étant des êtres purement spirituels, Dieu ne peut s'incarner dans l'un d'eux pour mourir ensuite pour eux. En second lieu, cette incarnation fût-elle possible, elle serait insuffisante, car les anges ne dérivent pas, comme l'homme, d'un seul et même protoplaste. Chacun d'eux, étant le résultat d'une création particulière, il n'existe entre eux aucun lien de solidarité ; il faudrait, par conséquent, autant d'incarnations qu'il y a d'anges à sauver. L'on peut ajouter, en outre, que les démons n'ont pas à faire valoir les circonstances atténuantes que l'homme pouvait réclamer, car c'est de leur propre mouvement et sans aucune pression extérieure qu'ils se sont portés à la révolte contre Dieu, tandis que l'homme ne s'est révolté que grâce à leurs incitations(14).

Tel est, brièvement résumé, le système de saint Anselme sur la Rédemption. Si nous avons négligé une foule de détails dans lesquels entre notre auteur, et auxquels il attache même une certaine importance, c'est que ces détails sortent du sujet et ne touchent en rien à la question dont nous nous occupons.

 

SECONDE PARTIE

 

Appréciation critique de la théorie d'Anselme.

L'on ne saurait apprécier et juger impartialement un système qu'en tenant compte du temps et du lieu qui l'ont vu naître, ainsi que des circonstances au milieu desquelles il s'est développé. Chaque époque ayant sa manière de parler, de sentir et de penser, il est évident que toutes ses productions doivent forcément en porter le cachet et l'empreinte. Il faut parler le langage de son siècle, si l'on veut être compris de lui ; c'est une vérité qui a été proclamée bien souvent déjà. Nos savants modernes auraient passé pour des visionnaires au Moyen-Âge, et il n'est pas même certain qu'on les eût pris assez au sérieux pour leur faire l'honneur du bûcher ; de même, un docteur de la scolastique risquerait fort de rester incompris, s'il venait enseigner au milieu de notre société contemporaine. Dans tout système, dans toute production humaine, il faut donc faire deux parts, et séparer ce qui est dû aux circonstances, aux mœurs et aux habitudes du temps, de ce qui forme le fond du système et en est la substance. Si nous apprécions la théorie d'Anselme en tenant compte de ce double élément, la dépouillant de l'appareil scolastique qui la surcharge, pour ne considérer que le fond, nous reconnaissons sans peine qu'elle a fait faire un pas immense à la théologie en général et surtout au dogme de la Rédemption, dans le développement duquel elle marque l'une des étapes les plus importantes. Avec Anselme, nous nous trouvons sur un terrain nouveau ; l'ancien point de vue dualiste a fait place à un point de vue beaucoup plus moral, et, sinon plus scripturaire, en tout cas beaucoup plus chrétien ; la puissance et même la justice divines, singulièrement compromises par la théorie de la rançon, se trouvent ici fortement relevées ; le péché, nié par le dualisme, nous apparaît dans toute son effrayante réalité, et la Rédemption, au lieu de n'être qu'une supercherie divine, un tour joué à Satan, devient "un auguste drame dont la scène est l'infini, dont l'action est le supplice expiatoire d'un Dieu, dont le dénouement est notre salut éternel"(15). Il dut être grand, le sentiment de soulagement qu'éprouvèrent les âmes religieuses en se voyant débarrassées de cette horrible pensée que le diable pouvait avoir des droits sur elles, et en comprenant qu'elles n'avaient plus à traiter qu'avec Dieu. Ce Dieu, il est vrai, ne ressemblait pas encore beaucoup au Dieu amour qu'a révélé Jésus Christ, et était loin d'être regardé comme un Père, puisqu'il ne pouvait pas même pardonner et que c'était tout autant par nécessité que par amour qu'il avait racheté l'humanité, mais du moins on pouvait compter sur la promesse qu'il s'était faite à lui-même de ne pas laisser périr son œuvre. En outre, le genre d'argumentation employé par Anselme était bien fait pour convaincre les esprits de l'époque ; l'auteur du Cur Deus homo lui-même, d'ailleurs, a une confiance entière dans la solidité de son raisonnement, et ne doute nullement qu'il n'ait démontré et expliqué le grand problème de l'incarnation et de la Rédemption. Il n'y a là rien d'étonnant, si nous songeons que sa théorie, après huit siècles environ, satisfait encore, avec quelques légères modifications, un grand nombre de chrétiens. Nous ne dirons pas que l'autorité d'une longue tradition, l'amour et la vénération pour tout ce qui est ancien ne soient pour quelque chose dans le nombre de ses adhérents et dans le prestige dont elle jouit encore ; mais il est incontestable qu'elle répond merveilleusement à certains besoins et à certaines préoccupations de l'âme. Quoi de plus consolant pour une âme accablée par le poids de sa misère et poursuivie par le remords, que de pouvoir penser qu'un Dieu a expié ses crimes pour elle en se substituant à elle ! Cette théorie a un autre caractère qui n'est pas le moins séduisant : c'est que, tout en abaissant l'homme jusqu'à l'excès, elle le rehausse plus encore qu'elle ne l'humilie, en lui montrant qu'il n'a pas fallu moins qu'un Dieu pour le remplacer et satisfaire pour lui.

Cette théorie, telle qu'elle est formulée, prêtait cependant trop le flanc à la critique, et par trop de côtés, pour que, de bonne heure, elle ne fût attaquée. La conscience, aussi bien que la raison, ne tardèrent pas à protester contre ce qu'elles avaient d'abord accepté avec enthousiasme, et l'Église elle-même ne s'en montra pas toujours très satisfaite, parce qu'elle n'y trouvait pas son compte. La doctrine anselmienne, en effet, impliquant le salut par la foi seule au sacrifice de Jésus-Christ, les œuvres disparaissent comme moyen de salut, et, dès lors, plus d'indulgences. C'était, du même coup, porter atteinte à l'une des ressources les plus considérables de l'Église, et, en même temps, affaiblir son autorité morale. Aussi voyons-nous quelques-uns de ses docteurs, Thomas d'Aquin, entre autres, s'efforcer d'atténuer la doctrine d'Anselme en la développant de manière à laisser une place aux œuvres de pénitence dans l'accomplissement du salut. C'est ainsi que l'Ange de l'École, tout en reconnaissant avec Anselme que le mérite de la mort du Christ est infini, restreint la vertu du sacrifice divin au péché originel et aux péchés commis avant le baptême ; les autres, c'est-à-dire tous ceux dont nous sommes personnellement responsables, doivent être rachetés par de bonnes œuvres. Mais nous n'avons pas à indiquer ici les innombrables modifications que l'on a fait subir au dogme anselmien à diverses époques ; qu'il nous suffise de dire que la Réforme l'accepta, sinon dans la forme, du moins en substance, en le perfectionnant. C'est de là que cette théorie tire pour nous tout son intérêt. Peut-être bien que le besoin de combattre le catholicisme avec ses propres armes, en lui opposant un de ses docteurs les plus illustres et les plus justement vénérés, fut pour quelque chose dans la faveur qu'elle rencontra auprès de nos réformateurs ; mais aujourd'hui, que nous n'avons plus les mêmes motifs polémiques, nous devons examiner jusqu'à quel point la théorie juridique d'Anselme répond aux besoins et aux exigences de la conscience religieuse moderne, jusqu'à quel point elle peut encore être acceptée par des esprits protestants.

Disons quelques mots d'abord de la méthode de notre auteur. Anselme, nous l'avons déjà vu, ne commence pas par discuter les faits et les établir ; il part, au contraire, des faits, pour en chercher l'explication. Pour lui, il faut croire si l'on veut comprendre : la foi d'abord ; l'intelligence vient ensuite(16). Et quel est le garant de la foi ? - l'Église. C'est de l'Église que le fidèle doit tirer ses croyances toutes faites ; c'est l'Église qui est la souveraine autorité, devant laquelle doivent s'incliner et la conscience et la raison. Anselme, il est vrai, en appelle parfois aux Écritures, mais ce n'est pas d'elles qu'il tire son point de départ : il s'en sert, tout au plus, comme d'un auxiliaire pour étayer son raisonnement et confirmer sa thèse ; l'Église tient la première place comme autorité, l'Évangile n'arrive qu'en second lieu, comme autorité secondaire qu'il est bon de consulter pour corroborer l'enseignement de l'Église. L'on comprend aisément où conduit un pareil principe : c'est la négation de la foi personnelle, c'est la disparition de l'individu comme croyant, pour faire place à l'Église. Au reste, c'est là que doit logiquement aboutir tout système qui refuse à la conscience le droit de juger et de choisir en dernier ressort. Il y a plus, prétendre que l'homme doit se soumettre à une autorité extérieure quelconque, et cela en dépit de sa raison, de sa conscience et du témoignage de toutes ses facultés, est un non-sens qui ne se conçoit pas, car l'on ne conçoit pas une autorité reconnue pour telle sans aucune raison. Nous ne prétendons pas, certes, que les moyens de connaître que nous possédons soient infaillibles ; mais, quelque faibles et imparfaits qu'ils soient, force nous est de nous en contenter, car il ne saurait y avoir pour nous de vrai que ce que nous jugeons vrai. Il ne faut pas oublier, au reste, que l'homme est fait pour la vérité, et que s'il a oblitéré ses facultés au point de ne pouvoir toujours la découvrir par lui-même, du moins doit-il pouvoir la reconnaître lorsqu'elle lui est présentée et qu'il est mis en contact avec elle. C'est en vain que l'on objecterait que les vérités révélées sont d'un ordre différent, car le mot de révélation lui-même implique une réceptivité de la part de l'homme pour ces mêmes vérités. Nous ne nions pas qu'au fond il n'y ait du vrai dans le principe posé par Anselme, mais il ne faut pas le pousser trop loin. Il est bien évident que pour chercher la vérité il faut y croire, et que le vrai sceptique, s'il existait quelque part, se mettrait en contradiction avec lui-même du moment où il s'aviserait de s'en enquérir ; mais, d'une autre part, si la foi est indépendante de l'intelligence au point de ne tenir aucun compte de ses données, à quoi bon lui demander son témoignage, dès l'instant qu'on lui refuse toute confiance ! Tous les efforts de notre auteur pour se rendre compte de sa foi et la légitimer se trouvent donc frappés d'impuissance, et cela, en vertu du principe qu'il a posé lui-même au début de son livre. Son système se trouve bâti en l'air, ne reposant sur aucune base.

Cela dit, nous passons à l'idée que se fait du péché l'archevêque de Cantorbéry. Il est évident que l'idée qu'il se fera de la Rédemption dépendra de celle qu'il se sera faite du péché : la nature du mal doit nécessairement déterminer la nature du remède ; aussi, dans tout système, peut-on dire d'avance ce que sera pour son auteur la notion du salut, une fois connue la notion qu'il s'est faite du péché. Nous avons vu celle d'Anselme sur ce dernier. Le péché consiste à refuser à Dieu ce qui lui est dû, et ce refus constitue un outrage à l'honneur divin. "Non est itaque aliud peccare quam non reddere deo debitum. [...] Hunc honorem debitum qui deo non reddit, aufert deo quod suum est, et deum exhonorat" (Lib. I, cap. XI). Anselme ne s'arrête pas à chercher les origines du péché, ni en déterminer les causes, mais il est évident qu'il s'en rapporte au récit de la Genèse. Ce n'est qu'en passant qu'il en constate l'universalité.

Sans vouloir en aucune manière méconnaître la gravité du péché, nous croyons que l'auteur du Cur Deus homo l'a mal compris ; nous dirons même, au risque de paraître paradoxal, qu'il l'a atténué, tout en croyant le présenter sous un aspect terrifiant. Pour lui, en effet, le péché est quelque chose de tout à fait extérieur à l'homme ; ce n'est pas un état ; mais un acte ou plutôt une série d'actes ; l'homme n'est pas considéré comme pécheur, mais seulement comme ayant commis des péchés qui constituent un obstacle placé entre lui et le bonheur et font de Dieu son ennemi. C'est sur ce dernier point surtout qu'insiste l'auteur ; il y revient à plusieurs reprises pour montrer que c'est bien là, en effet, le point central de sa théorie : Dieu a été offensé, l'honneur divin a reçu un véritable outrage, aussi lui faut-il une éclatante réparation. Il est difficile de n'être pas ici de l'avis de M. Réville, quand il reproche à Anselme de trop considérer Dieu comme un chevalier du moyen âge, auquel il faut du sang pour laver son offense. Avec l'idée d'un Dieu absolu, se suffisant pleinement à Lui-même, il est difficile de concevoir que l'honneur de ce Dieu, et, par conséquent, son repos et son bonheur, soient à la merci de sa créature. En vain nous dirait-on que Dieu, en créant des êtres libres, s'est volontairement limité et a accepté librement et par avance de se soumettre aux conséquences qui pourraient résulter de cette liberté créée à côté de la sienne, car l'on ne conçoit pas un Dieu qui se limite, qui cesse d'être absolu : ce serait cesser d'être Dieu. Remarquons encore ceci : c'est que tout outrage est intentionnel et est à lui-même son propre but ; or, tel n'est pas le caractère du péché, qui est bien une désobéissance, une transgression de la loi de Dieu, certainement ; mais cette désobéissance, cette transgression, n'a pas pour but de déplaire à Dieu. L'homme déplaît à Dieu en faisant le mal, soit ; mais il ne fait pas le mal pour lui déplaire ; la preuve, c'est qu'en l'accomplissant, chacun voudrait, s'il lui était possible, se soustraire aux regards du Tout-Puissant. Aussi sommes-nous fondés d'espérer et de croire, et l'évangile nous y autorise, que les sentiments de Dieu à l'égard du pécheur sont des sentiments de pitié et de compassion plutôt que des sentiments de colère et de vengeance. Soutenir que le péché peut porter une atteinte quelconque à la majesté divine et la modifier, refuser à Dieu le droit de pardonner sans s'être vengé, c'est faire du mal une seconde puissance rivale de Dieu ; c'est revenir, par un chemin détourné, au dualisme qu'avait d'abord combattu Anselme. Hâtons-nous de dire que le vénérable prélat a entrevu les objections auxquelles il se heurtait, et qu'il s'est empressé de revenir sur ses pas, en faisant remarquer que l'atteinte portée à l'honneur de Dieu par le péché n'existait que par rapport à l'homme. "Quae cum vult quod debet, Deum honorat ; non quia illi aliquid confert, sed quia sponte se eius voluntati et dispositioni subdit, et in rerum universitate ordinem suum et eiusdem universitatis pulchritudinem, quantum in ipsa est, servat. Cum vero non vult quod debet, Deum, quantum ad illam pertinet, inhonorat, quoniam non se sponte subdit illius dispositioni, et universitatis ordinem et pulchritudinem, quantum in se est, perturbat, licet potestatem aut dignitatem dei nullatenus laedat aut decoloret" (Lib. 1, Cap. XV).

Malheureusement, c'est là du pur subjectivisme, et, comme le fait très bien remarquer M. Réville, que nous avons déjà nommé : "Ici déjà nous pouvons découvrir un gouffre creusé sous les fondements même du dogme anselmien. L'incarnation et la Rédemption sont deux faits objectifs ; elles ont leur pleine et entière réalité en dehors de l'homme ; Dieu lui-même y est partie prenante et partie active. Mais quoi ! la nécessité d'un fait objectif peut se soutenir sur une base pleinement subjective, et n'y a-t-il pas lieu de craindre qu'en vertu même de ces prémisses, les deux grands faits, dont on veut asseoir la démonstration, roulent à leur tour dans l'abîme du subjectivisme et ne soient plus vrais que dans l'homme ?"(17).

Anselme en effet, n'a pas vu que, par la restriction que nous venons de signaler, il tombait dans une contradiction qui ruinait tout son système en le sapant par la base ; car si le péché n'a qu'une portée subjective et que l'essence divine n'en soit point modifiée, l'on ne comprend plus la nécessité d'une satisfaction vicaire, d'une réparation équivalente au dommage causé à Dieu par le péché. Disons, enfin, que la notion qu'Anselme se fait du péché découle de la fausse notion qu'il se fait du but que Dieu s'est proposé dans les lois qu'il a données à ses créatures. Il n'a pas compris que si Dieu demande à l'homme de lui obéir, de lui sacrifier sa volonté, son cœur, son être tout entier, c'est parce que c'est là, et là seulement, que l'homme peut trouver le vrai bonheur, et non pas parce que notre obéissance et nos adorations peuvent contribuer au bonheur de Dieu ou lui procurer une satisfaction personnelle quelconque. En un mot, Anselme a vu dans la création une nécessité, au lieu d'y voir un acte d'amour ; d'après notre auteur, Dieu n'aurait pas créé l'homme pour l'homme lui-même, mais parce qu'il avait besoin de lui pour rétablir l'harmonie céleste, pour reconstituer le nombre parfait (rationabitis et perfectus numerus), sans lequel la béatitude divine ne saurait être complète. Avec un tel point de vue, nous comprenons, en effet, que Dieu puisse être atteint par le péché ; mais ce point de vue, malheureusement pour le système d'Anselme, est tout à fait anti scripturaire, et nous conduit en droite ligne au panthéisme, que l'auteur n'a certainement pas aperçu.

Nous venons de voir ce qu'est le péché dans le système que nous étudions. C'est un fait extérieur, par lequel Dieu est modifié beaucoup plus que l'homme qui l'accomplit ; un fait qui rend Dieu ennemi de l'homme plutôt que l'homme ennemi de Dieu. Que pourra donc être la Rédemption ? Une réconciliation de Dieu avec l'homme ; c'est Dieu qui devra être changé à l'égard de l'homme et non l'homme à l'égard de Dieu. Cette réconciliation, comment s'opérera-t-elle ? à la suite d'un acte de pardon ? non, car la justice divine s'y oppose. Cependant, Dieu ne peut laisser sa créature éternellement perdue, et cela, non pas précisément à cause de son amour, mais parce qu'il ne peut pas se manquer de parole à Lui-même, parce qu'il a créé l'homme pour un but déterminé, et que si ce but n'est pas atteint, le plan divin se trouve avoir avorté, ce qui ne saurait être. Il faudra donc que Dieu reçoive une satisfaction ; or, comme l'homme n'est pas en état de la fournir, c'est Dieu qui se satisfera à Lui-même. Nous avons vu eu quoi consiste et comment s'accomplit, d'après notre auteur, cette satisfaction.

Déjà au XVIe siècle, Fauste Socin avait fait remarquer la contradiction manifeste qui existe entre les idées de pardon, de rémission des péchés, et l'idée d'une satisfaction vicaire, sur laquelle repose cette doctrine. Si Dieu a reçu une satisfaction complète, si notre dette a été plus que payée, il ne peut plus, en effet, être question de pardon, pas plus que de rémission des péchés ; et, comme le fait observer Socin, la prière quotidienne devrait être, non pas "Pardonne-nous nos péchés", mais : "Tu sais qu'il a été satisfait pour nos offenses". D'ailleurs, nous venons de le voir, il ne dépend pas de Dieu de pardonner. Ce qui est permis à l'homme, que dis-je, ce qui lui est recommandé comme l'un des devoirs les plus saints, Dieu ne peut se le permettre. Quoi donc ! pardonner une offense serait un signe de faiblesse, ou la notion du bien et du devoir serait-elle une notion purement subjective, de sorte que ce qui est mal pour Dieu puisse être bien pour l'homme, et vice versa ! Et qu'on ne nous accuse pas ici d'identifier à plaisir le péché avec une offense, et de confondre à faux les termes d'une comparaison avec leur objet : cette identification, cette assimilation, est due à Ensellée lui-même.

Nous savons bien la raison que l'on peut encore faire valoir pour démontrer que Dieu ne peut pardonner l'offense causée par le péché : c'est que la conscience elle-même réclame un châtiment. Cela est vrai ; mais qu'est-ce à dire ? sinon que le mal porte sa loi en lui-même, et que les conséquences sont inséparables de leur cause ; disons, enfin, qu'un châtiment divin qui n'aurait pour but que la vengeance est quelque chose qui ne se conçoit pas. Que Dieu punisse le péché, ou plutôt qu'il le laisse porter ses conséquences et se punir lui-même dans un but de charité, dans un but de sanctification pour le pécheur, nous sommes pleinement de cet avis ; mais nous tenons pour blasphématoire l'idée qui fait de Dieu un être qui trouve un plaisir et une satisfaction à punir et à se venger. Nous ne pouvons donc partager la manière de voir d'Anselme sur le péché, pas plus que sur l'attitude attribuée à Dieu en face de ce dernier, qui, pour nous, consiste dans un état plutôt que dans un acte ou une série d'actes mauvais, dans un état qui constitue l'homme ennemi de Dieu, et non Dieu ennemi de l'homme.

Mais admettons, avec notre auteur, que la réconciliation de Dieu avec l'homme ne puisse se faire que moyennant une réparation préalable : n'y a-t-il pas lieu de se demander jusqu'à quel point, avec la théorie anselmienne, il y a réparation, puisque nous voyons que celui qui la reçoit est celui-là même qui la donne ? et si Dieu se tient pour satisfait, acceptant la substitution de son Fils à la place de l'humanité, n'est-il pas évident que c'est par un pur effet de sa grâce, puisque, au point de vue juridique, il ne saurait y avoir, en réalité, de substitution valable, la justice ne pouvant être satisfaite que par la punition du vrai coupable ? Dieu n'a donc retenu de la justice que les apparences, et c'est, en réalité, sa grâce qui a tout fait. Ainsi, la conciliation des deux attributs divins, amour et justice, que prétend avoir trouvée Anselme, n'existe que dans la forme, et l'on ne voit plus pourquoi, pour sauver l'humanité, Dieu a eu recours à des moyens détournés, au lieu de procéder immédiatement et simplement par un coup de miséricorde.

Mais supposons encore, si l'on veut, que la justice de Dieu puisse accepter une substitution, et que le péché puisse être expié par un autre que celui qui l'a commis ; encore faudra-t-il qu'il y ait un rapport, une analogie, entre la nature de l'expiation et la nature de la peine encourue par le péché. Or, ce rapport, cette analogie, nous semble, ici, faire entièrement défaut. Quelle est, en effet, la peine encourue par le pécheur ? la mort éternelle, un châtiment spirituel et moral. Et en quoi consiste l'expiation ? dans la mort physique et temporaire de Jésus-Christ ; c'est-à-dire qu'elle ne répond à aucune des deux conditions exigées, à savoir la spiritualité et l'éternité. Ainsi, outre que la nature du châtiment enduré n'est pas la même que celle du châtiment mérité, l'on ne conçoit pas qu'il puisse y avoir équivalence entre les souffrances momentanées d'un seul et les souffrances éternelles de millions d'individus. Nous ferons remarquer, en outre, que Jésus-Christ était assuré d'avance de sa résurrection, et que, par conséquent, l'expiation, non seulement n'est pas éternelle de fait, mais ne l'a pas été non plus d'intention.

Enfin, et c'est là, d'après nous, la plus forte objection, c'est que si la conscience proteste contre l'idée d'un pardon pur et simple, qui renverrait le pécheur absous, laissant le mal impuni, elle n'est pas davantage satisfaite par l'idée d'une substitution, car elle n'admet pas que l'innocent puisse souffrir à la place du coupable ; elle proteste contre l'assimilation du péché avec une dette ordinaire qui pourrait être acquittée par un tiers. Le péché étant quelque chose d'essentiellement personnel, disons mieux, le péché étant un état de l'âme, il devient insaisissable si on le sépare de sa source, et, comme le dit très bien M. de Pressensé : "Prétendre que Jésus s'est vraiment substitué à nos péchés, c'est tomber dans une épouvante fiction que la pensée ne peut même saisir"(18).

Un autre reproche que nous ferons à la théorie d'Anselme, c'est de regarder l'œuvre de Jésus-Christ comme n'ayant eu d'autre résultat que de sauver l'homme de la peine encourue par le péché, et non pas de l'affranchir du péché lui-même. Il ne pouvait en être autrement pour l'auteur du Cur Deus homo qui, ne regardant pas l'homme comme modifié dans son être par le péché, ne voit que des faits extérieurs pouvant être effacés. Il n'en est malheureusement pas ainsi. Sans doute, l'homme a besoin que ses péchés soient effacés et pardonnés ; mais cela ne lui suffit pas. Ce dont il a besoin avant tout, c'est être changé et transformé, de devenir une "nouvelle créature" ; ce dont il a besoin, c'est d'un nouveau principe de vie, qui, en changeant ses dispositions et ses inclinations, lui communique la force de vaincre le mal qui est en lui. L'homme, dit Anselme, a été créé pour le bonheur : nous le croyons quoi qu'il eût peut-être mieux fait de dire qu'il a été créé pour le bien (au fond, l'affirmation est la même, bien et bonheur étant inséparables, comme l'effet est inséparable de sa cause) ; mais il se trompe en croyant que le bonheur se décrète ou peut s'obtenir par procuration, et qu'il est indépendant des dispositions de celui qui le possède. Le bonheur - et ici nous parlons à un point de vue absolu - correspond à un état intérieur, à une manière d'être. Pour parvenir à la félicité céleste, il faut posséder les conditions nécessaires, il faut être apte au bonheur ; en d'autres termes, il faut être sanctifié, et la sanctification est quelque chose d'essentiellement intérieur et personnel, qui consiste dans les dispositions particulières du cœur. C'est donc à transformer ces dispositions qu'a dû consister l'œuvre rédemptrice du Fils de Dieu, qui a dû s'attaquer à la source du péché pour la tarir, et non pas au péché considéré comme fait accompli, ainsi que le veut Anselme.

Pour nous résumer, disons que dans la théorie juridique d'Anselme, tout y est extérieur à l'homme, nous dirons même volontiers que tout y est magique, ainsi que le lui ont reproché Baur et Schleiermarcher. C'est un drame immense et grandiose où rien ne manque, excepté celui qui en est l'objet.

 

Conclusion

 

Après l'étude rapide, et, nous ne nous le dissimulons pas, bien imparfaite aussi, que nous venons de faire de la théorie anselmienne sur la Rédemption, nous croyons pouvoir dire que la doctrine de l'expiation par voie de substitution, telle que l'entend notre auteur, ne répond pas plus aux exigences de la conscience qu'à celle de l'intelligence, et qu'elle ne peut plus avoir pour nous une valeur ou un intérêt quelconque qu'au point de vue historique. Nous comprenons que beaucoup d'âmes religieuses aient pu, pendant longtemps, se laisser séduire par cette rigueur dialectique et ces raisonnements empruntés au barreau ; mais depuis le moyen-âge, les esprits ont marché, et le temps a fini par saper à sa base tout cet édifice laborieusement construit sur des données imaginaires, et par le jeter à terre. Le même sort est réservé à tout système qui méconnaîtra l'élément humain dans l'œuvre de la Rédemption, et fera de celle-ci quelque chose d'extérieur à l'homme, sans action sur le cœur et sur la conscience. Nous l'avons déjà dit : l'homme sent, non seulement qu'il a commis des péchés, mais qu'il est pécheur, que, par conséquent, c'est une régénération, avant tout, qui lui est nécessaire. C'est donc dans une puissance régénératrice communiquée par Jésus à l'humanité que doit consister la Rédemption. C'est en entrant dans une communion intime avec Jésus-Christ que l'âme du fidèle puise la force de vaincre le mal et de marcher de progrès en progrès dans la voie de la sanctification ; c'est en sympathisant de toutes ses forces avec le Fils de Dieu, en s'identifiant en quelque sorte avec lui, qu'elle finit par haïr le mal qui la rendait ennemie de Dieu, et par aimer le bien, devenu aimable dans la personne de son Sauveur. C'est ainsi que l'homme se trouve véritablement transformé en une nouvelle créature, et réconcilié avec son Dieu, qui, de juge irrité, devient pour lui un Père miséricordieux.

 

THÈSES

 

I

 

La religion repose sur un sentiment qui est naturel à l'homme. Elle est par conséquent placée au-dessus de toute discussion.

 

II

 

La morale a sa base dans la religion.

 

III

 

Le symbole dit des Apôtres ne peut plus avoir pour nous qu'une valeur historique. Plusieurs de ses articles sont anti protestants.

 

IV

 

L'épître aux Hébreux n'est pas de l'apôtre Paul.

 

 

Vu par le Président de la soutenance,
Montauban, le 12 mai 1873.
MICHEL NICOLAS.Vu par le Doyen :
SARDINOUX.

 

Vu et permis d'imprimer :
Le Recteur,
GATIEN ARNOULT.

 

 


Notes

 

(1) Anselme de Cantorbéry naquit dans la ville d'Aoste, en Piémont, l'an 1034. Après une jeunesse quelque peu dissipée, il entra dans le couvent de Sainte-Marie-du-Bec (L'abbaye bénédictine Sainte-Marie-du-Bec, située en Normandie, très exactement, de nos jours, dans le département de l'Eure, à mi-chemin entre Le Havre et Évreux) fut fondée en 1034 par le bienheureux Hellouin - d'où le nom actuel de Bec-Hellouin) en 1060, à l'âge de 26 ans. Trois ans plus tard, il fut nommé prieur de son couvent, puis abbé, en 1078. Enfin, le siège épiscopal de Cantorbéry ayant été laissé vacant par suite de la mort de Lanfranc, il en fut nommé archevêque en 1092 et mourut le 21 avril 1109 (Voyez : Saint Anselme de Cantorbéry, par M. Charles de Rémusat) [Charles de Rémusat (1797-1875), Saint Anselme de Cantorbéry, tableau de la vie monastique et de la lutte du pouvoir spirituel avec le pouvoir temporel au onzième siècle, Paris, Didier, 1853, 567 p.].
(2) Lib. I, cap. II [Quomodo accipienda sint quae dicenda sunt. A n s e l m u s : "Quoniam video importunitatem tuam et illorum qui hoc tecum ex caritate et religioso studio petunt, tentabo pro mea possibilitate, deo adiuvante et vestris orationibus, quas hoc postulantes saepe mihi petenti ad hoc ipsam promisistis, quod quaeritis non tam ostendere quam tecum quaerere; sed eo pacto quo omnia quae dico volo accipi: Videlicet ut, si quid dixero quod maior non confirmet auctoritas - quamvis illud ratione probare videar -, non alia certitudine accipiatur, nisi quia interim ita mihi videtur, donec deus mihi melius aliquo modo revelet. Quod si aliquatenus quaestioni tuae satisfacere potero, certum esse debebit quia et sapientior me plenius hoc facere poterit. Immo sciendum est, quidquid inde homo dicere possit, altiores tantae rei adhuc latere rationes"].
(3) Lib. I, cap. XI.
(4) Lib. I, cap. VII.
(5) Hunc honorem debitum qui deo non reddit, aufert deo quod suum est, et deum exhonorat; et hoc est «peccare» (Lib. I, cap. VII).
(6) Deum impossibile est honorem suum perdere. Aut enim peccator sponte solvit quod debet, aut deus ab invito accipit. Nam aut homo debitam subiectionem deo sive non peccando sive quod peccat solvendo, voluntate spontanea exhibet, aut deus eum invitum sibi torquendo subicit et sic se dominum eius esse ostendit, quod ipse homo voluntate fateri recusat. In quo considerandum quia, sicut homo peccando rapit quod dei est, ita deus puniendo aufert quod hominis est (Lib. I, cap. XIV).
(7) Lib. I, cap. XII.
(8) Lib. I, cap. V.
(9) Lib. II, cap. XII.
(10) Anselme, tout en prétendant que Jésus-Christ est mort volontairement, déclare qu'il ne pouvait pas ne pas vouloir mourir. Et, à ce sujet, il distingue deux sortes de nécessités, une nécessité indépendante de l'individu, qui est dans les choses, et s'impose d'elle-même, et une nécessité en quelque sorte subjective, créée par la nature de l'être auquel elle s'impose. C'est à cette dernière qu'était soumis le Fils de Dieu. (Voyez : Lib. II, cap. XVII).
(11) Lib. II, cap. XIX.
(12) Anselme, il est vrai, dit que le nombre des rachetés pourrait être supérieur au nombre des mauvais anges, si toutefois, avant la chute de ces derniers, le nombre parfait n'eût pas encore été atteint, Dieu se réservant de le compléter quand bon lui semblerait. Dans ce cas, il y aurait eu place pour une création nouvelle, quand même il n'y eût pas eu de chute ; mais, quoi qu'il en soit, le nombre des élus n'en demeure pas moins limité. (Voyez : Lib. I, cap. XVIII).)
(13) Actes, III, 17 : "Maintenant, mes frères, je sais que vous avez agi par ignorance, tout comme vos chefs".
(14) Lib. II, cap. XXI.
(15) A. Réville. [Le pasteur Albert Réville, d'abord en exil à Rotterdam (dans les années 1860), fut en 1880 le premier titulaire de la chaire d'histoire des religions du Collège de France].
(16) C'est sur une fausse traduction d'Ésaïe, VII, 9, que se base saint Anselme, comme l'avait fait avant lui saint Augustin, pour établir l'impossibilité de comprendre avant d'avoir cru.
(17) A. Réville, De la Rédemption. [Albert Réville, De la Rédemption, études historiques et dogmatiques, Paris, J. Cherbuliez, 1859, 212 p. ]
(18) Bulletin théol. du 25 avril 1867.


*Contrat chirographaire : qui n'est pas hypothécaire ; sans droit de préférence pour faire remplir les obligations d'un débiteur à l'égard de plusieurs créanciers. Le texte de Saint Paul (Coloss., II, 14) indique : "Vous qui étiez morts du fait de vos fautes et par l'incirconcision de votre chair, il [Jésus-Christ] vous a rendus vivants avec lui, en nous faisant grâce pour toutes nos fautes ; il a effacé l'acte rédigé contre nous en vertu des prescriptions légales, acte qui nous était contraire ; il l'a enlevé en le clouant à la croix..."