Presque un quart de siècle s'est écoulé depuis la disparition du philosophe parisien Jean-Paul Sartre. Celui dont le Président de la République du moment osait faire écrire : "à la perception du devenir tragique de l'être humain, il répondait par une générosité d'allure dogmatique, mais authentiquement militante, et, en dépit du rejet de toutes catégories, singulièrement française" ; son Premier Ministre, M. Barre, renchérissait : "je salue une vie et une œuvre qui ont témoigné pour la liberté et pour la dignité de l'homme".
Quant au chef de l'opposition, candidat permanent à la Présidence de la République, il n'hésitait pas à affirmer que "Jean-Paul Sartre a été le pédagogue du demi-siècle. Il a donné aux hommes des moyens d'exister, des moyens de comprendre, des motifs de combattre. Il avait le savoir généreux et l'a mis au service des opprimés, des offensés. Il avait choisi son camp, celui de la justice et de la liberté, celui des asservis contre les maîtres". Voire ! Une telle unanimité dans la cécité donne quelque peu la nausée. Et cette foule immense qui accompagna le cercueil insultait en quelque sorte celle, fort lointaine, qui avait tenu à être jusqu'au bout fidèle à Victor Hugo - car elle ambitionnait de la singer.
Ces hommages unanimes s'adressaient à un "destructeur de l'âme", comme on a pu l'écrire à l'époque. En vérité tant d'aveuglement(s) témoigne(nt) du climat d'après-guerre, et de la féroce dictature qu'une certaine intelligentsia exerça - et continue, avec des bémols, à faire régner - sur le débat d'idées de ce pays. Et je songe à ce sévère jugement de Kléber Haedens : "Le pays de Sartre est celui des hôtels borgnes et des tentatives d'avortement. La beauté, la lumière, la fantaisie, la nature sont pour lui quelque chose d'intolérable".
J'ajoute, quitte à encourir le tollé, qu'un individu qui fait d'une ancienne maîtresse (A. Elkaïm) sa fille adoptive commet un inceste, même si c'est de façon symbolique. Je sais bien que, plus près de nous, Woody Allen a observé une attitude voisine. Mais ce n'est pas une justification a posteriori, ni un exemple à suivre !
Peut-être le temps est-il venu, au bout de vingt-quatre années, et sans être accusé de vouloir cracher sur une tombe, de revenir à une plus saine appréciation de l'action de celui qui avait déclaré : "un anticommuniste est un chien, je ne sortirai pas de là". Et pour essayer d'ouvrir les yeux - mais sans illusions, ici - de tous ceux pour qui il valait mieux "avoir tort avec Sartre que raison avec Aron"...
Raymond Aron ! En voilà un, de sacré grand esprit ! Il est parti dans la discrétion, comme il avait écrit dans la discrétion une douzaine (et davantage) d'ouvrages qui continuent à nous éclairer, alors que les productions de son collègue de l'École normale supérieure ne font que nous embourber...
Et quand je lis, dans les phrases d'hommages grotesques à force d'hyperboles : "témoignage pour la dignité de l'homme", ou encore "au service des opprimés et des offensés", je me demande ce que doivent penser toutes les jeunes filles paumées que le Castor passait en revue, avant de les refiler à Sartre "le pédagogue du demi-siècle", pour qu'il les déniaisât. L'une, au moins, a laissé son témoignage : il est édifiant ; les opprimé(e)s ne sont pas seulement chez Franz Fanon, il y en a aussi dans les chambres de bonnes du Ve arrondissement ! Et la pédophilie, le détournement de mineure, si l'on préfère, comme l'usage de la mescaline, sont des conduites toujours punies par la loi, sauf erreur.
Alors, après avoir mis en ligne, il y a pas mal de temps, un texte seulement souriant, dû à la plume si délicieusement persifleuse de Jean Amadou, en voici un, plutôt grinçant (j'émets des réserves sur la partie consacrée au Canard enchaîné) mais tellement plus proche de la réalité, publié au lendemain du décès du Prix Nobel 1964 de littérature.

 

 

La chimie apporte à presque toute douleur son calmant, mais rien n'apaise les élancements dont souffre l'homme qui a mal à la France. Ce mal, assez répandu, affecte en particulier ma génération et j'endure ses affres depuis ma jeunesse. Sartre y a méchamment contribué. Voilà ce qu'il faut tout de même dire, maintenant qu'il est en terre.

Nous rapetissons nos vivants, nous agrandissons hors mesure nos morts. J'eus honte du sanglot dévot et quasi unanime que souleva la fin de Sartre parmi nos gens de plume, de micro, de caméra. Sur le trottoir de gauche, comme sur celui de droite, les putains sont respectueuses. Ni son intelligence, ni sa puissance créatrice, ni ses talents, ni son génie dont ne resteront, par la loi des choses, que des œuvres détachées du temps, c'est-à-dire des œuvres d'art, ne me feront oublier que Sartre fut l'exemple le plus abouti de la trahison des clercs.

Il fit sa lucidité esclave de ses partis pris absolus. Il préféra ses généralités aux faits, ses vérités au réel. Il prêcha l'intolérance et il aima la haine. Comment ouvrir les chemins de la liberté avec une mauvaise foi passionnée ? C'est ce casse-tête qui fut son sceptre. Non, je ne puis oublier qu'il se voulut le principal introducteur de la guerre civile dans la vie culturelle française. Émergeant de l'occupation, j'entrai dans un Paris intellectuel dominé par ses exclusives et ses anathèmes, où tout esprit rétif à la mouvance marxiste était, une fois pour toutes, réputé par lui salaud. Les jeunes hommes de mon temps, à qui l'engagement répugnait, commencèrent leur carrière avec un statut de maudits. Dans leurs décennies décisives, ils durent s'efforcer de penser, de créer, de parler, malgré. Sartre a connu bien des errances, mais il n'a jamais cessé de tenir pour lumière et délices les horreurs et les outrances de la guerre civile. Alain de Benoist signale dans ce numéro qu'il écrivait encore en 1960 : "Un anti-communiste est un chien, je ne sors pas de là, je n'en sortirai plus jamais". Et qu'il déclarait avant sa mort : "Du moment que je dis droite, pour moi ça veut dire salaud".

Je ne sais si je suis de droite ; mon cœur en doute. Mais si, comme l'a prétendu Sartre, c'est l'antisémite qui crée le juif, la constante injure faite par lui à toute pensée distante de la scolastique gauchère, m'aura, avec bien d'autres, déporté de force à droite, aggravant ainsi les divisions et le pourrissement de la vie de l'esprit en France.

J'ai lu partout qu'il aura été le maître à penser de toute une génération. Je tiens à porter, pour beaucoup, un témoignage restrictif. Toujours, nous suspectâmes une névrose aux sources de sa révolte, et sa révolte eut de quoi nous révolter. Nous lui devons d'avoir tenté malaisément d'exister dans un pays où, par lui, l'activité littéraire a été soumise aux dégradations du fanatisme. Cette gerbe de vérités tristes manquait à sa tombe. Je la dépose en mémoire de tous ceux que le parti intellectuel dont il fut l'éminence repoussa dans les ténèbres extérieures, oppressa, dévia, désola.

"Je meurs de la France", murmurait Lyautey en son crépuscule. Combien d'entre nous, depuis l'âge d'homme, meurent de la France à petit feu ? Il arrive que ce feu s'avive. Par exemple quand l'aveuglement fait cortège au char funèbre d'un aveugle. Mais aussi quand notre vie politique se réduit au remugle des "affaires" que soulève une presse.

S'il faut parler de ces "affaires", nous en parlerons avec la franchise que provoque la souffrance. Nous dirons que Jean de Broglie est mort dans la rue en glissant sur des pourritures abandonnées depuis les accords d'Évian, et que chacun, autour de son cadavre exhumé, comme il convient en pareille circonstance porte un masque. Nous dirons que "l'affaire" de Broglie, outre ses singuliers avantages souterrains, a le mérite de dissimuler "l'affaire" Marchais comme, dans un taudis, la poubelle cache le seau hygiénique.

Et nous dirons enfin qu'il y une affaire des "affaires". C'est le complot pour abaisser l'opinion et lui rendre inaccessibles les énormes enjeux de la prochaine élection qui engage, avec le destin de la société libérale, celui de la France et de l'Europe dans un monde redevenu redoutable. Quand il s'agit d'autant, la dignité commanderait de ne pas tenir forum sur un champ d'épandage. Mais on voit des confrères, qui se donnent volontiers pour exemplaires, fouiller avidement de leur férule dans ce champ.

Le mal à la France atteint à l'aigu quand le Canard enchaîné, tenu avec respect pour le moniteur officiel des coups bas, orchestre depuis son officine le débat public, et quand M. Mitterrand, emporté par sa lecture, peut écrire, sans rougir de soi, qu'en conséquence les présidentielles seront un procès d'assises, avec le peuple pour jury.

Cette feuille ragoteuse et comploteuse, qui se dit satirique et est à la satire ce que Coluche est à Voltaire, devient donc aujourd'hui l'entreprise de démolition la plus florissante de France, dont les mauvaises actions sont cotées. Une telle entreprise a pour outils le ricanement et la calomnie. Elle emploie à temps partiel et rémunère au noir la quasi-totalité des traîtres qualifiés dont dispose le marché de la besogne politicienne. Sans avoir approché le moindre, tant le contact avec l'espèce me serait révulsif, je me suis souvent demandé comment étaient faits ces canardistes dont l'instinct est de dénigrer et l'occupation de glisser chaque semaine dans la vie publique la plus grande quantité possible de fiente et de fiel. Que la majeure partie du monde politique français trouve dans ces déjections son fortifiant, voilà qui juge ce monde. C'est une bassesse générale qui accorde à un tel journal le crédit et l'inviolabilité d'une institution, et il faut qu'un pays soit rendu à l'extrême avilissement du caractère et du sens critique pour voir dans l'égout collecteur son Conservatoire national des esprits indépendants.

Sartre ne fut pas mon maître, mais Montherlant, qui ne souffrait ni des hommes qui l'insultaient ni des hommes qui le diffamaient, mais des hommes qui l'indignaient.

 

 

© Louis Pauwels, article publié dans Le Figaro Magazine, 26 avril 1980

 

 

Complément : recension d'un ouvrage philosophique peu connu sur Sartre, car ne maniant pas la brosse à reluire...

 

 

Thomas Molnar, Sartre, philosophe de la contestation, 190 pages, Paris, 1969 - Hors collection, La Table Ronde avril 1972.

 

Thomas Molnar, né à Budapest en 1921, est professeur de littérature française à l'université de New York. Le titre véritable de son ouvrage, "Sartre, idéologue of our time", nous en donne la clé : M. Molnar a voulu mettre en relief le caractère purement utopique, idéologique, inadapté au réel, de la pensée de Sartre.

N'accusons pas ce petit livre de manquer d'une impartialité dont personne d'ailleurs n'a fait preuve sur un tel sujet. Molnar n'est pas un admirateur de Sartre, mais il fait un exposé très clair de toutes les thèses sartriennes, comme si l'obligation de traduire en américain des textes français avait décanté et clarifié la pensée. Nulle part le lecteur ne se perd dans ces brumes philosophiques, ce fatras de mots prétentieux et abscons par lesquels tant de critiques tentent d'expliquer Sartre. C'est que l'auteur ne se laisse ni fasciner ni impressionner par le mythe-Sartre. La netteté de l'exposé suffit pour permettre au lecteur d'apprécier la valeur des théories présentées. Le plus souvent les critiques formulées par Molnar sont séparées de l'exposé objectif de l'idéologie en question.

En ce sens, cet étranger tranche sur le conformisme du monde littéraire ou intellectuel contemporain. Il analyse sans indulgence les procédés polémiques de Sartre, son art de mettre en relief un aspect unique d'un phénomène complexe, d'hypnotiser le lecteur, de l'assommer sous les coups d'une dialectique subtile, de le mystifier par l'escamotage de l'objet tout entier au profit d'un seul de ses aspects.

Loin de rester, comme certains admirateurs de Sartre, à l'intérieur de sa pensée qu'ils considèrent comme un monde se suffisant à lui-même, Molnar situe notre "idéologue" dans l'histoire de la philosophie, par rapport aux philosophes anciens et modernes, d'Aristote à Pascal, de Rousseau, de Hegel à Teilhard de Chardin. Le lecteur reste libre d'admirer ou de condamner Sartre : mais en tout cas il le fera en toute connaissance de cause et sans ignorer les contradictions que présente cette idéologie.

Scolaire au meilleur sens du mot, ce livre nous réapprend à juger avec bon sens, attitude que beaucoup ont oubliée dans ce domaine particulier. Par exemple il nous donne des Mouches une interprétation qui se retourne contre leur auteur : le roi criminel qu'il faut tuer parce qu'il a persuadé à tous les habitants d'Argos de se sentir coupables n'est-il pas le psychologue moderne qui fait porter à la société la responsabilité des penchants criminels de l'individu ?

La deuxième moitié de l'ouvrage est consacrée à "l'itinéraire" de Sartre de 1946 à 1969, ainsi qu'à cette "fin de l'histoire" dont nous menacent les immanentistes.

Selon eux, l'homme, délivré des fantômes de la morale, n'aura plus à choisir entre le bien et le mal ; tous ses actes se conformeront à un seul modèle et pourront être prédits avec sûreté.

De même les subtilités de l'en-soi et du pour-soi nous sont expliquées clairement aux chapitres III et V : l'en-soi, c'est la matière, le pour-soi c'est l'homme. En s'appropriant la matière par le travail, le marxisme, selon Sartre, résout le conflit entre les deux.

Mais ce que M. Molnar met le plus en relief chez Sartre, c'est l'utopisme de ce génie protéiforme, à la fois cartésien, hégélien, interprète romantique de l'inquiétude, de l'anarchie, de l'insatiable appétit, de l'abstraction, et que ne peut satisfaire aucun système, si chimérique soit-il.

Un tel philosophe s'attribue des pouvoirs de démiurge dans cette période de "l'entre-deux" que nous vivons, entre le point zéro et l'homme nouveau. C'est maintenant, et pour la première fois, selon Sartre, que l'homme se détermine lui-même, fait sa propre histoire.

Dans le dernier chapitre, Sartre est confronté avec les utopistes d'aujourd'hui, Ernst Bloch, Teilhard de Chardin, Lévi-Strauss, Adam Schaff, Huxley, Kolakowski. La plupart de ces utopistes n'attendent plus d'une révolution planétaire l'avènement de la nouvelle société. De tous les épigones du marxisme, seul Sartre est le "mainteneur loyal de l'enclave marxiste dans le royaume d'Utopie".

 

[Thomas Molnar, est décédé à Richmond, USA, le 20 juillet 2010]

 

 

© G. Meyer, notice bibliographique publiée dans Les Humanités-Hatier, n° 470, novembre 1971

 


 

 

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