Ici cependant, il donne son sentiment, au soir de sa vie, sur les événements de la Libération en particulier, et sur la nature humaine en général.
Tellement pessimiste, mais si c'était vrai ? Quant au fond du texte, est-il tellement différent de l'indignation exprimée par le poète communiste Paul Éluard, dans Comprenne qui voudra.
Il est difficile de mesurer l'amertume qui saisit les esprits et les cœurs devant ce déchaînement de violence, de méchanceté, de vengeance aveugle et de basse sottise ; ce fut le prolongement de la nuit dont on espérait sortir. Cette délivrance dont on avait tant rêvé, ces jours tant attendus qui devaient être des jours de pur bonheur étaient gâchés, souillés par un ramassis de voyous et d'assassins.
Cette déception, ce bain écœurant de cruauté et d'imbécillité, a mis un terme définitif aux illusions de ma jeunesse en dispersant définitivement mes dernières illusions sur l'excellence profonde de la nature humaine. J'ai appris, pour toujours, que les hommes livrés à eux-mêmes sombrent dans l'entraînement de l'instinct, dans l'émulation de l'ignominie et de la lâcheté. La bête humaine n'est pas naturellement civilisée. Il n'y a pas de civilisation hors des disciplines d'une société et il n'y a pas de société sans gendarmes. C'est profondément triste, mais évident. L'homme le plus paisible peut, dès qu'il est associé à une foule, devenir un dément et s'acharner au massacre de ceux qu'auparavant il a écoutés et suivis, sans doute pour se punir lui-même de les avoir écoutés et suivis. L'homme isolé n'est pas le même que l'homme grégaire.
Quelques jours après la Libération, je fus attiré par une animation insolite dans un restaurant aux abords de la ville. C'était les braves gens du village voisin qui le mettaient à sac sous le prétexte que, pendant la guerre, des officiers allemands y venaient déjeuner. Je vis un honnête garçon, que je connaissais bien, se hâter vers le lieu du pillage. Je l'interpellai mais il ne s'arrêta même pas pour me répondre tant il avait peur d'arriver trop tard pour se servir : "Puisque tout le monde le fait, il n'y a pas de raison que je sois seul à m'en priver".
Quand, pour améliorer les conditions du ravitaillement, qui étaient inquiétantes, je demandai à Bazille et à ses hommes de regrouper les véhicules automobiles disponibles, on constata que ceux-ci avaient des pneus en mauvais état et, pour en récupérer de meilleurs, on fit opérer des perquisitions dans les maisons. On trouva ainsi des centaines d'enveloppes qu'à tout hasard de braves citoyens avaient prélevées sur des voitures abandonnées, sans savoir ce qu'ils en feraient ; pour rien, pour faire comme les autres, pour profiter du fait qu'il n'y avait rien ni personne pour les en empêcher. Les honnêtes gens deviennent voleurs dès que l'occasion s'en présente sans risques. Ce n'est pas le scrupule moral qui les retient, c'est la crainte d'être pris et déconsidérés. Dans un mazet, chez une vieille mémé, on trouva une roue d'engin américain qui était plus haute qu'elle. Qu'est-ce qu'elle pouvait vouloir en faire ? "On ne sait jamais".
On continuait à subir la famine. Les ponts de chemin de fer étaient coupés sur le Rhône, vers Montpellier et sur la ligne des Cévennes. Le carburant était rare. La ration de pain était plus réduite qu'au temps de l'occupation ; cependant qu'en Lozère les agriculteurs ne pouvaient, faute de communications, vendre leur bétail. Bazille s'y rendit avec une troupe de volontaires qui ramenèrent un troupeau, à pied, à travers monts et vallées. Ils ne s'étaient jamais autant amusés.
La confusion des esprits, au lieu de s'apaiser, avait seulement changé d'aspect. Le Midi revenait à ses traditions. Dans un village de la plaine, trois comités de libération se disputaient le pouvoir municipal ; l'un siégeant au rez-de-chaussée de la mairie, l'autre au premier étage, ravitaillé par les femmes qui leur passaient des vivres dans des paniers descendus au bout d'une ficelle. Le troisième siégeait au café de la Place, se réclamait de la Fédération anarchiste internationale et envoyait des télégrammes d'injures à Staline.
À Montpellier, les communistes reprenaient leurs coutumières opérations de noyautage et tentaient d'amalgamer les dames de la "bonne société" en leur faisant prendre la parole dans les réunions, sous l'habituel couvert d'une Union des femmes de France. L'une d'elles, au théâtre municipal, termina sa harangue en s'écriant, emportée par l'habitude : "Vive le Maréch..." Elle se reprit à temps, "... le marécharles de Gaulle". On l'acclama. Tout rentrait dans l'ordre.
Après plusieurs décennies, il n'est pas encore possible de parler avec sérénité de la Résistance et de la Libération. Chacun se tient sur ses gardes et se réfère aux clichés et aux images d'Épinal, admis par la légende au mépris de la vérité. Il est temps de considérer les choses avec objectivité. Cette époque a droit, elle aussi, à l'histoire. Celle-ci nous enseigne que les mouvements d'idées et les actions qu'elles suscitent sont toujours nés de l'initiative d'une minorité agissante, entraînant les masses amorphes par la contagion ou la crainte. Il n'est pas vrai que, pendant l'occupation allemande, une majorité de Français aient renié leur patrie et souhaité la victoire de l'Allemagne. Presque tous supportaient avec peine, avec honte la présence de l'ennemi et souhaitaient son départ et sa défaite ; mais il est vrai que beaucoup de ces Français ont, dans leur désarroi, accordé leur confiance à un vieillard fatigué, présenté par une propagande intoxicante comme le sauveur de la France. Ils se sont obstinés dans leur aveuglement, en dépit des contradictions, des abandons puis des reniements de Pétain. Comme leurs prédécesseurs qui disaient, pendant les controverses de l'affaire Dreyfus, que "sept officiers français siégeant au Conseil de guerre n'avaient pu se tromper volontairement" [...].
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