Ce que Georges Suffert nomme "Les intellectuels en chaise longue", c'est en réalité l'engeance germanopratine qui prétend, depuis au moins les Trente Glorieuses, donner le La s'agissant de tout ce qu'il est convenu de penser droit. "Suffisants et creux", selon Suffert ? Certes. Très insuffisants, aussi. Et tellement dangereux. C'est à eux qu'on doit - entre autres - l'incroyable cécité vis-à-vis de la réalité du régime de Mao - pour ne rien dire des joyeusetés à la Pol Pot. C'est bien parmi eux que se sont bousculés les signataires de l'incroyable appel du Monde et de l'Observateur en faveur de la dépénalisation de la pédophilie. Ce sont, au vrai, des malfaisants. Il n'est donc pas étonnant qu'ils pullulent à gauche.
À cet égard, Suffert nous remet en mémoire (ou nous apprend, c'est selon) une histoire particulièrement édifiante. On se souvient sans doute qu'en 1965, trois savants français reçurent le prix Nobel de médecine (et cela faisait 37 années que la France n'avait pas été distinguée) : François Jacob, André Lwoff et Jacques Monod. Or, seul ce dernier fut fêté d'une incroyable manière (frisant parfois l'indécence), et son ouvrage ("Le Hasard et la Nécessité") commenté sur les tons les plus élogieux. Quant à François Jacob ("La logique du vivant") et André Lwoff ("L'ordre biologique"), leurs personnes comme leurs ouvrages durent se contenter d'un accueil poli, pour ne pas dire glacial. Pourquoi donc ? Parce que Monod était issu de la haute bourgeoisie protestante ? Que nenni ! Mais c'était un bon homme de gauche (caviar) et cela fit toute la différence concernant les trompettes de la renommée... Le parti intellectuel, pour reprendre l'expression de Suffert ne relève pas seulement des Précieuses ridicules : il exerce en réalité une sorte de terrorisme intellectuel...
En fait, il s'agit de la même gauche bien-pensante, qui depuis quarante ans nous serine qu'il n'y a pas de problèmes d'insécurité dans notre pays, pas plus que de problèmes liés à l'immigration. Bref, la gauche "Terra Nova", et désormais la gauche "woke", dont on a pu dire, et pas sans raisons, qu'elle était "manichéenne, intolérante et avide de censure" (très récemment, M. Onfray, dans son opus Autodafés, l'art de détruire les livres, a magnifiquement mis à jour la manière dont procèdent les bien-pensants, par exemple avec les cas de Simon Leys, de Samuel Huntington et de Sylvain Gouguenheim).
Dans le même ordre d'idée, il convient de citer aussi, face à des penseurs tout aussi profonds et originaux (Raymond Boudon), l'exclusive mise en avant de Bourdieu, pour ne rien dire de Foucault (cet infâme pédophile), ou encore, s'agissant du domaine littéraire (et entre bien d'autres) la montée en épingle d'Annie Ernaux, prix Renaudot 1984 (pressentie pour obtenir le prix Nobel de littérature !!!) dont avec raison Didier Jacob avait pu dire, en 2002, "Annie Ernaux, c'est l'irruption de la culotte sale dans la littérature"... ; mais encore Christine Angot, prix Médicis cette année (et maintenant en course pour le Goncourt, car faisant partie des quatre finalistes !!!), et dont J.-P. Brighelli, si justement féroce dans Marianne, cite le traumatisme d’enfance qui depuis vingt ans lui permet d’enfiler les romans en racontant toujours la même histoire - Camille Laurens n'a-t-elle pas d'ailleurs écrit, à propos du dernier opus de la même, "on a l’impression bizarre de l’avoir déjà lu" et d’assister à "un retour presque à l’identique"...

 

"Le parti intellectuel s'installe... dans une position imprenable. Notons au passage que ce parti qui n'aime pas Albert Camus, parce que son saint office l'a déclaré suspect, se place dans la filiation exacte de l'auteur de La Peste. Qu'importe que ce roman ait été déclaré médiocre er dangereux par les responsables du parti intellectuel. En réalité, le parti intellectuel s'est rangé exactement dans la ligne définie par Tarrou : "À la minute, déclare le héros de Camus, où j'ai choisi de ne plus tuer, je sais que je suis sorti de l'Histoire".
En choisissant de lutter contre un ennemi qui n'existe pas, le parti intellectuel sort de l'Histoire et s'octroie la dignité de juge".

G. Suffert

 

 

 

 

"Georges Suffert part en guerre contre le "club des cuistres", contre ces intellectuels parisiens qui refont le monde à distance, confortablement installés dans leur chaise longue ; jugent sans avoir vécu ; idolâtrent ce qui est hermétique ; rêvent à la Révolution mais habitent souvent le seizième ; adorent le bon peuple mais ne supportent pas son contact ; abhorrent les valeurs saines, les sentiments non ambigus, le bonheur calme, les discours simples et les pensées claires..."

 

 

I. Introduction

 

Force est de reconnaître que le parti intellectuel est, chez nous, désormais immortel. Péguy, Benda, Aron ne se sont-ils pas trompés en lui demandant de penser et de défendre les valeurs de l'esprit ? Il y a beau temps qu'il s'est débarrassé de ces vieilles lunes. Il a aujourd'hui d'autres ambitions, à moins que ce ne soit d'autres fonctions. À quoi bon lui adresser quelque reproche que ce soit ? Les défenseurs de l'esprit ne se comptent plus dans les rangs du parti intellectuel.

Du coup, le parti vaut d'être observé pour lui-même. Avec détachement. Il faut le décrire tel qu'il est. Déjà, Aron le délimitait :

"Les romanciers, les peintres, les sculpteurs, les philosophes constituent le cercle intérieur ; ils vivent pour et par l'exercice de l'intelligence. Si la valeur de l'homme ou de l'œuvre sert de critère, on descendrait peu à peu de Balzac à Eugène Sue, de Marcel Proust aux auteurs de romans roses ou noirs, aux rédacteurs de la rubrique des chiens écrasés dans les journaux quotidiens. Les artistes qui œuvrent sans rénover, sans apporter d'idées ou de formes neuves, les professeurs dans leurs chaires, les chercheurs dans leurs laboratoires, peuplent la communauté du savoir et de la culture. Au-dessous se situeraient les collaborateurs de la presse et de la radio, qui répandent les résultats acquis, qui maintiennent les communications entre les élus et le  grand nombre. Dans cette perspective, la catégorie aurait pour centre les créateurs, et pour frontières la zone mal définie où les vulgarisateurs cessent de traduire et commencent de trahir : soucieux de succès ou d'argent, esclaves du goût supposé du public, ils deviennent indifférents aux valeurs qu'ils font profession de servir".

Description exacte. Sauf sur un point : la trahison n'est pas réservée à l'étage inférieur. Elle commence au sommet. Nous nous en apercevrons en observant les modes de recrutement du parti intellectuel, ses comportements, les "trucs" qu'il emploie, les secteurs sociaux qu'il influence. Peut-­être, du même coup, pourra-t-on discerner les raisons réelles de son existence et les fonctions qu'il assume sans se l'avouer.

De ce fait, nous risquons de mieux comprendre ce qui se passe à l'intérieur de la société française tout entière. Car l'apparition, hors parti, hors classe sociale, d'un groupe qui revendique sa singularité constitue un phénomène qui ne peut être sans signification. Le parti intellectuel s'affirme dépositaire de la culture et prêche la contre-culture, rend ses arrêts au nom de la morale et proclame la déchéance des valeurs morales ; revendique l'intelligence et se comporte en perroquet. Il doit bien y avoir une explication à tout ce mystère.

La voici : le parti intellectuel, qui prétend juger  la société dans laquelle il baigne, en est simplement l'excroissance la plus révélatrice. Il est lié à elle comme le champignon à la terre. Dépourvu de toute fonction intellectuelle ou morale, il est en fait le produit d'une révolution culturelle comme le monde en a connu quelques-unes, qui s'opère en dehors de lui et va bouleverser lentement les manières d'être et de penser des hommes de notre époque.

S'il faut ramener à sa place - qui est modeste - ­ le parti intellectuel, il faut observer avec intérêt la révolution culturelle dont il révèle l'existence. Parce qu'elle le dépasse singulièrement. La preuve : il n'a même pas cherché à l'analyser.

De quel droit un journaliste se permet-il de se mêler d'une caste à laquelle tout à la fois il appartient et n'appartient pas ? Simplement parce que, au cours de vingt-cinq années d'activité professionnelle, j'ai côtoyé les membres du parti intellectuel. Ils m'ont même fait l'honneur de m'accepter dans leurs rangs à l'époque des guerres coloniales, parce que je portais sur ce cancer français qui a empoisonné la vie politique de notre pays de 1946 à 1962 le même jugement qu'eux. Il m'est donc arrivé de signer des manifestes - ce qu'aujourd'hui je me reproche - de participer à des meetings et d'affronter la police dans les rues de Paris et d'un certain nombre de villes de France - ce que je ne me reproche pas.

N'empêche ! Dès cette époque, je me sentais gêné. Les intellectuels que je côtoyais parlaient sans cesse politique et ne se donnaient aucun mal pour la connaître sérieusement. Ils se bornaient à répéter des slogans, des mots, des analyses dont la moindre enquête démentait les idées-forces comme les conclusions. Leurs engouements en ce domaine me déconcertaient. Je me souviens, par exemple, de l'extraordinaire passion du parti intellectuel pour la révolution cubaine. Dès l'arrivée au pouvoir de Fidel Castro, il m'apparut que l'on ne pourrait rien tirer d'exemplaire, au plan de ce que la gauche appelait "une expérience socialiste nouvelle", de ce qui se déroulait dans ce petit État plein de sucre, de tabac et de barbus. Sinon des complications internationales que susciterait sa proximité des côtes américaines.

France-Observateur, dont j'étais alors l'un des collaborateurs, accepta avec un grand libéralisme de publier mes réflexions sur la sottise des intellectuels toujours en quête d'une Poldavie. Ce qui revenait à dire que le mot politique n'avait pas le même sens pour eux que pour moi.

Même trouble lorsqu'il était question de science. J'étais simplement incertain et curieux. Eux cherchaient à faire entrer les recherches et les idées nouvelles dans le cadre d'un système confus qui me semblait dépourvu de toute rigueur. La science, pour eux, était donc l'un des piliers de ce qu'ils appelaient la politique.

Inutile d'énumérer. Au fil des jours, je prenais conscience d'un formidable malentendu. Ces intellectuels, sans le savoir, étaient à la recherche d'une religion de remplacement. Ils ne supportaient ni la mort de Dieu ni les exigences d'une morale de la liberté dont ils se faisaient pourtant les héros. Or il se trouvait que, étant catholique de l'espèce la plus commune, je n'avais nul besoin d'une religion de substitution. Côté métaphysique, j'étais servi. Eux pas. Le résultat, paradoxalement, était donc le suivant. Ils étaient, eux, les esprits religieux, et moi l'esprit laïc pour tout ce qui concernait les choses de cette terre. Car je ne demandais pas, moi, à la politique de me fournir une société parfaite, puisque je la savais impossible et éternellement inachevée ; je ne demandais pas à la science de m'expliquer le sens de l'existence humaine, puisque je l'en estimais incapable par définition.

Il ne restait qu'à se séparer avec gentillesse et correction. Pas si simple. J'allais retrouver le parti intellectuel partout. Il était installé dans les journaux pour lesquels je travaillais ; il m'attendait chez moi, derrière l'écran de télévision, en ce qui concerne au moins les programmes d'après 22 heures ; il me bombardait de livres que j'absorbais la nuit venue avec bien de la patience. Quant au cinéma, ma vieille passion, je commençais à l'abandonner : je n'avais plus le choix qu'entre des films où le parti intellectuel montrait, là aussi, le bout de son nez et de ses idées fausses, et des navets qui m'expédiaient immanquablement dans le sommeil.

Bien entendu, je caricature. Des ouvrages admirables et des films de qualité passaient à travers les barrages de ce double terrorisme : celui des imbéciles, qui a toujours existé, et celui du parti intellectuel, qui manifestement prenait de l'ampleur.

Enfin, dans les années qui suivirent 1968, se produisit pour moi le fait déterminant qui m'a conduit à écrire ce petit livre. J'avais au cours des ans connu un certain nombre de grands intellectuels qui m'avaient appris à lire : Emmanuel Mounier, mort ; Albert Béguin, mort ; Henri-Irénée Marrou, qui m'avait donné le goût de l'Histoire et le sens de ce qu'est réellement le non-conformisme de l'esprit ; Paul Lemerle, qui m'avait transmis un peu de sa passion pour Byzance ; et surtout Raymond Aron, qui parfois avait accepté de perdre du temps pour m'aider à comprendre qu'en gros deux et deux continuaient de faire quatre.

Or quelques-uns de ces hommes sont sortis épuisés et meurtris des torrents de sottises qui ont déferlé dans les années qui suivirent la révolution introuvable. Insultés par leurs étudiants, considérés comme des diplodocus ou des mandarins, ces hommes qui avaient consacré leur vie à la recherche de la vérité se retrouvaient le dos au mur, devant de nouveaux tribunaux de la Terreur composés d'ignorants prétentieux dont la seule qualité était, paraît-il, d'être jeunes. Mais la jeunesse, comme la vieillesse, est un état transitoire, rien de plus.

Ces révolutionnaires d'amphithéâtre ne s'arrogeaient le droit de parler sur ce ton que parce qu'ils étaient assurés, hors les murs, de l'appui vigilant d'un parti intellectuel qu'ils méprisaient d'ailleurs, qu'ils souffletaient à l'occasion, instruits d'instinct que leur insolence était en somme la meilleure manière de s'y faire admettre.

 

 

II. Où l'on perçoit la relative inculture de l'intellectuel

 

[...] La contre-culture est l'une des idées les plus audacieuses que le parti intellectuel ait inventées au cours des dix dernières années. Elle est fondée, comme la plupart de celles qu'il véhicule, sur une banalité : la culture n'est pas un "en soi". Simplement le produit et le reflet de la société qui lui donne naissance. Or, puisque toutes les sociétés passées ont été "oppressives", l'ensemble de ce que l'on nomme "culture" est imprégné par les comportements et les idées des époques d'aliénation qui l'ont créée. Il n'y a pas, d'une part, une société déshumanisante et, de l'autre, une culture dite humaniste : la prétention d'humanisme de la culture bourgeoise est le sommet de l’hypocrisie. Elle est le masque théâtral et en apparence admirable qui a pour dessein de cacher le scandale fondamental des oppressions concrètes (pour parler le jargon). Impossible, donc, d'abattre la société sans liquider la culture. Sinon, la survivance de l'ancienne culture finira par se retourner contre la révolution. La culture-reflet deviendra culture-matrice. D'elle surgiront les idées qui saperont le nouveau monde, les hantises du temps passé qui empêcheront la naissance des temps nouveaux.  Il est curieux que les intellectuels de notre époque n'aient pas osé appliquer cette théorie au cas d'Alexandre Soljenitsyne. Car elle explique admirablement la révolte du plus grand écrivain soviétique. L'hymne qu'il entonne au prix de sa vie est passéiste ; le dieu qu'il découvre est celui de Moïse. Il est vrai qu'au nom de ce dieu et de ses valeurs il entame la lutte contre les camps de concentration : difficile de le lui reprocher. L'humanisme aurait-il du bon ?

En tout cas, la notion de contre-culture, solide­ment fondée comme on vient de le voir sur une série de déductions quelque peu simplistes (la définition que nous venons de donner de la contre­culture est typique du langage, du mode de raisonnement et de la prétention du parti intellectuel : il pense et écrit de cette manière ; comme on le voit, n'importe qui peut se livrer à cet exercice), entraîne toute une série de conséquences. Dont la plus simple est qu'il est parfaitement inutile de s'encombrer la tête avec les auteurs d'autrefois, que leur lecture est dangereuse, leur forme de raisonnement redoutable puisque fondamentalement ils visent sans le dire à justifier les caractères oppressifs des sociétés qu'ils servent. Donc ignorons­.

Ce mot d'ordre, le parti intellectuel n'a jamais osé le lancer d'une manière aussi claire. Obscurément, il hésite. II pressent que cet aboutissement logique de son raisonnement a quelque chose d'inquiétant. Le parti intellectuel suggère simplement de s'en tenir à la lecture des auteurs révolutionnaires, des contestataires contemporains, et d'aller assister aux séances du cinéma engagé.

On comprend l'hésitation du parti intellectuel. L'Inquisition avait inventé la mise à l'Index sous peine de péché mortel ; Hitler brûlait les livres et aussi leurs auteurs ; Staline et ses successeurs se bornent à réécrire leur propre Histoire et interdire la publication dans leur pays des œuvres qui leur déplaisent. Mais seul Ray Bradbury, dans un livre relativement peu lu qui a servi de base à un film célèbre (Fahrenheit 451), décrit un univers où l'on brûle les livres. À l'époque, le parti intellectuel a fortement applaudi, et à juste titre, ce très beau film. Mais il semble ne pas se rendre compte qu'il s'apprête, lui, à aller beaucoup plus loin que les fascismes imaginaires. Il ne brûle pas les livres ; il déclare aux gens de vingt ans qu'ils sont sans va­leur, que l'on ne peut les aborder qu'avec un esprit "critique" (le mot critique est l'une des clefs du vocabulaire actuel du parti intellectuel). La signification du mot "critique" est évidente : les ouvrages d'autrefois doivent être lus avec pru­dence et en tenant compte de l'explication qu'en ont donnée les intellectuels révolutionnaires.

Cette recommandation est exactement semblable à celle de l'Église catholique qui n'autorisait autre­fois la lecture de Bergson qu'aux esprits "aver­tis". Encore l'Église choisissait-elle ses têtes de Turc. Le parti intellectuel met tout ce qui précède Marx, Freud, Foucault et consorts dans le même sac.

Par ce tour de passe-passe, le parti intellectuel a réussi à faire de l'inculture une vertu. Qui lit trop trahit. Qui doute s'engage sur le chemin de la per­dition. La nouvelle culture sera fondée sur la lec­ture des ouvrages des Éditions Maspero, les écrits de Lénine et de Mao, les ouvrages critiques publiés par les Éditions du Seuil, la lecture de Charlie­-Hebdo et la pratique des films de Godard. On peut ajouter à cette liste tous les ouvrages d'écologie. Un point c'est tout.

Par ce dernier acte de terrorisme, le parti intel­lectuel s'assure contre toute révolte de ses mem­bres. Il ne risque pas de découvrir que la science est incertaine d'elle-même, que les vérités d'hier sont les erreurs d'aujourd'hui, que les frontières entre le vrai et le faux sont vastes et mouvantes. L'intellectuel dans le vent de 1974 avance le cœur pur, en bénissant son ignorance, vers des lendemains qui chantent. Il est un précieux qui se fait une gloire de son ignorance.

 

 

III. Qui n'est pas réellement un chapitre, mais l'expression d'un doute

 

Posons la question tabou. D'où le parti intellectuel tire-t-il en définitive sa suffisance et son influence ? Qui lui permet de régner en maître à Paris ? Qui lui fournit quotidiennement lettres de noblesse et certificats de bonne conscience ? Voilà le problème.

Je suggère une réponse : il me semble que le parti intellectuel tire sa béatitude de l'appui que lui apporte, sous une forme à peine voilée, le plus grand quotidien français, c'est-à-dire le Monde.

On notera que dans ce chapitre, comme dans l'introduction, j'emploie le "je". Pour une bonne raison : ce qui précède était évident, et le "on" suffisait. Au contraire, ce que j'avance ici est incertain et désagréable à écrire. Il est alors honnête de s'avancer en première ligne soi-même.

Le Monde, ai-je dit, est le plus grand quotidien français. Non par son tirage, mais par sa qualité. Il a réussi ce tour de force, tout en devenant une institution nationale, de demeurer un journal libre. Grâce à l'intelligence, à la ténacité de son fondateur, Hubert Beuve-Méry, il a réussi à s'implanter dans une France conformiste et bourgeoise ; revêtu d'une redingote pour impressionner les habitants des beaux quartiers, il leur a répété au fil des jours des vérités déplaisantes. Et il a ainsi contribué à dégeler les cervelles. Pas question de contester cet effort et ce succès.

Mieux encore. Le Monde a introduit dans la presse française le goût de la vérité du fait, si ce n'est celui de l'objectivité du commentaire. Il a certes été aidé dans cette tâche par le remarquable travail silencieux et anonyme de l'Agence France-­Presse. En tout cas, il est désormais plus difficile, en France, d'écrire des contre-vérités totales. En gros, l'information, grâce au Monde, est devenue plus sérieuse, le récit des événements vérifié, les oublis rares. Deuxième performance qui a permis à cette malheureuse presse française, chronique­ment malade, de conserver au moins une espèce de dignité.

Reste que Le Monde garde la totalité de son venin pour les gouvernements en place et les institutions établies. Il a certes bien raison d'être vigilant vis-à-vis des pouvoirs. On ne l'est jamais trop. L'expérience nous a hélas appris que lorsqu'un brave homme devient ministre, il n'est déjà plus tout à fait un brave homme. Le sang, dans les palais de la République, monte à la tête. Peut-être y a-t-il trop d'huissiers ; peut-être les membres des cabinets sont-ils trop flatteurs, les journalistes - grandes gueules dans leurs salles de rédaction - trop déférents devant les Princes. En tout cas, le fait est là : le pouvoir grise davantage que le vin, ou tout au moins d'une manière plus durable. Il rend un peu fous ceux qui, un moment, l'approchent. Il est donc simple et naturel de rappeler aux personnages qui nous gouvernent qu'ils ne sont jamais que les locataires de la République et que les baux ne sont pas renouvelables d'office. Bref, le Monde a raison d'être attentif, voire acide, vis-à-vis du pouvoir.

Mon reproche n'est pas là. Je me demande sim­plement pourquoi il y a deux poids et deux mesu­res. Le pouvoir politique est un pouvoir : Le Monde le surveille. Bravo. Mais le parti intellectuel est aussi un pouvoir à la fois politique et culturel ; et Le Monde se garde comme la peste, non seulement de lui arracher ses masques et ses plumes, mais simplement de dire qu'il existe. Le Monde feint d'ignorer la puissance du parti intellectuel et les sottises qu'à longueur d'années il débite. Pour­quoi ne pas aller jusqu'au bout de ma pensée ? Si le Monde ne dit rien du parti intellectuel, c'est parce qu'il considère comme un honneur de figurer dans ses rangs. Ne serait-ce pas parce qu'il en est l'un des étendards les plus colorés ?

Affreux soupçon. Le Monde, sans le moindre res­pect humain, griffe quotidiennement les gouverne­ments, les parlementaires, les juges, les promoteurs immobiliers, les régimes fascistes (encore qu'il soit plus vigilant vis-à-vis des totalitarismes de droite que vis-à-vis de ceux de gauche : pour le grand quotidien du soir, un homme qui fuit le régime castriste est un réactionnaire, donc un individu peu intéressant; un homme qui quitte le Chili du général Pinochet est un combattant de la liberté qu'il faut saluer chapeau bas. Pour moi, l'un et l'autre sont simplement des exilés politiques qui ont droit à un identique respect). Et bien entendu Le Monde fustige quotidiennement, et avec quelle véhémence, les États-Unis, ces pelés, galeux, d'où viennent tous les maux.

Mais il témoigne d'une admiration, que dis-je ? d'une obséquiosité sans fin vis-à-vis du parti intellectuel. Je dis bien le parti dans son ensemble et dans ses composantes. Dans son ensemble : tout ce qui pense à gauche et dans l'intelligentsia est respectable et digne d'éloges. Dans ses composantes : les contestataires ont toujours raison; qu'il s'agisse de ceux de l'Église, du Parti communiste, de la magistrature, du corps médical, des syndicats, etc. Du coup, tout contestataire est en puissance un héros. Le Monde a pour lui toutes les complaisances.

Peut-être ces attitudes étaient-elles louables il y a vingt ans. L'époque, alors, était aux conformismes de tout acabit. Sans doute était-il néces­saire de les secouer en donnant une large place aux minoritaires de toute nature. Mais les temps chan­gent, et contrairement à la banalité que chacun répète sans trop réfléchir, nous changeons bien moins qu'eux. Le parti intellectuel n'est plus une minuscule cohorte rejetée sur les marches de la société. Il a ses grandes et petites entrées dans les institutions les plus respectables. Il est aujourd'hui bien en place. Pourquoi dès lors lui réserver un sort particulier ?

Le Monde feint de croire que cette formation spéciale suscite encore une réprobation générale. C'est tout simplement faux. Mais cette ignorance est commode. Elle permet au Monde de traiter le parti intellectuel comme s'il demeurait pestiféré. Se porter à sa défense, c'est donc monter au créneau de l'esprit pour sauver si faire se peut la liberté et les libertaires menacés.

La preuve de ce que j'avance ? Jamais une seule des œuvres publiées par l'un quelconque des papes du parti intellectuel n'a été attaquée dans les colonnes du Monde. À elle seule, cette constata­tion est inquiétante. Elle prouve en effet que Le Monde, à sa manière, est devenu un journal révérencieux. Il est aujourd'hui plus facile d'attaquer le gouvernement que le parti intellectuel. Parce que chacun sait en France, depuis le XVIIIe, que les gouvernements sont d'ordinaire ridicules, mais per­sonne ne semble être informé que le parti intellectuel l'est au moins autant.

Passons d'abord au pas de charge sur quelques-uns des collaborateurs du journal chargés par exemple des livres ou de la télévision. Ce serait trop peu de dire qu'ils encensent imperturbablement, dans leurs chroniques, le parti intellectuel ; ils en sont membres, s'en flattent, le pastichent, et tout bonnement rendent compte de ses activités comme n'importe quel journal de parti. Côté litté­rature-essais, le critique avance courbé, le couvre-chef à la main, devant les grands du moment : Sollers, Lacan, Foucault et consorts ont droit à tous les respects. Dans des genres très divers, ces évêques de l'intelligentsia provoquent sous la plume du chroniqueur de service de soudaines langueurs, un émoi troublant : sa plume, d'ordinaire pointue et nerveuse, retrouve un instant les pleins et les déliés de la communale d'antan pour effleurer d'une caresse les noms de ces sages du parti. Tous sont plus ou moins géniaux. Première manière d'abandonner l'irrévérence.

Glissons encore plus vite sur l'une des préposées à la critique de télévision : Mme Claude Sarraute ; elle est peut-être l'une des précieuses-types. Elle sait d'avance ceux qu'elle doit louer et bien davantage ceux qu'elle doit détester. Dans la première caté­gorie, les réalisateurs, dont elle laisse entendre qu'ils sont quelque peu maudits, qu'ils ne survi­vent à la Télévision française qu'au prix d'un dévouement sans limites et d'une lutte acharnée contre les censeurs. Ce qui est peut-être quelque peu excessif : Bluwal, Lorenzi, Krier, Estenberger sont effectivement de bons professionnels, qui n'ont ni plus ni moins de difficultés administratives que les autres avec la bureaucratie de l'Office. Simple­ment, quelques-uns d'entre eux - pas tous, Dieu merci - crient à la censure politique lorsqu'on leur refuse les moyens de tourner telle ou telle œuvre, voire telle ou telle scène coûteuse. Et ils peuvent être certains, en ce cas, de l'appui incon­ditionnel de Mme Sarraute. Encore ne s'agit-il là que d'un exemple banal. Le vrai talent - elle en a - de Mme Sarraute n'est pas là. Il réside tout entier dans la vigueur acide et méprisante de son écriture. Au nom de la culture-contre-culture, de l'intellectualité concrète, du droit à l'univer­selle révolte, elle pourchasse ce qui lui semble être bête, plat, en un mot populaire. Voilà l'essentiel. Car s'il est juste de s'attaquer à ce qui est bête et plat, il n'est pas évident qu'il faille déchirer tout ce que le grand nombre comprend, bref ce qui est populaire. Voilà le point essentiel.

Que les intellectuels maurrassiens de l'entre-­deux-guerres aient détesté en vrac Carné, Pagnol, Raimu, Giono et l'accordéon était dans l'ordre. Brasillach, cet écrivain distant, combattait pour la résurrection d'une aristocratie dont il cherchait le modèle du côté de la Grèce, de l'Ancien Régime ou de chez Swann. On sait où il finit par le découvrir. Son mépris ennuyé du peuple était donc logi­que. Mais le cœur de Mme Sarraute bat, laisse-­t-elle entendre, à l'unisson de la classe ouvrière et de la jeunesse. Pourquoi, dès lors, cette recherche à tout prix du sophistiqué, de l'hermétique, bref de ce qui risque souvent d'être incompréhensible tout à la fois pour la jeunesse et pour la classe ouvrière ? Mme Sarraute n'est pas seule coupable de cette curieuse contradiction ; elle ne fait que refléter son milieu. Le parti intellectuel français dans son ensemble, appuyé par les diverses espèces de contestataires, réagit comme elle. Il aime les mas­ses et en même temps ne les supporte pas ; il ne vit que pour le peuple et méprise tous les spectacles que celui-ci a la faiblesse d'aimer ; il se gargarise avec la classe ouvrière mais refuse de parler son langage.

Notons que cette contradiction ne va pas de soi : les jeunes gauchistes allemands ont rompu bel et bien avec l'intelligentsia d'avant-garde d'outre-Rhin. Certes, il n'y a rien de commun entre cette dernière et le parti intellectuel français. Comme l'a bien montré Elias dès qu'il s'agit des rapports entre France et Allemagne, nous retrouvons la vieille opposition entre civilisation et culture, manière de cours et érudition, centralisation monarchique et décentralisation communale, intel­lectuels parisiens et universitaires des Länder. De cette vieille différence, il reste évidemment quel­que chose aujourd'hui. Mais qui n'explique pas tout. Car les raisons mises en avant par les gauchistes allemands pour rompre avec l'avant-garde littéraire sont intéressantes : puisque leur objectif prioritaire est la révolution, ils joueront sur les scènes allemandes des pièces révolutionnaires accessibles au plus grand public possible, donc puisées sans honte dans les greniers abandonnés de l'inépuisable XIXe siècle. Ils refusent l'hermétisme de l'intelligentsia parce que, disent-ils, il débouche sur un élitisme. J'ignore si les gauchistes allemands ont tort ou raison. Je trouve simplement que la différence d'attitude entre contestataires alle­mands et français est révélatrice.

Mme Sarraute, représentante du parti intellectuel, choisit donc de juger les œuvres présentées par la télévision en fonction des critères définis par les précieux de l'idéologie et de l'image. C'est son droit le plus entier : mais c'est un conformisme comme un autre.

Quittons le domaine des lettres et du spectacle. Après tout, ce furent de tout temps les parcs de prédilection de la préciosité. Mais le système fonctionne en fait de la même manière dans le domaine politique. N'oublions pas ce que nous avons dit plus haut : la justification de la préciosité du parti intellectuel est toujours fondée sur la politique. Le Monde respecte cette règle.

La convergence entre Le Monde et le parti intellectuel dans le domaine politique est évidente, bien qu'elle soit fondée sur un malentendu. L'un et l'autre s'affirment partisans d'un socialisme vague. L'un et l'autre se déclarent favorables, un peu à contrecœur, à l'union de la gauche. Pourquoi à contrecœur ? Le pari de François Mitterrand est cohérent, sérieux, semé d'embûches comme tout destin politique d'envergure. On l'approuve ou on le rejette. Aucune de ces deux attitudes n'est en soi courageuse ou lâche. Le domaine de l'engage­ment, comme le faisait remarquer Raymond Aron, est rarement celui des valeurs. Il s'agit d'un choix politique, donc d'une décision incertaine, mais qu'il faut prendre ou ne pas prendre à fond. Il serait léger de s'y rallier en laissant percer à son endroit une profonde méfiance.

Quelle méfiance ? Pour quelques-uns des rédacteurs du quotidien, l'Union de la gauche est curieusement la forme actuelle que revêt la poursuite de la lutte contre le coup d'État de mai 1958. Ce jour-là, estiment des hommes comme Jacques Fauvet ou Raymond Barrillon, le général de Gaulle a empoché la République au prix d'un véritable tour de passe-passe. Ce qui est vérité. Ils en concluent, sans trop oser le dire, que depuis cette date l'Histoire est entachée d'une espèce d'illégitimité. Ce qui n'a pas de sens. Les monarchistes, pour avoir commis la même erreur, ont pataugé dans une France qu'ils ne comprenaient plus entre 1815 et 1830. Le père Hugo, descendu de son rocher de Guernesey, commit la même erreur dans la France des lendemains de la Commune. Or il n'est au pouvoir de personne de faire comme si l'aven­ture révolutionnaire et napoléonienne n'avait pas eu lieu, comme si le second Empire n'avait pas bouleversé la carte économique française, comme si le général de Gaulle n'avait pas transformé pro­fondément les mœurs et les usages de la République.

Et pourtant, ce sentiment tenace explique en partie l'attitude politique de quelques-uns des principaux rédacteurs du Monde. Moyennant quoi, ils se rallient avec un mélange de gêne et de provoca­tion à l'Union de la gauche parce qu'elle est pour eux l'expression actuelle de ce qui leur paraît être le seul mode de gouvernement réellement républicain : le gouvernement d'assemblée.

Le parti intellectuel se rallie à l'Union de la gauche, lui aussi du bout des lèvres, mais pour d'autres raisons: il n'aime ni le Parti communiste - celui des vipères staliniennes - ni le Parti socialiste - celui, suprême injure, de la social-­démocratie. L'Union de la gauche est donc pour lui l'alliance d'un totalitarisme potentiel et d'une trahison probable ; il ne s'y rallie que parce qu'il déteste, et bien plus encore, affirme-t-il, la société dans laquelle il est condamné à vivre. Il s'y rallie en fait parce qu'il est élégant d'être partisan de l'opposition et plouc de se déclarer favorable à la majorité.

À la racine des prises de position du Monde et du parti intellectuel, il y a donc finalement le même double refus : celui, parfaitement défendable, du système actuel. Et celui, fondamentale­ment insoutenable, de la politique elle-même, dans la mesure où elle est et demeurera le champ clos des ambitions, le mélange confus de choix incer­tains et de nécessités mal comprises, bref un champ clos prosaïque où la part du rêve est minime. Le Monde comme le parti intellectuel ne sup­portent pas en réalité la politique vraie parce qu'elle est soit théâtrale - donc mensongère - soit prosaïque - donc ennuyeuse.

Unis par ce même refus camouflé de la réalité, par cette même espérance vague d'un socialisme que l'on se garde de dessiner ne fusse que d'un trait léger, le Monde et le parti intellectuel marchent côte à côte. Et, du coup, le journal se garde de critiquer le parti. Bien au contraire. Le Monde ouvre largement ses colonnes aux dignitaires du parti intellectuel. S'il ne fait pas siennes leurs prises de position, il leur donne un large public. Ce qui serait excellent si l'esprit critique des rédacteurs du Monde s'appliquait à ces prises de position elles-mêmes. Nul semble-t-il n'y songe. Et c'est de nouveau là qu'apparaît ce qu'il faut bien appeler le conformisme du journal.

Arrêtons cette analyse tout entière fondée sur un principe très simple : en 1974, la réflexion d'un homme libre doit tenir tête non plus à un conformisme ambiant, mais à deux. Il y a celui de la bourgeoisie française d'aujourd'hui, fille de l'ancienne, conformisme fait d'idées reçues, de culture au rabais, de servilités mondaines à l'usage des jeunes cadres dynamiques préoccupés de profil de carrière et de résidence secondaire.

Et il y a l'autre, que tout le monde feint d'ignorer : celui que distille à longueur de films, de livres, de chansons et de manifestes le parti intellectuel. Il faut résister à l'un comme à l'autre. Et ce n'est évidemment pas commode.

D'autant que les deux conformismes, loin de se combattre, se rejoignent parfois : certains grands succès cinématographiques (la Grande Bouffe) ne s'expliquent pas, bien que les critiques l'affirment, par la qualité de leur seule imagination esthétique ; mais plus profondément par le ralliement des deux conformismes. Dans les salles obscures, le jeune cadre côtoie le sociologue. Le génie commercial d'un certain nombre de producteurs de cinéma est d'avoir compris les étonnantes possibi­lités financières que recèle le mariage de la jobar­dise des imbéciles et de celle des autres.

Ce qui me peine donc lorsque je lis chaque soir le Monde, c'est de constater que le seul grand quotidien français réellement anticonformiste s'est laissé, au fil des jours, prendre au piège d'un con­formisme plus subtil mais plus redoutable que l'autre : celui des gens dits "intelligents", plus inquiétant que celui des sots.

 

© Georges Suffert (1927-2012), in Les intellectuels en chaise longue, Plon, Collection "Les Impertinents", 1974

 

 

 

IV. Une réflexion bien sentie...

 

 L'accueil réservé par l'intelligentsia aux Intellectuels en chaise longue est lui-même révélateur. Toute une stratégie s'y révèle en filigrane.

M. Suffert, à l'époque où il était rédacteur en chef de Témoignage chrétien, avait, disait-on, beaucoup de talent. Jean Cau, lorsqu'il était le secrétaire de Jean-Paul Sartre était l'enfant chéri d'une certaine gauche. Il a suffi qu'ils glissent ailleurs pour que leurs qualités s'envolent. Les laudateurs de la veille sont devenus procureurs. Les théologiens du "parti" les ont déclarés hérétiques, schismatiques et relaps. Il restait à les excommunier. C'est désormais chose faite.

Pour M. Claude Roy, dans Le Nouvel Observateur, l'essai de M. Suffert est un "bavardage sans cohérence", un "petit brouillamini pamphlétaire", un "petit livre pas très sérieux et tout à fait brouillon". Politique-Hebdo dénonce la "mollesse vaseuse des thèses" de ce livre, et y décèle des passages "inquiétants". M. Jean Daniel le déclare "ennuyeux" (par opposition, sans doute, aux livres de Philippe Sollers ou de Marguerite Duras, dont on connait le charme allègre et l'humour pétillant). Quant au Monde, il titre : "Un nouveau conformiste : Georges Suffert".

S'il avait été besoin d'une preuve de l'existence du parti intellectuel, ces réactions eussent amplement suffi à l'administrer. La cause est ainsi entendue.

M. Suffert est envoyé rejoindre Cau, Dutourd, Pauwels et quelques autres, dans le coin des accusés. "Pour moi, écrit Jean Cau dans Paris-Match, c'est réglé. Condamné à perpète par le P.I. (parti intellectuel), je m'y suis fait avec une allégresse bondissante, et c'est l'âme joyeuse que je tresse en sifflotant l'osier de mes livres, carrément et tranquillement assis sur le banc d'infamie où m'ont expédié avec des pincettes, il y a déjà des lustres, mes congénères-procureurs"

© Alain de Benoist, Vu de Droite, Anthologie critique des idées contemporaines, Éditions Le Labyrinthe, 1977

 

 

V. Complément inattendu - Quand Suffert défendait courageusement Le Monde...

 

Mais, comme on va le constater infra, Georges Suffert n'a pas toujours eu la dent très dure vis-à-vis du (soi-disant) journal de référence. Témoin cette "défense" aussi argumentée qu'effrayée du journal du soir, écrite quelque cinq lustres plus tôt, à propos de l'une des nombreuses attaques que subit son ancien directeur, Hubert Beuve-Méry. C'était, il est vrai, bien avant l'introduction des trotskistes (plus ou moins repentis) et autres gauchistes au sein de la Rédaction. Depuis, Le Monde a beaucoup changé, non l'honnêteté scrupuleuse de l'ancien rédacteur en chef de Témoignage chrétien.

 

L'affaire du journal "Le Monde" a d'abord été connue par ce qu'il est convenu d'appeler le grand public grâce à un certain nombre de courts articles épars à travers la presse  ; M. Beuve-Méry, directeur, avait démissionné, n'ayant pas obtenu une majorité suffisante auprès de l'assemblée générale des porteurs de part  ; c'était M. Joannès Dupraz, député M.R.P., qui prenait la direction du journal à partir du 17 septembre.

Le 17 septembre, une note publiée en première page, apprenait aux lecteurs que M. Beuve-Méry restait finalement directeur-gérant, jusqu'au 17 décembre, qu'un M. Catrice devenait gérant "plus particulièrement chargé des questions administratives" et que la rédaction du journal revendiquait de nouveaux statuts.

Au bas de la page, une nouvelle signature apparaissait  : celle de M. Jules Moch(1), dont la prose "socialiste" s'étalait sur trois colonne à la Une.

Le lecteur moyen n'aime guère les rébus  ; au rendez-vous du 17 décembre, il sera présent, puisqu'on lui affirme qu'à cette date les choses seront plus claires. D'ici là, il continuera à acheter Le Monde sans s'inquiéter outre mesure de toute cette affaire.

Après tout, la petite histoire n'est jamais qu'une chronique  : elle court le long des faits sans les atteindre. Si l'histoire du Monde n'était qu'une succession de petites manœuvres, il n'y aurait rien à en dire  : elle appartiendrait tout entière à l'univers des politiciens et, à ce titre, nous n'aurions aucune raison de nous tourmenter à son sujet  ; mais "l'indigeste" du soir avait, bon gré mal gré, pris une place unique  : il était financièrement libre au milieu d'une presse solidement édifiée sur le principe de "l'enveloppe"  ; il n'hésitait pas à s'opposer au gouvernement, mais ne le faisait qu'en proposant d'autres solutions politiques possibles  ; il se livrait à d'importantes enquêtes sur les problèmes mal défrichés. Bref, ce qui distinguait Le Monde des autres quotidiens français, c'est qu'il osait ressembler à l'idée que l'homme simple se fait d'un journal, alors que l'ensemble de ses confrères avaient depuis longtemps choisi une autre route, probablement plus rentable.

Ce quotidien sérieux, ennuyeux, parfois agaçant, toujours honnête, possédait un public  ; et c'est ici, il faut bien le dire que commence le miracle  : un miracle probablement explicable mais réel, puisque les comptes du Monde étaient équilibrés et que de ce fait les assauts contre son directeur n'aboutissaient qu'à donner à celui-ci un prestige qui allait croissant  : M. Beuve-Méry jouait l'homme libre dans un pays qui l'est chaque jour un peu moins.

Il y avait beau temps que cette situation scandaleuse gênait un nombre chaque jour plus grand de personnalités diverses de l'État français.

Rivarol, qui n'y va pas par quatre chemins, avait lancé, il y a quelques mois, le cri de guerre : attaque du Monde de l'intérieur et de l'extérieur. De l'extérieur, les choses n'allaient pas fort. L'opération Univers (qui devait être financée par le patronat du Nord) ne vit pas le jour ; la tentative Paris-Presse dirigée par le jeune Servan-Schreiber n'eut pas plus de résultat : inébranlables, le fonctionnaire moyen, l'industriel, le professeur et le militant de quelque parti que ce soit, continuaient chaque soir à -acheter le journal de M. Beuve-Méry.

L'assaut intérieur n'avait pas été réussi lui non plus : MM. Courtin et Brentano étaient bien sortis du Comité de Direction, puis avaient posé des conditions et érigé une espèce de comité de surveillance chargé de tenir à l'œil les esprits dangereux du Monde. Celui-ci n'en poursuivait pas moins sa ligne qu'on qualifiait de "neutraliste" - ce qui était vraiment un bien gros mot.

Les choses menaçaient de rester éternellement dans cette position illogique ; c'était alors que vint M. Joannès Dupraz.

Il est difficile de sonder les rêves et les angoisses d'un directeur de journal ; on peut toutefois se demander si M. Beuve-Méry, esprit cartésien, n'était pas secrètement inquiet de sa victoire. Après tout, logiquement, il y avait beau temps que sa présence à la tête du plus grand journal français revêtait un caractère insolite ; s'il se maintenait, cela ne pouvait vouloir dire que trois- choses : ou bien il n'était pas vraiment dangereux, ou bien ses adversaires pensaient secrètement comme lui, ou bien lesdits adversaires n'étaient que des imbéciles, puisqu'incapables de s'assurer la mainmise sur un quotidien, manœuvre qui, comme chacun le sait, est devenue le jeu le plus innocent du siècle.

Nous reviendrons plus loin sur ces trois possibilités qui contiennent toutes une part de vérité. Toujours est-il que M. Beuve-Méry devait attendre silencieusement le coup inévitable qui le rejetterait aux enfers ; M : Joannès Dupraz, dans cette affaire, joua donc un rôle logique : il fut le traître de la tragédie antique qui permet à chacun des protagonistes de se découvrir enfin tel qu'il est et ne se connaissait pas.

Au cours des luttes intestines entre M. Beuve-Méry d'une part, Courtin et Brentano d'autre part, il avait joué un rôle anodin, votant régulièrement pour le directeur du Monde. Les mauvaises langues chuchotent que ses rapports avec la direction suprême des États associés étaient pour le moins amicaux, et que lors de cette affaire le député ne fut finalement qu'un pion. Mais ce sont là ragots de couloir qu'il importe d'ignorer. Bref, le traître de la tragédie antique (à moins que ce ne soit celui de la Comédie italienne) est là et attend son heure.

La voici : Courtin et Brentano démissionnent à nouveau et accusent M. Beuve­Méry, dans une lettre qu'ils rendent publique, de démoraliser la nation. Devant cette attaque, M. Beuve-Méry cherche appui auprès de l'assemblée générale qui, fortement travaillée par des politiciens du M.R.P., ne lui accorde pas plus de 55 % des voix. De plus, la hausse constante du papier mène à d'inévitables augmentations. C'est alors que se présente Joannès en sauveur : il est capable, lui, de tout concilier, il subviendra à tout... Beuve-Méry, refusant d'être vassalisé et n'ayant pas le soutien suffisant pour faire face aux circonstances, démissionne.

Le premier acte est donc joué ; gageons que nos protagonistes s'observent étonnés ; eux-mêmes imaginaient difficilement une pareille victoire de la logique ; notre directeur, démissionnaire, prend sa valise et disparaît de Paris : l'été est orageux, mais, après tout, la montagne est belle.

Joannès, à ce moment, a, comme l'on dit, "le vent en poupe". Avoir renversé le prophète du Monde, laisse le public dans l'admiration ; le public songe que Joannès a dû bien souvent parler avec les braves gens du conseil d'administration pour avoir été suivi si allègrement, Que va donc faire Joannès ? Tout d'abord, il introduit Catrice, homme de l'Aube (la famille spirituelle, quoi !) dans l'enceinte du journal. Puis il crée un comité de direction, invention d'une légalité douteuse ; enfin il observe le journal dont il a va devenir le maître tout­puissant.

Sur ce point, il semble que devant les rouages complexes du quotidien, l'âme vaillante du député M.R.P. ait hésité ; en quarante-huit heures, Lazareff eût occupé toutes les places - ou n'eût pas attaqué - ; quinze jours après la victoire, Dupraz continuait à acheter le Monde au coin de sa rue sans réussir à se convaincre que "cette chose" était sienne. Cette attente le perdit.

Le marais, en effet, s'agitait. Les ministres M.R.P., qui avaient fait mine d'ignorer l'événement, commençaient à toussoter, l'air gêné ; le nouveau gouvernement plaçait M. Buron à l'information : dès son installation, celui-ci déclarait tout net qu'on ne lui ferait pas endosser la responsabilité de la liquidation de M. Beuve-Méry. M. Duverger avait de fréquents conciliabules avec M. Monnet qui, méthodiquement, cherchait le moyen de remettre Beuve-Méry en selle. Il proposait que le papier fût vendu un prix spécial aux journaux qui accepteraient de publier leur bilan. L'idée fit quelque bruit. Bref, un anti-cyclone semblait se préparer. M. Bidault, dont le nez est fin, huma le vent et le sentit fraîchir  : il était temps de faire le coup de la pureté.

Les événements d'ailleurs se précipitaient, la rédaction du Monde entendant elle aussi faire sa petite révolution. Les idées de M. Beuve-Méry n'étaient pas goûtées par tous ses collaborateurs ; son honnêteté, son désintéressement, sa connaissance du métier étaient unanimement loués. Lors de la victoire Joannès, un certain nombre de journalistes ne furent peut-être pas mécontents ; huit jours plus tard, la plupart d'entre eux déchantaient ; un journaliste de la taille de Beuve-Méry ne se remplace pas facilement, et déjà les remplaçants se disputaient autour du gâteau. Bref, le climat était favorable pour un nouveau miracle ; descendit alors, d'un coin poussiéreux, un ancien du Temps, que le peuple croyait endormi ; il prêcha la révolte ; en quelques jours, il avait fait l'unanimité et marchait sur Joannès.

Cependant, le démissionnaire était revenu à Paris, et érigé soudain en héros quasiment national, il était mis en demeure de reprendre place à son journal. Après tout, le peuple l'appelait ; l'assemblée, à nouveau réunie, se voyait menacée par un académicien, porte-parole de la rédaction, d'une grève générale, si Beuve-Méry ne gardait pas la direction. Les conspirateurs, trop tôt victorieux, s'effondraient. Joannès le comprit et s'en fut.

D'ici le 17 décembre, que va-t-il se passer ? La toile de fond du nouvel acte représente la rédaction cherchant à obtenir une part de la propriété du journal. Vieille histoire, songe d'autrefois, rêverie des jours meilleurs durant lesquels ce pays semblait avoir une âme, petit morceau du "statut de la presse" remis à l'ordre du jour par la tentative avortée du député M.R.P. ; si finalement tout ce bruit aboutissait à cette petite réforme, ce n'aurait pas été un tintamarre inutile. Qui vivra verra : attendons maintenant le 17 décembre ; l'unité de la rédaction est probablement le meilleur gage du maintien définitif de M. Beuve-­Méry.

Il y eut dans toute cette affaire un élément prépondérant : c'est l'hésitation latente des protagonistes ; personne ne crut jamais réellement à son affaire si ce n'est, à la fin, la rédaction du journal : Dupraz crut-il à sa victoire et Beuve-­Méry à sa défaite ? Les ministres qui trempèrent dans le complot, pensèrent-ils vraiment que Beuve-Méry était un danger pour la nation ? Obscurément, on a senti chez la plupart d'entre eux le phénomène que Dornenach baptisait si justement "la double pensée" : atlantiques en paroles et en actes, résistant aux Américains entre la poire et le café ; incapables d'imaginer une autre politique que celle qu'ils se laissent imposer en proclamant qu'elle est la seule, et secrètement envieux de ceux qui osent dire tout fort qu'elle est inefficace ; osant proclamer, comme le fait Mauriac, qu'il faut avoir "le courage du conformisme" et sachant bien, par devers eux, qu'il n'y a qu'une audace, et c'est celle que requiert la recherche de la vérité.

Hostiles au Monde, bien sûr, mais trop habitués à être chatouillés par lui aux endroits qui les démangent pour oser le faire taire, ils continueront de contempler chaque soir les colonnes fatidiques avec les yeux de Prométhée voyant approcher son vautour.

Mais pendant ce temps, d'autres qui n'hésitent pas, eux, à serrer assez fort et longtemps pour étrangler, vont reprendre la besogne. On voit déjà se dessiner dans la coulisse des coalitions et des manœuvres dont M. Mauriac, administrateur du Figaro, a oublié de parler à François, éditorialiste du même. Là où l'attaque, même convergente (de l'extérieur et de l'intérieur) a échoué, le siège peut réussir. Attendons et veillons.

Note

(1) On sut bientôt que Jules Moch, qui cueillait les fraises dans la campagne anglaise, confiant dans le succès d'une opération à laquelle il n'était peut-être pas étranger, avait tenu à inaugurer par sa collaboration la nouvelle formule du Monde. Mais ce fut l'ancien directeur qui publia l'article.

 

 

© Georges Suffert (1927-2012), in Esprit, dix-neuvième année, novembre 1951, "Journal à plusieurs voix", pp. 661-664.

 

 


 

 

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Georges
Suffert
"Georges Suffert, quarante-sept ans, journaliste. N'a pas fait tous les métiers. N'a pas été débardeur à San Francisco, vendeur de journaux à Sidney, révolutionnaire en Amérique du Sud. A simplement vécu à Paris où il est né et où il se trouve bien. Conformiste, puisque personne ne l'est plus. Profondément respectueux de ses supérieurs hiérarchiques. Les quitte simplement lorsqu'il se trouve en désaccord avec eux : abandonne de cette manière la rédaction en chef de Témoignage Chrétien qu'il assurait depuis cinq ans, en 1958 ; abandonne France­-Observateur en 1963, l'Algérie étant devenue indépendante ; abandonne l'Express en 1971. Depuis deux ans, participe à la création et à la mise sur orbite de l'hebdomadaire le Point, dont il est le directeur adjoint de la rédaction. Marié, quatre enfants. Aucun message à délivrer à qui que ce soit. Simplement un peu de mauvaise humeur vis-à-vis des intellectuels français qui lui paraissent, chaque jour davantage, suffisants et creux" .

[Quatrième de couverture]