En onze années, donc, depuis la parution de l'article documenté qui suit, la dette est passée de mille cinq cents milliards d'euros à deux mille huit cents milliards d'euros ; certes, la Covid n'est pas étrangère à cette formidable inflation ; mais tout de même...
Et de bons esprits, ici ou là, estiment qu'elle ne sera pas remboursée. C'est à voir !

 

"L'interprétation de la dette est également une affaire de morale : l'argument moral selon lequel il est scandaleux de faire peser sur les générations futures le poids de nos incuries actuelles n'a de force que si l'on juge pur gaspillage nos dépenses financées par emprunt. Ce dont on peut discuter".

Ét. Perrot

 

 

 

Aussi monstrueux soient-ils, les chiffres ne parlent pas par eux-mêmes. Dans sa version minimaliste, et sans tenir compte de quelques manipulations comptables qui permettent de cacher certains engagements de l'État, de la Sécurité sociale ou des collectivités locales, bref estimée "à la louche", la dette publique française s'élève, au début de l'année 2010, à environ mille cinq cent milliards d'euros, pas loin de cinquante mille euros par actif, presque 80 % du produit intérieur brut. En 1978, la dette publique française pesait quatre fois moins, environ 21 % du PIB. Selon le ministre du Budget, la dette publique française pourrait se monter à 90 % de la richesse produite en une année à l'horizon 2012. "Si rien n'est fait", la Commission européenne table pour 2020 sur une dette moyenne de 120 % du PIB européen, dont 130 % pour la France, 180 % pour le Royaume-Uni, et 100 % pour l'Allemagne. Est-ce grave ? La réponse est incertaine.

 

 

La mesure de la dette

 

Le chiffrage de la dette porte à discussion : faut-il donner foi à la comptabilité selon les critères européens dits de Maastricht qui n'intègrent pas la dette de certains organismes parapublics et font apparaître un écart de quelque deux cent cinquante milliards d'euros ? Convient-il d'ajouter à la dette les quelques neuf cent milliards d'euros que les administrations publiques devront verser les prochaines années au titre des pensions de retraite pour les fonctionnaires ? Est-il nécessaire de retrancher de la dette les actifs financiers, participations dans des entreprises, créances diverses et régies possédées par les administrations, voire le patrimoine immobilier et les meubles appartenant aux collectivités publiques, et qui pourraient en théorie (on peut toujours rêver) être vendus pour éponger une petite partie de la dette ?

Même en oubliant ces problèmes de mesure, le diagnostic demeure incertain. L'économie est affaire d'interprétations, de comparaisons et de paris sur l'avenir, ou encore, dirait un économiste sérieux, tout est affaire de contexte économique(1). Le contexte économique est lui-même tributaire des institutions et des dynamiques politiques, différentes suivant les pays : la stratégie de nos partenaires, le climat social, la distribution des richesses et du pouvoir, tout cela rend incertaine la croissance à venir. De plus, l'interprétation de la dette est également une affaire de morale : l'argument moral selon lequel il est scandaleux de faire peser sur les générations futures le poids de nos incuries actuelles n'a de force que si l'on juge pur gaspillage nos dépenses financées par emprunt. Ce dont on peut discuter.

L'argument qui met en avant les normes des traités européens(2) est, lui aussi, sujet à dispute : outre le fait qu'il rapproche deux éléments économiques de natures différentes, un flux (le produit intérieur) et un stock (la dette), il ne saurait faire taire les jugements moraux et politiques : transformer une norme - qui est le fruit d'un compromis politique - en loi morale, c'est tomber dans un moralisme bien éloigné d'un humanisme véritable qui se doit de rester attentif aux situations particulières et aux personnes singulières.

 

 

Comparaison n'est pas raison

 

La comparaison, qui est la plus mauvaise des raisons, ne renseigne guère. Ira-t-on jusqu'à dire que le poids de la dette publique française n'a rien de dramatique sous prétexte qu'il est du même ordre que celui des autres pays dits "avancés", européens ou américains, et qu'il est bien inférieur à celui de la Grande Bretagne et de moitié à celui du Japon ? C'est oublier que Grande Bretagne et Japon bénéficient, le premier d'un système financier qui lui permet de drainer facilement l'épargne mondiale, le second d'une épargne nationale sans commune mesure avec la nôtre. Sur les marchés financiers internationaux, la France obtient des crédits à un taux légèrement inférieur à ceux de la Grèce, de l'Italie, du Portugal, preuve selon certains que la signature française est reconnue comme bonne. Ici encore, il convient de faire la part des choses : certes, les agences internationales de notation financière qui attribuent à chaque emprunt (à la demande de l'emprunteur) une note qui détermine le prix à payer pour emprunter (plus la note est bonne, moins le prix est élevé) classent encore les emprunts publics de la France dans la meilleure des catégories, "mais en voie de dégradation" prévient l'agence Standard & Poor's. Le rapport annuel de la Cour des comptes publié en juin 2009 évoque le risque d'emballement de la dette qui pourrait entraîner une "remise en cause de la signature de la France".

Vont également dans le sens d'une interprétation alarmiste les comparaisons avec le Canada, qui a réussi à faire diminuer de moitié le poids de sa dette, la ramenant en dix ans de 68 % à 38 % de son PIB, ou encore avec la Belgique qui a ramené sa dette publique de 130 % à 90 % du PIB. Le jugement envers la France devient inquiétant si la comparaison met face à face notre endettement public et celui des principaux pays du Tiers monde. "Je suis à la tête d'un État en situation de faillite sur le plan financier, je suis à la tête d'un État qui est depuis quinze ans en déficit chronique ; ça ne peut pas durer", disait François Fillon en 2007, dans la ligne du programme du candidat Sarkozy qui, lors de la campagne présidentielle au printemps 2007, promettait d'assainir les finances publiques. Mais, là encore, les sourires goguenards ne sont pas de mise. Car la crise financière d'origine américaine a changé la donne.

 

 

Les leçons de l'histoire

 

La France a connu dans le passé un poids de la dette publique sans commune mesure avec celui d'aujourd'hui. À la fin de la dernière guerre mondiale, la dette publique française correspondait à trois années de production intérieure. C'était le fruit amer des hostilités. Sans remonter aux guerres napoléoniennes qui ont valu à l'Angleterre, de 1820 à 1850, une dette publique qui a englouti chaque année 50 % de son budget - contre 18 % pour la France d'aujourd'hui - sans nous remettre en mémoire la guerre de sécession aux États-Unis, ni la guerre de Crimée ou la guerre de 1870, force est de constater une sorte de constante historique : la dette publique va de pair avec la guerre. Dans les périodes récentes, les guerres d'Indochine et d'Algérie ont provoqué une sensible augmentation de la dette publique française. Pour les États-Unis, les guerres de Corée dans les années 1950, du Viêt-Nam dans les années 1960, d'Afghanistan et d'Irak plus récemment, sont allées de pair avec un alourdissement de leur dette publique, qui a augmenté de moitié depuis 2001.

Ce rappel historique souligne par contraste la particularité de la situation française d'aujourd'hui. Car ces dernières années, le poids de la dette publique française a augmenté dans les mêmes proportions que celui des États-Unis, alors même qu'elle n'a financé aucune guerre. De là à penser que les dépenses financées par l'emprunt français furent aussi improductives que les guerres américaines, c'est ce qu'en concluent les esprits chagrins. Pour ces tenants de la rigueur budgétaire, les occasions d'assainir la situation française n'ont pas été saisies : ils rapprochent la politique de ces dernières années et l'époque plus lointaine du gouvernement Jospin ; en ces temps-là, un débat ubuesque a mobilisé les médias autour de la "cagnotte", - largement virtuelle au regard de la dette publique ; de surcroît, cette fameuse cagnotte ne devait son existence qu'à une mauvaise prévision des rentrées fiscales, sous-estimées au moment où l'environnement économique international favorisait la croissance française.

 

 

Rembourser la dette publique

 

Toutes ces discussions morales et politiques ne seraient que des idées volantes si elles ne touchaient terre, et durement, sous la forme d'une question très concrète : qui va payer la dette publique française ? Il n'existe pas de petit-déjeuner gratuit, et tous ceux qui investissent ou consomment à crédit aujourd'hui utilisent l'épargne et le travail d'autrui. Si la croissance économique est insuffisante, l'impôt pèsera sur les générations futures qui paieront ce que nous consommons aujourd'hui.

La solution la plus radicale, moralement la plus douteuse, consiste à supprimer les créanciers. C'est ce que fit le roi d'Angleterre Édouard Ier en 1290, chassant les juifs de son pays après les avoir expropriés. En France, Philippe le Bel se comporta de la même manière avec les banquiers Lombards et les Templiers. Une solution plus douce, mais non moins radicale, consiste à se déclarer en banqueroute, à la manière du roi d'Espagne à plusieurs reprises, notamment au XVIe et XVIIe siècle en dépit de l'or pillé outre-Atlantique. La Révolution française a déclaré en 1796 la banqueroute "des deux tiers", diminuant ainsi la dette publique française que la confiscation des biens du clergé et de la noblesse n'avaient pas suffi à éponger. De même, plus proche de nous, l'Argentine en 2001 s'est déclarée partiellement en faillite. En revanche, la moralité semble sauve lorsque cette banqueroute est approuvée par le créancier lui-même qui, sans espoir de retrouver son argent, et supputant une reprise plus saine de l'économie de son débiteur, abandonne une partie de sa dette, comme ce fut le cas en faveur de plusieurs pays très endettés au tournant du millénaire.

La morale devient une affaire de casuistique lorsque l'expropriation s'opère d'une manière cachée, sous la forme de la hausse des prix : remboursé en monnaie dévalorisée, le créancier reçoit alors la valeur nominale de sa créance mais non pas sa valeur réelle. Depuis 1796, la dette publique française a toujours été remboursée, en valeur réelle jusqu'en 1919, et depuis en valeur nominale, au détriment des créanciers. S'affrontant à la question de la dévalorisation de la monnaie en 1355, Nicolas Oresme, mathématicien, évêque de Lisieux, conseiller financier des rois Jean le Bon et Charles V et auteur du premier traité d'économie monétaire, présentait le refus de la dévalorisation comme une exigence spirituelle : comment le débiteur pourrait-il se sentir lavé de sa dette si la monnaie qui lui sert à rembourser perd de sa valeur ? Quelques siècles plus tard, dans un monde qui prend conscience d'une possible croissance économique, les Lumières du XVIIIe siècle déplacent le point de vue : comment assurer l'égalité entre les revenus futurs engendrés par la créance et le versement actuel ? Les débats théologiques sur la légitimité du taux d'intérêt reflètent ce tournant de civilisation.

 

 

L'inflation au secours de la dette

 

Ce débat ne passionne plus les théologiens, mais il demeure très vif chez ces nouveaux clercs que sont les universitaires en sciences sociales qui conseillent aujourd'hui nos gouvernants. Pourquoi s'inquiéter de l'inflation, prétendent certains économistes, puisque le remboursement de la valeur réelle des créances ne pourrait que freiner l'activité économique et gonfler le chômage ? Cette position fait l'hypothèse que les créanciers, gens riches par définition, épargnent davantage qu'ils ne consomment, au moment même où la croissance économique est tirée par la consommation. C'est pourquoi est proposée dans cette même logique, pour sortir de la crise économique aussi bien que de la dette, un emprunt obligatoire, un peu à la manière de l'impôt sécheresse de 1976 ou de l'emprunt Mauroy de 1983, remboursable à sa valeur nominale, et qui n'engendrerait aucun revenu pour les créanciers. Cet emprunt obligatoire opèrerait un transfert à la fois redistributif "des riches vers les pauvres" et favorable aux finances publiques.

L'inflation peut également, comme par le passé, éponger une part de la dette publique. Mais elle n'a pas que des avantages ; elle pèse sur ceux qui se protègent difficilement contre la hausse des prix : les salariés des secteurs exposés à la concurrence internationale, les petits commerçants retraités et autres pensionnés dont les retraites complémentaires ne pourront suivre que difficilement la hausse du coût de la vie. De plus, une hausse des prix entraîne automatiquement une hausse des taux d'intérêt et un ralentissement des investissements et des consommations à crédit. C'est pourquoi est partiellement fallacieux l'argument qui rappelle que l'inflation d'après-guerre a épongé une partie de la dette publique française sans gêner la croissance. Car la réactivité actuelle des marchés financiers internationaux est autrement plus contraignante que le système bancaire national de jadis, très encadré par les pouvoirs publics dont l'épargnant pouvait difficilement se passer. Les pouvoirs publics en prennent conscience lorsqu'ils sont contraints, comme aujourd'hui, de proposer aux épargnants soit des rémunérations plus alléchantes, soit des placements financiers dont les rendements sont indexés sur l'inflation, à défaut de proposer quelques avantages fiscaux ou d'indexer le principal sur la valeur de l'or, comme l'emprunt Pinay de 1952.

 Cette contrainte nouvelle due au passage d'une économie servie par les intermédiaires bancaires vers une économie de marchés financiers joue au surplus dans un cadre politique international bien différent de celui des années 1950-1975. La monnaie unique européenne, comme tout autre système de taux de change fixes, favorise les pays qui réussissent à juguler l'inflation. L'Allemagne sait qu'en maîtrisant ses salaires et ses prix, elle gagne en compétitivité internationale, accroît ses parts de marché et crée des emplois au détriment des entreprises et des travailleurs étrangers. C'est pourquoi l'inflation comme réponse à la dette publique ne pourrait fonctionner sans dommage pour l'emploi français que si elle était coordonnée au niveau européen et maîtrisée par la banque centrale. C'est le nœud gordien que l'on ne peut trancher qu'au niveau politique, en élargissant la mission confiée à la Banque centrale européenne : outre la maîtrise de l'inflation, il faudrait inscrire dans sa lettre de mission la stimulation raisonnée de la croissance, ce que l'Allemagne n'est pas près d'accepter. Comme le rappelait Jean-­Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, à la fin de l'été 2009 : "La seule aiguille de la boussole, c'est la stabilité des prix !"(3)

 

 

La dette pour la croissance

 

La dette publique n'est pas a priori l'ennemi de la croissance. Les observateurs sagaces distinguent la "bonne dette" qui favorise l'investissement et la croissance à long terme, de la "mauvaise dette" qui ne favorise que le laxisme et permet de vivre, pendant un temps, au-dessus de ses moyens. C'est pourquoi le "grand emprunt national" lancé en ce début d'année 2010 a mobilisé les personnalités des principales obédiences politiques de manière à garantir aux yeux du public le bon usage productif de l'épargne des Français les plus fortunés. Les relations entre la dette publique et la croissance ne sont pas si simples. Comme le savent tous les chefs d'entreprise, il est rationnel d'emprunter pour investir, mais seulement si les fruits attendus du nouvel investissement dépassent les frais financiers, intérêts versés aux créanciers et paiement des intermédiaires. Ces fruits attendus étant par nature incertains, l'opération relève du pari sur l'avenir. Surtout si l'investissement est à long ou très long terme, comme on l'imagine aisément pour les infrastructures, la formation professionnelle, la recherche ou l'enseignement. Et c'est la raison pour laquelle les mauvaises langues soupçonnent, derrière ces objectifs attrape-tout, des intérêts catégoriels plus immédiats et moins productifs. Quoi qu'il en soit, telle qu'elle est prévue par la Commission européenne, la croissance sera modeste : après avoir perdu 4 % en 2009, elle ne perdra que 0,1 % en 2010, et redeviendra légèrement positive dans les années suivantes à condition que le pétrole et la géopolitique montrent une certaine sagesse.

Sans remonter à la forêt de Tronçais plantée sous Louis XIV pour fournir le bois de chêne nécessaire à la marine royale, ni à cette multitude de chemins de fer d'intérêt local - certains disent d'intérêt électoral - qui se sont répandus dans les campagnes françaises entre 1870 et 1939, il semble évident que l'investisseur qui engage son propre argent est plus soucieux de la productivité de son placement que le politique, même le plus honnête, qui risque l'argent du contribuable. Un ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, faisait remarquer que l'État n'est pas toujours le mieux placé pour définir les priorités nationales. Mais cette évidence est parfois fallacieuse ; car souci n'est pas synonyme de garantie ; de plus, l'utilité des investissements collectifs n'est pas la somme des rentabilités qu'en tire chacun individuellement ; ce qui laisse une place centrale au débat public et au risque politique.

Emprunter pour financer les dépenses courantes prête également à discussion, mais sur un autre registre. En dépit de l'unanimité presque parfaite contre cette pratique, les circonstances économiques et politiques peuvent rendre non seulement socialement utiles, mais même productives, de telles dépenses de consommation immédiate financées par la dette.

Chacun garde en mémoire les événement financiers de l'année 2008, où le système bancaire fut conduit au bord de l'implosion : la méfiance était telle que les banques ne voulaient plus se prêter entre elles, même pour quelques jours. Cette méfiance généralisée conduisit à des faillites en chaîne, non pour absence de rentabilité mais simplement pour insolvabilité. Dans un tel contexte, les pouvoirs publics, d'abord les banques centrales, puis les États, maintinrent le système à flot par divers procédés(4), toutes décisions qui eurent finalement pour conséquence de faire supporter au contribuable les risques privés que le système bancaire s'était imprudemment engagé à couvrir.

 

 

Emprunter pour consommer

 

En dehors même de cette circonstance particulière, la dette qui couvre des dépenses de fonctionnement se justifie parfois : non seulement parce qu'elle permet d'assurer la continuité du service public, hors duquel l'économie aurait bien du mal à survivre sans dommage, mais encore parce que, en cas de ralentissement brutal de la production, toute consommation provoque un effet productif. Les conditions de ces circonstances favorables sont connues de tous, sauf de ceux qui citent Keynes sans l'avoir lu. Réfléchissant sur les causes et conséquences de la crise de 1929, l'économiste anglais faisait remarquer que les capacités de production inutilisées offrent l'occasion de relancer la croissance par une augmentation du revenu et de la dépense, fut-elle ostentatoire. Selon le poème de Bernard Mandeville cité par Keynes : Chloé la hautaine, en dépensant pour ses fanfreluches, donne du travail à ses couturières qui peuvent à leur tour payer fournisseurs et commerçants, entraînant tout le système économique dans un cercle productif vertueux. D'où la panoplie de la politique keynésienne : création de monnaie pour faire baisser les taux d'intérêt et relancer la consommation à crédit et l'investissement, déficit budgétaire et accroissement de la dette publique pour gonfler les dépenses de l'administration, redistribution des revenus au profit des classes dépensières, notamment les salariés et les classes moyennes, le tout résumé dans la formule célèbre : "il faut asphyxier les rentiers et les thésaurisateurs". Les plans de relance, menés en ordre dispersé de par le monde depuis un an, encouragés verbalement par les déclarations successive du G20, d'abord à Washington en novembre 2008, puis à Londres en avril 2009, enfin à Pittsburgh en septembre 2009, donnent l'impression d'aller dans ce sens. Le grand emprunt français également, dans la mesure où n'y peuvent souscrire via les marchés financiers que ceux qui ont une capacité d'épargne, alors que les investissements qu'il permettra se traduiront dans un premier temps par un surcroît de consommation.

À  y regarder de près, la pensée de Keynes a moins joué que l'urgence et la panique. Chaque pays est allé au secours des branches économiques vitales qui lui semblaient les plus menacées : ici le réseau des banques, là une filière automobile, ailleurs l'agriculture, la petite industrie, la pêche, le secteur énergétique ou le réseau ferré. En dépit des déclarations politiques officielles entendues lors des forums internationaux, les efforts de chacun furent menés en ordre dispersé. L'Europe s'est mise d'accord sur quelques principes de régulation financière ; elle a soutenu la campagne anglo-saxonne contre les paradis fiscaux dans l'espoir de récupérer des impôts sur les capitaux qui jusqu'alors échappaient aux prélèvements publics, mais elle n'a pas fait un pas en direction d'une politique économique commune. La raison en est que la pharmacopée keynésienne ne fonctionne que dans des circonstances très particulières : sont nécessaires des capacités de production inutilisées, sans goulet d'étranglement qui, sauf à faire appel aux importations, bloquerait la production au niveau de la capacité maximale de la branche économique la plus faible ; mais il faut de surcroît des prélèvements publics faibles et une économie fermée aux frontières. À défaut de telles circonstances, toute relance dans un pays profite à ses partenaires internationaux, comme en ont fait l'amère expérience le gouvernement Mauroy au début des années 1980 et le gouvernement japonais d'une manière récurrente depuis vingt ans.

 

 

La relance dans le désordre

 

Les économistes et financiers qui, par antilibéralisme, s'attachent à la logique keynésienne, font remarquer que les dépenses de relance aux États-Unis (près de huit cents milliards de dollars) et en Chine (presque autant) sont sans commune mesure avec ce que le monde avait connu auparavant. En pourcentage du produit intérieur, pour égaler la relance américaine, le plan français aurait dû s'élever à cent trente milliards d'euros, alors qu'il ne fut que de vingt-six. Le plan allemand est encore plus faible. Ce qui explique les récriminations américaines contre l'Europe. Les masses monétaires déversées aux États-Unis, en Chine et - dans une moindre mesure - en Europe, se traduisent, certes, par une reprise économique, mais une reprise modeste, que la plupart des économistes annoncent passagère. La machine semble s'essouffler : il faut de plus en plus de crédit pour engendrer de moins en moins de consommation et d'investissement ; il faut de plus en plus de dette publique pour entraîner une croissance de plus en plus faible. C'est pourquoi personne ne compte sur la seule croissance pour faire diminuer la dette.

Les prophètes de l'économie montrent du doigt, qui le système capitaliste à son énième stade ultime, qui une mauvaise régulation financière, qui une bureaucratie contre-productive, qui une mauvaise politique bénéficiant davantage aux apporteurs de capitaux qu'aux salariés, qui un appétit désordonné pour l'accumulation monétaire, qui un reflux de la morale publique, qui une extinction des Lumières, qui le vieillissement d'une population désabusée, davantage portée vers la sécurité que vers l'entreprise et ses risques, qui le diable peut-être.

En fait, le rôle joué par l'éthique et la politique dans la dérégulation de notre système économique s'inscrit dans un déplacement géopolitique facile à repérer : le centre de gravité de l'économie mondiale suit la course du soleil autour de notre globe : parti de la Méditerranée à la fin du Moyen-Âge occidental, il s'est déplacé vers la mer du Nord au XVIIe siècle, sur l'Atlantique au début du XXe siècle et vers l'Asie un siècle plus tard. Le signe politique pourrait en être moins l'institutionnalisation du G20 comme principal forum économique mondial lors du sommet de Pittsburgh en septembre dernier, que la réunion du G2 (États-Unis et Chine) à Washington les 27 et 28 juillet 2009. Le monde multipolaire apparu à Pittsburgh cache en fait un monde qui tourne autour d'une "étoile double" comme disent les astronomes, désignant par là deux étoiles associées dans un même tourbillon, l'une en déclin, l'autre en croissance, et qui ont intérêt à s'entendre - au moins pour le moment - sur le dos de l'économie mondiale. La politique de change est l'instrument de cette entreprise à l'échelle du monde.

 

 

Donner le change

 

À défaut d'une inflation salvatrice ou d'une croissance suffisante, le troisième moyen classique de diminuer la dette publique consiste dans la dévaluation de la monnaie. Les créanciers sont remboursés en une monnaie qui a un moindre pouvoir d'achat sur les marchés internationaux. La dévaluation permet de restaurer la compétitivité de l'économie nationale, rendant plus attractifs les produits et services exprimés en monnaie étrangère. L'accord sino-américain de juillet dernier vise à soutenir le dollar par rapport au Yuan de manière à ce que l'énorme créance détenue par la Chine sur l'administration américaine ne soit pas trop vite dévalorisée, tout en laissant filer le dollar par rapport à l'euro et aux autres monnaies mondiales pour favoriser les exportations américaines ; les hurlements des responsables d'Airbus en portent témoignage. Le rôle du dollar, qui bénéficie encore un peu de la position dominante exclusive conquise à l'issue de la dernière guerre mondiale, ne fut pas abordé lors du dernier G20 à Pittsburgh. Sujet qui fâche ? Certainement, puisque cette position de monnaie de réserve internationale permet aux États-Unis de payer l'essentiel de leurs importations avec l'argent qu'ils créent sur leur propre territoire. En revanche, tous les autres pays doivent, pour payer leurs propres importations, exporter ou attirer les devises étrangères. La question ne fut pas abordée à Pittsburgh, car elle était déjà réglée entre les deux principaux acteurs. Comme toutes les manipulations monétaires, celle-ci ne résistera vraisemblablement pas à la reconfiguration économique du monde.

Qui paie ses dettes s'enrichit, disait la sagesse campagnarde. Le dicton se révèle fallacieux dans le contexte urbain d'aujourd'hui dont la mondialisation n'est que le dernier avatar.

 

Notes

 

(1) Par exemple, l'état des marchés, ou le potentiel de croissance prévu, très différent selon les pays : 5, 1 % pour le monde en 2010, mais seulement 1, 9 % pour l'Europe, et 0, 9 % pour la France.
(2) L'endettement public ne doit pas dépasser 60 % du PIB.
(3) Cité par Le Figaro économie du 2 octobre 2009.
(4) Prise en pension de créances commerciales, garanties des dépôts bancaires, avances financières aux banques, et finalement, nationalisation partielle.

 

© Étienne Perrot, s.j., in Études, Revue des Pères de la Compagnie de Jésus, février 2010

 

L'auteur, jésuite, est un économiste travaillant à Genève et enseignant à l'Institut Catholique de Paris

 


 

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