C'était il y a presque un siècle. Un père de famille anéanti par la disparition de son dernier enfant encore vivant, écrivit quelques mots sobres à un neveu (par alliance) - encore une occasion, pour nous, d'admirer les heureux effets orthographiques et stylistiques de la jeune école de la République.
Il lui révèle le contenu de la dernière lettre qu'il a reçue de ce fils, mortellement blessé sur le front. Elle est poignante de courage et de dignité.
Quelle leçon, pour la jeunesse largement déglinguée d'aujourd'hui !
De l'autre côté de la rue, vivait la jeune promise du soldat Amédée  : il devait revenir "bientôt", afin de convoler en justes noces.
Rose attendit longtemps Amédée. Si longtemps que cette attente alla jusqu'au bout de sa vie. À l'époque, la fidélité à la parole donnée voulait encore dire quelque chose.

 

C., le 19 novembre 1915

 

Bien cher neveu,

 

amdch

 


J'espère que tu voudras bien nous excuser pour la lenteur que nous avons mise à t'accuser réception de ta bonne lettre datée du 31 octobre dernier. Tu dois avoir appris par l'intermédiaire de notre nièce, ton épouse, que nous avions eu une nouvelle secousse occasionnée par la réception des objets que notre cher Amédée avait sur lui au moment de son décès. Son carnet est ce qu'il y a de plus intéressant, les premières pages contiennent les adresses de tous les soldats de C., et de ses amis des environs ; ensuite commence son journal que voici :

 

 

"Journal

 

21 juin

À mes chers parents

Je viens d'être versé dans le 1er Chasseurs, comme il st probable que je serai bientôt au danger, et placé pour voir des choses intéressantes, je vais faire mon possible pour les insérer au fur et à mesure dans ce carnet.

Je compte vous revoir bientôt, père et mère bien aimés, mais si l'avenir me trompait, soyez sûrs que je mourrai avec courage et en pensant à vous.

 

Mardi 22 juin

L'heure approche où il faudra prendre place dans les tranchées, où tant de camarades sont tombés ou ont souffert avant nous ; je considère cela comme un devoir et ferai mon possible pour l'accomplir jusqu'au bout".

 

 

Il insère ensuite chaque jour ce qui se passe, les attaques pendant qu'ils sont dans les tranchées de l'arrière, et finalement le 5 juillet, il indique qu'ils partent à neuf heures du soir pour les premières lignes. Trois jours se passent et le 9 juillet, hélas ! il continue son journal. en nous faisant ses adieux.

 

 

"Au moment où je continue, je suis grièvement blessé, à la poitrine et à la main droite ; ce n'est pas la souffrance qui me fait mal écrire, mais c'est parce que j'écris de la main gauche. Si je meurs, je ne souffrirai donc pas trop, vous savez que je ne crains pas la mort, je finirai en pensant à vous, que ceci vous soit une consolation.

J'ai recommandé qu'on fasse une marque à ma tombe, cela peut vous faire plaisir.

amdrecrutAu revoir donc chers parents, j'aurais voulu vous éviter cette grande douleur, mais nous nous reverrons. Je vous embrasse une dernière fois, mes cher père et chère mère dévoués et vous remercie beaucoup de votre amour pour moi. J'aurais encore beaucoup à mettre pour d'autres parents qui me sont chers, mais pour écrire de la main gauche, c'est fatigant.

Bons baisers, attendez votre heure pour venir me rejoindre et soyez unis.

 

Fait de la main du cœur, c'est le cas de le dire, le 9 juillet 1915 à 6 h 35 du matin".

 

 

Tu vois, cher neveu, que j'avais raison de dire que, s'il se sentait la force de le faire, nous recevrions encore quelque chose.

Merci encore de ta bonne lettre et t'embrassons affectueusement.

 

 

 

[Les parents du jeune soldat, Jules et Mathilde, étaient respectivement âgés, au décès de leur fils, de 64 et 61 ans.
Amédée lui-même s'est éteint le 14 juillet 1915, à 22 heures. Il avait vécu 11 393 jours, soit 31 ans.]

 

 

 jnaldemarche