"Écrire un livre sur le bonheur pendant que se déchaîne la plus sanglante des guerres, semble paradoxal ! Mais accomplir sa tâche de tout son cœur, n'est-ce pas l'unique moyen de maintenir l'équilibre mental au milieu de chagrins, d'inquiétudes terribles ? Plusieurs fois, la veille de la bataille de la Marne, lors de l'offensive de l'Yser, et plus récemment lors de l'offensive allemande sur Château-Thierry, nous avons éprouvé des angoisses mortelles..."
Ainsi débute l'ouvrage de Jules Payot, dont nous publions ci-après quelques bonnes feuilles. On ne s'étonnera donc pas de trouver dans ce texte, qui a beaucoup vieilli mais dont plus d'une remarque mérite encore l'attention, de nos jours, des formules qui entraîneraient, si elles étaient rédigées aujourd'hui, la mise en cause de l'auteur. Mais qu'on songe par exemple à cette formule de Jules Ferry, lancée dans l'hémicycle, lors de la séance du 28 juillet 1885 : "Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures"... Il convient donc de replacer les pages dont on va prendre connaissance dans un contexte bien particulier, le début du XXe siècle et l'antagonisme sanglant franco-allemand. Ceci posé, les remarques du pédagogue, universitaire (agrégé de philosophie en 1888) et Recteur d'Université Jules Payot (1859-1940) méritent d'être méditées (surtout dans une France que d'aucuns prétendent paresseuse...).

 

"Le long sermon en neuf points que l'auteur nous adresse ressemble plus à une déclamation stoïcienne du temps passé qu'à une étude scientifique. Un vrai sermon, en effet, qui est composé avec des extraits des vieux moralistes, fécondés d'observations personnelles. Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous connaissons ces longues diatribes contre la vie surchauffée des grandes villes, contre le luxe imbécile, contre l'éparpillement de l'attention par les voyages trop rapides ou la lecture d’œuvres médiocres ou mauvaises. Nous connaissons aussi ces éloges de la vie saine, du travail modéré et bien conduit. Et l'on ne peut qu'approuver cette sagesse sereine qui sait que 'la véritable richesse est intérieure' (p. 119). On lira le livre de M. Payot comme un Manuel d'Épictète, mis à jour"

Émile Bréhier

 

 

L'attitude vis- à-vis du travail différencie profondément deux races d'hommes.

Pour la race inférieure, le travail est une tâche, une corvée pénible dont l'on se débarrasse le plus vite possible et avec le moins d'efforts possibles. L'idée du travail, pour cette race inférieure, est connexe avec l'idée de sabotage. Pour elle, la semaine comprend six jours de souffrances, six jours noirs, qui ne sont pas la vie, mais au moyen desquels il faut acheter chèrement le plaisir. Le plaisir, pour eux est le contraire du travail : c'est en premier lieu l'oisiveté, le farniente ; c'est l'excitation du cabaret, du music-hall, des lectures romanesques, la "noce" crapuleuse. Pour cette race se sont levés les prophètes, d'ailleurs oisifs, d'un idéal de vieillards : la machine, ils la conçoivent comme une esclave inventée par l'homme pour remplacer le travail humain : l'homme dans l'avenir verra son temps de travail tomber à deux heure par jour, même à une heure vingt, peut-être même à quelques minutes(1) - Ils ignorent que la machine ne remplace pas l'homme, qu'elle est un outil délicat, qui exige plus d'attention et plus de soins.

La crise de désaffection du travail, qui est la pire de toutes les crises morales, date peut-être des environs de 1880. Une crise aussi générale a des raisons profondes. La première est que la littérature ouvrière a eu pour tâche de capter les suffrages des ouvriers d'usines qui souffrent d'un asservissement pénible à la machine, d'une perte complète et des joies du travail libre et de la création individuelle. Leur travail est souvent un travail d'esclaves, accompli dans la laideur et dans le vacarme. D'autre part les "Intellectuels" ont remplacé les anciens courtisans du roi : ils flattent les ouvriers pour en tirer argent et honneurs. Ils sont sincères dans leur horreur du travail, car l'idée de travailler de leurs muscles leur semble la forme actuelle de l'enfer et ils ont magnifié la joie du repos, sans s'apercevoir que quiconque ne travaille pas devient sans force, sans intelligence et vicieux.

D'autre part, le travail intensif, à l'américaine(2), est la ruine de la santé et de l'intelligence : il est atroce. Enfin, les parents et les éducateurs, indifférents aux aptitudes des enfants, engagent soixante-dix pour cent des jeunes gens dans des métiers et des carrières qui violentent ou gauchissent leurs tendances profondes.

Trop de travailleurs ont le sentiment légitime qu'un prélèvement excessif est fait sur leur travail par le patronat. Enfin, considérable est le nombre des commis, des comptables qui travaillent sans joie dans des conditions hygiéniques qui diminuent la vie.

De plus, un héritage puissant de préjugés se dresse contre le travail manuel. L'oisiveté est une preuve d'indépendance. Ne rien faire prouve qu'on appartient à la classe des maîtres : ce sont des idées de propriétaires d'esclaves mais très fortes, car elles intéressent la passion qui agit avec le plus d'énergie sur les esprits faibles : la vanité.

Pour tous ces motifs, le nombre des fuyards du travail manuel, qui comptent vivre en parasites sur les travailleurs est formidable et augmentera sans cesse si le monde du travail n'y met ordre. On se rue vers le travail des bureaux, vers le journalisme, vers la politique nourricière, vers le commerce parasitaire, vers l'exploitation malfaisante de l'alcool, vers les pseudo-métiers, de paresse et souvent d'infamie ! S'évade hors du travail, la foule des faibles, des ratés, des sans-courage. Pour cette humanité qui manque de cœur, le plaisir c'est la griserie et la débauche, c'est-à-dire les plaisirs qu'on peut avoir sans peine, qui sont plaisirs du moment et dont la caractéristique est de laisser après eux un arrière-goût amer qui empoisonne la vie.

Quand on considère cette humanité malheureuse et souvent abjecte, on est tenté de se laisser séduire par l'idée du retour à la vie primitive dans l'égalité des vies ignorantes toutes semblables, mais qui se passent au grand soleil, dans l'indolence et la recherche des plaisirs élémentaires.

 

Heureux qui a trouvé sa tâche

 

Heureusement, il est une humanité supérieure à celles-là et qui sauvera l'avenir de la race. C'est celle qui, clairvoyante, sait que le travail librement choisi est une condition essentielle du bonheur. "Bienheureux qui a trouvé sa tâche : qu'il ne demande pas d'autre bénédiction". Ils considèrent le travail, le métier, comme la réalité organique de la vie qui sans lui, s'écoulerait comme un rêve vain. Les joies les plus profondes, les plus intenses, les plus durables, c'est le travail créateur qui en donne la saveur.

Mais une condition est nécessaire pour que naissent ces sentiments. Il faut que le métier n'aille pas contre le courant profond des tendances dominantes. Il faut qu'il soit de même direction que les aptitudes, et que lorsqu'on se met au travail, on n'y aille pas divisé contre soi-même, une partie de soi-même résistant à l'autre. Il faut qu'on y soit entier, avec ses affections, ses tendances et son caractère.

Le type de ce travail est celui de l'artiste de génie qui crée son œuvre dans l'enthousiasme et qui est comme soulevé par les difficultés : dans la lutte ardente contre elles, la volonté et l'intelligence, servies par des muscles disciplinés par vingt ans de labeur patient, atteignent au plus haut sentiment de puissance. L'écrivain qui lutte pour donner à sa pensée la clarté et l'ordre, suprême difficulté, éprouve le même enthousiasme, comme tout travailleur qui se donne entier à sa création. Un ouvrier, qui, malgré la résistance de la matière réussit son œuvre ; une ménagère qui impose à son intérieur la propreté éclatante et l'ordre, éprouvent à quelque degré le stimulant et le sentiment de puissance de l'artiste. Partout où il y a lutte contre l'incohérence, le désordre, la rébellion, partout où l'intelligence impose à la matière l'ordre, partout où la pensée transforme le chaos en κόσμος, l'incohérence en logique, naît cette joie pure et profonde qui est la preuve que la destinée de l'homme est dans le triomphe du spirituel sur le mal, sur le désordre, sur le déraisonnable. Si on ne l'a éprouvé soi-même, on ne peut savoir la profondeur du contentement de l'agriculteur qui gagne une terre sur les broussailles ou sur le marais, qui crée une route, qui capte une source, et qui par sa volonté contient les forces naturelles anarchiques, si naturellement ennemies de l'ordre qu'elles recommencent l'invasion sournoise dès qu'on cesse de lutter.

Le travail trouve donc en lui-même sa récompense et jamais il ne déçoit : il paie par la joie de découvrir ou de créer. Le plus humble peut créer et ce qui fait notre chagrin et notre indignation contre les barbares qui ont détruit la cathédrale de Reims, c'est que dans chaque sculpture, dans chacune des statues de nos cathédrales on reconnaissait l'invention, la création parfois naïve des admirables ouvriers du Moyen-Âge. Ces modestes n'ont même pas songé à signer leur œuvre tant ils sentaient que la récompense du travail consciencieux c'est de l'avoir fait, c'est la force qu'il donne.

Cette joie pure du travail désintéressé disparaît si on le subordonne : dès qu'on fait effort en vue de l'argent, ou de l'amour-propre, le travail se dégrade en tâche : on vend son énergie pour quelque chose d'inférieur ; le travail mercenaire ne donne jamais la paix, par la raison qu'un mendiant n'est jamais satisfait de ce qu'on lui donne. Au lieu de la fierté de dépendre de soi, on s'abaisse à attendre des autres l'argent ou l'éloge qu'ils ne donnent que contraints. Qu'on oppose à ce servage à autrui le désintéressement de Puvis de Chavannes, de Rodin, travaillant, malgré la pauvreté, les moqueries et les injures, sans rien sacrifier aux goûts des puissants du jour.

Seul le travail que tu accomplis avec toute ton âme peut te sauver de la demi-folie où vivent les oisifs. Dès que tu cesses de réfléchir, de faire de l'ordre en toi et autour de toi, ton cerveau, que tu ne diriges plus, est envahi par les impressions anarchiques, incohérentes : les idées fausses, les préjugés, les mots félons(3) font irruption et la déraison commence. La sagesse ne se gagne que par le commerce incessant avec les lois des choses, que seul le travail révèle.

De même, tu ne pourras pacifier ton âme et gagner la plus haute récompense du sage, qui est la sérénité, que si tu entreprends la lutte contre les mauvaises herbes et les ronces : la vanité et ses cuisantes déceptions, les rancunes, l'envie, la susceptibilité, les sentiments bas et lâches envahissent les champs de l'âme dès que la sagesse cesse de les tenir en état. C'est pourquoi les aliénistes proclament l'oisiveté si dangereuse pour les dégénérés. L'activité précise et canalisée qu'est le travail, introduit l'ordre dans la sensibilité. Elle est la réalisation concrète de notre nature toute entière. De même qu'un chef militaire habile sait utiliser les violents et même les âmes cruelles dans des missions périlleuses, de même, dans le travail, nous pouvons utiliser même l'envie en la transformant en émulation, même la haine et la vanité en en faisant un désir ardent de mieux valoir. Tout peut servir : le fond d'inquiétude dont on fait le désir de perfection dans l'accomplissement de la tâche, même le chagrin, par le désir de le fuir. N'a-t-on pas dit que l'assaut est pour les timides une espèce de fuite en avant ?

Dans la puissante unification de l'âme qu'est la concentration de l'attention sur le travail, il n'y a place pour aucun parasitisme. Les oisifs souffrent cruellement des brouillards de Londres : le travailleur, occupé de choses intéressantes, n'a pas de forces à gaspiller en spleen. Sa personnalité s'épanouit : il découvre en lui-même des nappes profondes d'énergie qu'il ignorait : son intelligence se trempe. En contact quotidien avec les difficultés qu'il doit vaincre, il redouble d'ingéniosité et d'entrain. Nulle place pour la recherche d'émotions, de sursaut, d'imprévu, d'alcool, de plaisirs faisandés : dans le contact quotidien avec les lois de l'Univers, l'âme prend quelque chose de leur stabilité, de leur calme, de leur patience. Il n'y a pas de place pour la folie dans la vie du travailleur parce que c'est une vie expérimentale : elle plonge l'intelligence dans une atmosphère de réalisme, et rien n'est plus pacifiant parce que, de même qu'une tranchée ouverte dans un terrain révèle les lois qui durant des millions d'années ont formé les couches géologiques, ainsi tout travail nous met en présence des lois éternelles de l'Univers : aussitôt, nos pauvres vanités et nos agitations tombent à ce contact comme du lait gonflé quand on jette sur lui de l'eau froide. La sérénité c'est de se replacer dans le temps et dans l'espace et de ne pas s'en faire accroire. Le travail étant l'expérience et la vérité, y aide.

Aussi, dès que le travail cesse d'être une lutte avec les réalités, il devient artificiel, sans sève, comme l'est le travail des artistes et des écrivains qui cherchent le succès, non la vérité : il y a beaucoup de pseudo-travail.

 

Le sens religieux du travail

 

Nous avons sur les anciens un grand avantage. Ils n'avaient pas découvert le sens religieux du travail qui leur était caché par l'esclavage. C'est au travail que nous devons ce que nous sommes : notre admirable France est faite du travail des paysans qui ont défriché les forêts vierges de la Gaule, asséché les marais. Notre doux parler si clair, si lumineux suppose des milliers d'écrivains, de penseurs qui se sont emparés des mots créés par l'imagination populaire, qui les ont assouplis, précisés, définis, et qui, à force de méditations, les ont décantés des éléments sensibles qui en troublaient la limpidité. Notre âme nationale, si éprise de justice et de raison, a été élaborée dans la souffrance, dans l'oppression par les plus fervents, par les plus nobles et les plus courageux d'entre les Français. C'est grâce à cet héritage de travail que, dans la grande guerre de libération, nous avons pu nous dresser contre le despotisme de l'Allemagne. Quand nous cherchons la vérité, nous sommes soutenus par les génies nationaux qui, au péril de leur vie ou par le sacrifice de leur bien-être et de leur sécurité, nous ont rendu plus facile un effort autrefois dangereux. Il n'est pas un outil, pas une commodité, pas une aide qui ne soit le produit d'une accumulation de travail, d'intelligence, d'invention, de courage. Le travail, nous l'avons vu, est peut-être la seule forme concevable de l'immortalité individuelle, car c'est la seule façon pour nous de collaborer au grand œuvre qui s'élabore dans la Nation, et par elle pour l'humanité.

Si l'Univers, dans sa réalité dernière, est raison, nous ne pouvons aider à son évolution que par notre travail : c'est par notre travail que, comme les humbles constructeurs de cathédrales, nous apportons notre part à l'œuvre dont nous ne verrons pas la fin. L'œuvre qui consiste à construire l'Univers raisonnable est incluse dans l'œuvre plus proche et plus tangible, celle de construire la France de demain.
La paix rétablie, nous ne pourrons nous montrer dignes des sacrifices des morts de la grande guerre qu'en travaillant courageusement. Il n'y a, du point de vue français, qu'un seul verdict possible sur ta vaillance, sur ton énergie, sur ta persévérance, ta patience : c'est celui de ton travail. Ton œuvre ou ton refus d'œuvrer, cela seul importe, car travailler de toute son âme, cela suppose les plus hautes vertus, et pour l'avenir de la Patrie, rien d'autre n'importe. Quelle France rayonnante nous ferons quand, ayant pour elle un amour fervent, nous saurons suspendre notre vie modeste à sa vie éternelle ; quand tous auront la claire et réconfortante intuition qu'elle est faite de nos travaux consciencieux, de nos efforts. Tous sans peut-être le savoir, travaillent pour sa grandeur. Tous, depuis le paysan qui défriche et fait mûrir ses épis d'or sur un ancien marécage, jusqu'au sculpteur qui voit, dans le bois ou la glaise, se lever de belles formes ; depuis le médecin passionné pour l'observation de ses malades, jusqu'au musicien qui tire des sons divins de son violon ; depuis la mère de famille qui découvre le sens profond de son travail monotone, jusqu'à l'instituteur et au professeur qui identifient leur vie avec leur travail et qui savent substituer à la forme conventionnelle et morte de leur profession une éducation qui découvre et qui suscite les véritables énergies de l'enfant...

Les seuls ennemis et de la grandeur de la France et de la tâche religieuse de collaborer avec l'Univers raisonnable, ce sont les paresseux et les lâches : ceux qui ne font rien, qui ne collaborent pas. Ce sont les oisifs, les parasites.

 

Une foi nouvelle

 

Des profondeurs du monde du travail monte une foi nouvelle qui mettra d'accord les mystiques, les nationalistes, les individualistes et les utilitaires. Dans leur travail, les mystiques se sentiront les véritables enfants de Dieu, ses collaborateurs dans l'évolution de l'Univers et de l'humanité vers une spiritualité plus haute ; les nationalistes sentiront que la seule façon de travailler au développement de la Patrie, c'est de devenir plus énergiques, plus intelligents, plus justes, qualités qui ne s'acquièrent que dans le travail et par le travail. Les individualistes comprendront qu'ils ne peuvent atteindre à une valeur personnelle élevée que par la sévère discipline du travail. Quant aux utilitaires, ils savent déjà quels avantages sociaux il y a à être un excellent ouvrier, un médecin expérimenté, un homme utile, au sens plein du mot : mais, ce que leurs théoriciens laissent dans l'ombre, c'est l'impossibilité d'être un maître-ouvrier dans quelque profession que ce soit, sans être au plus haut point utile en même temps qu'à soi-même, aux siens, à son pays, et sans être, du même coup, un bon citoyen de l'Univers raisonnable.

Cette foi dans la valeur souveraine du travail a une efficacité capable de "soulever des montagnes". Quelle peut être en effet la force capable de maintenir la volonté tendue durant des années à méditer le plan d'un livre, à lire, à prendre des notes, à observer, à méditer, puis à écrire, à raturer, à recommencer un chapitre jusqu'à ce que la pensée se tienne et que le style rende exactement la pensée ?

Quelle est la force capable et de vaincre la pesanteur de la paresse et de pacifier la hâte à agir ? Cette force, c'est la foi ferme, que par mon travail je puis insérer mon action dans la trame des choses, que je puis coopérer avec les énergies bienfaisantes de l'Univers, entrer comme ouvrier dans l'organisation d'une humanité meilleure. Les religions supérieures considèrent la vie sainte comme une imitation de Dieu. Nous ne pouvons concevoir Dieu autrement que comme actif et luttant contre le mal et le désordre. Or, la seule façon qui me permette de l'imiter, c'est de coopérer avec lui. Comment ? Par le travail.

Le sentiment que mon travail s'insère dans une action éternelle imprime à l'âme un élan d'une efficacité aussi féconde que celui que peuvent donner les croyances mystiques et c'est dans cette croyance supérieure que se fondront les diverses croyances dont le fonds substantiel est identique, dès qu'elles passent à l'action. C'est ainsi que le travail désintéressé, fait de tout cœur, prend un caractère de haute majesté, parce qu'il entre dans le grand courant éternel du bien. Il participe à l'éternité.

Hélas ! Cette vérité est voilée par un état social déplorable. Si nombreux sont les parasites, que ceux qui réellement travaillent, sont opprimés par la double nécessité de gagner leur pain et en outre d'entretenir les fuyards du travail manuel, qui sont légion et qui vivent du labeur de ceux qui créent.

Aussi, seule une élite s'est élevée à la conception du travail conçu comme la suprême réalisation de l'esprit. Cette vérité donne une valeur infinie à la vie individuelle, suspendue à quelque chose d'éternel.

Cette élite finira bien par imposer la plus haute des vérités morales modernes. Elle serait plus nombreuse si les éducateurs ne s'enfermaient dans la forme conventionnelle et routinière de leur profession. L'éducation vaniteuse, favorable aux gens de parade, éveille trop de désirs extérieurs. Elle nous égare sur des chemins qui ne sont point nôtres. Elle ne part pas du besoin d'action si manifeste chez l'enfant sain, qui dépense dans ses jeux une énergie prodigieuse mais dispersée, éparpillée. Elle n'éveille pas l'attention de l'enfant sur le plaisir profond de l'énergie qui se déploie. Elle ne recherche pas les prédilections, les tendances durables, afin d'y suspendre les occupations et le travail. Que d'erreurs d'orientation elle éviterait si à une nature artiste, elle donnait l'expérience sentie que le dessin, l'exactitude rigoureuse de l'observation, sont des moyens nécessaires sans lesquels jamais le besoin artistique ne pourra s'exprimer. Darwin eût été stérilisé si on avait combattu en lui le goût des collections où il reconnut plus tard l'origine de son génie. Les goûts permanents découverts, reste à les stabiliser et à les organiser par l'action répétée.

Le jour où l'éducation prendra le pas sur les systèmes de gavage qui en usurpent le nom, il y aura moins de choix absurdes du métier ou de la carrière, par conséquent moins de souffrances.

Plus nombreuse sera l'élite qui fera du métier le centre de la vie, qui organisera autour de ce noyau solide intelligence, muscles, désirs, énergies, échappant ainsi à la dispersion qui annihile, à la déraison qui guette quiconque ne plonge pas dans la réalité. Nous sommes une race de fougueux et d'impulsifs et de même que l'action va au hasard si elle n'est soumise à la pensée, la pensée devient la folle du logis dès qu'elle cesse d'être contrôlée par l'action. La pensée ne se subordonne au réel que par un travail précis. Mais ce travail doit être l'épanouissement de nos goûts stables, de nos tendances profondes. Seulement ainsi nous donnons à notre œuvre notre attention totale.

Ce n'est que par l'application de toutes nos énergies qu'à travers les alluvions sablonneuses des préjugés, des erreurs, nous percerons jusqu'à la nappe profonde des eaux de la vérité. Les débiles s'arrêtent aux quelques eaux d'infiltration qu'ils prennent pour la nappe elle-même.
De plus aux énergiques seuls est révélée la grande vérité morale concernant le travail, à savoir qu'il constitue l'acte divin par excellence, l'acte de création.

Notes

 

(1) Jules Guesde, Temps, 19 mai 1906.
(2) Voir dans l'Amérique au Travail, de Frazer, et dans les romans d'Upton Sinclair, la vision d'enfer des usines qui ont pour fin unique la chasse effrénée de l'argent.
(3) Jules Payot, L'apprentissage de l'art d'écrire.

 

 

© Jules Payot, in La conquête du bonheur, manuel de la Sagesse, Paris, Librairie Félix Alcan, 1921, chapitre II

 


 

 

Autres textes de Jules Payot déjà publiés ici :

 


J. Payot : L'éducation de la volonté (1893)
J. Payot : L'instituteur au village (1897)

 

 

 

Jules
Payot
""La récompense d'un écrivain qui n'a cessé de travailler et qui monte vers le faîte de la vie, laissant au-dessous de lui de nombreuses années d'expérience, est analogue à celle de l'alpiniste qui, pas à pas, émerge des brumes de la vallée et qui, arrivé sur une cime élevée, domaine les chaînes secondaires et leurs enchevêtrements. Il découvre, dans leurs lignes organiques, les plissements de la croûte terestre qui ont formé la chaîne principale. Le chaos des vallées se débrouille et l'oeil discerne ce qui est essentiel de ce qui ne l'est pas".

[J. Payot, La conquête du bonheur, Conclusion]