... c'est mal raisonner que de dire que les Occidentaux ont été dix fois plus méchants".
Ph. Nemo
Un aspect universel de la culture occidentale
L'importance des innovations culturelles apportées par l'Occident pour l'évolution générale de l'espèce humaine a été particulièrement bien mise en lumière par Friedrich August Hayek(1).
Les deux ou trois derniers siècles de l'Histoire montrent une augmentation spectaculaire des capacités de l'espèce à exploiter son milieu naturel. Ce grand changement n'est pas dû au fait que le milieu naturel serait devenu plus fertile et, en général, plus riche : la planète Terre n'a pas changé depuis que l'espèce humaine y est apparue. Il n'est pas dû, non plus, au fait que l'espèce humaine elle-même aurait connu quelque mutation biologique la rendant capable de mieux exploiter la nature : rien de nouveau à cet égard depuis quelque 150 000 ans (apparition de l'espèce homo sapiens sapiens).
La cause du changement est tout autre. Elle est que les sociétés modernes ont un savoir exponentiellement plus grand que celui que possédaient les sociétés traditionnelles. C'est en effet la connaissance des structures et des lois de la nature qui permet d'orienter les forces de celle-ci vers une plus grande utilité humaine. Une humanité plus savante peut tirer d'un même environnement naturel une production supérieure.
I. DÉMOCRATIE LIBÉRALE, DIVISION DU SAVOIR ET PRODUCTIVITÉ
Mais comment se fait-il que l'humanité moderne soit plus savante, puisqu'on vient de dire que le cerveau humain n'a pas changé ? Hayek fait l'hypothèse suivante : c'est parce que le savoir est désormais divisé, qu'il l'est parce que les individus ont pu se spécialiser, qu'ils l'ont pu dans la mesure où est apparue une société d'échanges.
On peut exprimer cela de manière schématique. Si un cerveau humain peut posséder une quantité 1 de savoir, et si la société est unanimiste (par exemple, une petite société archaïque soudée par le mimétisme d'un rite sacrificiel), une société composée de n membres possédera toujours, collectivement, une quantité de savoir égale à 1. Si, maintenant, la société en question rompt son unanimisme, autorise la différence, la division du travail et donc la spécialisation du savoir, son savoir collectif tendra vers n, et cela, alors même que le cerveau biologique de chaque individu aura conservé les mêmes potentialités.
Mais on ne peut se spécialiser que si l'on est assuré de trouver, par l'échange, ce qu'on cesse de produire par sa propre industrie. La possibilité pour une société d'augmenter son savoir en divisant son travail est donc strictement liée à sa capacité à organiser les échanges, c'est-à-dire à maintenir son lien social (pas d'échanges dans un contexte conflictuel) tout en rompant son unanimisme (pas d'échanges entre agents non différenciés). Il se trouve que c'est précisément cela que les cinq événements constitutifs de la culture de l'Occident ont permis de faire à une échelle incommensurablement élargie par comparaison avec tout ce qui avait été pratiqué en termes de division du travail par les civilisations antérieures. C'est en ce sens que, selon Hayek, l'Occident a trouvé le secret d'un saut évolutionnaire majeur dans les rapports que l'espèce humaine entretient avec la nature.
L'échange, en effet, suppose des règles de juste conduite morales et juridiques : non seulement un droit commercial réglant l'échange économique lui-même, mais, plus généralement, un droit civil garantissant la propriété privée et réglant les contrats, un État-arbitre effectivement neutre, capable de dire le droit et de réprimer efficacement les délinquances. Cela n'est possible, à son tour, que dans un univers moral où la personne humaine individuelle et la liberté sont hautement estimées, dans un univers intellectuel où la raison critique prévaut sur la mentalité magico-religieuse, dans un univers social où l' "autre", c'est-à-dire l'homme qui n'appartient pas au même groupe familial, clanique, ethnique ou même national, est néanmoins perçu comme un partenaire légitime avec lequel on peut et on doit respecter les mêmes règles morales et juridiques fondamentales. Or ce sont ces univers qui ont été construits par l'Occident.
Ce "saut évolutionnaire" de l'espèce est comparable, dit Hayek, à celui qu'a constitué pour les animaux, à un certain moment de leur évolution biologique, le fait d'être pourvus de tissus photosensibles et donc, bientôt, de l'œil et de la vision(2). Cela a rendu possible aux organismes sièges de ces mutations de connaître à distance la présence de proies et de prédateurs, alors qu'auparavant cette connaissance requérait le contact direct, olfactif ou chimique. De même, le droit et le marché ont changé radicalement les conditions de la coopération sociale en rendant possible une coopération à distance, allant bien au-delà des petites sociétés traditionnelles où régnait une division du travail restreinte, ne permettant qu'une faible productivité. Le droit abstrait, en effet, ne présuppose pas la connaissance concrète des hommes avec qui l'on procède aux échanges, donc l'appartenance à une même ethnie ou communauté possédant les mêmes institutions, les mêmes genres de vie, les mêmes connaissances et les mêmes fins. Dès lors qu'il y a consensus sur le droit de propriété et le respect des contrats, ce mode de coopération entre les hommes peut donc s'étendre à très longue distance. De même, les signaux fournis par le système des prix sont "codés". Ils ne disent rien des raisons concrètes pour lesquelles l'offre ou la demande de biens ont varié. Ils n'en constituent pas moins des guides cognitifs suffisants pour que l'agent du marché prenne les décisions adéquates compte tenu de ces variations. Ils sont informatifs par eux-mêmes, sans qu'aucune concertation concrète ne soit nécessaire entre les partenaires de l'échange. En ce sens, ils ne sont pas limités à la communauté restreinte au sein de laquelle une telle concertation serait concevable, et ils peuvent donc faire le tour de la planète sans perdre leur teneur cognitive. Le droit et les prix abstraits sont ainsi, dit Hayek, de véritables systèmes de "télécommunication" rendant possible une organisation des échanges à très grande distance(3).
Mais qui dit coopération à plus grande distance dit coopération au sein d'une plus grande communauté, donc division et spécialisation des savoirs plus poussées, donc augmentation du savoir collectivement possédé, donc enfin efficacité exponentiellement augmentée de l'action de l'homme sur la nature. C'est ainsi, et seulement ainsi, que s'expliquent les progrès phénoménaux en productivité, production et consommation qui ont eu lieu dans les sociétés occidentales à mesure que se mettaient en place les institutions de la démocratie libérale, c'est-à-dire à partir des XVIIe-XVIIIe siècles, en Europe et dans les colonies européennes.
Il faut, à ce sujet, corriger une erreur courante. L'expression "révolution industrielle" par laquelle on désigne souvent cette croissance économique spectaculaire des deux ou trois derniers siècles est trompeuse en ce qu'elle donne à croire que la cause efficiente du développement économique aurait été l'industrie ou la technique en tant que telles, alors que c'est au contraire le développement de l'économie d'échanges qui a rendu possibles l'inventivité technique et la croissance de l'industrie. Ce qui a brisé le cercle vicieux du non-développement, ce n'est pas telle ou telle invention scientifique ou technique. On sait d'ailleurs que de nombreuses inventions dont le principe avait été indubitablement découvert dès l'Antiquité ont "dormi" ensuite pendant de longs siècles sans jamais se traduire en productions techniques concrètes. C'est l'apparition de conditions morales et socio-politiques nouvelles permettant l'entrepreneuriat, la liberté des initiatives, la possibilité de rencontrer de nombreuses offres et demandes sur des marchés toujours plus vastes qui a permis de réveiller et de multiplier ces potentialités. Les inventions scientifiques majeures qui ont permis la "révolution industrielle" sont moins la mule jenny ou la machine à vapeur que les inventions faites par les grands penseurs de la démocratie libérale, de l'École de Salamanque à Grotius, aux Levellers, à Boisguilbert, à Locke, à Turgot, à Smith, à Kant, à Humboldt ou à Benjamin Constant. Ce sont ces innovations dans les sciences morales et politiques qui, en rendant possible l'économie d'échanges à vaste échelle, ont créé les conditions de possibilité de l'avance des sciences de la nature et des technologies.
II. L'EXPLOSION DÉMOGRAPHIQUE ET SA SIGNIFICATION
Le premier effet de l'augmentation de la production due à la mise en place du marché a été l'explosion démographique. Je rappelle que celle-ci, qui touche aujourd'hui l'ensemble de la planète, a commencé en Europe, et qu'elle est même une des causes principales du déversement de populations de l'Europe vers les terres "vierges" de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Océanie. Elle a commencé en Hollande et en Angleterre ce dernier pays, qui avait 5 millions d'habitants au XVIe siècle, soit quatre fois moins que la France, rejoignit puis dépassa celle-ci au milieu du XVIIIe siècle. Même croissance, décalée de quelques décennies, en Allemagne et dans toute l'Europe.
Le décollage démographique du Tiers Monde ne commencera qu'à mesure qu'il sera touché par la colonisation européenne. Celle-ci apporte des techniques hygiène, médecine, etc. mais, surtout, elle fait entrer des régions jusque-là isolées dans un circuit économique mondialisé qui, même réputé "inégal", a pour effet de leur procurer des ressources alimentaires dans des quantités dont jusque-là elles n'avaient jamais disposé. Les massacres, volontaires et involontaires, effectués par les colonisateurs dans certaines populations non européennes sont humainement horribles. Mais il n'est pas sérieux de prétendre, comme le fait Sophie Bessis(4), que l'expansion démographique du Tiers Monde aurait été "brisée" par l'arrivée des Occidentaux. Avant celle-ci, au contraire, il n'y avait, dans la démographie de ces sociétés, aucune dynamique endogène de croissance. La population des sociétés traditionnelles obéissait à une logique inchangée depuis des millénaires : elle était rigoureusement limitée par la pénurie de nourriture et des autres biens vitaux.
Il faut de nouveau citer ici une thèse de Hayek particulièrement éclairante dans sa froide rigueur scientifique. Les intellectuels de gauche et de droite, à partir de la moitié du XIXe siècle, ont accusé le capitalisme d'avoir appauvri les hommes. Ce fut une tragique illusion d'optique. En effet, le capitalisme n'a pas appauvri les hommes, il a dans une première phase multiplié les pauvres. Or, pour multiplier les pauvres, il faut être plus riche, et c'est bien ce qu'a été l'économie capitaliste. Mais, au début, les suppléments de productivité qu'elle a apportés ont été intégralement utilisés par les sociétés proto-capitalistes pour satisfaire un peu mieux ce qui avait été leur obsession depuis toujours, se maintenir en vie, plutôt qu'augmenter leur niveau de vie. Il se trouve en effet que l'homme préfère vivre, même pauvre, que mourir. D'où la croissance démographique des populations au seuil de pauvreté.
De fait, on n'avait jamais vu, dans les villes européennes, autant de pauvres, phénomène dont témoignent aussi bien, pour la France et l'Angleterre, les études du Dr Villermé ou d'Engels que les romans de Dickens. Cependant, il ne s'agissait pas de gens qui auraient été appauvris après avoir été riches. Il s'agissait de gens en vie qui, auparavant, auraient été morts ou, plus exactement, ne seraient pas nés. L'impression qu'il n'y avait jamais eu autant de pauvres était donc exacte, mais il était faux que ce fût le résultat d'une crise de l'économie, c'était au contraire le résultat de ses progrès. Très vite, au cours du XIXe siècle, les nouveaux progrès de productivité seront utilisés à vivre mieux à population plus faiblement croissante, jusqu'à l'époque des "Trente Glorieuses" où la quasi-intégralité des progrès de la production économique ont passé en élévation du niveau de vie à population stabilisée. Le Tiers Monde, lui, en est encore, pour sa plus grande partie, à la première phase de cette "transition démographique" : il se multiplie démographiquement, il est donc "pauvre", et d'une pauvreté plus visible et donc choquante que jamais auparavant, mais lui aussi n'en est pas moins en train de bénéficier d'un progrès économique qu'il commence à transformer en enrichissement des individus.
Je pense que la croissance démographique des trois derniers siècles a été si spectaculaire qu'elle constitue, à elle seule, un signe éloquent de ce qu'une étape majeure de l'évolution de l'espèce humaine a été franchie. On objectera sans doute que l'augmentation de la population n'est qu'un critère quantitatif qui ne dit rien d'autres paramètres qualitatifs et moraux. Ce critère n'en a pas moins une signification précise en termes d'évolution. La multiplication quantitative d'une espèce, toujours menacée dans sa niche écologique par le struggle for life darwinien, est un marqueur objectif de son succès dans le courant général de la vie.
Pendant les quelque trois ou quatre premiers millions d'années de son existence, l'espèce humaine a oscillé, estime-t-on(5), entre 3 et 10 millions d'individus sur toute la planète. Vers 10000 ans avant J. -c. c'est-à-dire tout récemment si l'on se place à l'échelle de la vie globale de l'espèce et même de la seule espèce sapiens sapiens -, il s'est passé un événement considérable à savoir, la "révolution néolithique" (invention de l'agriculture, de l'élevage, de l'artisanat, sédentarisation), qui a multiplié ce chiffre par 50, portant la population mondiale à quelque 250 millions d'individus à l'époque du Christ. De là au XVIIIe siècle, elle a encore un peu plus que doublé. Cette multiplication par 100 en quelque 12000 ans représente déjà une mutation impressionnante par rapport à la stagnation qui avait prévalu pendant la phase paléolithique de la vie de l'espèce.
Mais voilà qu'ensuite, en seulement deux siècles et demi, soit de 1750 à 2000, la population mondiale est passée de 700 millions à 6 milliards, ce qui représente un quasi-décuplement, et surtout, en chiffres absolus, l'apparition de plus de 5 milliards d'hommes dont on dirait qu'ils ont "jailli du sol" en un éclair, la planète Terre s'étant trouvée inopinément capable de les nourrir.
Quand on sait que cette explosion démographique commence en Europe et ne concerne les autres continents qu'à mesure qu'ils sont touchés par l'Europe, il apparaît que la seule explication rationnelle de ce changement explosif est la modification qui avait eu lieu dans l'organisation interne des sociétés de ce continent. Ainsi doit-on dire, quitte à choquer certains, que les 5 milliards d'hommes apparus sur Terre depuis 1750 sont les fils et filles du capitalisme et, en ce sens, les fils et filles de l'Occident(6).
III. VALEUR UNIVERSELLE DE LA SOCIÉTÉ DE DROIT ET DE MARCHÉ
On voit par là que l'émergence de la société de droit et de marché concerne désormais, directement ou indirectement, toute l'espèce humaine. Et de même que l'invention de l'œil a exercé une "pression de sélection" irrésistible sur l'ensemble de l'évolution animale, l'invention du droit et du marché par l'Occident exerce aujourd'hui une pression de sélection sur l'ensemble de l'évolution culturelle de l'espèce. Il y a fort à parier qu'aucune société humaine ne pourra, à terme, se dispenser de les pratiquer, sauf à accepter une situation d'infériorité structurelle permanente par rapport aux sociétés qui les ont adoptés. Dire cela n'implique nul "ethnocentrisme", encore moins une quelconque "culture de la suprématie" (Sophie Bessis). L'espèce a connu dans le passé, et connaîtra dans l'avenir, des innovations d'importance comparable. La "révolution néolithique" a été faite en Mésopotamie il y a quelque dix mille ans, par les lointains prédécesseurs des Arabes en ces régions. Il est absurde qu'il soit "politiquement correct" d'énoncer cette dernière vérité et incorrect de dire que la dernière mutation importante de l'humanité a été faite par l'Occident.
La vérité est que, comme l'ont soutenu de nombreux auteurs et, récemment, de façon particulièrement nette et argumentée, Jean Baechler, l'humanité s'achemine aujourd'hui vers une histoire une(7). Si, comme Baechler, on divise la vie de l'espèce en trois phases - paléolithique, traditionnelle et moderne -, on constate que l'humanité a été, dans les deux premières, dispersée, avec de multiples histoires parallèles, alors que la troisième phase voit le rapprochement définitif des groupes humains et, d'ores et déjà, leur donne à tous conscience d'être membres d'une même humanité habitant la même planète, cela ayant été réalisé par la modernisation dont l'Occident a été l'agent causateur.
C'est un non-sens d'accuser l'Occident d'avoir créé cette situation par l'effet de quelque intention malveillante. L'Occident a été colonisateur parce qu'il a été technologiquement et économiquement supérieur, et il a acquis ces supériorités à la faveur du processus de morphogenèse culturelle que j'ai décrit, qui a occupé tellement de temps et un si grand nombre d'acteurs indépendants que c'est un non-sens que de prêter à cette collectivité anonyme quelque intention délibérée, a fortiori quelque culpabilité que ce soit. Il n'y a eu dans la colonisation aucune "méchanceté" ou, plus exactement, il n'y en a eu ni plus ni moins que dans tous et chacun des phénomènes antérieurs de puissance(8). Les Arabes ont été des conquérants dénués de tout scrupule et de grands esclavagistes. Les tribus africaines, américaines, océaniennes ont toujours pratiqué la guerre. Les Chinois n'ont pas attendu l'invention des armes de destruction massive pour procéder souvent, dans leurs divers conflits, notamment contre les Mongols, à l'anéantissement simultané, à l'arme blanche, de centaines de milliers de vies humaines(9), et leur art de la torture n'est plus à vanter. D'autre part, à peu près toutes les sociétés ayant promu un certain art de vivre hautement estimé par elles-mêmes ont considéré leurs voisins comme des barbares et les ont traités comme tels par l'asservissement, la levée de tributs ou, simplement, l'inimitié et le mépris. Il se trouve qu'en Occident les effets de cette méchanceté humaine universelle et permanente ont été décuplés par la puissance scientifique et économique qu'avait acquise cette civilisation ; c'est mal raisonner que de dire que les Occidentaux ont été dix fois plus méchants.
S'il y a une spécificité de l'Occident, c'est au contraire que, ayant affirmé sa foi dans les droits de l'homme, promu l'État de droit et en général les voies de droit, il a plutôt, semble-t-il, commencé à briser avec la vieille logique de la pure puissance et à mettre un plus haut prix à la science et au développement socio-économique qu'à la prédation. On peut d'ailleurs voir là moins l'effet d'un progrès moral que d'un progrès intellectuel. C'est moins en raison de l'odieux de la politique de la force que de sa stérilité que, dans l'Occident moderne, les Machiavel et les Hobbes ont commencé à céder le pas aux Kant et aux Herbert Spencer.
La question qui se pose maintenant n'est donc pas de savoir si l'humanité peut se permettre de revenir aux cultures traditionnelles telles quelles. C'est une question aussi vaine que celle qui consisterait à se demander si les Européens des quatre ou cinq derniers millénaires auraient pu et dû se passer de l'agriculture ou de l'élevage, compte tenu du fait que c'était là une invention mésopotamienne, "étrangère", faisant injure à l' "identité" des constructeurs de mégalithes. Les Européens avaient faim, ils préféraient vivre. Ils ont donc adopté l'agriculture, l'élevage, et tout le reste, la sédentarisation, la ville, l'État, l'écriture, dès qu'ils ont connu ces innovations. Et, réfléchissant à ce qu'ils faisaient, ils ont changé leur "identité" à mesure.
Les hommes des sociétés non occidentales, eux aussi, tiennent à rester en vie. Or ils ne pourraient revenir à la situation qui était la leur avant la colonisation et ne pourraient renoncer à vivre dans un environnement occidentalisé à quelque degré que s'ils acceptaient de réduire leurs populations des neuf dixièmes, diminution drastique indispensable pour qu'il y ait correspondance entre le chiffre de la population et la productivité possible dans le contexte des cultures traditionnelles qui seraient intégralement reconstituées. Inutile de dire que ceux de leurs leaders qui feraient ce choix, en espérant sauver leur propre vie, rencontreraient sur leur chemin ceux qui, à ce jeu, craindraient de perdre la leur et c'est peut-être ce cruel dilemme qui est à l'arrière-plan des discordes civiles de maints pays du Tiers Monde. Les habitants des pays non occidentaux sont donc, qu'ils le veuillent ou non, condamnés à vivre désormais dans une civilisation technique qui est d'origine occidentale, et qui ne se maintient que parce qu'il existe une économie mondialisée fonctionnant avec des institutions juridiques, économiques et monétaires internationales qui portent elles-mêmes la marque de l'Occident.
Nous voyons que les civilisations non occidentales qui se développent le font toutes en s'occidentalisant à quelque degré. On sait que Mustafa Kemal a fait délibérément ce choix pour moderniser la Turquie. D'autres pays ont eu des attitudes plus nuancées et complexes, comme le Japon, apparemment "occidentalisé" à grande vitesse depuis l'ère Meiji et, plus encore, depuis l'américanisation de l'après-guerre, mais qui conserve les principaux traits de sa culture propre. De même pour les "dragons" du Sud-Est asiatique et, maintenant, pour la Chine.
La question débattue aujourd'hui par les théoriciens est de savoir quel est le degré exact d'occidentalisation requis par la modernisation, et s'il ne peut y avoir des versions largement non occidentales de la modernité.
Si, par "modernisation", on entend seulement l'usage de la technique, il est clair que la modernisation est loin d'impliquer une occidentalisation à 100 %. L'ayatollah Khomeyni a fulminé contre le grand Satan occidental dans des cassettes vidéo dernier cri, et les plus "médiévaux" des Talibans et autres islamistes savent, pour notre malheur, utiliser les armes et explosifs les plus sophistiqués. Les "Frères musulmans" d'Égypte ont soutenu que la culture scientifique et technologique était compatible avec les valeurs de l'islam et ils ont systématiquement encouragé les étudiants musulmans à s'engager dans des études scientifiques. Il a été remarqué qu'ils pouvaient y exceller tout en professant les thèses théologiques et juridico-politiques que l'on sait.
Mais ce n'est là qu'un aspect superficiel des choses. Car nous avons vu que la civilisation technique ne consiste pas en une performance intellectuelle supérieure (dont sont capables des hommes de toute origine, à titre individuel, dès lors qu'ils sont adéquatement formés), mais en une division du savoir qui suppose elle-même une gestion libérale et pluraliste des échanges intellectuels et économiques, acquis proprement civilisationnel que de nombreuses cultures non occidentales n'admettent pas, puisqu'il impliquerait une transformation de l'ensemble des mentalités et des institutions sociales.
Sur ce plan plus profond, les études existantes aboutissent à des conclusions contradictoires. Un auteur anglais d'origine indienne, Deepak LaI, qui pose explicitement la question Does modernisation require westernization ?(10), répond par la négative. Les structures chinoises du clan, par exemple, auraient, selon lui, des vertus sociales inconnues des Occidentaux et qui favoriseraient particulièrement le commerce et les affaires en général. C'est bien possible si l'on en juge par l'extraordinaire développement industriel actuel de la Chine(11). Au contraire, pour Ronald F. Inglehart(12), partout où il y a modernisation, on constate une occidentalisation rapide des mentalités et des mœurs. Pour l'économiste péruvien Hernando de Soto(13), enfin, la réponse est intermédiaire : pas de développement économique sans mise en place d'un système fiable de droits de propriété, comme il en existe aujourd'hui en Occident. Mais ces réformes juridico-administratives n'impliquent nullement une occidentalisation complète des valeurs. Les descendants des Incas ont un sens anthropologique de la propriété et une capacité d'entrepreneuriat qui n'ont rien à envier à ceux du White Anglo-Saxon Protestant et qui leur permettront de faire bon usage des techniques du capitalisme dès lors que des politiciens suffisamment lucides et novateurs auront su mettre celles-ci à leur disposition.
Je ne saurais trancher entre ces hypothèses, et je pense sincèrement que personne ne peut encore répondre scientifiquement à ces questions extraordinairement complexes qui commencent seulement à être explorées par les sciences sociales. L'"économie du développement" a surtout été l'œuvre, jusqu'à présent, d'économistes, alors qu'il faudrait mobiliser pour ces recherches les ressources de toutes les sciences sociales, y compris la philosophie sociale, la philosophie des religions et la philosophie tout court (nous y reviendrons en conclusion).
Mais, en attendant d'y voir plus clair sur le rythme et la nature exacte des transformations culturelles que doit provoquer dans les autres civilisations de la planète, en vertu de sa valeur évolutive, l'invention occidentale du droit et du marché, nous pouvons, du moins, énoncer certains faits touchant à la situation géopolitique actuelle de l'Occident.
Notes
(1) Voir notre Société de droit selon F. A. Hayek, Paris, PUF, 1988, p. 285-319, avec références.
(2) Cf. Friedrich August Hayek, Knowledge, Evolution and Society, Adam Smith Institute, 1983, p. 45.
(3) Je me permets de renvoyer, pour cette démonstration cruciale de Hayek, à la présentation que j'en ai faite dans "La théorie hayékienne de l'auto-organisation du marché (la "main invisible")", Cahiers d'économie politique, n° 43, L'Harmattan, 2002. Ce texte est disponible sur le site du Cairn.
(4) Sophie Bessis, L'Occident et les autres. Histoire d'une suprématie, La Découverte, 2001,pp. 23-27.
(5) Jean-Marie Poursin, La population mondiale, Paris, Le Seuil, 1971.
(6) Beaucoup admettent l'avance économique, technologique et démographique de l'Occident dont ce paragraphe et le précédent ont brossé le tableau, mais objectent que cette avance comporte des dangers, y compris du point de vue de l'évolution de l'espèce humaine. Le progrès scientifique ne rend-il pas possibles des phénomènes qui, par eux-mêmes, pourraient annuler tous les progrès de l'espèce, la bombe atomique et sa diffusion, l'aventurisme des manipulations génétiques, le réchauffement de la planète, la pollution industrielle généralisée, l'épuisement des espaces naturels sous la poussée démographique et urbaine, etc. ? À défaut d'avoir des réponses claires à chacune de ces questions, on peut risquer une réponse de principe : à ces questions on ne répondra pas, en toute hypothèse, par moins de science, c'est-à-dire par un prétendu retour à des attitudes moins "prométhéennes", à la sagesse des Indiens topinambous, au "pacte avec la nature" qu'auraient conclu les sociétés traditionnelles et qu'a brisé le monde industriel. La technique seule peut résoudre les problèmes posés par la technique, et c'est ce qu'elle a fait dans tout le passé connu de l'espèce. Or les progrès de la technique tiennent à la division et à la spécialisation du savoir. Tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un socialisme mondial éloignerait donc la perspective de trouver des solutions aux nouveaux problèmes évoqués.
(7) Cf. Jean Baechler, Esquisse d'une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002, pp. 9-11. Je n'ai qu'un désaccord avec ce livre si dense et qui donne tant à penser. On a l'impression que, pour Baechler, tout ce qui se passe dans l'histoire, que ce soit la routine ou le surgissement du nouveau, ne résulte que de la rencontre fortuite de certaines conditions objectives, par exemple de l'existence de structures géopolitiques monopolistiques ou oligopolistiques, ou de telle ou telle stratification sociale, ou de la présence ou de l'absence de certaines ressources naturelles, et jamais, ou presque, de la pensée des hommes. Comme si l'évolution des sociétés humaines était, de même que celles des règnes minéral, végétal et animal, le seul fruit du hasard et de la nécessité. C'est ainsi que Baechler reconnaît le rôle singulier qu'a joué l'Europe dans l'émergence de la modernité, mais pense qu'elle n'a dû ce privilège qu'à une accumulation de singularités objectives (par exemple, le fait qu'il n'y ait pas eu d'empire en Europe comme il y en a eu en Chine ou en Mésopotamie, et qu'il y ait existé, en revanche, une "politie oligopolaire"). La conception de l'histoire de Baechler reste proche, en ce sens, de celle de Lévi-Strauss et des autres structuralistes, pour qui la pensée n'est qu'un épiphénomène qui accompagne et interprète l'émergence des choses et non ce qui, d'une manière ou d'une autre, la provoque. Le corollaire est que toute société se trouvant dans des conditions structurelles identiques est susceptible de produire les mêmes émergences civilisationnelles. Nous ne le croyons pas, pour notre part. Nous pensons précisément à la lumière de ce que nous observons dans le cas de la "morphogenèse" de l'Occident que, s'il est faux que les hommes puissent "faire" l'histoire au sens d'une fabrication artificialiste, leur pensée et leur imagination créatrice jouent néanmoins dans l'Histoire un rôle essentiel. L'Histoire est, au moins en partie, œuvre de l'esprit (je ne prends pas ce mot en un sens mystique, comme s'il s'agissait d'une entité mystérieuse et inconnaissable, mais au sens où l'emploie Bergson dans L'évolution créatrice et Les deux sources de la morale et de la religion). Mais ces questions de méthodologie et de philosophie de l'histoire exigeraient des développements spéciaux qui ne peuvent trouver place dans ce petit livre.
(8) La colonisation de l'Afrique, par exemple, n'a été causée ni seulement par une hybris de domination politico-militaire, ni par le seul intérêt économique (il semble établi aujourd'hui que la colonisation africaine a coûté bien plus cher aux puissances européennes qu'elle ne leur a rapporté), ni enfin, il faut l'admettre, par le seul souci généreux d'apporter la civilisation à des populations arriérées (selon l'idéologie de Jules Ferry). Il est vrai que chacune de ces motivations a joué un certain rôle, mais la raison principale est autre. Cette raison, croyons-nous, est la rivalité mutuelle des nations européennes. Pour chacune d'entre elles, il était non seulement utile, mais vital de limiter les acquisitions coloniales des pays rivaux. La France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Belgique, le Portugal ou l'Italie ne pouvaient laisser l'un d'entre eux s'emparer d'une trop grande partie du continent. La colonisation de l'Afrique - j'entends : la grande colonisation décisive, celle qui a abouti à l'occupation totale du continent en une trentaine d'années, de 1880 à 1914 - fut le résultat d'une dynamique interne à l'Europe. Celle-ci s'apprêtait à s'entre-tuer dans la grande "guerre civile européenne" de 1914-1945. Posséder des bases africaines, des réserves de matières premières, des ports et dépôts de charbon dans les différentes mers qui bordent le continent africain a été le véritable élément décisif qui a emporté les décisions des gouvernements dans cette période en matière de politique coloniale (cf., à ce sujet, Henri Wesseling, Le partage de l'Afrique, 1880-1914, Paris, Denoël, 1996), Naturellement, la guerre est vieille comme le monde, et ce n'est pas cette rivalité entre États européens qui est ici l'élément nouveau. L'élément significatif est que, dans cette politique d'équilibre et de containment des pays européens les uns par les autres, la résistance des sociétés africaines n'entrait pas en ligne de compte, puisque, pour posséder un pays africain, il suffisait… d'y aller, avec quelques canonnières, quelques fusils et la logistique. Il va sans dire que si, dans une stratégie de présence africaine, il avait fallu prévoir l'envoi de centaines de milliers d'hommes, avec la fine fleur des armées et la quasi-totalité des budgets militaires, on n'aurait jamais fait la folie de dépenser tout cela sur les rives du Congo ou de l'Oubangui, alors que le Boche (ou le Français) était sur la Meuse. D'ailleurs jamais l'Occident ne s'est résolu à faire les lourds investissements qui auraient été nécessaires pour soumettre entièrement des pays plus lointains et plus solidement défendus comme le Japon ou la Chine. Concluons que le seul élément décisif dans cette affaire fut le décalage de développement entre les sociétés occidentales et les sociétés africaines. Or ce décalage n'est en lui-même la "faute" de personne. Il est le résultat d'un processus collectif multiséculaire dont nul acteur individuel ne porte la responsabilité et que nul n'a délibérément voulu ni même compris avant qu'il fût accompli. Donc les accusations de "culture de la suprématie" et autres interprétations psychologisantes sont ici des non-sens scientifiques.
(9) Cf. par ex. René Grousset, Histoire de la Chine (1942), Paris, Payot, 2000.
(10) Deepak LaI (Professor of International Development Studies, University of California at Los Angeles [UCLA]), "Does modernization require westernization ?", The Independant Review, vol. V, n. l, Summer 2000.
(11) Voir aussi Tu Weiming, "Implications of the rise of "Confucian" East Asia", in Schmuel N. Eisenstadt (éd. ), Multiple Modernities, New Brunswick (USA) London, Transaction Publishers, 2002. Pour cet auteur, professeur d'études chinoises à Harvard, les valeurs "confucéennes" sont aussi universelles que les valeurs des Lumières occidentales : elles incarnent des aspects de la nature humaine négligés ou oubliés par ces dernières, mais existant réellement chez tous les hommes, y compris en Occident : sens du groupe, de la famille, de la hiérarchie, du devoir, acceptation de l'autorité bienfaisante de l'État, et quelques autres. La vitalité extraordinaire des sociétés du Sud-Est asiatique depuis quelques décennies s'expliquerait précisément par le fait que, possédant par tradition ces valeurs confucéennes, et ayant appris de l'Occident d'autres valeurs, elles auraient trouvé le secret de les accorder dans une certaine mesure, à la faveur d'une synthèse originale dont on ne peut que constater aujourd'hui la fécondité. Peut-être même, suggère Tu Weiming, cette synthèse se révélera-t-elle capable d'enrayer en Asie la désagrégation sociale qu'on constate (selon l'auteur) en Europe et en Amérique, et de gérer le problème de l'industrialisation à outrance et de l'hyper-développement pollueur mieux que ne le peuvent les valeurs et institutions de type occidental.
(12) Cf. Ronald F. Inglehart, "Choc des civilisations ou modernisation culturelle du monde ?", Le Débat, Paris, n° 105, mai-août 1999.
(13) Cf. Hernando De Soto, The Mystery of Capital, New York, Basic Books, 2000.
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"Qu'est-ce que l'Occident ?
La notion d' "Occident" est présente en filigrane dans tous les grands problèmes géopolitiques d'aujourd'hui. Mais elle est singulièrement floue. Philippe Nemo essaie ici de la définir schématiquement, en s'appuyant sur l'histoire.
L'auteur voit dans la culture occidentale, non le produit du hasard et de la nécessité, mais une construction de l'esprit, structurée en cinq moments-clés : l'invention de la Cité et de la science par les Grecs, celle du droit privé et de l'humanisme par Rome, la prophétie éthique et eschatologique de la Bible, la "Révolution papale" des XIe-XIIIe siècles, enfin ce qu'il est convenu d'appeler les grandes révolutions démocratiques modernes.
Ces cinq "sauts" évolutionnaires ont causé une mutation sans précédent des rapports de l'espèce humaine toute entière avec son environnement. D'où le fait que la civilisation occidentale, bien que résultant d'une histoire originale, présente des traits authentiquement universels qui ne doivent pas s'effacer dans le multiculturalisme ou le métissage culturel que certains proposent aujourd'hui".
[4e de Couverture de cet ouvrage]