Essai de composition française, destiné à la classe de Seconde.

 

 

SUJET

 


Art sobre de parure, à la fois économe
Du lieu, du temps où gronde et frémit l'action,
Plus jaloux d'évoquer l'éternel fonds de l'homme
Que de flatter des yeux la frêle illusion.

 

Vous commenterez ces vers de Sully Prudhomme qui se rapportent à la tragédie classique, en expliquant, à l'aide d'exemples tirés d'une ou plusieurs tragédies, à quelles qualités précises de ce théâtre le poète fait allusion dans presque chacun des mots employés.

 

 

INTRODUCTION

 

À l'époque où vécut Sully Prudhomme, on n'écrivait plus de tragédies classiques et le drame romantique qui s'était vanté de remplacer la tragédie était, lui aussi, passé de mode.

Toutefois les Parnassiens admirent l'art classique pour sa perfection et son refus des procédés faciles et romanesques. Ainsi Sully Prudhomme nous donne de la tragédie classique une définition élogieuse et motivée qui explique le but de ce théâtre :

Art sobre de parure ...

 

 

I. - LE REFUS D'UNE ABONDANTE MISE EN SCÈNE

 

La tragédie classique réduit au minimum la mise en scène, les costumes, le décor. La scène se passe toujours dans un "palais à volonté", comportant quelques colonnes, peut-être quelques marches. Le costume n'est ni proprement romain ni contemporain. Il doit être à peu près conforme à l'idée que s'en fait le spectateur. Or, au XVIIe siècle, la notion de couleur historique faisait défaut au public, comme le déplore Fénelon dans sa Lettre à l'Académie.

Ni Racine, ni Corneille ne donnent, comme V. Hugo, des pages entières de description du décor, du matériel exigé. Alors que le drame romantique est illusion flatteuse, défilé d'images digne du cinéma, la tragédie classique n'utilise pas ces procédés valables pour un public d'enfants, et où l'art du dramaturge est subordonné à celui du décorateur.

Cette sobriété digne des statues antiques et qui ne fait aucune concession à la recherche des effets, au romanesque, au mélodrame, n'exclut pas la vraie couleur historique, même extérieure. L'attitude, la démarche, les gestes seront différents chez un même acteur selon qu'il joue le personnage d'un prince grec ou celui d'un imperator romain. Même les "utilités" tels que les gardes, les messagers, confidents, adapteront leur jeu à leur nation : des gardes romains auront la démarche ferme, presque pesante ; celle des Grecs devra être souple et mesurée, car ils sont les soldats du peuple le plus intelligent de la terre.

Ainsi un bon directeur de troupe qui a bien pénétré les intentions de Racine pourra nous présenter des Grecs, des Romains, des Juifs et même des Turcs beaucoup plus vrais que les personnages de cirque qu'on nous montre dans les gigantesques et ruineuses productions d'Hollywood.

 

 

II. - LES TROIS UNITÉS

 

a) Le lieu

 

Dans sa Préface de Cromwell, V. Hugo trouvait invraisemblable que dans un même lieu les conjurés déclament contre le tyran, tandis qu'à la scène suivante c'est le tyran qui déclame contre les conjurés. Il préfère déplacer le lieu de l'action d'Espagne en Allemagne. Mais son théâtre ainsi conçu devient une fresque historique, une série d'épisodes dramatiques et non un drame unique. Quant à l'accusation d'invraisemblance, elle perd beaucoup de sa force si l'on songe que de nombreux complots qui ont renversé des souverains dans l'Antiquité ont pris naissance dans l'entourage même de l'empereur, et dans le palais impérial.

Racine avait compris que les unités de temps et de lieu étaient nécessaires pour que l'action ait aussi son unité, pour qu'elle gronde et frémisse sans temps mort, sans scène de remplissage, sans répits remplis par de vains discours ou des récits poétiques étrangers au drame.

L'unité de lieu, ce n'est pas une quelconque règle d'Aristote, c'est le palais où les acteurs, les victimes du drame sont enfermés, d'où ils ne peuvent s'évader : c'est le palais de Néron dans Britannicus, l'antre de la bête où l'on enferme Junie, où l'on retient Agrippine, où mourra Britannicus. C'est le palais de Pyrrhus à Buthrote dont la mer vient battre les murs. Mais Hermione ne voudra pas en sortir pour retourner à Sparte et, refusant de suivre Oreste, elle se condamne.

L'utilité de l'unité de lieu apparaît encore mieux dans Athalie : le Temple a une signification terrible et le drame ne pourrait se passer nulle part ailleurs. Athalie y entre pour assister à sa défaite, et sur les marches elle sera égorgée, puis dévorée. Cette unité de lieu a une valeur symbolique. Plus que du lieu matériel, les personnages sont prisonniers de leur passion qui exige qu'ils restent dans ce lieu: ainsi Hermione reste chez Pyrrhus, et l'avide ambition d'Athalie la pousse dans le Temple.

Enfin l'unité de lieu est presque une loi naturelle des drames. Les peintres de la société comme Balzac, les bons cinéastes, les historiens ou les juges ont observé souvent que les passions les plus violentes se manifestent dans les familles, les petits villages, les petites sociétés où l'on vit en vase clos, où l'avarice, la haine, l'amour s'exaspèrent jusqu'au paroxysme.

 

b) Le temps

 

Pour que l'action gronde et frémisse, il faut qu'elle soit rapide, et non diluée, non répartie sur de longs mois. On ne peut pas être sous pression, passionné, pendant des années. "Sur les ailes du temps la passion s'envole".

On a dit que les tragédies de Racine représentaient une crise, la dernière journée d'un long passé, le jour du crime. En effet, les personnages en sont arrivés à un point où ils ne peuvent ni revenir en arrière, ni attendre davantage. Il faut qu'aujourd'hui même, tout de suite, leur passion se satisfasse. Aujourd'hui Athalie veut les trésors et Joas (tandis que Joad veut la tuer en ce jour de Pentecôte). Pyrrhus en a assez d'attendre le bon vouloir d'Andromaque et Oreste celui d'Hermione. Néron veut se débarrasser avant la fin du jour de son rival, de la tutelle d'Agrippine, tandis que celle-ci veut absolument reprendre en mains son fils rebelle.

Plus l'art est économe du temps, plus l'action sera violente, impitoyable.

 

 

III. - BUT DE LA TRAGÉDIE CLASSIQUE

 

Le théâtre de Racine, et, à un degré légèrement moindre, celui de Corneille sont psychologiques. La tragédie est fondée sur les sentiments. Mais l'auteur ne cherche pas à "faire de la psychologie", c'est-à-dire à analyser longuement des cas rares et curieux. Les sentiments sont le support du drame; chaque vers de Racine exprime un sentiment utile à l'action.

Mais tout en n'étant pas des curiosités psychologiques, les personnages classiques ne sont pas non plus stylisés : il n'y a pas deux amoureuses de Racine qui aiment de la même façon. Quelle différence d'Hermione à Junie, de Phèdre à Aricie ou à Monime ! Ces différentes peintures de l'amour, la haine, l'ambition évoquent sous plusieurs aspects "l'éternel fonds de l'homme". La tragédie n'est donc pas un jeu de cirque à grand spectacle, avec un massacre final ; elle amène, au contraire, l'homme à s'interroger sur sa destinée, sur ce qu'il est, sur les grands problèmes publics ou privés qui peuvent le préoccuper. Comme Molière, La Bruyère, Pascal, La Rochefoucauld, les poètes tragiques nous peignent ce qui reste toujours vrai dans le caractère humain.

 

 

CONCLUSION

 

Certes, on peut évoquer l'éternel fonds de l'homme mieux que ne l'ont fait Corneille et Racine. Certains romanciers modernes y ont peut-être réussi. Mais comme on l'a vu, le but de Racine n'est pas avant tout psychologique. Les sentiments ne sont qu'un instrument indispensable à la présentation du drame, nécessaire pour satisfaire la raison.

Le mérite de Racine et de Corneille dans ses meilleures pièces est dans la synthèse de qualités qui s'harmonisent : drame rapide, motivé en raison par les sentiments, débarrassé de l'inutile, présentant agréablement et sans pédantisme à un public d'honnêtes gens les heurts entre l'homme et la destinée.

 

 

© Gaston Meyer, Agrégé des Lettres (1946), in Les Humanités Hatier n° 460, novembre 1970.

 

 

 


 

 

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Complément : Stances à Pierre Corneille (extraits), par Sully-Prudhomme (1839-1907)

 

Les quatre vers de Sully Prudhomme, point de départ de l'essai de composition française, ont été extraits d'un texte, "Stances à Pierre Corneille", que l'auteur prononça à Rouen le 12 octobre 1884, à l'occasion de la célébration du second centenaire de Pierre Corneille.

 


Deux siècles ont passé, deux siècles, ô Corneille !
Depuis que ton génie altier s’est endormi
En recevant trop tard pour sa dernière veille
L’aumône de ton roi par la main d’un ami.

Comme un chêne géant découronné par l’âge,
Déserté des oiseaux qu’il attirait hier
Et qu’éloigne le deuil de son bois sans feuillage,
Tu finis seul, debout, dans un silence fier.
........................................................
Quand, fouillant le passé, ton génie en ramène
Quand, fouillant le passé, ton génie en ramène
Des traits d'honneur fameux que tes beaux vers font tiens.
Tu sais communiquer ta vieille âme romaine
Par la voix d'un Horace à tes concitoyens !

Tu nous rends généreux par l'exemple d'Auguste,
Quand du ressentiment le sublime abandon
Ose trahir en lui la sévérité juste
Pour nous faire admirer la beauté du pardon !

Polyeucte on un chant magnifique et suave
Nous promet un royaume où la paix peut fleurir.
Et témoigne en tombant, devant les dieux qu'il brave,
Que le Dieu qu'il révère enseigne à bien mourir !

Ô tragédie ! appel profond de l'âme à l'âme
Par les plus grands soupirs arrachés aux héros,
Qui rend des passions la louange et le blâme
Vivants au fond de nous par de poignants échos !

Art sobre de parure, à la fois économe
Du lieu, du temps où gronde et frémit l'action.
Plus jaloux d'évoquer l'éternel fond de l'homme
Que de flatter des yeux la frêle illusion !

Corneille, dans tes vers résonne impérieuse
La formidable voix que cet art prête aux morts,
Et la frivolité d'une race rieuse
Y sent comme un reproche éveillant un remords.

Ses jeux lui semblent vains sous ta parole grave.
Ses querelles, hélas ! méprisables aussi ;
A ses communs élans que la discorde entrave
Tu rouvres l'idéal comme un ciel éclairci !

Quand de tes vers vibrants la salle entière tremble,
Les hommes ennemis, pareillement émus,
Frères par le frisson du beau qui les rassemble,
Pleurant les mêmes pleurs, ne se haïssent plus !
........................................................
Vois la pompe qu’un peuple en ton honneur étale
Pour rendre, à son appel, ton réveil triomphant !
Ressuscite et reçois, dans ta ville natale,
L’hommage de la France à son sublime enfant !