Sujet (niveau Première et Terminale) : Étudier, sous forme de dissertation composée, les sentiments et l'art de J. Laforgue (1860·1887) dans ce poème : La Chanson du petit hypertrophique.

 

 

LE TEXTE

 

C'est d'un' maladie d'cœur

Qu'est mort', m'a dit l' docteur,

Tir-lan-lair e !

Ma pauv' mère ;

Et que j'irai là-bas

Fair' dodo z'avec elle.

J'entends mon cœur qui bat,

C'est maman qui m'appelle !

On rit d'moi dans les rues,

De mes min's incongrues

La-i-tou !

D'enfant saoul ;

Ah ! Dieu ! C'est qu'à chaqu' pas

J'étouff', moi, je chancelle !

J'entends mon cœur qui bat,

C'est maman qui m'appelle !

Aussi j'vais par les champs

Sangloter aux couchants,

La-ri-rette !

C'est bien bête.

Mais le soleil, j'sais pas,

M'semble un cœur qui ruisselle !

J'entends mon cœur qui bat,

C'est maman qui m'appelle !

Ah! si la p'tit' Gen'viève

Voulait d'mon cœur qui s'crève.

Pi-lou-i !

J'suis jaune et triste, hélas !

Elle est ros', gaie et belle !

J'entends mon cœur qui bat,

C'est maman qui m'appelle !

Non, tout l' monde est méchant,

Hors le cœur des couchants,

Tir-lan-laire !

Et ma mère,

Et j'veux aller là-bas

Faire dodo z'avec elle...

Mon cœur bat, bat,bat, bat ...

Dis, Maman, tu m'appelles ?

 

[Le Sanglot de la Terre]

 

[Comme le souhaitait l'auteur dans sa lettre à Mme Multzer (cf. infra), ce poème est interprété sous forme de chanson ; ici, par Catherine Sauvage]

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

La connaissance de la vie de J. Laforgue n'est pas nécessaire, assurément, pour expliquer toutes ses œuvres. Peu nous importe que ce fils d'instituteur soit né à Montevideo, qu'il ait été lecteur de l'impératrice Augusta à Berlin et qu'il ait épousé une jeune Anglaise à Londres quelques mois avant de mourir. Qu'il ait fréquenté les milieux symbolistes, qu'il ait connu une vie difficile, des souffrances physiques et morales, voilà qui explique davantage le ton de son premier recueil de poèmes : Les Complaintes (1885) qui situe ce poète "décadent" dans la lignée qui va de Rutebeuf à nos chansonniers. Le lecteur se demandera sans doute dans quelle mesure la Chanson du petit hypertrophique présente quelque caractère autobiographique. Une lettre du poète montre que ce poème, publié une première fois dans la Revue blanche (août 1895), puis dans le recueil posthume le Sanglot de la Terre (1902), fut sans doute composé, au début de 1882, cinq ans après la mort de sa mère. Il écrit alors à Mme Multzer : "Au fond, au tréfonds, quand je me replie sur moi-même, je retrouve mon éternel cœur pourri de tristesse et toute la littérature que je m'arracherai des entrailles pourra se résumer dans ce mot de peine d'enfant, faire dodo (avec la faculté de se réveiller !). Pour tout ceci vous verrez un jour mes vers. La prochaine fois, je vous chanterai la Chanson du petit hypertrophique. Sa mère est morte d'une maladie de cœur, et il va mourir aussi et il chante pour refrain :

J'entends mon cœur qui bat,

C'est maman qui m'appelle.

Vous mettrez cela en musique".

 

Que la mère de J. Laforgue soit morte d'une pneumonie, que lui-même meure plus tard de phtisie à 27 ans, n'exclut pas tout caractère personnel ; s'il lui arrive de qualifier d'hypertrophique la musique des remontoirs (la Complainte des Montres), on lit dans les Préludes autobiographiques de son premier recueil : "... Seul, pur, songeur, me croyant hypertrophique !..." Mais l'érudition est bien inutile pour être sensible à l'émotion de l'enfant qui a "le cœur gros et à l'art si particulier de cette chanson.

 

 

COMPOSITION DU POÈME

 

Si chaque strophe a son unité, on peut cependant observer que les deux premières expriment sa souffrance, physique et morale ; les deux suivantes montrent son vain effort pour échapper à la tristesse en cherchant une consolation dans la nature et dans l'amour. Enfin c'est l'aspiration à la mort, refuge où il rejoindra sa mère.

 

 

LES SENTIMENTS

 

L'inspiration poétique est tout entière dans des sentiments très simples, souvent exprimés sans doute par d'autres poètes, mais qui laissent une impression de sincérité et que le lecteur peut aisément partager.

 

1re strophe. Si l'amour maternel est présent dans tout le poème, il s'exprime plus spécialement dans la première strophe, avec toute la tristesse inspirée par une mort récente. Les propos du docteur qu'il rapporte sont empreints d'une nuance de pitié (ma pauv' mère) et le diagnostic (ou le pronostic) exprimé en un langage enfantin (Que j'irai là-bas, Fair' dodo z' avec elle) donne à ce qui l'attend un caractère incertain et presque rassurant ; là-bas, ce n'est pas précisément la tombe du cimetière, ni un au-delà redoutable, mais le lieu imprécis où il retrouvera la sécurité qu'il éprouvait, enfant, lorsqu'il faisait dodo auprès de sa maman. Laissons à la psychanalyse l'explication bien inutile de ce besoin de tendresse pour noter seulement combien la perspective de la mort est dépouillée de toute horreur, douce comme l'espoir de retrouver le sein maternel.

Les deux derniers vers nous laissent la même liberté d'interprétation : ce cœur qu'il entend - ou plutôt qu'il sent - battre, est-il le symptôme du mal qui annonce la mort prochaine ? Est-ce, comme un bruit discret, le signal de celle qui l'attend, ou la même émotion qu'il éprouvait naguère à l'appel maternel ? Le ton exprime moins l'angoisse, la détresse, de l'homme promis à la mort, que l'inconscience de l'enfant qui ignore la mort et n'y voit que la perspective de rejoindre sa mère.

 

2e strophe. La souffrance morale parmi les hommes s'ajoute à la souffrance physique ; souffrance due à l'attitude de la société envers l'enfant. Sans doute le thème n'est pas nouveau, de l'indifférence ou de la raillerie de la société à l'égard de ceux qui souffrent, chez les romantiques comme V. Hugo (Melancholia), Vigny, ou chez Baudelaire (Bénédiction, L'Albatros). Mais ici, c'est d'un enfant infirme qu'il s'agit et non du poète incompris. C'est la démarche de l'enfant dans la rue qui paraît incongrue, contraire aux bonnes manières et qui lui donne son allure d'enfant saoul qui titube, alors que c'est son mal qui l'étouffe et le fait chanceler. Les symptômes du mal sont-ils exacts ? Peu importe. Ce qu'il éprouve, c'est la souffrance, qui mériterait la pitié et non la raillerie ; et c'est sa protestation, où la détresse l'emporte sur la révolte ; moi oppose la réalité de son mal à l'incompréhension des autres auxquels le lecteur aurait mauvaise conscience de s'identifier. Le poète rejoint par là tous ceux qui ont évoqué les détresses humaines et inspiré la pitié, même pour les animaux : Baudelaire pour les aveugles ou la négresse, V. Hugo pour l'Âne ou le Crapaud. Mais la détresse de l'enfant nous touche encore davantage et ce cœur qui bat ne nous permet pas d'oublier le mal qui le rappellera bientôt auprès de sa mère disparue. Et notre cœur aussi se serre, plus douloureusement encore qu'à la fin de la première strophe.

3e strophe. La nature consolatrice ? Tel le poète romantique, celui du Vallon ou de la Maison du berger, l'enfant blessé par le contact des hommes cherche refuge dans la nature. Il erre par les champs, à travers la campagne, comme une âme en peine et sa douleur éclate en sanglot (ce sanglot que le recueil prête à toute la terre). Et pourtant, on sent qu'il voudrait réprimer cette émotion (C'est bien bête). S'il recherche particulièrement les soleils couchants, ce n'est certainement pas par goût du pittoresque comme tant de romantiques (bien qu'il ait composé plusieurs poèmes qui portent ce titre), mais par quelque affinité secrète avec le moment où l'astre va disparaître, symbole traditionnel de la mort prochaine. Et c'est sans doute pourquoi, sans qu'il en sache la raison (j'sais pas), le soleil qui devait le consoler lui rappelle l'image obsédante de ce cœur malade, un cœur qui ruisselle, image à peine déformée de l'astre rougeoyant et de ses rayons, qui n'est pas sans rappeler les vers d'Harmonie du soir (dont la réminiscence est plus nette dans Couchant d'hiver, au vers 8). Peut-être J. Laforgue songe-t-il à quelque "sacré cœur" comme celui que tend une Madone dans sa Complainte de la vigie aux minuits polaires :

 

Un gros cœur tout en sang,
Un bon sang ruisselant,
Qui du soir à l'aurore,
Et de l'aurore au soir,
Se meurt, de ne pouvoir
Saigner, ah ! saigner plus encore !

 

4ème strophe : L'amour impossible.

Mais seul un cœur humain pourrait consoler sa détresse. Ah ! si... exprime le souhait sans espoir : ah ! combien il serait heureux si la p'tit' Gen'viève daignait accepter son affection, son pauvre cœur qui s'épuise, consoler son crève-cœur ! Besoin de retrouver une affection pour retrouver celle qu'il a perdue, besoin d'une consolation dans sa souffrance, d'une compagne dans sa solitude. N'est-ce pas ce qu'à vingt ans il exprimait dans son Excuse mélancolique :

...Je pourrais oublier dans vos yeux de velours,
Et dégonfler mon cœur crevé de sanglots sourds
Le front sur vos genoux, enfant frêle et mignonne.
Oh ! dites, voulez-vous ! Je serais votre enfant,
Vous sauriez endormir mes tristesses sans causes...

 

Mais quelle dérision ! Ah, oui ! Soupir amer de celui qui sent combien il est peu fait pour être aimé. Sa souffrance physique et morale (jaune et triste) est une raison suffisante pour qu'il ne trouve pas la tendresse dont il aurait besoin, auprès de celle qui est ros', gaie et belle. Sentiment qui pourrait nous suggérer bien des réflexions sur le destin tragique du mal aimé, mais qui n'est ici que l'acceptation de celui qui ne comprend que trop bien l'indifférence de celle qu'il aime. Ce n'est pas chez un enfant qu'on peut trouver les sentiments de Baudelaire dans Réversibilité.

 

5ème strophe : La mort consolatrice.

Il ne reste plus au petit malade qu'à tirer la conclusion de son expérience, le constat sans révolte, sinon sans amertume, qui rend vaine toute recherche d'une consolation : Non, tout l' monde est méchant. Si la nature ignore cette méchanceté, le cœur des couchants ne suffit pas pour consoler celui qui souffre. Il ne reste plus que "la dernière auberge", la mort consolatrice. Mais elle s'identifie ici avec la mère tendrement aimée. Pour l'enfant, quel autre refuge dans sa détresse que la sécurité qu'il trouvait en s'endormant auprès de sa mère ? Et cette fois l'émotion semble redoubler, et le ton du dernier vers est celui d'une prière, naïve, de l'enfant à sa maman, qui veut être assuré qu'elle, au moins, ne l'abandonnera pas et voudra bien le rappeler auprès d'elle. L'aspiration à retourner au sein maternel, à la vie intra-utérine, offrirait à la psychanalyse l'occasion d'un commentaire intéressant, mais sans doute étranger aux pensées du poète. Mais il n'est peut-être pas indifférent de rappeler que J. Laforgue, qui n'ignore pas les doctrines pessimistes d'Hartmann, de Schopenhauer, a été influencé (après Leconte de Lisle) par les conceptions de la sagesse hindoue qui fait du retour au non-être le but suprême de la vie. Depuis les Préludes autobiographiques qui font allusion au Saint Sépulcre maternel du Nirvâna, nombreux sont les poèmes où cette influence apparaît. On pourrait citer ces deux vers d'un poème de Noël 1879, Au lieu des Derniers sacrements :

 

Ô gouffre aspire-moi ! Néant, repos divin ...
Ô père laisse-moi me fondre dans ton sein.

 

 

L'ART DU POÈTE

 

Nous avons vu que les sentiments exprimés dans ce poème rappellent bien souvent les grands thèmes romantiques : c'est qu'ils sont des thèmes universellement humains. Mais l'originalité de J. Laforgue est dans leur expression. Au lieu de l'orchestration puissante, mais non exempte de rhétorique, des grands lyriques, on trouve (comme il convient dans la chanson d'un enfant) un art plus discret, mais pas moins émouvant, tant par le style que par le ton.

Le style présente le caractère à la fois familier et enfantin qui rappelle la chanson populaire : élisions, non seulement de l'e muet, mais d'une consonne (pauv'mère),  ou d'une partie de la négation (j'sais pas), liaison abusive qui évite l'hiatus (faire dodo z' avec elle) rappellent la prononciation du peuple en même temps que celle de l'enfant. Et pourtant, si le vocabulaire ou le tour est parfois enfantin (faire dodo, maman ; dis, Maman) ou celui de la vie quotidienne (ma pauv'mère ; la p'tit' Gen'viève ; tout l'monde est méchant), des expressions plus originales ont moins de naïveté : min's incongrues ; je chancelle ; sangloter aux couchants ; un cœur qui ruisselle ; le cœur des couchants, par le vocabulaire plus rare, la construction elliptique ou la comparaison. Mais ce qui rend un accent émouvant, sans vaine rhétorique, c'est parfois la place d'un mot : J'étouff", moi ; ce sont ces exclamations, ces soupirs : j'sais pas ... Ah, oui !

Ce qui est propre à J. Laforgue, c'est surtout le ton du poème, qui, tout en ayant un accent profondément sincère, mêle l'humour et la tristesse. Cela se manifeste surtout par l'intrusion de la ritournelle du vers 3 de chaque strophe : Tir-lan-laire ! La-i-tou ! La-ri-rette ! Pi-lou-i ! Tir-lan-laire ! Cette sorte de dissonance volontaire dénote avant tout le refus des effets traditionnels du romantisme, des "siècles charlatans". Ce n'est pas absence d'émotion, mais condamnation de la grandiloquence qui dramatise les émotions, pudeur de ses propres sentiments. Par une sorte de distanciation, ce qui est parfois chez J. Laforgue ironie du sceptique, est ici accordé avec le thème : qu'on veuille y voir l'expression de l'inconscience de l'enfant, la dérision de ceux qui rient de lui, le jugement qu'il porte sur lui-même pour condamner son émotion (c'est bien bête), comme s'il se voyait à travers le regard des autres, on est aussi loin du ton de Tristesse d'Olympio que de l'impassibilité du Parnasse. S'il nous laisse à interpréter ses sentiments, nous sentons que la pitié qu'il inspire ne doit rien à l'artifice.

Quant à la versification, si elle n'a rien à voir non plus avec l'artifice, elle n'ignore pourtant pas les ressources d'un lyrisme qui donne au poème .son air de complainte populaire. La strophe de huit vers évite l'alexandrin pour le vers de six syllabes qui convient mieux au mode mineur, et les vers 3 et 4 n'ont que trois syllabes. La disposition des rimes : M, M, F, F, m, f, m., f des strophes impaires, alternant avec la disposition F, F, M, M, m, f, m, f aux strophes paires, introduit une certaine variété. Avec la ritournelle du vers 3, la reprise des deux derniers vers comme refrain souligne le caractère de complainte destinée à être chantée comme le montre la lettre à Mme Multzer que nous avons citée. Le rythme ternaire de l'avant-dernier vers, qui scande le rythme du cœur, semble se précipiter dans la dernière strophe par la quadruple répétition du verbe : bat, bat, bat, bat. Tout au long du poème, comme dans le dernier vers, le rythme (par l'effet que produit la coupe isolant le monosyllabe aux vers 14, 33 et 40) fait mieux sentir l'émotion. Mais seule la diction peut rendre ici sensible tout ce que le vers contient d'inexprimé.

 

 

CONCLUSION

 

Sommes-nous comme Alceste préférant la Chanson du roi Henri au sonnet d'Oronte ? L'œuvre de J. Laforgue n'a pas le raffinement de l'art d'un Mallarmé. Mais aujourd'hui, la poésie trouve plus facilement audience auprès de beaucoup de jeunes, lorsqu'elle se dépouille de la rhétorique et du pathétique romantique ou de l'hermétisme de certains poètes contemporains. C'est peut-être dans ce genre de poèmes, comme dans les vers de certains chansonniers, qu'ils peuvent retrouver le chemin de la poésie.

 

© Pierre Cuénat, ancien élève de l'ENS, Agrégé des Lettres, Professeur au Lycée Ampère (Lyon), in Les Humanités Hatier n° 460, novembre 1970.

 

 


 

 

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