Le 3 juillet dernier, la chaîne Arte nous a proposé, comme film du dimanche soir, un "drame" produit aux États-Unis en 1943,  par le réalisateur Sam Wood, For Whom the Bell Tolls - Pour qui sonne le Glas. Je l'ai revu une énième fois, moins sévère à son endroit que j'ai pu l'être jadis. Et cela m'a donné l'idée de rapatrier sur mon site un texte que j'avais publié, il y a plus de trois lustres, sur mon blog (aujourd'hui pratiquement en déshérence, de par mon fait). Afin de lui offrir une seconde vie... Ce qui sera aussi l'occasion de dire un mot de François Gantheret (1934-2018), et de l’œuvre d’Hemingway.

 

"Le monde est un endroit magnifique pour lequel il vaut la peine de se battre"

Ernest Hemingway

"Ne te bourre jamais le crâne sur ton amour pour quelqu'un. C'est seulement que la plupart des gens n'ont pas la chance d'avoir ça. Tu n'avais jamais eu ça avant, et maintenant tu l'as. Ce qui t'arrive avec Maria, que cela ne dure qu'aujourd'hui et une partie de demain ou que cela dure tout la vie, c'est la même chose, c'est la chose la plus importante qui puisse arriver à un être humain. Il y aura toujours des gens pour dire que ça n'existe pas, parce qu'ils n'ont pas pu l'avoir. Mais moi, je te dis que c'est vrai et que tu as de la chance, même si tu meurs demain."

Robert Jordan

 

 

 

"La route ne s'appelait pas «route Cézanne» quand je l'ai parcourue pour la première fois, à pied, sous le soleil. Mon corps était vif alors et mes jambes ne sentaient pas la fatigue.
Quarante ans ont passé. Aujourd'hui, je refais ce chemin à pas beaucoup plus lents. J'ai laissé ma voiture à la sortie d'Aix et je me souviens. Et je souris parfois, en me rappelant ma fébrilité d'alors. L'âge, la vie m'ont apaisé. Mon cœur ne tressaille plus comme alors, au détour d'un virage, lorsque se dessinait une silhouette qui aurait pu être elle.

Ce n'est plus qu'un souvenir que, maintenant, je voudrais retrouver, le souvenir d'un visage devenu incertain.
Cette femme que je cherchais alors, je venais de la perdre, par ma faute, et je ne l'acceptais pas.
Elle habitait mes yeux et mes mains désolés. Je croyais encore que rien n'est irréparable. Que tout peut recommencer".

 


 

J'aurais pu écrire ces lignes - la fin exceptée...


Exposition Cézanne, 2006
Car l'exposition Cézanne, cet été, m'a conduit vers cette route, pour me rappeler, à mon tour, que quarante années et plus ont passé....

 

 

Tous les jeudis après-midi, nous partions en rangs plus ou moins serrés sous la conduite débonnaire de deux pions, et nous empruntions la «route Cézanne», après être passés, longeant le boulevard des Poilus, devant l'École militaire préparatoire, puis avoir longé l'ancienne friche, aujourd'hui férocement urbanisée, de la Petite Torse.

De cette école sortaient à peu près au même moment de longues rangées d'enfants de troupe, mais il y avait toujours un décalage entre leur groupe et nous ; je suppose aujourd'hui, en y repensant, que les surveillants, de part et d'autre, se concertaient pour obtenir cet état de fait. En effet, alors que nous étions du même âge, nous nous détestions cordialement, pour une raison que je ne saurais dire. Et lorsque les deux files étaient trop rapprochées, les quolibets filaient bon train.

Nous les nommions culs-blancs, ces pensionnaires de l'École militaire, à cause de la couleur de leurs flottants de gymnastique, car ils devaient les enfiler pour gagner, à trois kilomètres de la ville, le lieu de détente, à l'endroit précis où prend naissance, aujourd'hui, le Chemin du vallon des gardes bas (excusez du peu).

Chemin du vallon des gardes bas

Je dis le lieu, car il nous était commun, mais les culs-blancs occupaient une friche à droite de la route du Tholonet, cependant que les pencus que nous étions, les pensionnaires du Lycée, avaient le droit de s'égayer juste en face, sur les flancs d'une colline.

 

 

Et les pions, civils et militaires, veillaient à ce qu'aucun mélange ne survînt, car il eût pu, sans doute, être détonnant.

 

 

Sainte-Victoire




Au-delà, la petite route poursuivait son chemin, et laissait apparaître, dans le lointain, la partie ouest de ce massif qui fascina tant Paul Cézanne.

 

 

 

 

Temps bénits de la pré-adolescence ! C'est sur les flancs de cette colline, aujourd'hui miraculeusement préservée de l'urbanisation galopante, que je lus avec passion, à de nombreuses reprises, Pour qui sonne le glas, que j'avais d'abord vu, et ç'avait été en moi un véritable coup de tonnerre, au cinéma ambulant de mon village, avant de le découvrir, émerveillé et le cœur battant, en Livre de Poche, à la devanture d'un libraire tenant boutique près du Palais de Justice.

 

 

Affiche de Pour qui sonne le glas


J'aime à imaginer que de l'autre côté de la route, un autre lecteur passionné était plongé dans une œuvre qui le captivait aussi intensément : à la même époque, Charles Juliet, de peu mon aîné, était cul-blanc à l'École militaire...

 

 

 

 

 

 

Ce n'est qu'assez récemment que j'ai eu l'occasion, près de Washington Square (NYC), d'acheter ce movie en version originale.

Le visionnant, combien alors j'ai souri de ma naïveté d'antan ! Ce film sur la guerre d'Espagne, avec ses couleurs criardes, ses trucages malhabiles et ses bons sentiments, a selon moi très mal vieilli, et on a peine à croire à l'idylle d'un Gary Cooper, retenant difficilement son râtelier, avec la blonde et jeunette Ingrid Bergman.

 

Mais combien déjà j'avais souri sur le pré-ado disparu, lorsque me trouvant un jour sur le chemin de Compostelle, bien loin de la route Cézanne, je vis dans un estaminet, je ne sais plus exactement où, à Pamplona je pense, la place préférée du correspondant de guerre Hemingway !

 

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Un temps, je fus dispensé de ces promenades obligatoires du jeudi après-midi : le professeur de musique, que nous appelions Pinoufle parce que Martin, c'est un peu général, avait décidé que ma voix pure méritait l'onction de la chorale du Lycée, dont l'exercice avait lieu dans ce créneau libre de cours. Je me souviens qu'un jour, ou plutôt une après-midi donc, le sévère Proviseur du Lycée, Monsieur Vardême, passionné comme il n'est pas possible de foot, avait dû manquer un moment de l'entraînement de ses poulains pour venir en personne offrir à Pinoufle et à ses apprentis chanteurs, un magnifique meuble à phonographe, et que c'est à cette occasion que je vis pour la première fois, un microsillon 33 tours. Passer du 78 tours, qui "grattait" durant trois courtes minutes, au 33 tours, nous parut à tous un véritable miracle. Dont les enfants d'aujourd'hui ne peuvent évidemment concevoir l'idée, gavés qu'ils sont de technologies toujours plus performantes, mais qui ne les font guère rêver.

Je me souviens aussi d'un chant russe, Plaine ô ma plaine, et surtout du fameux :

Ô Nuit ! Qu'il est profond ton silence
Quand les étoiles d'or scintillent dans les cieux !

de Rameau.

C'était bien avant que Les Choristes ne lui redonnent quelque lustre. Mais je ne me souviens pas que nous eussions donné quelque concert que ce soit...


Nous voilà bien loin de la petite route du Tholonet (quoi que), et de l'exposition assez extraordinaire que la ville a consacrée, cet été, aux faits et aux lieux Cézanne.

Jas de Bouffan


Au fait, j'y repense : elle en était bien éloignée aussi, je présume, cette jeune guide fort diserte qui nous parla, au sein même de l'ancienne propriété du peintre (de son père, plus exactement), de son séjour à Anvers-sur-Oise, lapsus qui a dû faire se retourner notre hôte dans sa tombe de Saint-Pierre, mais n'a pas fait sourciller le moindre des nombreux auditeurs attentifs (?) qui jouissaient de l'exceptionnelle autorisation d'accéder au fameux Jas de Bouffan...

 

Libé © Photo HE

 

Libé © Photo HE

Ils ne devaient pas davantage savoir que cette route avait aussi connu des moments particulièrement tragiques : moins d'une semaine avant que l'allégresse de la Libération n'entoure chaleureusement, le 22 août 1944, les jeunes libérateurs venus d'ailleurs,

 

 

Mémorial

quelques poignées de patriotes, tout près de là, avaient fait à la patrie, sur la petite route du Tholonet, le sacrifice sublime de leurs jeunes vies.

 

 

 

Et que me voilà parti bien loin, en apparence du moins, de la citation qui commençait ce billet, et qui m'a permis de retrouver le passé, à mon tour !

François Gantheret, qui est je crois psychanalyste, a écrit ces lignes ouvrant superbement un ouvrage qui l'est tout autant, autant par la profondeur de son analyse que par l'empathie extrêmement profonde qui le relie à son sujet. Un livre qu'il faut goûter, si l'on goûte Cézanne...

 

© S. H., 22 novembre 2006

 

 

François Gantheret (né à Dijon en 1934 et mort le 25 décembre 2018 à Paris) était un psychanalyste et écrivain français.

Assis à une table du café parisien "Le Rostand", Olivier Barrot s'entretient avec François Gantheret, à propos de son livre "Petite route du Tholonet" (Paris, Gallimard, 2005)...Des tableaux de Paul Cézanne et une photographie du peintre ainsi que des images de la montagne Sainte Victoire illustrent leurs propos. Ce qui m'a personnellement dérouté dans cette courte vidéo, c'est qu'on aperçoit l’interviewer (O. Barrot) absolument hilare, ce que rien dans les explications de François Gantheret ne justifie.

https://www.dailymotion.com/video/xf27ug

 

 

For Whom the Bell Tolls (Ernest Hemingway, 1940). Robert Jordan, un jeune professeur d’université américain (enseignant l’espagnol), a rejoint par idéal les Brigades internationales durant la guerre d'Espagne. Il a reçu l'ordre de faire sauter un pont pour empêcher les franquistes de mettre fin à une attaque-surprise de l'armée républicaine (allusion à l'offensive de Ségovie au printemps 1937). Mais au sein du groupe de combattants sensés devoir l'aider dans son entreprise, des dissensions s'élèvent : car les locaux savent pertinemment que la réussite de Robert entraînera à plus ou moins brève échéance leur élimination à tous. Le film mêle donc sans cesse le thème de la mort, le thème de la fraternité des combattants et celui du suicide : c'est d'ailleurs le sort, accepté par avance, que connaîtra Robert Jordan. Après avoir fait sauter le pont, il se sacrifie pour permettre aux combattants espagnols de tenter d'échapper aux poursuivants franquistes.
Il convient d'ajouter qu'Ernest Hemingway - qui "couvrit" en tant que journaliste la guerre civile espagnole - n'a pas donné dans la mièvrerie et le manichéisme : par exemple, les exactions causées par les Républicains ne sont nullement passées sous silence, et le film de Wood s'en fait l'écho.

 


 

 

 

François
Gantheret
"Forçant sur sa carcasse, l'obligeant à suivre, Paul Cézanne s'avance, sans cesse, vers Sainte-Victoire, l'éternellement belle, l'intemporelle à chaque instant naissante, jamais atteinte. Tout comme bien d'autres offrandes qui m'ont été adressées et que je n'ai pas su recevoir, j'ai perdu Jeanne parce que je voulais la posséder, parce que je voulais m'achever en elle et que, heureusement, elle s'y est refusée, non par quelque fierté, mais pour demeurer en elle-même comme demeurent, résident en leur être, intangibles, les pommes de Cézanne, ... Sainte-Victoire."

 

Sainte-Victoire depuis Meyreuil