L'ouvrage cité en référence étant depuis longtemps épuisé, et la partie pratique (exemples de leçons de vocabulaire) maintenant mise en ligne en quasi-totalité, je commence ce jour la publication de la partie "théorique" qui, comprenant une dizaine de fichiers, s'échelonnera sur environ deux années, je présume. Seule l'introduction - le présent fichier - connaîtra la faveur de la première page ; la suite sera mise en ligne, à de réguliers intervalles, directement dans le sous-domaine Vocabulaire.

 

"Quand on marche les pieds recouverts d'un cuir d'excellente qualité, la bouche garnie de dents en porcelaine ou en faïence, il n'est pas permis de parler comme un homme qui à longueur de journée travaille dans le cambouis ou la poussière".

Pierre Sansot, Les vieux, ça ne devrait jamais devenir vieux, Payot, 1995, 165 p. - cit. p. 51

 

Césariot

"Tolérant, ça veut dire large d'esprit, plein d'indulgence, plein de bienveillance pour les fautes des autres.

César

Allons donc. Je connais la langue française.

Césariot

Mal. Tu la connais mal.

César

Oui, toi tu es allé à l'école jusqu'à vingt ans. Moi, à dix ans, je rinçais des verres".

Marcel Pagnol, César (édition du Livre de Poche, 1974, p. 126)

 

 

 

Ce modeste travail s'efforce d'atteindre plusieurs objectifs. Il se veut d'abord hommage rendu à des linguistes d'outre-Atlantique passionnés de notre langue et désireux d'en améliorer, chez eux, les conditions d'apprentissage et de pratique. Mais cela se passait peu après la Grande Guerre, et leurs conclusions ne nous sont généralement connues que de deuxième, voire de troisième main - quand elles ne sont pas tombées dans l'oubli le plus profond. Ce n'est d'ailleurs que quelque trente années plus tard que ces travaux, rappelés de manière plus ou moins mythique, ont été repris, sans qu'il soit tenu compte, au vrai, des acquis obtenus en particulier dans le sillage des American and Canadian Committees on Modern Languages.        
Au plan chronologique, le premier de ces linguistes est évidemment Vivian Allen Charles Henmon. Professeur à l'Université du Wisconsin, il a en particulier publié, en 1924, un French Word Book. Les études françaises en ont retenu, de façon d'ailleurs assez erronée, les "69 mots d'Henmon", concept qu'il nous appartiendra de clarifier. Car peu de chercheurs de chez nous ont réellement parlé du travail d'Henmon en connaissance de cause, c'est-à-dire en l'ayant sous les yeux. À notre sens, seul Pierre Guiraud, pionnier, dans les années cinquante, des recherches lexicologiques et de la statistique linguistique, est dans ce cas. C'est pourquoi, pour mettre fin à nombre d'approximations énoncées dans ce domaine, nous reproduirons en Annexe l'essentiel de cet opuscule. Chacun pourra donc se forger une opinion personnelle.

À partir de là, nous souhaitons faire le point sur la notion de fréquence lexicale et, d'une façon plus générale, sur la pertinence et l'utilité des principales listes de fréquence qui ont été établies à ce jour. Ce sujet a été, en effet l'objet d'ardentes polémiques, certes totalement oubliées aujourd'hui. Les rappeler brièvement permettra de mesurer l'enjeu de ce débat.

Dès lors, dans un troisième temps, nous tâcherons d'avancer quelques suggestions en direction d'une pédagogie du vocabulaire plus efficiente que celle qui a généralement cours.

Car il nous a souvent été donné de constater l'importance attachée par les maîtres au vocabulaire de l'enfant, dans leurs appréciations des productions écrites comme à l'occasion de mentions plus générales inscrites sur les carnets de correspondance ou les cahiers d'évaluations. Mais aussi d'être étonné de la pauvreté du lexique utilisé par les maîtres, ou à l'inverse de sa trop grande préciosité, sans commune mesure avec le niveau réel de la classe. Ainsi avons-nous pu entendre, au cours d'une leçon de révision consacrée à la période napoléonienne, telle enseignante prononcer naturellement (CM2) :

"À Toulon, la France traversait une crise difficile".

 Ou encore :

"Nous montons dans le temps, de Bonaparte à Napoléon"

 
sans se soucier le moins du monde de l'impact de ses métaphores sur son auditoire(1). Telle autre également, restituer telle quelle, devant une classe de CM1 regardant une diapositive, une phrase lue dans le commentaire à l'usage du maître, à propos de l'architecture en montagne :

"N'y a-t-il pas là un travail admirable de composition ?"

D’autre part, nous n'avons pas pu ne pas être frappé par l'importance que revêt, dans la vie courante, la maîtrise d'un registre lexical étendu.

On songe ici aux réflexions d'un Giono assistant au célèbre procès Dominici :

 
"L'accusé n'a qu'un vocabulaire de trente à trente-cinq mots, pas plus (j'ai fait le compte d'après toutes les phrases qu'il a prononcées au cours des audiences). Le président, l'avocat général, le procureur, etc. ont, pour s'exprimer, des milliers de mots. [...]. Tout accusé disposant d'un vocabulaire de deux mille mots serait sorti à peu près indemne de ce procès. Si, en plus, il avait été doué du don de parole et d'un peu d'art de récit, il serait acquitté. Malgré les aveux. J'ai demandé si ces aveux avaient été fidèlement reproduits aux procès-verbaux. On m'a répondu : oui, scrupuleusement. On les a seulement mis en français"(2).

Mais nous revient aussi en mémoire un exemple davantage probant : la belle page des souvenirs de J. Guéhenno, dans laquelle ce dernier montre comment son patron, auprès de qui il était humblement allé solliciter une augmentation de salaire, l'avait proprement mystifié :

 
[Ma mère] "décida que je devais demander ‘de l'augmentation’. Je ne le pus pas pendant longtemps. Souvent j'allais jusqu'à la porte du patron, mais à l'instant de frapper, je sentais ma gorge se serrer : je n'aurais pas pu parler [...].      
J'expliquai, en bafouillant, que cinq francs d'augmentation par mois nous rendraient service, que mon père était malade, et que ma mère... Je n'en pus dire davantage.        
- Pauvre petit, commença-t-il en me tapotant les genoux [...]. Mon patron ... parlait magnifiquement, et j'ai vérifié, ce jour-là et bien d'autres hélas, le bien-fondé de tant d'éloges que je devais plus tard lire du λὀγοϛ : il n'est de plus grande puissance au monde. Celui qui parle le mieux finalement l'emporte toujours"(3).

Qu'il nous soit permis d'ajouter à ces références littéraires, le résultat des études de Laurence Lentin concernant (outre les schémas syntaxiques, objet central de sa thèse) "les avantages inestimables que représenterait le vocabulaire du français fondamental bien maîtrisé comme base unique et obligatoire du premier apprentissage de la lecture et de l'écriture"(4).

À toutes ces constatations s'ajoutent un certain nombre d'autres, plus banales, au premier rang desquelles le peu de directives dont semblent disposer les maîtres pour l'enseignement du vocabulaire(5), à tel point que beaucoup renoncent à entreprendre un enseignement systématique, et comptent sur les diverses autres leçons (de lecture, en particulier) et sur la classique épreuve de dictée, pour accroître le bagage lexical de leurs élèves. Et lorsque l'enseignement en est encore organisé, il s'agit le plus souvent de partir d'un texte (choisi comment ?), d'en extraire quelques mots (selon quels critères ?) à inclure dans des familles, à rapprocher de synonymes ou à opposer à des antonymes ; suivent alors deux ou trois exercices, le plus souvent 'à trous', et l'on passe à autre chose. Or connaître un mot, pourrait-on dire, c'est savoir s'en servir : dans la classique leçon de vocabulaire, l'effort de réutilisation est soit inexistant, soit trop rapproché de la phase d'acquisition ; un temps nécessaire de maturation n'a pas été respecté.

Certes, il ne nous échappe pas que, dans la perspective que nous venons de tracer, nous n'envisageons guère qu'une partie de la production langagière ; nous n'ignorons pas que les réalisations orales sont les plus communément partagées, tandis que l'ordre du scriptural est essentiellement maîtrisé par certaines classes sociales, et encore dans de certaines circonstances. Cela ne signifie pas que nous participions à la dépréciation de l'oral, si souvent instillée, malgré qu'on en ait, jusqu'au sein des Instructions officielles, même celles qui ont tenté de réhabiliter l'expression orale(6).

Mais il faut bien constater que, d'une façon générale, notre système d'évaluation sociale favorise les gens qui parlent comme on écrit, par rapport à ceux qui écrivent comme on parle ; il ne s'agit donc pas ici d'une légitimation de l'écrit aux dépens de l'oral, mais de la seule prise en compte d'un constat que chacun peut effectuer. C'est pourquoi, tirant les conséquences d'une formule bien connue,

Hoc facere, nec illa omittere,

 
nous pensons qu'une étude raisonnée des nuances de l'écrit peut aussi entraîner des réinvestissements au sein de la face orale de la langue.

Nous n’ignorons pas davantage que la lecture de plusieurs de ces pages - nous avons déjà écrit que la première partie pouvait être passée par les lecteurs pressés - peut s’avérer quelque peu rébarbative. Mais il ferait beau voir que dans un ouvrage dédié à l’accroissement du bagage lexical des élèves, le mot juste ne fût pas employé à sa juste place : faire des adultes responsables exige peut-être de soi quelques efforts(7).

Cet ouvrage s’adresse en premier lieu aux instituteurs et professeurs des écoles œuvrant au sein du cycle des approfondissements ; mais il nous semble qu’il pourra être également utile à leurs collègues des premières années de collège. Et qu’il pourrait servir, aux uns et aux autres, d’outil de formation continue. Au-delà des pédagogues praticiens, nous avons aussi songé aux chercheurs spécialistes en lexicologie ou lexicométrie, ou tout simplement aux lettrés curieux. Ils pourront trouver ici, c'est du moins notre projet, matière à réflexion et aussi point de départ de nouvelles études : le champ à couvrir est inépuisable.

Nous achèverons là-dessus cette introduction : dépassant le corset étroit de l'Hexagone, c'est après tout de la francophonie dont il s'agit ici. Que ce travail soit donc considéré comme notre modeste contribution à sa promotion : pour nous aussi, "la francophonie est quelque chose d'immense" ; mais, contre l'avis de l'ancien Ministre de la Coopération, nous tenons que chacun, quelle que soit sa place, en est chargé(8).

 

Notes

 

(1) Sur la difficulté du vocabulaire historique, on pourra consulter, entre autres, l'article de R. Gal, "Nos enfants comprennent-ils le vocabulaire historique ?" (in L'Éducation nationale n° 4, janvier 1954, pp. 6-7), et l'enquête de J. Henriot, L'enfant devant l'Histoire (Laboratoire de psycho-pédagogie de l'École normale supérieure de Saint-Cloud, 1958, 210 p.).
(2) J. Giono, Notes sur l'affaire Dominici, Gallimard, 1955, pp. 67-68 et 74. Naturellement, nous ne saurions reprendre à notre compte le contenu de ces réflexions - elles nous paraissent parfaitement erronées -, que nous ne faisons que rapporter.             
On sait que Roland Barthes fut encore plus incisif (sans être davantage convaincant), à propos de la même affaire : "Périodiquement, quelque procès [...] vient vous rappeler qu'elle [la Justice] est toujours disposée à vous prêter un cerveau de rechange pour vous condamner sans remords, et que, cornélienne, elle vous peint tel que vous devriez être et non tel que vous êtes [...]. Le président d'assises, qui lit Le Figaro, n'éprouve visiblement aucun scrupule à dialoguer avec le vieux chevrier 'illettré'. N'ont-ils pas en commun une même langue et la plus claire qui soit, le français ? Merveilleuse assurance de l'éducation classique, où les bergers conversent sans gêne avec les juges ! [...] La syntaxe, le vocabulaire, la plupart des matériaux élémentaires, analytiques, du langage, se cherchent aveuglément sans se joindre, mais nul n'en a scrupule [...]. Quel que soit le degré de culpabilité de l'accusé, il y a eu aussi le spectacle d'une terreur dont nous sommes tous menacés, celle d'être jugés par un pouvoir qui ne veut entendre que le langage qu'il nous prête. Nous sommes tous Dominici en puissance, non meurtriers, mais accusés privés de langage, ou pire, affublés, humiliés, condamnés sous celui de nos accusateurs. Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là" ("Dominici ou le triomphe de la littérature", in Mythologies, Seuil, Points n° 10, 1957, pp. 51-53).
(3) Jean Guéhenno, Changer la vie, Grasset, 251 p. (cit. pp. 137-139).
(4) L. Lentin, Apprendre à parler à l'enfant de moins de six ans, les éditions ESF, 6e édition 1976, tome 1, p. 138. Cet auteur pose la question : qu'est-ce qui est important, qu'est-ce qui l'est moins ?
(5) Dans les Instructions du 20 septembre 1938 (qui répondaient - déjà ! - à "un souci d'allègement"), plus du tiers du texte consacré au domaine de la langue concerne le vocabulaire (18 pages sur 49). S'agissant de l'Arrêté du 22 février 1995, la même matière n'occupe pas le vingtième (Cf. Instructions relatives aux arrêtés du 23 mars 1938, version publiée chez Bourrelier par la Fédération générale des P.E.P., pp. 78-96, et B.O. spécial n° 5, 9 mars 1995).
(6) Ainsi, les I.O. du 4 décembre 1972 opposent "le langage que l'enfant parle en cour de récréation - spontané, mais en même temps rudimentaire et tributaire étroitement de l'intonation, du cri, de la mimique..." au "langage bien articulé, dépouillé de gesticulation, exempt de vulgarité", utilisé par le maître (Édition de l’Imprimerie nationale, 1973, p. 11).
(7) On pourra voir ici un hommage rendu à l’ouvrage de P. A. Osterrieth, Faire des adultes, (Dessart, 1978 - 1e éd. 1965 -, 193 p.), toujours d’actualité, et à notre sens indépassable.
(8) "La francophonie dont j’ai rêvé [...] était quelque chose d'immense. Ce n'est pas la conception de la plupart de ceux que j'en vois chargés. Il y a ceux, comme moi, qui voudraient l’emporter vers les cimes et les autres qui se trouvent merveilleusement heureux avec elle au ras du sol". (Alain Decaux, Le Tapis rouge, Perrin, 1992, rééd. Pocket 1993, p. 402).

 

(© Emprunté à SH,  L'enrichissement du vocabulaire, CRDP de Grenoble, 1997, pp. 10-15)

 


 

 


 

 

Plan de l'ouvrage

 

INTRODUCTION [objet du présent texte]

 

 

I. La notion de fréquence

 

A. Qu'est-ce-que la fréquence ?

 

B. Comment la fréquence ?

 

C. Autour du French Word Book d'Henmon : autres listes de fréquence

 

D. Pourquoi la fréquence ?

 

 

II. Esquisse d'une pédagogie du vocabulaire

 

A. Introduction

 

B. A travers les textes officiels

 

C. Examen critique des pratiques

 

D. Propositions

 

E. Exemples développés

 

 

III. CONCLUSION

 

 

IV. Annexes : divers listages

 

 

Accéder à la suite de ce texte

 

 

Petit addendum...

 

 

 

À LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DE PÉDAGOGIE

L'enrichissement du vocabulaire

Sous la présidence de M. Clarac, Inspecteur général de l'Instruction publique, M. J. Charles, professeur de C. C. dans la Seine, a fait une conférence, le 20 février 1958, sur "L'enrichissement du vocabulaire".
Dès le début, élevant son propos bien au delà du vocabulaire, discipline d'enseignement, le conférencier évoque le problème du langage. Né du besoin de communiquer la pensée, le langage est spécifique de l'homme, "le seul animal qui parle". L'origine des langues, comme leur progressive élaboration, ne cessent pas de poser aux linguistes de passionnantes questions, restées, à ce jour, sans réponse.
Il n'en demeure pas moins évident que les mots, expression de la pensée, procèdent, tout à la fois, en la traduisant, de son caractère universel et permanent, et de son élan créateur. Ainsi permettent-ils la communication d'une pensée à d'autres pensées, identiques dans leur essence, et se teintent-ils, dans le même temps, d'une valeur originale, créatrice, celle de l'esprit qui les engendre.
De là vient cette puissance percutante du Verbe. Qu'on se rappelle comment elle fut dénoncée et utilisée par les religions, de la magie des primitifs à l’Évangile selon saint Jean, par les philosophes, de Socrate à Descartes. L'histoire, elle aussi, témoigne de l'importance du langage : un vainqueur veut-il effacer des habitudes mentales, ou en créer, stériliser une civilisation ? Il a tôt fait de remplacer la langue du vaincu par la sienne.
Voyons ensuite comment se développe et s'enrichit le langage d'un homme. Comment les mots deviennent lentement, pour l'enfant, les "citadelles" de la pensée et les représentations du monde extérieur, qui passe du flou à l'organisé, comment cette lente élaboration suit le cheminement vers la conscience, peu à peu consciente d'elle-même, voilà ce que montre avec talent le conférencier.

Avant que d'étudier les conséquences pédagogiques qu'entraînent cette importance et cette acquisition progressive du langage, Jacques Charles étudie la valeur des mots en tant que "messagers de la pensée". Une vive exclamation de l'orateur met en évidence le fait qu'un mot suscite des réflexes et des sentiments différents selon le caractère de ses auditeurs : il est trahi par qui le reçoit ! D'autre part, si le contexte et l'intonation lui confèrent des couleurs, des valeurs diverses, il n'en est pas moins, fort souvent, incapable de traduire des nuances infiniment subjectives de la pensée. Malgré ses inévitables imperfections, le langage demeure le premier moyen de communication spirituelle. Aussi, exiger des enfants la précision, la richesse, et la correction du vocabulaire doit être notre constante préoccupation. Cette précision et cette richesse seront atteintes, autant par la multiplicité et la diversité des exercices d'acquisition et de contrôle, que par une lutte persévérante contre le verbalisme, les défauts de prononciation déformants, la négligence qui cultive l'impropriété.
"Et bien penser, c'est bien agir !" Telle fut la conclusion d'une conférence qui nous mena, avec une sûreté toute pédagogique, des hauteurs de la philosophie au langage tout imparfait de l'enfant, par des chemins qu'éclairait la poésie.

[Compte-rendu de Suzanne RAYMOND]

Extrait de l’Éducation nationale, n° 12, du 20 mars 1958

Jacques Charles, militant du S.N.I. (Syndicat national des instituteurs), assurait dans L’École libératrice (partie pédagogique) la rubrique "récitations et choix de textes".