Nous procédons ici à l'examen critique d'une leçon de vocabulaire - dont l'idée nous a été suggérée par le Cours de préparation au CAP, CNTE Lyon, 1977, série 8 - tirée d'un manuel (estimable) du commerce (R. Toraille et al., À la conquête de notre langue, CM1, Librairie Istra, 1966, pp. 94 sq.)(1) . Cette leçon a certes été rédigée il y a une trentaine d’années. Mais, d’une part, les choses ne nous paraissent pas avoir beaucoup évolué en la matière. Et, par ailleurs, on ne menacera ainsi aucune susceptibilité...

 

"L'apprentissage et la pratique de la langue écrite, l'apprentissage d'une utilisation constructive de documents divers (parlés, écrits, filmés) permettent de faire de la langue maternelle l'instrument nécessaire et privilégié d'une vraie culture générale. L'enseignement rénové du français devrait donc faciliter l'accès de tous les enfants à une langue qui permette l'enrichissement de la communication avec autrui, l'expression écrite et orale personnalisée, et rende ainsi possible, pour un plus grand nombre d'entre eux, la poursuite d'études secondaires longues"
Plan Rouchette

 

 

I. - Le texte du manuel : Villages sous la neige

 

On était au début de janvier. Le soleil paresseux éclairait une campagne enneigée, des forêts sombres tachées de blanc, des torrents pris sous la glace. Les villages enfoncés sous la neige ne se distinguaient qu'à peine. On les devinait cependant à la fumée bleutée qui montait des toits. Hommes et bêtes vivaient serrés les uns contre les autres, pas tout à fait dans la même pièce, mais dans deux salles qui communiquaient par des portes mal jointes.

Claire Sainte-Soline, Le haut du seuil. Presses Universitaires de France.

 

 

II. - Un exemple classique

 

C'est ici un exemple classique de l'enseignement du vocabulaire. L'image illustrant le texte (cf. supra) est sans doute vieillotte (la marmite dans l'âtre, la pièce commune animaux-humains), mais correspond assez à la lettre du texte. Cependant, on y trouve des éléments destinés à orienter le jeune lecteur : les activités horlogères font irrésistiblement penser au Jura, et plus précisément au département du Doubs ("Que font ces gens ? De quoi vivent-ils ?")(2).

Répondre à la seconde question est une entreprise moins évidente : "C’est le printemps, la neige fond, l’herbe pousse dans la montagne. Que va-t-il se passer ? Chacun aura ses occupations au printemps. Racontez". Il est particulièrement malaisé de raconter cela !

S'agissant de la troisième question, on notera que la réponse est contenue dans la question même, qu'il suffit de lire jusqu'au bout ("À quelle époque de l’année sommes-nous ? Relevez les expressions qui montrent que cette scène se passe au plus fort de l’hiver"). En revanche, il est intéressant de faire relever les expressions qui rendent compte de "on était au début de janvier" (passons sur le fait que le début du mois de janvier n'est peut-être pas "le plus fort de l'hiver", expression qui mériterait à son tour une explication).

La quatrième question ("Vous voulez peindre ce paysage") constitue une ouverture intéressante en direction des arts plastiques ; mais a-t-elle été voulue ainsi ?

Quoi qu'il en soit, on a extrait quatre mots d'un texte d'écrivain (malheureusement, uniquement des formes verbales). On explique le sens de ces mots ("distinguer : on voyait à peine les villages"), et on présente quelques expressions dans lesquelles ils peuvent entrer ("on ne peut  distinguer entre ces deux jumeaux"), avec, il faut le noter, des remarques pour le moins surprenantes : "Pendant les vacances, je joins l'utile à l'agréable. Montrez-le". Comment un enfant de neuf-dix ans peut-il montrer cela ? On ajoute quelques synonymes ("vivre, c'est habiter") ou contraires ("quel est le contraire de distinguer ?"), ou mots de la même famille ("la queue de la vipère est courte, c'est un signe distinctif"). C'est ce que l'on nomme enrichir le vocabulaire ! Il n'y a pourtant pas, là, réelle manipulation de la langue.

 

 

III. - Choix des mots étudiés

 

Mais venons-en au choix des mots étudiés, que nous allons rechercher dans plusieurs listes de fréquence, puis analysons le texte entier :

Mots étudiés

Français fondamental

Liste "Henmon" (fréq. absolue)

Liste A. Juilland (rang)

Échelle Dubois-Buyse

(niveau)

         

distinguer

absent

45

645

6e

vivre

87

150

155

CE2

communiquer

absent

14

2 568

6e

joindre

absent

17

3 009

CM2


Tableau 1. Les mots extraits pour étude de Villages sous la neige.

 

Pour faciliter la lecture du tableau précédent, prenons l’exemple de vivre : ce verbe a une fréquence absolue de 87 dans l’enquête concernant l’élaboration du français fondamental (FF)(3) et de 150 chez Henmon (214e mot) ; c’est le 155e mot chez Juilland ; selon l’échelle Dubois-Buyse, sa maîtrise graphique est atteinte en classe de CE2 (échelon 13). On peut le constater, c’est le seul terme assez fréquent pour mériter une étude approfondie. Le choix des termes effectué par les auteurs l'a été davantage au hasard, qu’en fonction du souci de la fréquence.

Ajoutons que trois sur quatre de ces verbes sont absents du FF1 (établi à partir d’une base orale) ; chez Henmon comme chez Juilland, ils sont présents certes, mais avec des fréquences faibles. Enfin, s’ils font tous partie de l’échelle Dubois-Buyse, trois sur quatre relèvent d’une maîtrise orthographique supérieure à celle exigible en classe de CM1.

 

 

IV. - Mots-outils et mots pleins du texte

 

Mots outils du texte

Mots pleins

       

5

la

2

villages

4

des

3

sous

4

les

2

neige

3

à

1

début

2

dans

1

janvier

2

de

1

soleil

2

on

1

paresseux

2

qui

1

éclairait

1

autres

1

campagne

1

au

1

enneigée

1

deux

1

forêts

1

et

1

sombres

1

était

1

tachées

1

fait

1

blanc

1

hommes

1

torrents

1

le

1

glace

 

1

mais

1

enfoncés

 

1

même

1

distinguaient

 

1

ne

1

peine

1

pas

1

devinait

1

par

1

cependant

1

pris

1

fumée

1

qu

1

bleutée

1

se

1

montait

1

une

1

toits

1

uns

1

bêtes

1

tout

1

vivaient

   

1

serrés

   

1

contre

   

1

pièce

   

1

salles

   

1

communiquaient

   

1

portes

   

1

mal

   

1

jointes


Tableau 2. Index hiérarchique de Villages sous la neige.

 

Comme le montre ce tableau, le texte contient 43 occurrences de mots-outils, soit environ 52 % du total de mots ; et 82 occurrences de mots pleins (dont 35 mots différents)(4).

 

 

V. - Mots pleins du texte, et échelle Dubois-Buyse

 

Recherchons à présent les mots pleins du texte présents dans l'échelle Dubois-Buyse (soit 32 occurrences communes)(5). Car nous prendrons pour hypothèse de travail qu’il est judicieux d’étudier en profondeur des mots dont la graphie est, statistiquement, acquise ou en voie d’être acquise au niveau considéré. Nous lions ainsi la connaissance graphique au travail sur le vocabulaire. Si nous destinons ce texte au CM1, alors nous rechercherons les mots présents dans les échelons 1 à 19 (soit du CP au CM1).

autre

deviner

monter

salle

bête

fumée

neige

soleil

blanc

glace

par

sombre

campagne

homme

pas

sous

contre

janvier

peine

toit

blanc

mais

pièce

tout

début

mal

porte

village

deux

même

prendre

vivre


Tableau 3. Les mots du texte et l’échelle Dubois-Buyse (échelons 1 à 19).

Nous sommes ainsi en mesure de constater que la matière ne fait pas défaut, lorsqu'on porte l'accent sur la notion de fréquence lexicale !

Et si l’étude s’effectue en classe de CM2, on peut ajouter six mots à la liste précédente :

éclairer - enfoncer - forêt - fait - joindre - serrer (échelons 20 à 23)(6).

S’il s’agit d’une classe de sixième, cinq autres mots peuvent être ajoutés :

cependant - communiquer - distinguer - paresseux - torrent (échelons 24 à 27).

 

 

 

 

VI.- Pistes de travail suggérées

 

Si cet extrait est étudié en classe, il va de soi que c’est à partir d’une motivation justifiant que les élèves y soient confrontés(7). C’est pourquoi, avant le moment de l’exploitation lexicale, on suppose qu’en amont, un travail de compréhension a été conduit en commun. Ce qui correspond, si l’on veut, à une phase de libération, d’entraînement à la communication.

À cette condition-là, le travail lexical, qui vient ensuite, au cours d’une phase de structuration, n’utilise pas le texte comme simple prétexte, mais comme point de départ vers de nouvelles acquisitions. Nous venons ainsi d’employer deux termes (libération/structuration) peu usités, de nos jours, mais présents en filigrane tout au long du Plan Rouchette(8). C'est à partir de la méditation de ce Plan, qui a été le pivot de notre itinéraire pédagogique personnel, que nous avons préparé ces pistes de travail.

C'est en effet dans le sens de propositions qui ont été avancées il y a plus de vingt ans, que nous nous situons résolument, quand bien même elles n'eurent qu'un écho limité, et semblent être largement tombées dans l'oubli.

Ceci posé, on peut donc, dès lors, à tout le moins suggérer, parmi les nombreuses pistes de travail possibles à partir de cet extrait :

 

6.1. Différents sens d'un mot

Des exercices sur les différents sens d'un mot: campagne, par exemple (au sens de ruralité, et période militaire) ; ou encore pièce (d'une maison, de monnaie, de théâtre, partie d'un objet, etc.). Ce qui constitue une approche de l'homonymie, la prise de conscience que de nombreux mots relèvent de plusieurs champs sémantiques à la fois.

 

6.2. Vocabulaire en compréhension

Un travail en compréhension sur le verbe monter(9), à partir d'une grille ‘étymologique’, ou encore d’une grille ‘lexico-syntagmatique’ (constructions verbales).

 

* Grille ‘étymologique’(10)

Préfixes

 

Lexème

Suffixes

   
  Ø  Ø   Ø
  re  

er

in

MONT

ée

  sur

 

age

     

eur

     

able


Effectuer, ensuite, un relevé exhaustif (concours entre les groupes d'élèves ?) de tous les mots qu'on peut ainsi produire(11).

 

* Grille ‘lexico-syntagmatique’ (constructions verbales)(12)

L'eau monte       La fièvre monte
 Pierre monte             Pierre monte  l'escalier        
 Pierre monte sa valise  Pierre monte à l'arbre
 Pierre monte sur ses grands chevaux       Pierre monte un pur-sang
 Pierre se monte la tête    La note se monte à 100 €
 Le mécanicien monte une roue  

 

 

Une activité similaire, à partir du qualifiant clair(13)

 Préfixes  Lexèmes  Suffixes
     
 Ø    Ø
     -er
   CLAIR  -et(te)
 é    -age
     -eur
   CLAR  -cir (-cie, -cissement)
     -ment
     -té
     -ifier, etc.

 

 

On pourra aussi songer à :
- clairet (vin), clairière, clairon, claire-voie, clair-obscur, clairsemé ; clair-voy-ance (passage au sens figuré).
- clarine, clarinette, dé-clar-er, dé-clar-ation.

 

 

On peut simplifier la grille, et proposer seulement :

 

é-, s'é-,  Ø CLAIR  Ø, -er, -cir, -age, -ement

 

CLAR

-té, -ifier

 

Enfin, on introduira le qualifiant clair dans un réseau d’oppositions :

- une soupe claire ≠ une soupe épaisse

- une eau claire = limpide ≠ trouble

- un ciel clair = pur ≠ nuageux, couvert

- une pièce claire ≠ sombre

- un rouge clair ≠ foncé

- un esprit clair = rigoureux ≠ confus

- une pensée claire ≠ une pensée sombre (il s’agit alors de sentiments, non de confusion).

- une sombre brute (l’opposition : une claire brute n’est pas possible).

 

6.3. Énoncés ambigus

Une approche des énoncés ambigus (vivre)

Soit la phrase prononcée par Antoine Blondin : "Je vis de ma plume comme je vide mon verre"(14). Son examen mettra les élèves en présence de la différence de segmentation entre chaîne parlée et chaîne écrite, ce qui est très profitable si on garde à l’esprit le souci orthographique ; mais de plus, il pourra conduire à une approche des ressorts de l’humour.

 

 

VII. - Conclusion

 

On ajoutera in fine, et pour la petite histoire, que le texte ainsi présenté aux élèves, a été sévèrement tronqué. Commençons donc par le rétablir, en reproduisant le début du chapitre VIII :

"Une visite (15)

On était au début de janvier, le soleil paresseux émergeait tardivement des lances de Malissard et s'enfonçait de bonne heure derrière les Rey. Il éclairait une campagne enneigée, des forêts sombres tachées de blanc comme une peau de lynx, des champs immatériels, des torrents pris sous la glace. Les villages rapetissés, enfoncés dans la neige, couverts de neige, ne se distinguaient qu'à peine. On les devinait cependant à la fumée bleutée qui montait des toits et que le vent courbait avant de l'emporter au loin.

Hommes et bêtes vivaient serrés les uns contre les autres. Pas tout à fait dans la même pièce, mais dans deux salles qui communiquaient par une porte mal jointe".

 

Et laissons le lecteur juge du procédé, d'ailleurs si courant. Mais il y a plus : alors que l'image accompagnant l'extrait induit une localisation comtoise, on peut comprendre maintenant que l'histoire se déroule dans les Préalpes grenobloises, et plus précisément en Chartreuse(16)...

Signalons aussi au lecteur curieux que le Haut-du-seuil, en réalité l'Aup du Seuil, constitue un but de promenade fort agréable de moyenne difficulté, que nous recommandons à tous ceux qui ont eu le courage de nous lire jusqu'ici(17). Avec en prime, à l'arrivée, la découverte de la fameuse inscription romaine, dite de Malissard : Hocusque Aveirum(18)

Notes

(1) Sur l'auteur principal du manuel, on pourra consulter avec fruit un article de mon blog : "Raymond T., Inspecteur général" .
(2) Précisons que la suite du texte original permet une partie de cette interprétation : "Mais souvent la neige les retenait [les hommes] à la maison. Alors ils s'amusaient à confectionner des paniers et des corbeilles. Comme ce travail ne rapportait rien, ils n'y mettaient guère d'entrain et rêvaient de chasse au chamois ou somnolaient près du feu en maugréant contre la longueur des hivers". (in Claire Sainte-Soline, Le Haut-du-Seuil, Éditions Rieder (Imprimerie des PUF), 1938, 251 p., pp. 130-131).
(3) C’est le 347e mot de la liste, et il a été rencontré (range) dans 47 sources sur 163.
(4) Le concept de mot-outil renvoie strictement, pour nous, à la liste dite des "69 mots d'Henmon" (selon l'expression de François Ters), dont les ‘flexions’ constituent une base de 591 formes fonctionnelles.
(5) On remarquera que pour confronter ce texte (au moyen de l’outil informatique) à la liste Dubois-Buyse, il est nécessaire d'en lemmatiser les mots pleins : substantifs au singulier, verbes à l'infinitif présent, etc..
(6) L’expression idiomatique tout à fait (elle n'existe pas dans l'échelle Dubois-Buyse, mais figure dans le Vocabulaire orthographique de base) a disparu (à et fait figurent dans les mots-outils, tout dans les mots pleins), et il est nécessaire de la reconstituer a posteriori. De même pour ce qui concerne peine et à peine.
(7) En tout état de cause, il conviendrait de privilégier les écrits en langue commune, sans naturellement bannir le texte littéraire.
(8) On trouvera le Plan Rouchette en suivant ce lien.
(9) Suggestions empruntées à J. Picoche (Structures sémantiques du lexique français, p. 160).
(10) À l’expression ‘grille étymologique’ nous préférons, de beaucoup, celle d’étoile d’un mot, que nous empruntons à Y. Grégoire (À la conquête de la langue écrite, CRDP Rennes, 1978, p. 45).
(11) On pourra faire observer que des compositions ne fonctionnent pas (encore ?) dans notre langue. Ainsi, monter, montage, démontage, remontage fonctionnent. Mais pas surmontage...
(12) Emprunté à J. Picoche, Précis de lexicologie française, p. 169, exercice 13.
(13) Inspiré de J. Picoche, Structures sémantiques..., pp. 118-123. La démarche inverse peut d’ailleurs être adoptée : la construction d’une grille à partir de quelques-uns des éléments lexicaux suivants. Clair, clairet, clairette, clairement, clairière, clairon, clairsemé, clairvoyance, éclair, éclairer, éclairement, éclairage, éclaireur, éclaircir, éclaircissement, éclaircie ; clarté, clarifier, clarification, clarine...
(14) D’après Le Dauphiné Libéré du 8 février 1995, p. 1.
(15) Ouvr. cit., p. 130.
(16) D'ailleurs, on peut lire dans le paragraphe suivant : "[...] Les femmes piquaient des gants et l'on entendait sans cesse le ronflement sourd de leur machine". Et l’on sait quel rôle a joué la région grenobloise dans l'industrie de la ganterie..
(17) Cf. Carte IGN (1/50 000e) Dauphiné n° 4, à partir du plateau des Petites-Roches, le Col de l'Aup du Seuil (1 839 m).
(18) Jusqu’ici est le territoire des Avéiens.

 

(© Emprunté à SH,  L'enrichissement du vocabulaire, CRDP de Grenoble, 1997, pp. 86-96)

 

 

 

Nelly Fouillet dite Claire Sainte-Soline (1891-1967), fille d'un couple d'instituteurs deux-sévriens, ancienne élève de l'ENS de Sèvres et titulaire d'une double agrégation de sciences naturelles et de physique-chimie (en 1916, alors jeune mariée), a mené parallèlement une double carrière d'enseignante et d'écrivain à succès (c'est vraisemblablement lors de son passage à Grenoble comme professeur de sciences qu'a germé en elle l'idée de son ouvrage le Haut du Seuil).

Rubrique : Brève rencontre avec...
Claire Sainte-Soline Les professeurs écrivains


"Antigone, ou l'Idylle en Crête", "Journée...", tels sont les titres d'ouvrages qu'évoque le nom de Claire Sainte-Soline. On les imaginerait aisément écrits au cours de longues journées campagnardes auprès d'un feu de bois. En réalité, ces romans à la fois réalistes et de contemplation intérieure représentant le "deuxième volet" de la vie d'un professeur de sciences physiques d'un de nos grands lycées parisiens.

- Mais la plupart de mes élèves ne reconnaissent pas Claire Sainte-Soline, nous dit l'auteur. Je ne trouve pas nécessaire de les informer.
- Pendant vos cours, vous sentez-vous "Claire Sainte-Soline", ou professeur de sciences ?
- Je me sens moi-même, c'est-à-dire un professeur qui aime passionnément écrire et un écrivain qui a la passion de son métier de professeur - surtout les jours où le cours "marche" bien, où le courant est bien établi entre la chaire et la classe. Peut-être suis-je "Claire Sainte-Soline" par mes exigences tatillonnes en matière de style et de grammaire française. Elles déroutent mes élève qui s'imaginent sans doute qu'un professeur de sciences ne peut parler ou écrire qu'en équations ou formules.
- Votre vie de professeur fournit-elle des aliments à votre vie d'écrivain ? Vos personnages empruntent-ils des traits physiques, psychologiques, moraux, à vos élèves, à vous collègues, à la vie d'u grand établissement d'enseignement ?
- Jamais jusqu'à ce jour. Je ne peux créer des personnages que si je peux me "mettre dans leur peau". Or, quelques heures par semaine consacrées à l'enseignement scientifique, avec la hantise des examens et des programmes, c'est bien court pour connaître vraiment ses élèves et pouvoir les recréer comme personnages de roman. S'il m'arrive d'introduire dans mes livres des anecdotes empruntées à la réalité, des réactions d'enfants, ce sont des faits racontés par des chefs d'établissement, des professeurs, des maîtresses d'internant, plus en contact que moi-même avec les enfants.
- Ainsi, vos élèves n'ont pas accès à votre univers d'écrivain ?
- Mais si, puisque j'aime mon métier, que je m'épanouis au milieu des enfants, puisque la discipline de vie que m'imposent les nécessités de ce métier me semble nécessaire à mon autre métier et, si paradoxal que cela puisse paraître, me fait gagner du temps en ne me laissant pas la possibilité d'en perdre si je veux concilier mes deux vies, indispensables l'une à l'autre, même si elles peuvent sembler cloisonnées. Je pense que j'apporterais moins à mes élèves si le fait d'écrire n'avait pas développé en moi une réceptivité particulière à tout ce qui existe. Elle me permet d'enrichir, me semble-t-il, toutes les manifestations de mon activité et en particulier mon enseignement.

 

Brève rencontre avec... Claire Sainte-Soline - Les professeurs écrivains - In l'Éducation nationale, 2 février 1956

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.