Sans doute y aurait-il à dire, sur ce rapport produit par le bouillant Bentolila. Sans doute aussi, certains de ses détracteurs se souviennent-ils de la désastreuse expérience des "pictogrammes" introduite sur son initiative dans la majorité des maternelles (toujours à l'affût des dernières nouveautés), à la fin des années 70. Pour autant, ce texte ne mérite-t-il pas d'être lu et médité, avant que d'être caricaturé ? Or c'est un peu l'impression que donne l'éreintement que lui fait subir l'inoxydable communiste E. Charmeux (née en 1932), dans un article de son blog...
Quoi qu'il en soit, il paraît ici sous la rubrique "Activités de vocabulaire", alors que sa place eût été davantage parmi les "Textes et rapports officiels"... Mais Joomla! n'admet pas la double appartenance...

 

"Écrire et faire vivre les mots, sur la feuille et son blanc manteau
Ça vous rend libre comme l’oiseau, ça vous libère de tous les maux..."
Renaud Séchan, dit Renaud, "Les mots"

 


Rapport de mission sur l'acquisition du vocabulaire à l'école élémentaire
À Monsieur le Ministre de l'éducation nationale

Alain Bentolila, linguiste, professeur des universités, paris 5 - Sorbonne, 23 février 2007

 

 

 

 

 

I. Quels sont les enjeux ?

 

I.1. - Le poids des mots

 

Si l'abondance de mots et de structures ne garantit pas toujours l'efficacité de la communication, leur pénurie et leur imprécision constituent souvent une promesse d'échec. Les mots ne pèsent pas tous le même poids ; c'est-à-dire qu'ils ne portent pas la même charge d'information. Certains, par leur seule apparition, conduisent tout droit à un sens précis et unique, d'autres au contraire laissent planer le doute.

Il y a ainsi des mots plus "lourds" que d'autres ; "morigéner" est plus "lourd" que "gronder" : "l'orage gronde", "la menace gronde", "la révolte gronde", "le volcan gronde", de même que le père courroucé gronde son enfant ou le maître un élève dissipé. Utilisé avec ou bien sans complément d'objet direct, le verbe "gronder" possède un éventail d'utilisations infiniment plus étendu que le verbe "morigéner" ; seul un être humain peut morigéner un autre être humain et le type de comportement évoqué par ce verbe varie fort peu. "Gronder" apparaît donc dans un nombre de contextes beaucoup plus large que "morigéner" ; dans chacun d'eux, il a une signification sensiblement différente de celle qu'il a dans les autres. Alors, me direz-vous : puisque "gronder" a une gamme de sens plus étendue, il est donc plus lourd en information que "morigéner". Eh bien non ! C'est exactement le contraire : le verbe "gronder" apporte en réalité beaucoup moins d'information que "morigéner". On mesure en effet l'information que propose un mot à sa capacité propre à laisser planer le moins de doute possible sur sa signification. Un mot se pèse à l'aune de sa précision ; un mot est d'autant plus précis que la seule force de sa présence dans quelque phrase que ce soit conduit l'auditeur ou le lecteur au nombre le plus réduit possible de significations. Le poids d'information d'un mot est ainsi inversement proportionnel au nombre de contextes différents dans lesquels il est susceptible d'apparaître. En d'autres termes, plus la fréquence d'utilisation d'un mot est grande, moins son pouvoir d'information est élevé.

 

I.2. - Le rétrécissement du vocabulaire

 

Lorsque les mots précis manquent aux élèves, c'est le sens qu'ils tentent de donner au monde qui s'obscurcit. Les enfants qui franchissent la porte de l'école disposent certes de la parole, mais leurs relations aux mots sont extrêmement inégales : la conscience de ce qu'est un mot, du sens qu'il porte vers l'Autre, du territoire qu'il occupe par rapport aux autres mots, est, pour certains enfants, extrêmement confuse. Certains enfants utilisent leur langue dans une sorte de "brouillard sémantique" qui n'autorise qu'une conduite linguistique de très faible amplitude. Ils parlent à vue ; c'est-à-dire uniquement de ce qu'ils voient et seulement à ceux qu'ils voient.

Parmi tous les enfants que l'école accueille, certains ont ainsi eu la chance qu'on leur ait donné le goût de l'exigence, l'appétit de la précision ; d'autres ont dû se réfugier dans le flou et le banal pour ne pas s'exposer, pour ne pas se dévoiler à un monde qu'ils pensaient hostile et dangereux.

L'imprécision des mots, devenue systématique, a entraîné une grave insécurité linguistique parce qu'on ne leur a pas transmis l'ambition d'élargir le cercle des choses à dire et celui de ceux à qui on les dit. Cantonnés à une communication de stricte connivence, ils se sont repliés sur un vocabulaire flou et réduit.

À la fin du CE1, les enfants au vocabulaire le plus pauvre (quartile inférieur) connaissent une moyenne de 3 000 mots radicaux (MR(1)). Ceux moyennement pourvus atteignent 6 000, et le quartile supérieur à peu près 8 000. Comme le gain lexical annuel moyen après l'âge de 7 ans peut être estimé à 1 000 MR par an, il y a déjà, à partir de ce niveau, l'équivalent de 5 ans de différence entre le quartile le plus bas et le plus élevé (Biemiller, 2005). Dans la plupart des cas, l'école sera incapable de combler cette lacune lors des années suivantes (CE2-6ème). Lors des premières années, l'effet spécifique de l'école sur l'acquisition du vocabulaire est, en effet, à peine mesurable.

Le vocabulaire moyen des "jeunes" enfants de niveau CP est semblable à celui des plus vieux de l'école maternelle, dont l'âge ne diffère de celui des précédents que d'un ou deux mois, malgré une année scolaire de plus. On observe la même chose entre les "jeunes" de niveau CE1 et les "vieux" de niveau CP (Cantlini, 1987 ; Christian, Morrison, Frazier & Massetti, 2000 ; Morrison, Smith & Dow-Ehrensberger, 1995).

 

I.3. - Déficit lexical et enfermement

 

Si un élève n'a l'occasion de s'adresser qu'à ceux qui vivent comme lui, qui ont la même culture que lui, qui ont les mêmes soucis ou les mêmes intérêts, cela "ira sans dire". Il n'aura pas besoin de mettre en mots précis et soigneusement organisés sa pensée parce qu'il partagera avec ses "semblables" tellement de choses que l'imprécision deviendra la règle d'un jeu linguistique rétréci. Les mots qu'il utilisera seront toujours porteurs d'un sens exagérément élargi et par conséquent d'une information d'autant plus imprécise. Plus se ferme leur "cercle de communication", plus s'affadit leur désir de mots.

C'est donc l'ambition que l'on donnera aux élèves qui réglera leur envie et leur capacité de conquérir les mots : l'ambition d'oser parler, d'avoir l'audace d'aller chercher par la parole l'Autre au plus loin d'eux-mêmes. C'est à l'école qu'ils doivent comprendre ce que parler veut dire ; c'est là que l'on doit les convaincre que parler constitue plutôt une promesse qu'une menace, qu'une chance réelle existe d'exercer un peu d'influence sur le monde. C'est à l'école de les confronter à la distance et à la différence en mettant au centre de toutes les activités de parole et d'écriture le défi du "franchissement". Car seule la distance à franchir vers une autre intelligence justifie l'effort de se doter de mots justes et précis qui seuls en permettront la conquête.

Il n'est pas question, au nom de je ne sais quel droit à la différence (ou à l'indifférence), d'ignorer que l'imprécision et la faiblesse du vocabulaire privent les élèves qui les subissent d'exercer leur droit légitime de laisser sur les autres une trace singulière. La vraie question, la seule qui doit nous mobiliser, est de savoir comment notre école doit distribuer de manière plus équitable le pouvoir des mots afin que certains ne soient pas exclus de la communauté de parole, de lecture et d'écriture. La pauvreté et l'imprécision des mots n'ont rien à voir avec une reconnaissance identitaire ou culturelle ; les registres de langage ne s'additionnent que pour ceux qui, les possédant tous, en jouent en virtuoses ; pour beaucoup de nos élèves, ils séparent, cantonnent, opposent. Seul vaut le combat pour permettre à chaque élève de transmettre à l'Autre sa pensée de la façon la plus juste et la plus précise, et d'ouvrir en retour son intelligence à la pensée de l'Autre avec autant de bienveillance que d'exigence. Car lorsque la nécessité se fera sentir d'affronter l'inconnu, les moyens linguistiques ne seront pas là pour le permettre, et faute de pouvoir mettre en mots sa pensée, faute de pouvoir expliquer et convaincre, c'est l'agression physique qui prendra le relais.

Si la marginalisation culturelle et sociale engendre l'insécurité linguistique, la réduction des outils lexicaux qui en résulte rend cet enfermement de plus en plus sévère et de plus en plus faibles la volonté et les chances d'évasion. L'école ne peut accepter que l'homogénéité de certaines classes se fonde sur une même précarité, une même inculture, une même absence d'espoir. Ce serait accepter la fatalité de l'insécurité linguistique car la ghettoïsation scolaire engendre la pénurie et l'imprécision lexicale et rend très difficile la mission de nos enseignants. C'est en organisant une mixité contrôlée que l'on apprendra à tous les élèves que la langue est d'abord faite pour parler à ceux qui ne leur ressemblent pas ; c'est ainsi que l'école se donnera une chance de rompre l'infernal enchaînement des comportements violents que toutes les mesures ponctuelles ont tant de mal à endiguer.

 

I.4. - Vaincre la peur du ridicule

 

Un nombre important d'enfants, refusent d'emblée et avec quelque mépris les mots plus rares, venus d'un monde qui leur est étranger, d'un temps révolu et suspecté parfois d'être... féminin. Ces mots étranges sont considérés avec autant d'inquiétude que de suspicion.

Dès quatre ans, ces élèves commencent à construire les murs d'un monde rétréci où ne règnent que les mots les plus fréquents et les plus flous ; en sont chassés le "précis" comme le "précieux". Un monde où "grav bon" supplante à tout coup "exquis" et "succulent". Un monde restreint où la proximité et la connivence compensent la vacuité des mots.

La méfiance des mots inconnus s'installe donc très tôt, ce qui exige que l'école démontre aussi très tôt la nécessité d'articuler justement et précisément sa pensée. Il importe donc que parents et enseignants donnent aux enfants, dès le début du langage, le goût des mots nouveaux. Il faut que le désir précocement développé de posséder ces mots jusqu'ici inconnus s'impose à la crainte du ridicule ; car c'est bien de cela qu'il s'agit : beaucoup de nos élèves souffrent d'une peur panique d'utiliser les mots qui risquent de les exclure du club de l'inculture et de la virilité mêlées. On ne peut accepter que le fait d'utiliser "exquis" ou "succulent", soit associé au risque de devenir ambigu et peu fréquentable. Dès deux ans, il convient donc, avec obstination et conviction, d'installer avec les enfants un rituel de transmission des mots : chacun d'eux venant enrichir un trésor sans cesse renouvelé, sans cesse sollicité où chaque apport nouveau est salué comme une chance nouvelle, où chaque entrée est accueillie avec jubilation et gratitude. Il faut créer très tôt cet amour des mots plus rares, ce désir de la saveur lexicale singulière que l'on savoure parce qu'elle est singulière, parce qu'elle est rare, parce qu'elle nous vient d'un autre.

Si les mots de l'école ne laissent plus de trace sur les élèves, qu'adviendra-t-il alors du sens de la mission d'enseignement ? Les mots justes, seuls capables de transmettre l'essentiel de nos valeurs, de nos convictions et de nos connaissances, deviendront comparables aux offrandes votives de quelque religion éteinte dont les derniers croyants ont disparu et dont les objets de culte prennent la poussière dans des cryptes désertes.

 

I.5. - Des mots pour apprendre à lire

 

L'école constitue la seule réponse à un problème aujourd'hui posé par bien des élèves de langue maternelle française, de parents francophones, qui arrivent à l'école avec une langue orale très éloignée de la langue qu'ils vont rencontrer en apprenant à lire et à écrire. Ne craignons pas de le dire, ils parlent une langue étrangère à celle sur laquelle va reposer leur apprentissage de la lecture et de l'écriture. Le langage dont disposent certains élèves à la veille d'entrer au cours préparatoire est ainsi incompatible dans ses structures même avec une entrée sans rupture dans le monde de l'écrit.

Ne l'oublions pas, apprendre à lire n'est pas apprendre une langue nouvelle : c'est apprendre à coder différemment une langue que l'on connaît déjà à l'oral. Si un enfant se trouve enfermé dans un usage quasi étranger à la langue commune, il se trouvera d'emblée coupé de la langue écrite. L'école doit donner à tous les enfants qui lui sont confiés une sécurité de vocabulaire qui leur permettra, une fois élucidés les mécanismes du code écrit, d'interroger leur dictionnaire mental pour accéder au sens de mots qu'ils ont appris à déchiffrer.

Tout déficit grave de vocabulaire risque de rendre sans objet l'apprentissage, tellement nécessaire, des relations grapho-phonologiques. La traduction en sons des lettres ou groupes de lettres ne permettra pas à l'apprenti lecteur d'accéder au sens des mots écrits justement parce qu'ils ne figurent pas dans son vocabulaire oral, faute d'un vocabulaire suffisant, la maîtrise du code le conduira alors à produire uniquement du bruit et non du sens.

 

 

II - Quelles stratégies privilégier ?

 

Les inégalités entre les élèves en matière de vocabulaire sont importantes ; elles conditionnent leurs capacités respectives à lire juste, à écrire juste et à parler juste : c'est donc le destin scolaire de certains enfants qui se trouve mis ainsi à mal par la pénurie et le flou des mots. Il ne s'agit pas simplement de dire que certains élèves ont moins de mots que d'autres ; il faut aussi considérer que le faible bagage lexical dont certains disposent est essentiellement constitué de mots passe-partout dont l'imprécision n'autorise aucune ambition réelle de parole, ne permet aucune compréhension exigeante. L'école, dès le début de la maternelle et jusqu'au collège, doit donc se mobiliser pour augmenter la quantité et accroître la précision du vocabulaire des élèves qui lui sont confiés. La question que nous devons nous poser est "comment y parvenir ?". La réponse à cette question suppose que nous analysions sans complaisance deux a priori qui rendent l'enseignement du vocabulaire confus et peu efficace.

 

II.1. - La lecture suffirait, à elle seule, à faire acquérir du vocabulaire et à le fixer

 

La réponse à cette proposition est NON ! La lecture ne suffit pas à emmagasiner des mots nouveaux ; ce qui ne signifie évidemment pas qu'elle n'y contribue point.

On considère trop souvent que les élèves acquerront les mots dont ils ont besoin simplement en lisant ou en écoutant des textes. Or, on constate que les élèves au vocabulaire le plus pauvre sont justement ceux qui fixent le plus difficilement les mots nouveaux rencontrés dans les textes qui leur sont proposés.

La raison en est simple ! les élèves qui ont accumulé un retard de plusieurs années en CE1 ont énormément de mal à comprendre les textes correspondant en principe à leur niveau scolaire car ce niveau est justement déterminé par le degré de difficulté du vocabulaire utilisé (Mesnager, 2004). En bref, si l'on confiait à la seule activité de lecture le soin d'enrichir le vocabulaire de tous les élèves, on prendrait le risque d'agrandir le fossé qui sépare les élèves au vocabulaire réduit de ceux qui ont eu la chance qu'on leur transmette des mots nombreux et précis.

Acquérir des mots nouveaux par la lecture des textes exige que l'élève soit capable d'inférer le sens de ces mots d'après le contexte plus ou moins large dans lequel ils sont utilisés. S'il est possible d'utiliser la connaissance des procédures de dérivation (suffixation, dérivation) pour inférer le sens d'un mot dont on connaît le radical, il est par contre beaucoup plus compliqué de le faire lorsque ce radical n'est pas connu. Seuls les élèves les mieux pourvus en vocabulaire sont capables de découvrir par inférence le sens d'un mot peu ou mal connu. Seuls ces élèves sont susceptibles d'acquérir (c'est-à-dire de comprendre et de garder en mémoire) des mots nouveaux à la lecture ou à l'écoute d'une histoire. En effet, si plusieurs lectures permettent aux meilleurs élèves d'approcher le sens d'un mot nouveau dans un texte, ceux en déficit de mots s'en révèlent incapables car le nombre de mots inconnus dans le texte est beaucoup trop élevé pour qu'ils aient une chance d'en inférer le sens (Robbins et Ehri 1992 ; Penno, Wilkinson et Moore 2002 ; Elshout-Morh et Van Daalen-Kaptjeins 1987).

On comprend bien que lorsqu'un élève rencontre un mot dans un contexte particulier, ce dernier est "paré" d'une signification singulière ; de ce fait, la découverte du "sens propre" exigera un travail spécifique indispensable à sa mémorisation et à sa réutilisation dans un autre contexte : le sens "propre" apparaîtra ainsi comme le sens débarrassé de sa poussière contextuelle. Ce travail de "détourage" nécessaire à l'acquisition d'un vocabulaire actif ne se fait pas tout seul à la seule lecture des textes. Si l'inférence d'un mot à partir de son contexte d'utilisation permet d'en approcher une signification particulière. Ce processus ne garantit en aucune façon la capacité des élèves d'intégrer ce mot, dégagé de son contexte, au sein de leur système lexical.

La plupart des études (malheureusement bien rares) relatives à l'enseignement spécifique des mots montrent que lorsque les mots sont appris hors contexte, la différence est très faible dans cet exercice entre les élèves au vocabulaire réduit et ceux au vocabulaire plus riche (Biemiller et Boote 2006 ; Elley 1989; Senechal, Thomas Monker 1995). On peut sans risque, affirmer que l'enseignement spécifique du vocabulaire fait progresser de façon significativement plus efficace et plus égale les élèves que lorsque ces derniers se trouvent dans l'obligation d'inférer le sens de nouveaux mots dans un texte. Répétons-le ! Cela ne minimise pas l'importance de l'écoute ou de la lecture de textes, à la seule condition que ces textes n'utilisent pas un trop grand nombre de mots peu fréquents et que la lecture soit suivie d'un travail spécifique sur le sens des mots.

 

II.2. - Il n'y aurait pas de progression nécessaire dans l'enseignement du vocabulaire

 

La réponse à cette proposition est NON !

On ne peut laisser à la seule rencontre aléatoire des textes le soin de décider de l'ordre dans lequel les élèves vont être invités à apprendre des mots nouveaux. Même si la lecture ou l'écoute de textes offrent des occasions de rencontrer des mots nouveaux et de se questionner sur le sens que le texte leur donne, l'acquisition d'un vocabulaire disponible en parole et en écriture mérite une programmation rigoureuse, fondée sur des critères propres à l'organisation du système lexical. Nous en privilégierons quatre :

 

1.

À partir de l'identification des mots connus des seuls élèves au vocabulaire moyen ou élevé (mots moins fréquents et plus nombreux), on établira la liste des mots qu'il faudra de façon urgente apprendre aux élèves moins pourvus dès la grande section de maternelle.

2.

En se fondant sur les listes de fréquences des mots, il conviendra de présenter, de la grande section jusqu'au collège, une progression dans l'apprentissage du vocabulaire qui commencera par les mots les plus courants et les plus fréquents pour aborder progressivement ceux plus rares et plus précis.

3.

L'utilisation des "champs thématiques" donnera plus de cohérence à l'étude du vocabulaire et permettra de lier la lecture de texte au travail spécifique sur le vocabulaire. Mots de la marine, mots de la forêt, mots du sport...

4.

La proposition de "champs sémantiques" particuliers induira aussi un regroupement du vocabulaire et en facilitera sans doute la fixation. Mots de la colère, mots de la joie, mots de l'amour...

 

 

III - Quelles pistes pédagogiques peut-on privilégier ?

 

L'acquisition d'un vocabulaire riche et précis, dont nous avons montré l'importance essentielle pour maîtriser la langue orale et écrite, exige un enseignement fondé sur une progression rigoureuse, des séquences spécifiques, des activités systématiques et régulières. Un enseignement qui cultiverait l'aléatoire, l'occasionnel, le superficiel, aurait pour conséquence de pénaliser les élèves qui n'ont pas la chance hors l'école de recevoir les mots qui seuls permettent de porter leur pensée vers un autre au plus juste de leurs intentions.

Sans entrer dans le détail des pratiques pédagogiques, nous citerons trois pistes qui nous semblent correspondre à nos préconisations.

 

III.1. - Les leçons de mots

 

Soucieux de donner à l'enseignement de la grammaire rigueur et spécificité, nous avions proposé dans un précédent rapport la mise en œuvre de "leçons de grammaire". C'est dans le même esprit que nous préconisons que l'apprentissage du vocabulaire puisse bénéficier d'un temps pédagogique spécifique. Nous proposons donc l'organisation régulière de leçons de mots qui garantiront une progression rigoureuse des acquisitions, permettront une sérieuse réflexion sur le sens et la forme des mots et déboucheront sur la constitution d'un trésor commun des mots de l'école.

Une leçon de mots ne se résume ni à une rencontre occasionnelle de quelques mots grappillés dans un texte, ni à la mémorisation systématique de listes de mots. C'est le moment où l'on se questionne en profondeur sur un nombre réduit de mots (quatre à cinq par séquence) choisis sur des critères de fréquence. Ce n'est qu'au bout de ce travail de questionnement collectif que l'on veillera à faire entrer ces mots élucidés dans la mémoire de chaque élève.

Les leçons de mots valent par leur régularité (deux fois une demi-heure par semaine), par le souci constant de cerner progressivement le sens propre des mots (celui qu'ils ont hors de tout contexte) et par le soin apporté à démonter ces mots pour en découvrir les composantes morphologiques, l'étymologie et l'orthographe.

Ces leçons de mots exigent que l'on garde trace individuelle et collective des mots étudiés et de ce que l'on en aura dit. L'utilisation d'un "cahier de mots" dans lequel, tout au long de l'année, semaine après semaine, les élèves noteront les mots nouveaux, les significations identifiées, les constats faits sur leurs formes respectives nous paraît infiniment souhaitable. Ce cahier de mots, commencé au cours préparatoire, pourra suivre l'élève de classe en classe. Chaque fois enrichi, chaque fois approfondi, il portera témoignage des "mots de l'école" et constituera un lien utile avec les parents ; il sera à la fois le patrimoine lexical rendu commun par le partage d'une même progression et la trace de l'originalité des textes et documents choisis librement par chaque professeur.

Ces leçons de mots régulières et systématiques ne constituent pas les seuls moments ou l'on s'intéresse aux mots. À l'issue de chaque lecture ou de chaque écoute d'un texte, on se posera des questions sur les mots peu ou mal connus, on se servira du dictionnaire pour en chercher le sens et on pourra en garder trace dans le cahier de mots.

Mais, si la lecture est l'occasion de rencontrer et de comprendre des mots nouveaux, elle ne constitue pas le cadre privilégié pour leur étude et leur fixation. En lecture, on "lève" les obstacles lexicaux pour comprendre l'histoire. La leçon de mots permet, elle, d'en analyser le sens et la forme et de les faire entrer dans le vocabulaire actif des élèves. C'est par leur régularité et par le caractère systématique des activités qu'elles mettent en œuvre que les leçons de mots permettront à tous les élèves d'acquérir chaque année les trois cent soixante cinq mots qu'ils n'auraient pas acquis en dehors de l'école.

 

III.2. - Contrôler le vocabulaire des textes proposés

 

Nous l'avons précisé, lire et entendre des textes permet de se familiariser avec les mots de l'écrit dont beaucoup sont pour certains élèves totalement inconnus. Cependant, il convient de préciser que les textes lus par le maître ou par l'élève doivent impérativement correspondre au niveau de l'élève. C'est-à-dire que le vocabulaire ne doit pas comporter un nombre trop important de mots que l'on sait hors de portée d'un élève du niveau concerné.

Si l'on ne veille pas à accorder le degré de lisibilité des textes au niveau des élèves, on condamne un grand nombre d'entre eux à être submergés par la quantité trop importante de mots inconnus dont ils seront incapables d'inférer le sens ; en bref, la lecture, au lieu de leur offrir l'occasion de découvrir du vocabulaire, les détournera de ces mots d'un monde qui leur paraîtra étranger.

Il faut donc contrôler la fréquence du vocabulaire et aussi la complexité syntaxique des textes que l'on donne à lire. Il nous faut rappeler ici que lors des évaluations nationales de 6ème, les écarts énormes d'une année à l'autre entre les résultats aux mêmes items ne s'expliquaient que par l'inadmissible légèreté avec laquelle les textes-support avaient été choisis sans tenir compte de leur considérable différence de complexité. Éditeurs et enseignants doivent donc être initiés aux techniques d'évaluation et d'analyse du degré de lisibilité des textes, afin de n'être pas en complet désaccord avec les possibilités des élèves. Des outils existent qui sont d'une utilisation très simple et très rapide(2) ; certes, aucune analyse de la lisibilité ne dira ni la beauté ni l'intérêt d'un texte mais, à intérêt égal, il y aura des textes accueillants et d'autres décourageants.

 

III.3. - Les ateliers de communication

 

Si l'on veut que les élèves aient la volonté de s'emparer de mots nouveaux, plus rares mais plus précis, il faut que l'école leur apprenne que ces mots leur permettront de laisser une trace plus visible sur le monde et sur les autres. Il faut donc leur faire vivre les règles de la communication orale et écrite en leur montrant que si l'on veut être compris au plus juste de ses intentions, il faut faire l'effort de la précision et de l'organisation.

À mesure que vont se multiplier les besoins et les situations de communication, à mesure que va s'élargir le cercle des auditeurs potentiels, le soutien situationnel va supporter de plus en plus difficilement la charge de plus en plus lourde des informations nécessaires à la construction du sens. Il conviendra que l'on apprenne aux élèves à utiliser de plus en plus d'éléments spécialisés conventionnels qui réduiront peu à peu le contexte situationnel à un rôle de complément, certes important, mais qu'il conviendra de gérer en fonction des besoins de l'autre. La juste gestion des mots correspondra donc à une prise de conscience des besoins d'informations spécifiques de l'auditeur ; c'est ainsi que l'on passera d'un stade de communication où l'auditeur est supposé en savoir pratiquement autant que le locuteur sur l'information qu'il va recevoir à un stade où le locuteur commence à tenir compte des possibles ignorances, des lacunes probables que ses informations doivent combler. N'oublions pas qu'à cinq ans, l'enfant utilise encore souvent l'instrument linguistique non pas pour donner les moyens à l'auditeur de construire sa propre réalité, mais pour matérialiser la sienne propre que l'autre est censé être capable de percevoir. Le partage supposé de la référence est une caractéristique importante du comportement communicationnel des jeunes enfants.

Aider l'enfant à comprendre qu'un message n'est pas une simple invitation à regarder un spectacle mais une source d'informations dont le débit doit s'adapter à une situation spécifique fait sans aucun doute partie des conditions essentielles qui favorisent la volonté d'acquisition du vocabulaire.

Prenons un exemple d'activité qui va dans le sens de ce que l'on peut appeler des "ateliers de communication":

La classe décide de confectionner un gâteau. La maîtresse charge quelques enfants d'aller interviewer une mère d'élève pour avoir la recette. Le porte-parole du groupe possesseur des informations expose la recette à un groupe chargé de la confection du gâteau. La maîtresse laisse le processus aller à son terme se contentant d'enregistrer l'échange d'informations.

Le gâteau est réalisé, goûté et jugé absolument immangeable. Le dialogue s'engage alors animé par la maîtresse forte de l'enregistrement de l'échange d'informations. Peu à peu, les responsabilités de chacun sont établies : omission de certaines informations importantes d'un côté ; non-respect de l'ordre dans lequel les consignes avaient été données. La recette est collectivement rétablie, le gâteau confectionné par de nouveaux cuisiniers et dégusté par tous avec délectation.

Sortir du pré carré de la familiarité et de la connivence pour s'adresser à ceux que l'on connaît moins pour leur dire des choses qu'ils ignorent, tel est le vrai défi de l'apprentissage de la langue. Ce défi, un enfant ne pourra le relever tout seul ; il aura besoin d'enseignants attentifs, patients et fermes qui l'aideront à analyser ses échecs et à les transformer en conquêtes nouvelles ; ils lui rappelleront sans cesse que c'est la volonté de repousser progressivement les limites du connu qui constitue le véritable moteur de l'acquisition du langage. C'est en effet pour élargir le cercle de ceux à qui il s'adresse et celui des sujets qu'il ose aborder qu'un jeune enfant consentira des efforts pour acquérir un vocabulaire plus riche et plus précis.

 

 

 

 

Recommandations

 

1.

Donner à l'acquisition du vocabulaire des temps spécifiques en dehors des activités de lecture : les leçons de mots qui doivent permettre de cerner le sens propre et figuré des mots, leur composition et leur étymologie.

2.

Lors de chaque activité de lecture, prendre le temps d'une réflexion sur les mots nouveaux afin d'en définir le sens contextuel, d'en discuter le sens propre et de fixer ces mots nouveaux.

3.

Leçons de mots et travail après lecture induiront des activités à faire le soir.

4.

Un cahier de mots permettra de garder trace des acquisitions de vocabulaire. Véritable trait d'union entre l'école et la maison, il suivra la progression des acquisitions de classe en classe.

5.

Donner aux maîtres, lors de leur formation initiale et continue, les connaissances utiles pour comprendre le fonctionnement du système lexical.

6.

Former les professeurs à savoir mettre en œuvre des activités pédagogiques efficaces permettant de faire acquérir et de fixer le vocabulaire.

7.

Définir pour chaque niveau de classe le fonds commun de vocabulaire qu'un élève ne saurait ignorer. Cet affichage sera la boussole des maîtres et des parents.

8.

Fournir aux professeurs les listes de fréquences lexicales permettant de mettre en œuvre une progression maîtrisée.

9.

Fournir aux professeurs et aux éditeurs les instruments d'analyse de la lisibilité des textes.

10.

Établir dès le début de l'école maternelle un véritable programme d'apprentissage du vocabulaire de 365 mots nouveaux par année.

 

 

 

Notes

 

(1) Mots radicaux : on ne prend pas en compte les mots obtenus par dérivation et suffixation.
(2) Logiciel "Lisi", Jean Mesnager, 2005.

 

 

 

© A. Bentolila (né en 1949), Rapport de mission sur l'acquisition du vocabulaire à l'école élémentaire, février 2007