Hermann Hesse (1877-1962) fut un artiste aux multiples talents, parmi lesquels celui de romancier prolifique. Sa nouvelle, Taedium vitae, écrite il y a près d'un siècle et demi, nous conte les mésaventures d'un homme assez fortuné ayant beaucoup vécu, un peu désœuvré, et qui vient à s'enticher d'un "être dans sa fleur", d'une délicieuse "jeune fille d'environ dix-neuf ans". "À peine l'eus-je aperçue, écrit-il, que son étoile se leva dans mon ciel et que mon cœur fut touché par sa délicate personne".
Las, un peu comme Arnolphe devant Agnès, il devra faire une croix sur ses prétentions : taedium vitae, ici suite d'un vif chagrin d'amour...
Taedium vitae, lassitude vis-à-vis de l'existence : comme l'écrit Sénèque, à qui nous devons cette formule, notre héros fait partie de "ceux qui ne savent rien faire que languir et que bâiller [...]. Il y a d'innombrables variétés du mal, mais qui toutes conduisent au même résultat : le mécontentement de soi". Remarquons que notre personnage est loin d'être seul atteint par cette sorte de langueur !
Ainsi de Freud qui, s'adressant à Mme G. (Gizella Palós puis Ferenczi, à partir de mars 1919), lui écrivait, le 30 avril 1917 (il avait alors 60 ans) : "J'ai parfois des accès de dégoût de la vie et du soulagement à l'idée que s'achève cette existence difficile..."
Quant à l'immense Beethoven, un peu plus d'un siècle auparavant, dans un billet écrit en 1790 à la baronne de Westerholt, il confiait : "Rien n'est stable dans cette vie, tout se détruit avec le temps, et bien peu d'amis sont constants..."

 

 

PREMIÈRE SOIRÉE

 

Le mois de décembre vient de commencer. L'hiver hésite encore, on entend hurler les bourrasques et, depuis plusieurs jours, il tombe une pluie fine et insistante qui parfois se transforme pour une heure en neige mouillée, comme si elle était lasse de sa propre continuité. Les routes sont impraticables, le jour ne dure que six heures.

Isolée en plein champ, ma maison est environnée par les rafales du vent d'ouest, noyée dans une lueur crépusculaire et un clapotis de pluie, perdue au milieu de jardins brunis et ruisselants, en bordure de chemins défoncés par l'inondation et qui ne conduisent nulle part. Personne ne vient, personne ne passe, le monde s'est abîmé quelque part dans le lointain. Comme je l'ai souvent souhaité, tout est solitude et profond silence ; pas un être humain, pas un animal, je suis seul dans mon cabinet de travail où j'entends la tourmente se lamenter dans la cheminée tandis que la pluie fouette les carreaux de la fenêtre.

Voici comment je passe mes journées : je me lève tard, je bois une tasse de lait, j'allume le poêle. Puis je me retire dans mon cabinet de travail, où je suis entouré par trois mille volumes ; j'en lis deux alternativement. Le premier est un ouvrage sinistre intitulé La Doctrine secrète de Mme Blavatsky ; l'autre est un roman de Balzac. Je me lève à plusieurs reprises pour prendre quelques cigares dans le tiroir et deux fois pour aller à table. La Doctrine secrète gagne chaque jour en épaisseur, je n'arriverai jamais au bout de ce livre qui m'accompagnera dans la tombe. Quant au Balzac, il s'amincit régulièrement et diminue de jour en jour, bien que je ne lui consacre pas beaucoup de temps.

Quand mes yeux commencent à me faire mal, je m'installe dans un fauteuil et regarde la faible clarté du jour s'effacer et mourir sur les parois tapissées de livres. Ou bien je vais me placer face au mur et j'examine le dos des volumes. Ce sont mes amis, je les ai conservés, ils me survivront ; même si l'intérêt que je leur porte va diminuant, il faut bien que j'en m'en tienne à eux, car c'est tout ce que je possède. Je les regarde, ces compagnons muets qui me sont restés fidèles par nécessité, et je pense à l'histoire de chacun d'eux. Voici l'œuvre d'un quelconque philosophe grec, magnifiquement reliée et imprimée à Leyde. Je ne peux la lire, car il y a longtemps que je ne sais plus le grec. J'avais acheté cet exemplaire à Venise parce qu'il était bon marché et que le bouquiniste était tout à fait persuadé que je lisais couramment le grec. Ainsi, par timidité, j'achetai le livre et le traînai à travers le monde dans des malles et des caisses, l'emballant et le déballant avec soin jusque dans cette maison où je me suis enfin établi et où il a, lui aussi, trouvé sa place et son repos.

C'est ainsi que se déroule la journée ; le soir, j'allume ma lampe, je lis, je fume des cigares jusque vers dix heures, puis, sans savoir pourquoi car je dors peu, je vais me coucher dans la chambre voisine qui n'est pas chauffée. Je vois flotter dans la pâleur nocturne le rectangle de la fenêtre, le lavabo blanc, une gravure sur fond blanc accrochée au-dessus de mon lit, j'entends la tempête se déchaîner sur le toit et faire trembler les vitres, j'écoute le gémissement des arbres, le martèlement de la pluie qui fouette les carreaux ; j'écoute aussi le bruit de ma respiration et les légers battements de mon cœur, j'ouvre les yeux, je les referme ; je m'efforce de penser aux lectures que j'ai faites, mais je n'y réussis pas. En revanche, je songe à d'autres nuits, à dix, à vingt autres nuits que j'ai passées couché ainsi, tandis que la fenêtre livide luisait vaguement comme ce soir et que les pulsations de mes artères rythmaient doucement les heures décolorées et vaines. Voilà comment s'écoulent mes nuits.

Elles n'ont aucun sens et les jours pas davantage, mais ils passent et c'est là leur destination. Ils reviendront et disparaîtront à nouveau jusqu'à ce qu'ils retrouvent une signification quelconque, ou bien jusqu'au moment où ils arriveront à leur terme et où les battements de mon cœur ne pourront plus les compter. Alors viendront le cercueil et la tombe ; ce sera peut-être par une claire journée de septembre, peut-être qu'il y aura du vent et de la neige, ou par un beau jour de juin, quand fleurissent les lilas.

Pourtant, je ne passe pas ainsi toutes les heures de mon existence. Sur cent heures, il y en a bien une ou la moitié d'une qui est différente. Alors je me rappelle tout à coup la chose à laquelle je ne peux, en somme, m'empêcher de penser nuit et jour et que me cache et me dérobe continuellement la présence des livres, du vent, de la pluie, de la nuit blafarde. Je me demande une nouvelle fois : "Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi Dieu t'a-t-il abandonné ? Pourquoi ta jeunesse t'a-t-elle quitté ? Pourquoi es-tu aussi mort ?"

Ce sont là mes bonnes heures. Alors le brouillard oppressant se dissipe. Ma patience et mon indifférence s'envolent. Je contemple d'un œil lucide mon abominable désert et je retrouve le sentiment des choses. Je ressens la solitude comme si j'étais entouré d'un lac gelé, je ressens la honte et le caractère insensé d'une pareille existence, je ressens la cruelle brûlure causée par la douleur d'avoir perdu ma jeunesse. Bien sûr, cela fait mal, mais c'est tout de même de la souffrance, de la honte, c'est un tourment, c'est tout de même de la vie, de la pensée, de la conscience.

"Pourquoi Dieu t'a-t-il abandonné ? Où ta jeunesse s'en est-­elle allée ?" Je n'en sais rien et je ne pourrai jamais le concevoir. Malgré tout, ce sont là des interrogations, c'est un mouvement de révolte, ce n'est donc plus la mort.

Et à la place d'une réponse que d'ailleurs je n'attends pas, je me heurte à de nouvelles questions. Par exemple : "Depuis combien de temps cet état dure-t-il ? Quand donc t'es-tu senti jeune pour la dernière fois ?"

Pendant que je réfléchis, la glace où sont pris mes souvenirs commence à fondre lentement, ils remuent dans ma mémoire, ils posent sur moi un regard incertain et soudain diffusent les images limpides qui sommeillaient, intactes, sous l'apparence de la mort.

À première vue, il me semble que ces images sont prodigieusement anciennes et qu'elles datent d'au moins dix ans. Mais le sentiment du temps qui s'était engourdi en moi se réveille visiblement, remet à l'honneur les critères oubliés, manifeste son approbation par des signes, évalue chaque chose. Je constate que tout se tient de beaucoup plus près que je ne l'avais cru et maintenant la conscience endormie de mon identité se réveille aussi, pleine d'arrogance, et me confirme impudemment les choses les plus incroyables. Passant d'une image à l'autre, je me dis : "Oui, c'est bien ce que j'étais", et chaque image abandonne immédiatement son caractère d'objet à contempler pour devenir une tranche de vie, une tranche de ma vie. La conscience de l'identité est un phénomène magique, fort réjouissant à voir, mais peu rassurant malgré tout. On possède la conscience de son identité, mais on peut également vivre sans elle, ce que l'on fait assez souvent, sinon la plupart du temps. C'est à la fois une chose magnifique, car elle abolit le temps, et une chose néfaste, car elle nie le progrès.

Mon esprit réveillé a repris l'exercice de ses fonctions et il me fait constater qu'une fois, un certain soir, j'ai bien été en pleine possession de ma jeunesse et que cela ne date que d'une année. L'événement était insignifiant, il s'agissait d'un fait beaucoup trop petit pour que ce soit à son ombre que j'aie pu vivre aussi longtemps, privé de toute lumière. Mais c'était tout de même un événement et, comme j'avais passé des semaines, peut-être des mois sans qu'il se fût produit la moindre chose dans mon existence, cela me sembla aussi beau qu'un petit paradis et prit une importance beaucoup plus grande qu'il n'eût été nécessaire. Néanmoins, j'aime ce genre de chose et j'en suis infiniment reconnaissant. Je suis dans un de mes bons moments. Les rangées de livres, le bureau, le poêle, la pluie, la chambre à coucher, la solitude, tout cela se dissout, s'évanouit, se liquéfie. Mes membres retrouvent pour une heure leur liberté de mouvement.

Il y a donc une année de cela, on était à la fin de novembre ; il faisait à peu près le même temps qu'aujourd'hui, seulement il y avait de la gaîté dans l'air et les choses avaient un sens. Il pleuvait fort, mais le bruit de la pluie me semblait mélodieux et beau ; je ne l'écoutais pas seulement de ma table de travail : j'avais mis un manteau, des chaussures à semelles de caoutchouc et j'étais sorti pour aller rôder par la ville. Mon pas, mes mouvements, ma respiration n'avaient rien de mécanique mais, comme la pluie, ils étaient harmonieux, spontanés, ils avaient retrouvé toute leur signification. Même les journées n'étaient plus aussi mortelles, elles s'écoulaient en cadence, avec des temps forts et des temps faibles ; les nuits étaient rafraîchissantes et ridiculement courtes, pareilles, entre deux journées, à de brèves pauses dont l'horloge était seule à faire le compte. Qu'il est donc magnifique de passer ainsi ses nuits, d'y consacrer de plein gré le tiers de son existence au lieu de rester couché sur son lit à compter les minutes dont aucune n'a cependant la moindre valeur !

Cette ville était Munich. Je m'y étais rendu pour m'occuper d'un commerce dont je me retirai peu de temps après, car je rencontrai là-bas tant d'amis, je vis et j'entendis tant de choses charmantes qu'il n'était plus possible de songer aux affaires. Je me rappelle qu'un soir je me trouvai dans une grande salle admirablement éclairée où j'entendis un Français de petite taille et aux larges épaules nommé Lamond exécuter des œuvres de Beethoven. Les lumières brillaient, les belles robes des dames étincelaient gaîment et, dans les hauteurs de la salle, volaient des anges monumentaux d'une blancheur éclatante qui annonçaient le Jugement dernier et proclamaient la Bonne Nouvelle, déversant sur le public les cornes d'abondance des délices et sanglotant, la face cachée dans leurs mains diaphanes.

Le matin, après une nuit de beuverie, il m'arrivait de traverser en voiture le Jardin anglais en chantant des lieder, puis d'aller boire un café chez Aumeister. L'après-midi, je me retrouvais souvent environné de peintures, de portraits, de paysages représentant des bords de mer et des prairies à l'orée des forêts ; beaucoup de ces tableaux dégageaient l'atmosphère étrangement sublime et paradisiaque d'une création sans souillure. Le soir, je contemplais l'éclat des vitrines, si beau et si dangereux pour les gens de la campagne, je regardais les photographies et les livres exposés, les coupes remplies de fleurs exotiques, les cigares de luxe enveloppés de papier d'argent et les articles de maroquinerie fine, dont l'élégance est si attirante. Je voyais les lampes électriques allumer des reflets étincelants dans les rues mouillées et les flèches des vieilles églises se perdre dans la lueur crépusculaire des nuages.

Grâce à toutes ces distractions, le temps passait vite et facilement, comme un verre qu'on vide et dont chaque gorgée vous fait plaisir. C'était le soir, j'avais fait ma valise et devais partir le lendemain, sans que j'en éprouvasse aucun chagrin. Je me réjouissais à l'avance de rentrer au pays et de faire le trajet en chemin de fer, de voir les villages, les forêts et les montagnes déjà couvertes de neige.

Pour la dernière soirée, j'étais invité dans une belle maison neuve de la très distinguée Schwabingerstrasse, où des conversations animées et des mets choisis me firent passer d'agréables moments. Il y avait aussi quelques femmes, mais d'habitude, je me sens troublé en leur présence, aussi préférai-je m'en tenir à la compagnie des hommes. Nous bûmes du vin blanc dans des coupes de cristal, fumâmes d'excellents cigares dont nous faisions tomber la cendre dans des gobelets de vermeil. La conversation roula sur la ville et la campagne, la chasse, le théâtre ainsi que sur la culture qui nous paraissait devenue plus accessible. Nous parlions tour à tour très fort ou à voix basse, avec feu ou ironie, sur un ton sérieux ou badin, et nous échangions des regards pleins de vivacité et de sous-entendus.

Ce n'est que fort tard, au moment où la soirée allait se terminer et où la conversation masculine s'orientait vers la politique, à laquelle je n'entends pas grand-chose, que je me décidai à me tourner du côté des invitées. Elles s'entretenaient avec quelques jeunes peintres et sculpteurs qui, en réalité, étaient de pauvres diables, mais tous vêtus avec une telle élégance qu'ils ne m'inspiraient aucune pitié et que je me sentis obligé de leur témoigner de la considération et du respect. De leur côté, ils se montrèrent aimables avec moi et je fus même encouragé par l'accueil amical qu'ils faisaient à un hôte venu de la campagne, en sorte que ma timidité s'évanouit et que je me mis à converser tout à fait fraternellement avec eux. En même temps, je jetais des regards curieux sur le groupe des jeunes dames.

Je découvris alors parmi elles une toute jeune fille d'environ dix-neuf ans, avec des cheveux blond clair comme ceux d'un enfant, des yeux bleus et le visage allongé d'un personnage de légende. Elle portait une robe claire avec des garnitures bleues et était assise dans son fauteuil, attentive et contente. À peine l'eus-je aperçue que son étoile se leva dans mon ciel et que mon cœur fut touché par sa délicate personne, par son intime et innocente beauté, tandis que je percevais la mélodie qui enveloppait tous ses mouvements. Une joie, une émotion silencieuse accéléra légèrement le rythme de mes pulsations et je lui aurais volontiers adressé la parole, mais je ne trouvais rien d'intéressant à lui dire. Elle-même parlait peu et se contentait de sourire, d'approuver d'un signe de tête et de faire de brèves réponses d'une voix claire et doucement modulée. Une manchette de dentelle tombait sur son poignet gracile et laissait voir une main aux doigts délicats, enfantine et expressive. Son pied qu'elle balançait par jeu était chaussé d'une fine et haute bottine de cuir brun ; la forme et la taille de ce pied, comme celles de ses mains, étaient très heureusement proportionnées à l'ensemble de sa personne.

"Ô toi, me dis-je en la regardant, toi mon enfant, mon bel oiseau ! Quel bonheur de pouvoir te contempler dans la fleur de ton printemps !"

Il y avait là d'autres femmes, plus brillantes et qui promettaient davantage dans l'éclat de leur maturité, il y en avait de plus intelligentes, au regard pénétrant, mais d'aucune autre n'émanait une telle aura, nulle autre n'était environnée d'une aussi douce musique. Elles parlaient, riaient, et leurs yeux clairs ou foncés décochaient maintes flèches. Par des gentillesses et des agaceries, elles m'attirèrent dans la conversation et me témoignèrent de l'amitié, mais je ne leur répondais qu'à travers un demi-sommeil ; au fond de mon cœur, je demeurais auprès de la blonde jeune fille pour graver son image en moi et ne pas laisser échapper de mon souvenir cet être dans sa fleur.

Sans que je m'en rendisse compte, il se faisait tard et soudain tout le monde se leva, il y eut beaucoup de bruit, les invités allaient et venaient, prenaient congé de leurs hôtes. Je me levai en hâte et fis de même. Dans le vestibule, comme nous mettions nos manteaux et nos cache-col, j'entendis l'un des peintres dire à la belle : "puis-je vous accompagner ?" Et elle répondit : "Oui, mais cela fait un grand détour pour vous. Je peux aussi prendre une voiture". J'intervins aussitôt et déclarai : "Permettez que j'aille avec vous, je vais dans la même direction".

Elle sourit en disant : "D'accord, merci bien". Le peintre salua poliment, me regarda avec surprise et s'éloigna.

À présent, je marchais dans la rue nocturne aux côtés de la personne aimée. Un fiacre attardé stationnait à un carrefour et ses lanternes défaillantes semblaient nous regarder. "Ne devrais-je pas plutôt monter dans ce fiacre ? Il faut compter une demi-heure jusque chez moi".

Je la priai cependant de n'en rien faire. Alors elle me demanda tout à coup :

"Comment savez-vous où j'habite ?

- Oh ! Cela n'a pas d'importance. D'ailleurs, je l'ignore absolument.

- Mais vous disiez que vous alliez dans la même direction que moi.

- C'est vrai. De toute façon, je me serais promené encore une demi-heure".

Nous regardions le ciel qui s'était éclairci et apparaissait entièrement étoilé ; un vent frais et vif balayait les larges rues silencieuses.

Au début, je me sentis embarrassé, car je ne savais vraiment pas que lui dire. Cependant elle marchait librement et sans prévention à mes côtés, respirait avec plaisir l'air frais de la nuit et, selon l'impression du moment, se contentait de pousser une exclamation ou de poser une question à laquelle je répondais ponctuellement. De mon côté, je me sentais de nouveau libéré et satisfait et une paisible causerie, dont j'ai totalement oublié le sujet, s'établit entre nous, accordée au rythme de notre pas.

En revanche, je me rappelle fort bien le timbre de sa voix qui avait une résonance pure, légère comme le chant d'un oiseau et cependant chaleureuse. Son rire était franc et discret ; son pas s'accordait au mien et la marche ne m'a jamais donné pareille impression de légèreté et de gaîté ; la ville endormie, avec ses palais, ses portes monumentales, ses jardins et ses statues glissait à nos côtés dans l'ombre et le silence.

Nous croisâmes un vieil homme en haillons qui s'avançait avec difficulté. Il voulut nous céder le passage, mais, refusant sa politesse, nous lui fîmes place en nous rangeant chacun d'un côté et il se retourna lentement pour nous regarder. "Mais oui, regarde-nous seulement !" dis-je, et la blonde jeune fille, amusée, se mit à rire.

Les horloges des hautes tours de la ville égrenaient leurs coups qui s'envolaient au-dessus des toits, clairs et allègres dans le vent d'hiver et allaient se perdre insensiblement dans une lointaine et confuse rumeur. Une voiture traversa une place ; les fers du cheval martelaient le pavé sonore mais on n'entendait pas les roues car elles avaient des bandages de caoutchouc.

La belle jeune fille cheminait, fraîche et gaie, à mes côtés ; je me sentais enveloppé par la musique qui émanait de tout son être, mon cœur battait au même rythme que le sien, mes yeux voyaient tout ce que son regard apercevait. Elle ne me connaissait pas, je ne savais pas son nom, mais nous étions tous deux jeunes et insouciants, nous étions camarades à la manière de deux étoiles ou de deux nuages qui suivent la même route, respirent le même air et qui, sans paroles et sans désirs, se sentent heureux. Mon cœur avait de nouveau dix-neuf ans et était intact.

Il me semblait que nous allions tous deux continuer à marcher indéfiniment, sans but et sans fatigue. II me semblait que nous avancions ainsi, côte à côte, depuis très, très longtemps et que cela pourrait ne jamais finir. Le temps n'existait plus, bien qu'on entendît sonner les heures.

Cependant elle s'arrêta tout à coup, sourit, me tendit la main et disparut dans l'entrée d'une maison.

 

 

DEUXIÈME SOIRÉE

 

J'ai passé la moitié de la journée à lire et mes yeux me font mal, sans que je sache en somme pourquoi je les fatigue à ce point. Mais il me faut bien passer le temps d'une manière ou d'une autre. Le soir est de nouveau là et tandis que je relis ce que j'ai écrit hier, le temps écoulé se reconstitue, pâle et lointain et cependant reconnaissable. Je vois les journées et les semaines, les événements et les désirs, les réflexions et les expériences vécues, admirablement liés entre eux et former un enchaînement logique, je vois se dérouler une vie réglée, avec sa continuité et son rythme, avec ses intérêts et ses objectifs, avec cette merveilleuse évidence et ce naturel propres à une vie normale et saine, toutes choses que j'ai depuis lors totalement perdues.

Le lendemain de cette sortie nocturne avec la jeune inconnue, j'avais donc pris le train pour regagner mon village. Presque seul dans le wagon, j'étais content de me trouver dans cet express et de pouvoir admirer les Alpes qui, pendant un moment, apparurent éclatantes et pures dans le lointain. À Kempten, je mangeai une saucisse au buffet et m'entretins avec le contrôleur auquel je payai un cigare. Plus tard, le temps se gâta et je vis le lac de Constance engrisaillé qui s'étendait comme une mer dans le brouillard, derrière un léger rideau de neige.

Rentré chez moi et installé dans la chambre même où je suis en ce moment, j'allumai un bon feu dans mon poêle et me remis à la tâche avec zèle. Je recevais des lettres et des paquets de livres qui me donnaient beaucoup de travail et, une fois par semaine, je me rendais dans la petite ville pour faire quelques emplettes, boire un verre de vin et jouer au billard.

Cependant, je remarquai peu à peu que la gaîté, l'enjouement et la joie de vivre qui m'avaient accompagné partout lors de mon récent séjour à Munich avaient tendance à baisser et à fuir par quelque petite et stupide brèche, de sorte que je tombai progressivement dans un état moins brillant, où le rêve prédominait. Au début, je pensai que je couvais une légère indisposition, c'est pourquoi je partis pour la ville afin d'y prendre un bain de vapeur, mais cela ne me soulagea pas du tout. Je ne tardai pas à m'apercevoir que ce mal ne résidait ni dans les articulations ni dans le sang. Car je commençais à présent, malgré moi ou du moins involontairement, à penser à Munich avec une sorte d'avidité tenace, comme si j'avais perdu quelque chose d'essentiel dans cette ville agréable. Très lentement, cette chose essentielle prit forme dans ma conscience et cette forme était celle de la blonde de dix-neuf ans, cette gracieuse et charmante fille. Je m'aperçus que son image ainsi que la bienheureuse sortie vespérale en sa compagnie ne s'étaient pas transformées pour moi en un paisible souvenir, mais qu'elles étaient devenues une partie de moi-même et commençaient à me causer de pénibles souffrances.

Ce fut au moment où apparurent les premiers signes du printemps que cette affaire atteignit son point critique et que la situation devint brûlante ; dès lors, il n'y avait plus aucun moyen de s'y soustraire. Je savais désormais que je devais revoir la jeune fille que j'aimais avant de pouvoir penser à quoi que ce soit d'autre. Si tout allait bien, je ne devais pas avoir peur de dire adieu à ma tranquille existence et de livrer au courant la barque de ma paisible destinée. Si, jusqu'à ce jour, j'avais eu l'intention de suivre ma route en spectateur indifférent et solitaire, il semblait maintenant qu'une impérieuse exigence en eût décidé autrement.

J'examinai consciencieusement tout ce qu'il était nécessaire de considérer dans cette affaire, et j'en conclus qu'il m'était parfaitement possible et permis de demander la main d'une jeune fille, si la chose devait en arriver là. J'avais un peu plus de trente ans, j'étais en parfaite santé et j'avais bon caractère ; je possédais en outre une fortune suffisante pour qu'une femme pas trop gâtée pût compter sur moi. Vers la fin du mois de mars je repartis donc pour Munich et, cette fois, j'eus abondamment de quoi réfléchir pendant le long trajet en chemin de fer. Je me proposais de faire d'abord plus ample connaissance avec la jeune personne et je ne tenais pas pour absolument impossible que mon inclination se révélât après tout moins vive et moins insurmontable que je ne l'avais imaginé depuis quelque temps. Peut-être, me disais-je, le simple fait de la revoir apaisera-t-il ma nostalgie et l'équilibre se rétablira-t-il de lui-même dans mon esprit.

C'était là, sans doute, la supposition insensée d'un homme sans expérience. Je me rappelle fort bien avec quel plaisir et quelle astuce je tramais les fils de ma pensée au cours de ce voyage, tandis que je me réjouissais intérieurement à mesure que je me rapprochais de Munich et de la blonde jeune fille. À peine avais-je foulé de nouveau le pavé bien connu de la grande ville que je ressentis cette impression de bien-être qui m'avait manqué depuis tant de semaines. Cette sensation n'était pas dénuée d'une certaine nostalgie et d'une secrète inquiétude, néanmoins, il y avait longtemps que je ne m'étais senti aussi bien. De nouveau, tout ce que je voyais me faisait plaisir, tout brillait d'un merveilleux éclat : les rues que je connaissais bien, les clochers, les gens dans le tramway avec leur dialecte, les grands édifices et les monuments silencieux. Je donnai un pourboire à tous les receveurs de tramway, je me laissai tenter, en regardant une belle vitrine, et achetai un élégant parapluie ; je me payai aussi, dans une boutique de tabac, quelques cigares de prix, comme il convenait en somme à ma position et à ma fortune et, dans l'air vif du mois de mars, je me sentis tout joyeux et en veine d'entreprises.

Il m'avait suffi de deux jours pour prendre en toute tranquillité des renseignements sur la jeune fille en question, et ce que j'avais appris correspondait à peu près à mon attente. C'était une orpheline de bonne famille, mais pauvre, et elle fréquentait une école d'art décoratif. En outre, elle était une parente éloignée de mes connaissances de la Leopoldstrasse chez lesquelles je l'avais vue lors de mon dernier séjour.

Et c'est là aussi que je la revis. Ce fut au cours d'une petite soirée où je retrouvai presque tous ceux que j'avais déjà rencontrés dans cette maison et où plusieurs personnes me reconnurent et me serrèrent amicalement la main. Quant à moi, j'éprouvai beaucoup d'embarras et d'agitation jusqu'au moment où elle parut enfin en compagnie d'autres invités. Je retrouvai alors mon calme et ma bonne humeur et, lorsque après m'avoir reconnu, elle me fit un signe de tête et me rappela aussitôt cette fameuse soirée d'hiver où je l'avais vue pour la première fois, je sentis renaître ma confiance et je pus lui parler, la regarder dans les yeux comme si le temps ne s'était pas écoulé depuis lors et que le même vent hivernal eût toujours soufflé autour de nous. Cependant nous n'avions pas grand-chose à nous dire et elle me demanda seulement comment j'allais depuis cette soirée et si j'étais resté tout le temps à la campagne. Lorsque nous eûmes échangé ces quelques propos, elle se tut pendant un moment, me regarda en souriant et se tourna vers ses amis tandis que je pouvais à mon gré la contempler maintenant d'une certaine distance. Elle me parut un peu changée, mais je ne savais en quoi consistait ce changement et ce fut seulement après coup, plus tard, une fois qu'elle fut partie et que je pus comparer les deux images de sa personne qui s'affrontaient en moi, que je découvris qu'elle avait relevé différemment ses cheveux et que ses joues étaient devenues un peu plus rondes. Je la regardais en silence et j'éprouvais toujours le même sentiment de joie et d'admiration à l'idée qu'il pouvait exister quelque chose d'aussi beau et d'aussi intensément juvénile et qu'il m'était permis de rencontrer cette créature dans sa fleur et de plonger mon regard dans ses yeux clairs.

Pendant le dîner et un peu plus tard, au moment où l'on servit du vin de la Moselle, je me trouvai mêlé à la conversation des messieurs et bien qu'on parlât d'autre chose que la dernière fois, il me sembla qu'elle n'était qu'une suite de l'entretien précédent et je constatai, non sans quelque satisfaction, que malgré leur désir de tout voir et de connaître toutes les nouvelles du jour, ces citadins remuants et blasés étaient enfermés dans un certain cercle à l'intérieur duquel se passait leur vie et s'exerçait leur esprit et qu'en dépit de toute sa diversité et de tous ses changements, ce cercle présentait lui aussi un caractère inexorablement clos et relativement étroit. Quoique je me trouvasse très à l'aise dans ce milieu, je sentais qu'au fond ma longue absence ne m'avait privé de rien, et je ne pouvais m'empêcher de penser que ces messieurs et ces dames étaient restés assis à la même place et qu'ils poursuivaient toujours le même entretien. Naturellement, cette pensée était injuste à leur égard et provenait uniquement du fait que ce soir-là, mon intérêt et mon attention étaient constamment détournés de la conversation.

Je gagnai le plus tôt possible la pièce voisine où les jeunes gens s'entretenaient avec les dames. Je ne fus pas sans remarquer que la beauté de la demoiselle attirait vivement les jeunes artistes et qu'ils la traitaient tantôt en camarade, tantôt avec le plus grand respect. Seul un portraitiste nommé Zündel se tenait froidement à l'écart auprès de quelques femmes plus âgées et nous observait, nous autres exaltés, avec un mépris qui n'excluait pas une certaine bonhomie. Il s'entretenait négligemment avec une belle femme aux yeux bruns, écoutant plus qu'il ne parlait lui-même ; j'avais entendu dire qu'elle avait une réputation de femme dangereuse et qu'elle avait eu ou avait encore beaucoup d'aventures amoureuses.

Cependant, je ne remarquai tout cela qu'en passant et sans y prêter beaucoup d'attention. La jeune fille m'absorbait entièrement, mais je ne participai pas à la conversation générale. Je la sentais vivre et évoluer timidement dans un univers de suave musique et le charme intime de sa nature m'enveloppait d'aussi près, avec la même douceur et la même insistance que le parfum d'une fleur. Malgré tout le bien que sa présence me faisait, je pressentais néanmoins avec certitude que sa vue ne suffirait pas à m'apaiser et à me satisfaire et que ma souffrance deviendrait encore beaucoup plus torturante si je devais être séparé d'elle une nouvelle fois. Il me semblait qu'à travers sa ravissante personne, mon bonheur et ma jeunesse prête à s'épanouir me faisaient signe de les saisir, de les prendre contre moi, de peur qu'ils ne reviennent plus jamais. Ce n'était pas une passion charnelle, un désir de baisers et de nuits d'amour, désir que tant de belles femmes avaient déjà éveillé en moi et qui m'avait exalté et tourmenté pendant quelques heures. C'était bien davantage la joyeuse certitude qu'en cet être charmant j'allais rencontrer mon bonheur, que son âme m'était apparentée et propice et que mon bonheur devait aussi être le sien. C'est pourquoi je résolus de demeurer dans son voisinage et de lui faire ma demande en temps voulu.

 

 

TROISIÈME SOIRÉE

 

Ce qui suit devra bien être raconté un jour ou l'autre, donc, allons-y !

Je coulais des jours heureux à Munich. J’habitais non loin du Jardin anglais où j'allais me promener tous les matins. Je visitais souvent les galeries de peinture et lorsque j'y découvrais quelque toile particulièrement belle, j'avais le sentiment qu'il se produisait une rencontre entre le monde extérieur et la bienheureuse vision que je conservais dans ma mémoire.

Un soir, j'entrai chez un bouquiniste afin d'acheter quelque chose à lire. Après avoir fouillé dans des rayonnages poussiéreux, je découvris une jolie édition d'Hérodote, élégamment reliée, dont je fis l'acquisition. Là-dessus j'engageai une conversation avec le commis qui me servait. C'était un homme remarquablement aimable et d'une politesse pleine de discrétion ; son visage avait une expression modeste mais reflétait une sorte d'illumination intérieure, et de toute sa personne se dégageait une impression de bienveillance douce et pacifique qu'on percevait immédiatement et qui se lisait aussi dans ses traits et dans ses gestes. Il avait beaucoup lu et comme je me plaisais dans sa compagnie, je retournai souvent dans sa boutique pour y acheter quelque chose et m'entretenir un quart d'heure avec lui. Sans qu'il m'eût rien dit de pareil, il me fit l'impression d'un homme qui avait oublié ou surmonté les ténèbres et les orages de la vie et qui menait une existence paisible et honnête.

Après avoir passé la journée en ville avec des amis ou dans des galeries d'art, je restais toujours, avant d'aller me coucher, environ une heure dans ma chambre de location, enveloppé d'une couverture de laine, à lire Hérodote ou à suivre par la pensée la belle jeune fille dont le nom, Maria, m'était maintenant connu.

Lorsque je la revis, je réussis à m'entretenir un peu plus sérieusement avec elle ; nous causâmes très familièrement et j'appris bien des choses sur son existence. Je fus même autorisé à l'accompagner jusque chez elle et, comme dans un rêve, je suivis de nouveau avec elle le même chemin que la dernière fois à travers les rues silencieuses de la ville. Je lui dis que j'avais souvent pensé à ce trajet et que j'avais souhaité pouvoir le refaire avec elle. Elle rit gaîment et me posa quelques questions. Enfin, comme le moment des aveux était arrivé, je la regardai et lui dis : "C'est uniquement à cause de vous que je suis revenu à Munich, mademoiselle Maria".

Aussitôt je craignis que cette déclaration ne lui eût paru trop hardie et je me sentis embarrassé. Mais elle ne répondit rien et se contenta de me regarder calmement et avec une légère curiosité. Puis, après un moment, elle dit : "Jeudi prochain, un de mes camarades organise une fête dans son atelier. Voulez-vous y aller ? Alors venez me chercher à huit heures".

Nous étions arrivés devant sa demeure. Je la remerciai et pris congé.

Ainsi, j'étais invité à une fête par Maria. J'étais au comble du bonheur. Bien que je ne me fisse pas trop d'illusions au sujet de cette fête, il m'était singulièrement doux de penser qu'elle m'avait invité et que je lui devais quelque chose. Je me demandai comment je pourrais la remercier et je décidai de lui offrir ce jeudi-là un beau bouquet de fleurs.

Il me fallait attendre encore trois jours et pendant ce temps je ne retrouvai pas l'humeur joyeuse et la sérénité des semaines précédentes. Depuis que je lui avais dit que c'était à cause d'elle que j'avais fait le voyage de Munich, j'avais perdu mon naturel et ma tranquillité. C'était en quelque sorte un aveu que je lui avais fait et j'étais persuadé qu'elle savait à quoi s'en tenir à mon sujet et que peut-être elle réfléchissait à la réponse qu'elle allait me donner. Je passai le plus clair de mon temps à faire des excursions en dehors de la ville, dans les grands parcs de Nymphenburg et de Schleissheim ou dans les forêts au bord de l'Isar.

Lorsque le jeudi arriva et que le soir vint, je m'habillai, j'allai acheter une gerbe de roses rouges, puis je me rendis en calèche chez Maria avec mon bouquet. Elle descendit aussitôt, je l'aidai à monter en voiture et lui offris les fleurs, mais elle était nerveuse et gênée, comme je le remarquai en dépit de mon propre embarras. Je la laissai donc tranquille et je fus charmé de la voir dans cet état d'excitation et de plaisir fiévreux si naturel chez une jeune fille qui se rend à une fête. Pendant le trajet en voiture découverte à travers la ville, je me sentis peu à peu gagné par un grand bonheur, car il me semblait que Maria reconnaissait ainsi entre nous l'existence d'une sorte d'amitié privilégiée et de complicité, ne fût-ce que pour une heure. Je ressentais la solennité de ma fonction honorifique, qui consistait à la protéger et à l'accompagner pendant cette soirée, bien qu'elle n'eût assurément pas manqué d'amis disposés à remplir cette charge à ma place.

La voiture s'arrêta devant la façade nue d'un grand immeuble locatif dont nous dûmes franchir l'entrée et traverser la cour. Au fond de celle-ci, un interminable escalier nous conduisit au dernier étage de la maison où, dans le couloir déjà, un torrent de lumière et d'éclats de voix déferla contre nous. Après avoir déposé nos manteaux dans une pièce contiguë où un lit de fer et quelques caisses étaient couverts de vêtements et de chapeaux, nous pénétrâmes dans l'atelier brillamment éclairé et déjà rempli de monde. Je connaissais vaguement trois ou quatre personnes mais tous les autres étaient des inconnus pour moi, y compris le maître de maison auquel Maria me présenta en ajoutant : "C'est un de mes amis. Cela ne te fait rien que je l'aie amené ?"

Cette question m'effraya un peu, car je croyais qu'elle m'avait annoncé. Sans marquer aucune surprise, le peintre me tendit la main et répondit calmement : "C'est en ordre".

Une vive animation régnait dans l'atelier où chacun avait son franc-parler. On se mettait où l'on pouvait, on s'asseyait l'un à côté de l'autre sans se connaître. Les invités se servaient à leur gré des mets froids qu'on avait disposés ici et là, ainsi que de vin et de bière et tandis que les uns venaient d'arriver ou prenaient leur souper, d'autres allumaient déjà des cigares dont la fumée, au commencement du moins, se perdait facilement dans les hauteurs du vaste atelier.

Comme personne ne s'occupait de nous, je me mis en quête de quelque nourriture pour Maria et pour moi et nous mangeâmes installés à une petite table à dessin en compagnie d'un joyeux bonhomme à la barbe rousse que nous ne connaissions pas et qui nous faisait des signes de tête encourageants et pleins de jovialité. Parfois l'un ou l'autre des retardataires qui n'avait pas trouvé de table libre passait la main par-dessus nos épaules pour attraper un sandwich au jambon et lorsqu'on eut épuisé les provisions, de nombreux invités se plaignirent d'avoir encore faim et deux d'entre eux allèrent acheter un supplément de victuailles, après que leurs camarades se furent cotisés et eurent réuni une petite somme d'argent.

L'hôte assistait avec indifférence à ces démonstrations d'une gaîté quelque peu tapageuse, mangeait une beurrée tout en allant bavarder avec l'un ou l'autre de ses invités, un verre de vin à la main. Quant à moi, ces manières relâchées ne me choquaient pas du tout : cependant je souffrais secrètement de voir que Maria semblait à l'aise dans ce milieu où elle avait l'air de se sentir comme chez elle. Certes, je savais que ces jeunes artistes étaient ses collègues et que certains d'entre eux étaient des gens très remarquables ; je n'avais donc aucun droit de souhaiter autre chose. Pourtant, je souffrais un peu et j'étais presque déçu de la voir supporter si allégrement cette camaraderie en somme assez grossière. Je me retrouvai bientôt tout seul, car après ce casse-croûte vite expédié, elle se leva et alla saluer ses amis. Elle me présenta à deux de ceux-ci et tenta de m'entraîner dans leur conversation, ce qu'à vrai dire je n'acceptai pas. Puis je la vis aller tantôt vers l'une, tantôt vers l'autre de ses connaissances ; et comme ma présence ne semblait pas lui manquer, je me retirai dans un coin, m'appuyai contre le mur et contemplai avec satisfaction cette remuante société. Je ne m'étais pas attendu à ce que Maria se tînt toute la soirée près de moi, et je m'estimais heureux de pouvoir la regarder, de bavarder de temps à autre avec elle et d'avoir la perspective de la raccompagner chez elle. Malgré tout, je commençais à me sentir mal à l'aise et plus les autres débordaient de gaîté, plus je me sentais inutile et dépaysé, car on ne m'adressait que rarement la parole et toujours en passant.

Parmi les invités, je remarquai le célèbre portraitiste Zündel ainsi que cette belle femme aux yeux bruns que l'on m'avait dépeinte comme une personne dangereuse et d'une réputation assez équivoque. Elle semblait bien connue dans ce cercle où la plupart des invités la regardaient avec une certaine familiarité et un léger sourire, mais aussi avec une franche admiration à cause de sa beauté. Zündel avait aussi beaucoup d'allure ; il était grand et vigoureux, avec des yeux foncés et perçants et son maintien plein d'assurance, orgueilleux et dominateur, trahissait l'homme choyé, certain de l'impression qu'il produira partout. Je l'observai avec attention car j'éprouve pour ce genre d'hommes un singulier intérêt, mêlé d'une pointe d'humour et d'un peu de jalousie. Il essayait de taquiner notre hôte à propos des insuffisances de son hospitalité.

"Tu n'as même pas assez de chaises", dit-il dédaigneusement, mais le maître de la maison ne broncha pas. Il haussa les épaules et dit :

"Si jamais je me consacre au portrait, on ne manquera de rien chez moi". Alors Zündel s'en prit aux verres :

"Dans des cuveaux pareils, il est impossible de boire du vin. N'as-tu jamais entendu dire que le vin exige des verres d'une grande finesse ?" Imperturbable, l'hôte répondit :

"Peut-être as-tu quelque compétence en matière de verres mais pour ce qui est du vin, tu n'y connais absolument rien. Pour ma part, j'ai toujours préféré un bon vin à un beau verre".

La jolie femme écoutait ces propos en souriant et son visage avait une expression singulièrement satisfaite et ravie qui ne pouvait guère s'expliquer par des plaisanteries de ce genre. Je m'aperçus bientôt que, par-dessous la table, elle tenait sa main profondément engagée dans la manche gauche de l'habit du peintre dont le pied jouait négligemment avec le sien. Cependant, Zündel semblait être plus complaisant que tendre avec elle, tandis que de son côté elle s'accrochait à lui avec une ardeur déplaisante, de sorte que sa vue me devint bientôt insupportable.

D'ailleurs, il ne tarda pas à se dégager de son étreinte et il se leva. Une fumée compacte remplissait maintenant l'atelier, même les femmes et les jeunes filles fumaient des cigarettes ; les éclats de rire se mêlaient au bruit des conversations ; chacun allait et venait, on s'asseyait sur des chaises, sur des caisses, sur des seaux à charbon, sur le plancher. Quelqu'un jouait du piccolo et, au milieu du tumulte, un jeune homme quelque peu éméché déclamait gravement un poème devant un groupe d'auditeurs hilares.

J'observais Zündel qui allait et venait d'un pas mesuré et qui avait conservé tout son calme, toute sa lucidité. Cependant, mes regards revenaient toujours à Maria, assise sur un divan avec deux autres amies ; elles conversaient avec des jeunes gens qui se tenaient debout auprès d'elles, le verre à la main. Plus la réjouissance se prolongeait et devenait bruyante, plus la tristesse et l'oppression m'étreignaient. J’avais le sentiment de m'être égaré avec ma petite fée dans un lieu impur et je guettais le moment où elle me ferait signe et me demanderait de partir.

Le peintre Zündel se tenait maintenant à l'écart et avait allumé un cigare ; il examinait les visages et jetait aussi des regards attentifs du côté du divan. Soudain, Maria leva les yeux et je vis parfaitement qu'elle le regarda pendant un instant. Il souriait, mais elle continua à le fixer avec insistance ; alors je le vis cligner de l'œil et lever la tête d'un air interrogatif, à quoi elle répondit par un léger signe de tête.

Je sentis mon cœur devenir lourd comme une pierre et tout s'assombrit devant moi. Pourtant je ne savais rien encore et il pouvait s'agir d'une plaisanterie, d'un hasard, d'un geste à peine conscient. Mais cette pensée ne me consolait pas. J'avais vu qu'il existait une connivence entre ces deux êtres qui n'avaient pas échangé un seul mot de toute la soirée et qui s'étaient presque ostensiblement tenus éloignés l'un de l'autre.

À cet instant précis, mon bonheur s'écroula et mon puéril espoir s'évanouit. De tout cela, il ne restait plus la moindre touche de beauté ni de lumière. Il ne restait même pas de quoi éprouver la pure et profonde tristesse que j'eusse volontiers supportée, mais seulement une impression de honte et de désillusion, une odieuse sensation d'écœurement. Si j'avais vu Maria en compagnie d'un heureux fiancé ou d'un amoureux, j'eusse envié celui-ci et la chose m'eût réjoui malgré tout. Mais il s'agissait d'un vulgaire séducteur, d'un homme à femmes dont le pied avait joué, moins d'une demi-heure auparavant, avec celui de la personne aux yeux bruns.

Je me dirigeai vers elle, affligé, je regardai ce frais visage que j'aimais tant et lui demandai :

"Il se fait tard, mademoiselle Maria, ne pourrais-je pas vous raccompagner chez vous ?"

Hélas, je vis alors pour la première fois son embarras et sa duplicité. La touche divine s'était effacée de son visage et même sa voix avait quelque chose de dissimulé et de faux. Elle se mit à rire et dit très fort :

"Oh ! Pardonnez-moi, je n'avais pas pensé à vous le dire : on viendra me chercher. Vous voulez déjà partir ?

- Oui, je vais me retirer, répondis-je. Adieu, mademoiselle Maria".

Je ne pris congé de personne et personne ne me retint. Je descendis lentement l'escalier, traversai la cour et sortis par le passage qui donnait sur la rue. Une fois dehors, je réfléchis à ce que j'allais faire, revins sur mes pas et allai me cacher dans la cour derrière une charrette vide. Là j'attendis longtemps, presque une heure. Puis je vis arriver Zündel qui jeta le mégot de son cigare, boutonna son manteau, sortit et reparut bientôt pour se poster à l'entrée du passage.

Cinq, dix minutes s'écoulèrent pendant lesquelles j'aurais eu tout le temps de m'avancer, de l'interpeller en le traitant de chien et de le saisir à la gorge. Mais je ne le fis pas, je restai silencieux dans ma cachette et attendis. Ce ne fut pas long, car j'entendis de nouveau des pas dans l'escalier, la porte s'ouvrit et Maria apparut, regarda autour d'elle, se dirigea vers la sortie et mit tranquillement son bras sous celui du peintre. Puis ils s'éloignèrent tous deux d'un pas rapide. Je les suivis des yeux un instant, et je me mis en devoir de rentrer chez moi.

Arrivé à la maison, je me couchai sans pouvoir trouver le repos de sorte que je me relevai et me rendis au Jardin anglais où je rôdai pendant la moitié de la nuit, puis je regagnai ma chambre et dormis profondément jusqu'à une heure avancée du jour. Au cours de la nuit, je m'étais proposé de partir le lendemain matin, mais je m'étais réveillé trop tard pour exécuter ce projet et j'avais donc encore une journée devant moi. Je fis ma valise, réglai ma note, écrivis à mes amis pour prendre congé d'eux, mangeai en ville et allai m'asseoir dans un café. Le temps me parut long et je me demandais comment j'allais passer l'après-midi. C'est à ce moment-là que je commençai à ressentir ma misère. II y avait des années que je ne m'étais plus trouvé dans cette atroce et déshonorante situation où les journées me faisaient peur et où je me demandais comment j'allais pouvoir tuer le temps. Les promenades, les visites aux galeries de pein­ture, les sorties en voiture, les parties de billard, la lecture, tout cela ne me disait plus rien, tout était devenu idiot, fade, absurde. Et quand je regardais autour de moi dans la rue, je voyais des maisons, des arbres, des êtres humains, des chevaux, des chiens, des voitures et tout cela me paraissait prodigieusement ennuyeux, dépourvu de charme et indifférent. Le monde ne me disait plus rien, je n'y trouvais aucun plaisir, rien n'éveillait plus ma sympathie ou ma curiosité.

Pendant que je buvais une tasse de café pour faire passer le temps et remplir ainsi une sorte de devoir, je pensai tout à coup que je devrais me suicider. Je me sentis soulagé d'avoir trouvé cette solution et me mis à réfléchir objectivement à ce qu'il me restait à faire. Cependant mes pensées étaient trop versatiles et inconsistantes pour que je pusse m'y arrêter plus que quelques minutes. Incapable de me concentrer, j'allumai un cigare, puis le jetai, commandai une deuxième ou troisième tasse de café, feuilletai un journal pour aller finalement flâner plus loin. Il me revint à l'esprit que j'avais décidé de partir et je me promis de le faire en tout cas le lendemain. Soudain, je me sentis réconforté à la pensée de revoir mon village et, pendant quelques instants, l'affreux dégoût que j'éprouvais fit place à un sentiment de véritable et pure tristesse. J'évoquai dans mon souvenir toutes les beautés de mon pays natal, les montagnes vertes et bleues qui s'élèvent doucement au-dessus du lac, le bruit du vent dans les peupliers, le vol téméraire et fantaisiste des mouettes. Et il me semblait que je n'eusse qu'à quitter cette maudite ville et à rentrer au pays pour que ce pénible sortilège prît fin et que je pusse de nouveau contempler le monde dans tout son éclat, le comprendre et l'aimer.

Tandis que, perdu dans mes pensées, je continuais à flâner, je m'égarai dans les petites rues de la vieille ville et me retrouvai à l'improviste devant la boutique de mon libraire. Il avait exposé dans sa vitrine une gravure représentant le portrait d'un savant du dix-septième siècle et avait disposé autour de celle-ci des livres anciens aux reliures de cuir, de parchemin ou de bois. À cette vue, une nouvelle série d'images fugitives défilèrent dans mon cerveau fatigué et je m'empressai d'y découvrir un moyen de me rassurer et de me distraire. Il s'agissait d'images agréables et quelque peu languissantes qui évoquaient une vie studieuse et monacale, un bonheur tranquille, résigné et légèrement poussiéreux sous la lampe de travail et dans l'odeur des vieux livres. Pour retenir un moment encore cette impression passagère de réconfort, j'entrai dans la boutique où je fus aussitôt accueilli par l'aimable commis dont j'ai déjà parlé. Par un étroit escalier en colimaçon, il me conduisit au premier étage où de vastes locaux étaient garnis jusqu'au plafond de rayonnages chargés de livres. Il me semblait que les sages et les poètes de tous les siècles, personnifiés dans leurs œuvres, me fixaient de leurs tristes orbites d'aveugles, tandis que le bouquiniste attendait sans rien dire et m'observait discrètement.

Je m'avisai soudain de chercher un réconfort auprès de cet homme silencieux. Je regardai son visage sympathique, à l'expression ouverte et lui dis :

"Je vous en prie, dites-moi ce que je devrais lire. Vous savez sûrement dans quel genre d'ouvrages on peut trouver quelque chose de consolant et de salutaire. Vous semblez plein de bonté et digne de confiance.

" Êtes-vous malade ? demanda-t-il à voix basse.

- Un peu.

- C'est grave ?

- Je ne sais pas. C'est le taedium vitae".

Son honnête visage prit alors une expression très sérieuse et, avec gravité, il déclara catégoriquement :

"Je sais ce qu'il vous faut".

Et comme je l'interrogeais du regard, il commença à me parler, avec force détails à l'appui, de la Société théosophique à laquelle il appartenait. Plusieurs de ces choses ne m'étaient pas inconnues mais je n'étais pas en mesure de l'écouter avec l'attention qu'il méritait. Je ne percevais qu'un flot de paroles lénifiantes, bien intentionnées et cordiales, où il était question du karma, de la réincarnation et, lorsqu'il cessa de discourir et se tut, légèrement embarrassé, je ne sus que lui répondre. Finalement je lui demandai s'il pouvait m'indiquer des ouvrages dans lesquels je pourrais étudier ces matières. Il alla aussitôt chercher un petit catalogue de livres théosophiques.

"Lequel dois-je lire ? demandai-je, hésitant.

- L'ouvrage fondamental sur la doctrine est celui de Mme Blavatsky, déclara-t-il d'un ton péremptoire.

- Eh bien, donnez-le-moi".

Il parut de nouveau gêné.

"Je ne l'ai pas en ce moment, je devrais le faire venir. Mais il faut que je vous dise... cette œuvre comprend deux gros volumes et coûte plus de cinquante marks. Dois-je essayer de vous la procurer à titre de prêt ?

- Non merci, commandez-la seulement".

Je lui donnai mon adresse et le priai de m'envoyer les volumes contre remboursement, puis je pris congé de lui et m'en allai.

Je savais déjà à ce moment-là que La Doctrine secrète ne me serait d'aucun secours. Je voulais simplement faire un petit plaisir au libraire. Et pourquoi ne passerais-je pas quelques mois à ma table de travail avec les tomes de Mme Blavatsky rangés derrière moi ?

Je pressentais aussi que mes autres espoirs ne seraient pas plus solides. Je sentais confusément que, dans mon village aussi, tout se serait engrisaillé, aurait perdu son éclat et qu'il en serait de même partout où j'irais.

Ce pressentiment ne m'a pas trompé. Quelque chose s'est perdu qui existait autrefois sur la Terre, un certain parfum d'innocence, une certaine grâce et je ne sais pas si cela pourra jamais revenir.

 

© Hermann Hesse, in Histoires d'amour, nouvelles publiées chez Calmann-Lévy, 1997 [texte original : Liebesgeschichten, 1995]

 


 

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