[On connaît la suite... Ce qui n'empêche pas, au contraire, de relire avec attention les propos de ce professeur iconoclaste - il y a bien longtemps qu'il dénonce, entre autres, une France vivant très largement au-dessus de ses moyens]

 

I. Un de ces gaspillages qui entretiennent les fractures sociales plus qu'ils ne les réduisent

 

En présentant son projet de réforme du baccalauréat, François Fillon ne s'est pas seulement attaqué à un "monument historique", il tente aussi de réduire un de ces gaspillages qui entretiennent les fractures sociales plus qu'ils ne les réduisent. Dernier rite initiatique de notre société après la disparition du service militaire, le bac, créé en 1808 par Napoléon, est le plus grand show de l'Hexagone après le Tour de France. 650 000 candidats, 5 millions de copies corrigées par 5 000 correcteurs. Au total, 40 millions d'euros pour les seuls coûts officiels calculés par le ministère. Cinq fois plus en prenant en compte l'ensemble des coûts engendrés par la totalité de l'organisation : frais occasionnés dans les établissements par l'absence des professeurs, membres des commissions de choix de sujet et de "cobayage", salaires et coûts de fonctionnement des services administratifs nationaux, rectoraux et locaux mobilisés, mise à disposition des salles de cours et des ateliers pour l'examen, perte d'enseignement estimée à douze jours pour les élèves de seconde livrés à eux-mêmes du 12 au 30 juin... 200 millions d'euros, soit le quart du budget consacré à l'environnement... ou huit fois plus que les dépenses de l'Elysée !

Pour quel bénéfice ? Pour faire échouer environ 7 % des candidats, puisque le taux de réussite des élèves entrant en terminale atteint 93 % après redoublement. Pour exprimer les choses autrement, chaque recalé au bac coûte au contribuable environ 5 000 euros. Une dépense qui serait justifiée si la France affichait par ailleurs des performances éducatives supérieures à celles des pays qui ne délivrent pas un tel passeport, mais une dépense qui paraît scandaleuse lorsqu'on évalue les dommages collatéraux provoqués sur ceux auxquels on répète dès la maternelle : "Passe ton bac d'abord !"

Une injonction obsessionnelle qui explique sans doute des résultats dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils sont fort moyens. Tout d'abord, ce chemin de croix auquel tout est sacrifié laisse toujours 7 % des jeunes, soit environ 100 000 adolescents, quitter le système scolaire sans qualification. Par ailleurs, 15 % des élèves arrivent au collège sans maîtriser la lecture et l'écriture. Pis encore, on peut se poser la question de savoir si le stress du bac n'est pas responsable de la montée en puissance des troubles dépressifs qui poussent tant de jeunes Français à consommer des antidépresseurs. Enfin, en favorisant une pédagogie de l'intégration et de l'adaptation, le bac a amplifié les inégalités plus qu'il ne les a corrigées. Embourgeoisement de la terminale scientifique, dont la finalité est de préparer l'accès aux classes préparatoires des grandes écoles, "orientation " vers les voies professionnelles pour ceux qui n'ont pas le niveau, autant de dérives qui démontrent que le baccalauréat ne remplit plus son rôle d'ascenseur social et qu'il faudrait en finir avec cette fiction qu'il reste la clé de voûte de notre système éducatif. Une clé de voûte qui a rendu la France schizophrène et a fait de tous les Français les ratés de quelque chose.

Autant dire que les millions d'euros consacrés à faire échouer au bac 7 % des élèves de terminale seraient mieux employés à intégrer 7 % de ceux qui sont laissés hors des murs de la cité.

 

© Jacques Marseille, historien et économiste à l'Université de Paris/Sorbonne, in Le Point, n° 1692, 17 février 2005, p. 27

 

 

[Jacques Marseille nous a quittés le 4 mars 2010, à l'âge de 64 ans. Son expertise anti-démagogique va nous manquer]

 

 

[Complément souriant au texte ci-dessus...]

 

 

II. Sur le bac

 

Les ministres de l'Éducation nationale passent, les manifs restent. Aux mouvements révolutionnaires a succédé la volonté d'aménager l'ordre existant des choses. On ne compte plus les projets de réformes qui ont médiocrement abouti ou pas du tout. Quant aux revendications, elles évoluent du très vague ras-le-bol dont on ne sait pas très bien ce qui pourrait y remédier, à des demandes extrêmement circonscrites pour valider les examens de DUT 2 année de Rennes annulés à cause d'une boulette informatique au Rectorat. Une constante semble émerger des luttes scolaires ces quinze dernières années : la volonté d'acquérir des diplômes qui vaudront quelque chose sur le marché du travail, quand la masse de la population diplômée au chômage ne cesse de croître.

 

Le bac

 

Cette tendance trouve son origine dans la double fonction du baccalauréat aujourd'hui : à la fois certificat de fin d'études secondaires et ticket d'entrée à l'université. C'est une fâcheuse ambiguïté car, si l'aspiration de la société est d'amener le maximum de gens à un niveau d'études les rendant aptes à s'insérer dans la vie active, cette même société peut difficilement s'accommoder d'une population universitaire pléthorique, à qui on distribue en surnombre des diplômes par définition inutiles sur le marché du travail, sauf à imaginer une armée comptant plus de généraux que de soldats ; une économie comptant plus de décideurs que d'exécutants ; ou une médecine comptant plus de médecins que de patients. L'université pourrait simplement être l'outil servant à élever le niveau d'éducation moyen de l'ensemble de la société sans corrélation obligatoire avec le marché, mais ça va mieux en le disant, et il faudrait alors lever l'ambiguïté sur le bac et dire clairement aux gens qui le passent à quoi il leur servira. Tant qu'il s'agissait de faire travailler des enfants dans les mines, la société ne se souciait pas de les éduquer. À la fin du XIX° siècle, sous l'action conjuguée du développement technique industriel et de la volonté de la IIIe République de soustraire le peuple à l'abrutissement, on a amené toute une classe d'âge au certificat d'études primaires parce que cela répondait aux besoins de la période. Savoir lire, écrire, compter étaient alors un aboutissement nécessaire pour entrer à l'usine ou au magasin et largement suffisant pour mourir à Verdun (la première génération scolarisée par Jules Ferry à la communale fut celle qui avait juste l'âge de faire la guerre de 14-18). La société moderne de la fin du XXe siècle est plus exigeante et le niveau de terminale y est adapté. Le bac en poche, on sait lire, écrire, compter, plus quelques repères et informations nécessaires pour ne pas être complètement désarmé devant l'existence. Mais, comme le bac est aussi le premier diplôme universitaire - et pas seulement le dernier certificat scolaire - on peut opter pour toutes les filières universitaires de son choix. Toutes, vraiment ? Non, bien sûr ! Dans toutes celles qui ne vous donnent aucune garantie de ne pas être chômeur - philo, socio, psycho, lettres, histoire-géo, etc. - vous pouvez aller très loin dans le cursus universitaire et cumuler les plus hauts diplômes sans assurance du lendemain. On les obtiendrait à l'ancienneté que ça ne changerait pas grand-chose. Pour les filières concrètement monnayables sur le marché, la sélection s'effectue soit par numerus clausus, soit par concours, soit entre bac + 2 et bac + 4 après des classes préparatoires assorties de concours d'entrée. Tout le monde le sait, pourtant le bac conserve son ambiguïté. La tradition de la République et le lobby de l'Éducation nationale sont très puissants : personne n'ose toucher au bac qui doit rester le ticket d'entrée dans l'université au louable motif de la démocratie de l'enseignement et pour éviter, dit-on, la fac à deux vitesses. Celle-ci existe depuis longtemps mais rien n'y fait : on conserve le fossile... Que se passerait-il si on supprimait le bac officiellement ?  Les profs subiraient-ils la même baisse de statut social que les instituteurs naguère ? Marcel Pagnol décrit très bien dans ses Mémoires en quoi Monsieur l'instituteur et Monsieur le curé étaient au début du siècle les deux autorités morales régnant sur les villages français. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Les boîtes à bac y perdraient leur fonds de commerce : qu'auraient-elles d'autre à vendre aux parents qu'une vague attestation de fin d'études secondaires ou, pour les beaux quartiers, un entourage sociologique sélectionné ? Chaque faculté aurait son propre concours d'entrée et, du même coup, fixerait clairement les objectifs à la sortie ? Le taux de la population universitaire en France chuterait dramatiquement à un niveau tiers-mondiste ? Il ne resterait de l'université française qu'un squelette au service des besoins économiques ? Peut-être que le maintien de l'hypocrisie ambiante reste le meilleur compromis finalement. En attendant une hypothétique refonte totale du système éducatif, un effort pourrait être entrepris pour décloisonner les disciplines et éviter "le crétinisme de l'expert". Il est douteux que, pour des raisons techniques d'approfondissement nécessaires dans chaque discipline, l'interdisciplinarité dépasse le stade de l'enseignement primaire, mais il est par ailleurs avéré que les plus fins mathématiciens versent dans l'épistémologie, les meilleurs biologistes se posent des questions d'éthique à l'interface de la science et de la conscience, quand ce ne sont pas des écrivains qui rejoignent les champs de bataille. Ainsi sont fixées les limites de l'interdisciplinarité : d'un côté, un cloisonnement des disciplines sans lequel l'éducation serait inefficace ; de l'autre, une ouverture des horizons sans laquelle les connaissances seraient stériles.

 

Les boîtes à bac

 

Les boîtes à bac sont des cours privés laïques hors contrat. Il existe également des institutions catholiques mais celles-ci sont généralement sous contrat avec l'État, c'est-à-dire que les coûts de scolarité sont notoirement moindres et leurs professeurs assimilés à l'Éducation nationale. Je n'ai jamais très bien compris la guéguerre entre public et privé, s'agissant du privé sous contrat catholique, la République ayant depuis longtemps gagné la bataille en contrôlant la formation des professeurs et la nature des diplômes universitaires nationaux. L'Église catholique a cessé d'être une menace pour la République : il n'y a rien de tel qu'un curé, de nos jours, pour être de gauche ou, à défaut, humaniste. Certes, il existe une frange conservatrice de 1'Église catholique mais elle a appris à composer avec le pouvoir en place (de Rome à Varsovie, à toutes les époques). Les grandes manifestations du début des années 80, où le privé catholique était spectaculairement monté en première ligne, constituaient davantage l'expression politique d'une droite jugeant usurpée la place de la gauche au pouvoir qu'une défense de la liberté religieuse, parfaitement intacte en France. Quelle est donc la raison d'être des cours privés laïques hors contrat ? Ce n'est pas la garantie des résultats, qui vont de bons à archinuls, car cette garantie n'est que statistique. Il est impossible de garantir individuellement le succès au bac. Les écoles affichant des scores de quatre-vingt-cinq pour cent de réussites au bac trient soigneusement leurs élèves inscrits en terminale depuis la seconde ou les inscrivent en candidats libres. Sur un panel indifférencié d'élèves au départ, les meilleures méthodes pédagogiques ne peuvent réaliser de miracles et faire rattraper en quelques mois des lacunes accumulées depuis le primaire. A contrario, même les écoles se traînant à vingt-cinq pour cent de reçus au bac ont leur raison d'être si elles incorporent au départ des élèves ayant zéro pour cent de chances. Statistiquement, l'école de la République une et indivisible continue de fournir aux plus prestigieuses de nos grandes écoles l'écrasante majorité de ses diplômés. Ce ne sont pas non plus les méthodes, des plus strictes aux plus laxistes, car la causalité entre ces méthodes et les résultats n'est pas démontrée. Qu'est-ce qui pousse des parents, même aisés, à dépenser entre trente et quarante mille francs par an pour un service que la République offre gratuitement à tous ses enfants ? Le sacrifice consenti n'est pas mince ! De la seconde à la terminale, un bac (non garanti) peut coûter jusqu'à cent vingt mille francs. Dans le cas, pas si rare, de deux enfants d'une même famille avec un redoublement en cours de route, on dépasse facilement trois cent mille francs. Et ils n'ont encore rien mangé ni bu. Certains parents n'accordant de la valeur qu'à ce qu'ils ont payé s'imaginent que l'école gratuite ne vaut rien. D'abord, l'école publique n'est pas "gratuite", on la paie d'une façon ou d'une autre. Ensuite, dans le public comme dans le privé on voit de tout. Pour le reste, profs et programmes sont les mêmes. L'argument, technique, selon lequel les parents, occupés à des affaires importantes ou séparés, n'ont pas le temps de s'occuper de leurs enfants et sont prêts à payer pour leur défection, joue souvent. Une deuxième raison est territoriale, si j'ose dire. Voulant échapper à un établissement public de mauvaise réputation et n'ayant aucune domiciliation de complaisance pour inscrire leur enfant à Henri-IV ou à Janson-de-Sailly, il reste les cours privés aux adresses présentables et aux tarifs encore accessibles, sans parler des élèves inscolarisables ailleurs. Une autre raison, aussi pressante qu'inavouée, joue enfin très fort dans les beaux quartiers d'Auteuil-Neuilly-Passy. Elle est politique, au sens large. J'ai longtemps travaillé dans ces quartiers, l'occasion pour moi de découvrir ce microcosme aux frontières invisibles mais bien gardées. On paie fort cher un entourage sociologique excluant les pauvres, les voyous et les allogènes de tous poils. Depuis que la Révolution a décidé de mêler sujets et ci-devant en une masse indistincte de citoyens, le monde des nantis n'a eu de cesse de se tisser des fils à la patte aussi puissants qu'occultes. Le compromis historique commencé avec La Fayette ou les Girondins s'est réalisé sous Louis-Philippe, entre la bourgeoisie et l'aristocratie orléaniste. C'est Adolphe Thiers qui leur a fait avaler la République, à partir du moment où ils ont compris qu'elle pouvait être de droite, et Mitterrand qui leur a démontré que, même de gauche, la République ne les empêcherait pas de péter dans la soie. La différence entre bourgeois modernistes et bourgeois conservateurs tient en cela que les premiers voient dans ce processus une garantie de la conservation de leur patrimoine - malgré quelques frayeurs et un prix social à payer - tandis que les seconds y craignent, à force d'abandons successifs, une dilapidation dudit patrimoine par abâtardissement des ayants droit, et se cramponnent à leur pré carré. Le cours privé hors contrat d'Auteuil-Neuilly-Passy est, à la croisée des chemins, la réponse adaptée à ces deux conjectures : suffisamment moderne pour ne pas étouffer ; suffisamment cloisonné pour ne pas se dissoudre. Un Gore-Tex social qui laisse respirer la peau mais maintient la chaleur. Une synthèse de la querelle des anciens et des modernes. En attendant que la bourgeoisie, à force de se reproduire entre elle dans ses rallyes, ne s'éteigne par consanguinité ou sous le poids de ses hydrocéphales, les cours privés ont encore de belles années devant eux. Mais peut-on reprocher à quelqu'un d'être né quelque chose, fût-ce riche ?

 

© Ph. Milner, À bas les élèves !, 1999, pp. 173-180

 

 


 

 

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