Si le regretté Georges Brassens revenait parmi nous, lui dont l'intelligence pétillait si merveilleusement, sans doute nous chanterait-il à nouveau, après Molière, que Le temps ne fait rien à l'affaire... Or, il semble précisément que nos intelligences se dégradent avec le temps, et le cri de colère d'Alain Bentolila, dont je mets ce jour quelques bonnes feuilles en ligne, vient opportunément d'être rappelé à notre attention, très récemment, dans une livraison (décembre 21-janvier 22) de l'hebdomadaire Marianne, qui consacre une très large part de ses pages à une "Enquête sur ces cons qui nous cernent"... On peut y lire, entre bien d'autres inquiétants symptômes de la connerie contemporaine, ces lignes :
"Que se passerait-il si un ado d'aujourd'hui se retrouvait seul au milieu de la jungle ? Abandonné par les écrans qui l'accompagnent d'ordinaire dans toutes ses épreuves quotidiennes, il se retrouverait probablement démuni, incapable de réfléchir par lui-même à des solutions de survie. Alors qu'un autre, né trente ans plus tôt, se montrerait davantage débrouillard, plus fûté : il aurait lu davantage de bouquins sur la survie en milieu hostile, connaîtrait par cœur Robinson Crusoé... Vraiment ? Sommes-nous plus cons de nos jours que dans les années 1990 ? C'est ce que semblent montrer certaines études menées notamment en Norvège ou en Suisse. Après un siècle d'amélioration des résultats aux tests de quotient intellectuel (QI), ceux-ci régressent dans nombre de pays occidentaux. En 2015, une étude de deux chercheurs britanniques, Richard Lynn et Edward Dutton, assurait que le QI moyen serait passé, dans l'Hexagone, de 101,1 en 1999 à 97,3 en 2009. Les responsables ? Notre mode de vie, sans grande surprise : les nouvelles technologies, la malbouffe, les pollutions et les perturbateurs endocriniens. Ces substances chimiques qui se retrouvent un peu partout dans notre environnement, de nos cosmétiques à notre alimentation par le biais des pesticides, peuvent nuire au développement du cerveau de l'enfant...".
Ainsi, le problème posé par Bentolila paraît être résolu : nous saurions désormais "comment nous sommes devenus si cons". Sauf que les responsables que fustige notre auteur étaient adolescents... il y a fort longtemps, dans un temps où les substances chimiques ne connaissaient pas encore le développement qui est désormais le leur... Et puis, je me permets malicieusement de rappeler un fait bien oublié, c'est que le jeune Bentolila, il y a fort longtemps, nous fit, lui aussi, des siennes, lorsqu'il entreprit d'inonder nos écoles maternelles avec ses pictos dont la mode, fort heureusement, ne dura guère plus que les roses...

 

 

"De mensonges en manipulations, de complaisances en lâchetés, notre intelligence collective se délite jour après jour. Et pendant ce temps-là les zélateurs d'une modernité triomphante célèbrent stupidement l'avènement d'un "monde nouveau" assujetti à la proximité et à l'immédiat, résigné à l'imprécision, soumis au prévisible, abandonné au consensus mou, séduit par le repli communautaire et dominé par la peur de l'autre.
Sommes-nous pour autant victimes d'un complot ourdi par des forces obscures décidées à saper les fondements de notre civilisation ? Non! Non! Rien de tout cela ! Ne cherchons pas ailleurs qu'en nous-mêmes les responsables de cette décadence intellectuelle. Nous avons oublié que, si nous devons résister à la passivité et à la bêtise, c'est certes pour nous-mêmes mais surtout pour ceux qui nous survivront. Et c'est donc bien notre peur de regarder plus loin que nous (pas plus haut, plus loin !) qui nous a rendus si complaisants. Tous coupables d'avoir négligé notre premier devoir : transmettre à nos enfants, par l'exemple des combats que nous aurons menés pour le vrai et le beau, le désir de construire un monde meilleur que celui que nous leur aurons laissé"

A. Bentolila

 

 

I.- Les grandes messes laïques : la parodie d'une démocratie participative

 

Quel(le) ministre ne s'est pas offert le plaisir d'organiser ces grand-messes laïques qui sont censées ouvrir chaque fois une ère nouvelle ? C'est notamment dans le domaine de l'éducation que l'on a régulièrement ces séances d'"enfumage public": assises de l'éducation, états généraux de la lecture, grand débat, concertation lycéenne et, pour finir, tout récemment, la refondation de l'école. J'en analyse deux auxquelles j'ai eu l'insigne honneur d'être associé.

En 1998, j'ai eu la vanité d'accepter de participer à l'organisation de ce que Ségolène Royal avait appelé "Les états généraux de la lecture et des langages". Je pris donc la tête d'une équipe restreinte qui, deux semaines plus tard, se transformait en armée mexicaine par l'arrivée des représentants de tous les secteurs de l'administration centrale. Du séminaire de travail, nous sommes passés à la mise en œuvre d'un grand spectacle que la ville de Nantes accueillit. Plus de mille enseignants furent déplacés pendant trois jours ; un bureau de conseil en communication fut engagé à grands frais ; les chroniqueurs les plus connus de la télévision furent mobilisés pour animer les débats. Le résultat fut pitoyable : aucune cohérence dans des communications dont les auteurs avaient été choisis au hasard des dîners en ville de la ministre, des tables rondes dignes du café du commerce, une conclusion d'une banalité consternante sans la moindre perspective concrète. Mais toutes les télévisions étaient là ; toute la France sut ainsi que Madame la Ministre avait organisé une manifestation majeure, propre à changer le destin des enfants de ce pays. Et finalement, c'était bien là le but unique de cette opération extrêmement coûteuse : mettre en spectacle la volonté ministérielle de mobiliser ses troupes pour engager l'ultime bataille contre l'illettrisme. Cette manifestation, encore une fois fort onéreuse, n'eut strictement aucune suite. Lorsque je m'en suis inquiété quelques mois plus tard, on me répondit que l'on s'employait déjà à organiser un événement analogue, mais cette fois au plan européen...

Que dire aujourd'hui de la toute récente "refondation de l'école", sinon qu'elle s'inscrit dans cette lignée d'opérations qui associent démagogie et mégalomanie. Tout l'été 2012 fut utilisé pour réunir une quantité de commissions menées à la baguette par quelques commissaires politiques appuyés par des leaders syndicaux avec, pour faire nombre, quelques enseignants et experts soigneusement triés sur le volet. L'idée était d'a­ler à marche forcée vers la rédaction à l'automne d'une loi sur l'école qui réglerait, une fois pour toutes, la totalité des maux de l'éducation. Après avoir participé à quelques commissions de travail, je me suis vite aperçu que nous n'étions là que pour faire nombre, pour cautionner des décisions prises d'avance par les responsables ministériels et les leaders syndicaux. La moindre proposition déviant de la ligne officielle était immédiatement repoussée à grand renfort de huées. Illusion encore et toujours que la démocratisation du système éducatif pourrait se décréter par circulaire ou loi en un tournemain. Quinze mois après le vote de cette loi définitive sur l'école, qu'en est-il ressorti ? Rien ! Ou si peu de chose... Une tentative de modification des temps scolaires, largement boycottée par les communes et - ô surprise - par les syndicats ; la création des Écoles supérieures d'éducation qui ont pris la suite fidèle des IUFM ; la mise en place d'une formation des maîtres à distance qui n'a aucune réalité sur le terrain ; l'annonce d'une réforme des programmes régulièrement repoussée. Une seule décision prometteuse -le rattachement de la 6e au primaire - n'a eu aucune traduction concrète et, de toute évidence, n'en aura pas.

En bref, ce grand cirque de la refondation est un parfait exemple de fausse démocratie directe. Affichage, agitation, discours enflammé d'un ministre brillant pour un résultat pitoyable ! Les manifestations de ce genre constituent d'abord un gaspillage inutile, mais surtout elles découragent tous ceux à qui il reste encore un peu de foi pédagogique. Nos maîtres d'école ont le sentiment justifié que l'on se sert d'eux pour fabriquer l'image du ministre ; ils se rendent compte qu'ils sont en fait des figurants représentant le "terrain" dans un événement dont les enjeux les dépassent totalement. Ils se disent alors avec raison qu'on ne les y reprendra plus.

 

 

II. La capitulation scolaire

 

2.1.- Surtout pas de vagues !

 

Face aux dangers majeurs qui menacent notre intelligence collective, face aux défis difficiles que nous imposent les nouvelles technologies de l'information, face à l'affaiblissement préoccupant de la médiation familiale, l'école reste plus que jamais notre seul espoir. Mais peut-on croire encore en sa capacité de former les esprits des élèves, peut-on encore espérer qu'elle construise des citoyens résistants à l'inculture et à la passivité intellectuelles alors même que tout en dehors les y invite ? Force est de dire que le spectacle actuel d'une école complaisante et cruelle ne nous rend pas très optimistes.

Obsédés par la nécessité de prévenir les "mouvements" des profs et les manifs des étudiants - réputés extrêmement contagieuses en matière de désordre social- ministres et administration se contentent mandat après mandat de négocier précautionneusement les conditions d'un statu quo de complaisance. Et d'ailleurs, il faudrait inventer un nouveau terme : "le ministre pompier" pour caractériser ceux qui, de Bayrou à Lang en arrivant à Hamon, sont appelés régulièrement à la rescousse pour "calmer le jeu" lorsque le bateau de l'Éducation nationale tangue dangereusement. Alors que la population scolaire s'est transformée en profondeur, alors que l'image de l'école et de ses maîtres s'est terriblement détériorée, on s'arrange entre responsables et syndicats pour que rien ne change vraiment. En modifiant à peine la phrase du prince de Lampedusa, on pourrait dire qu'il faut bien donner l'illusion que les choses changent si l'on veut que tout reste pareil. On s'indigne des échecs programmés, on s'apitoie avec complaisance sur la cruauté de la vie scolaire, on maquille les résultats et pendant ce temps, année après année, 150 000 jeunes sortent du système scolaire dans un état proche de l'illettrisme et viennent renforcer les cohortes de jeunes chômeurs.

 

2.2.- Si tout est joué à la naissance, autant fermer les écoles !

 

Il est une question à laquelle nous devons répondre avec franchise et lucidité car elle est politique, et non pas idéologique: "Acceptons-nous que le destin scolaire et social d'un enfant soit scellé selon qu'il est né du bon ou du mauvais côté du périphérique, selon qu'il vit en zone urbaine ou rurale ou selon qu'il appartient à une famille culturellement favorisée ou non ?" La réponse à une telle question dépasse de très loin les modes pédagogiques éphémères et les postures mondaines des "bobos" qui confondent complaisamment "talents" et "connaissances", "identité" et "patrimoine", sachant que leurs propres enfants sont, eux, du bon côté des connaissances et du patrimoine. Prendre position sur cette question permet de distinguer les égoïstes hypocrites des humanistes généreux. On trouve d'ailleurs les uns et les autres à droite comme à gauche.

Si l'on soutient que l'échec scolaire est totalement déterminé par la précarité et la marginalisation, à quoi bon inventer démarches et méthodes, changer le cursus et les programmes ou transformer la formation des enseignants ? Ce serait dire que tant que les inégalités économiques et culturelles ne seront pas corrigées, on ne pourra que tenter de gérer au mieux une machine scolaire vouée à fabriquer de la reproduction sociale. Il faudrait donc attendre tranquillement qu'une aube nouvelle se lève sur une société devenue égale et fraternelle et alors, alors seulement, "l'école juste" vaudrait la peine d'être construite. En attendant, nous nous contenterions de rendre les choses "vivables" en empilant réformette sur réformette, expérimentation sur expérimentation, commission sur commission tandis qu'à l'augmentation globale de moyens exigée par les syndicats, les responsables politiques répondraient ponctuellement par des négociations d'épiciers. Dans son immense majorité, le monde politique a progressivement perdu foi dans la capacité de l'école publique de dépasser les déterminismes sociaux ! Il a perdu collectivement confiance dans sa vertu, non pas de faire disparaître les inégalités individuelles et sociales, mais de refuser d'en être le reflet fidèle. Et dès lors que nos responsables politiques ont cessé de croire qu'une école ambitieuse pouvait permettre aux défavorisés de "forcer" leur chance, ils ont aussi cessé de faire de l'éducation leur priorité absolue, même si à l'occasion d'une convention ou d'une émission télévisée certains évoquent avec des trémolos dans la voix les hussards noirs de la République.

Si nous n'y prenons garde, ce sont les cyniques qui vont gagner : ceux qui pensent bêtement que tout peut continuer à l'identique. En acceptant que l'échec scolaire soit une fatalité, ils privent l'école de son sens et précipitent les plus fragiles de nos élèves dans les bras de ceux qui tenteront de transformer leurs frustrations en désespoir. L'école ne serait plus alors qu'une obligation pour les élèves et les parents, une charge pour l'État et un job devenu banal pour les profs. Obligation pour des élèves dont on devrait presque marchander la présence et obligation pour des parents menacés de sanctions financières ; charge pour l'État uniquement soucieux d'économies et d'affichage et enfin boulot comme un autre pour des maîtres qui tentent au quotidien d'en limiter les contraintes. "Je suis obligé d'aller à l'école mais je ne sais pas pourquoi", "J'ai l'obligation de mettre mon enfant à l'école mais j'en attends en retour des services", "Nous sommes contraints de faire des économies sur le budget de l'éducation... comme ailleurs !", "J'ai l'obligation de faire un certain nombre d'heures mais... ne m'en demandez pas plus !". Telles sont aujourd'hui les complaintes respectives des "partenaires" de l'école de la République.
Il nous faut donc inscrire au cœur du projet politique d'éducation le pouvoir de résilience de l'école. Ce pouvoir signifie que l'attention singulière portée aux plus fragiles de nos élèves, l'ambition et l'exigence signifiées aux plus démunis et enfin l'accompagnement constant de ceux qui n'ont reçu que silence et indifférence ont la vertu d'élargir leur horizon d'espoir scolaire et social. Dans l'évaluation des systèmes éducatifs, le taux de résilience est devenu un indicateur de première importance au plan international. La France l'utilise fort peu et on comprend pourquoi : le pourcentage d'enfants résilients (élèves performants malgré un handicap socio-économique) y est de 8 % alors qu'il atteint 15 % en Corée, de 14 % en Finlande et qu'il dépasse 12 % dans bien des pays qui consacrent des moyens moins importants que nous à l'éducation. La route sera donc longue et difficile pour rejoindre les nations bien plus soucieuses que nous du destin de leurs enfants les moins chanceux. Nous ne gagnerons pas cette bataille nécessaire en exigeant aveuglément des moyens supplémentaires ou en tranchant tout aussi aveuglément dans le vif. Car ne l'oublions pas, ce n'est pas l'augmentation des moyens qui induit les changements fertiles, c'est la mise en œuvre de changements utiles qui impose les moyens nécessaires.

 

2.3.- Comment on a fait passer la massification pour la démocratisation

 

Il fut un temps où la sélection était telle que l'on garantissait aux enseignants de leur "livrer" des classes, sinon homogènes, du moins raisonnablement hétérogènes : les "milieux de classe" étaient majoritaires et donnaient à l'ensemble une stabilité qui permettait d'avancer sans trop de chaos. Cette "hétérogénéité contrôlée" n'était pas simplement d'ordre social ; elle tenait au fait qu'une majorité d'élèves partageaient une certaine idée de l'école et étaient convaincus de la nécessité d'y venir. L'école était considérée comme un lieu particulier. On s'y comportait de façon particulière. On en acceptait les règles ; on se soumettait à ses rituels par crainte plus que par plaisir, mais sans exaspération. En bref, les élèves entraient en petit nombre en 6e en possédant les rudiments de leur métier d'élèves. Ajoutons que la régularité des contrôles et l'exigence des examens imposaient aux programmes clarté et pérennité. On y acquérait une culture et des savoirs communs, certes assez stéréotypés et rigides, mais qui constituaient des repères partagés et des signes de reconnaissance endogènes. "Paris vaut bien une messe", "Roland de Roncevaux", "le vase de Soissons" ne constituaient certes pas un paradigme de savoirs d'une exceptionnelle qualité mais, tous, nous partagions ces clichés et surtout nous savions où nous les avions appris et qui nous les avait appris.
Lorsque s'est levée la barrière d'une sélection qui, reconnaissons-le, était injuste et cruelle, un nombre considérable d'enfants, auparavant écartés, se sont trouvés précipités dans un système qui n'était pas conçu pour eux. Le filtre culturel et social ayant été retiré, l'école s'est trouvée mise au défi d'instruire des enfants de moins en moins éduqués : de l'école, on leur avait donné des représentations confuses et parfois négatives ; du langage, ils n'avaient acquis qu'une maîtrise très approximative ; en guise de repères culturels, très vite, ils n'ont eu que l'éclairage glauque d'une télévision de plus en plus débile ; quant à la médiation familiale, ils n'en connaissaient souvent que le silence, l'indifférence et, parfois, la violence. Ces "nouveaux écoliers" ont posé, année après année, à un système scolaire figé, un problème dont la gravité n'a fait que croître jusqu'à menacer aujourd'hui son intégrité.

Lorsqu'il fut décidé d'ouvrir largement les portes de l'école à tous les enfants de ce pays, nous avons collectivement pris l'engagement de les y recevoir tous tels qu'ils étaient : ceux issus de catégories sociales peu favorisées, mais aussi ceux de plus en plus nombreux "venus d'ailleurs", en équilibre culturel et identitaire instable. Cet engagement ne pouvait être tenu au sein d'une école qui était construite pour accueillir des privilégiés préalablement triés. Il eût fallu que cette école se transformât en profondeur dans ses contenus, sa pédagogie, la formation de ses maîtres et ses finalités professionnelles. Elle est en fait restée quasiment identique à elle-même. Même si elle a donné le change en multipliant des filières qui n'étaient en fait que des voies de garage, elle a navigué entre complaisance et cruauté, maquillant l'échec en abaissant régulièrement ses ambitions, ses exigences et... ses moyens. Si elle a réussi la massification de ses effectifs, elle a complètement raté sa démocratisation.

Aujourd'hui, à l'entrée au collège, 15 % des enfants se trouvent en situation de grande difficulté de lecture et encore bien plus d'écriture. Brutalement livrés à eux-mêmes dans la structure morcelée d'un collège "inique", ces élèves vont s'enfoncer, année après année, dans le long couloir de l'illettrisme. Ils vont vivoter pendant quatre ou cinq ans sans tirer le moindre parti de leurs études, et l'institution les passera par pertes et profits. L'école primaire les a maintenus en survie sans vraiment parvenir à les remettre à niveau ; le collège les achève. Il y a là comme une espèce de scandale. Ils ont toujours été en retard sur les compétences affichées. Ils ont souffert d'un déficit et d'une rigidité de langage à cinq ans ; ils ont acquis quelques aptitudes au décodage des mots à huit ans alors qu'il convenait de comprendre des textes simples ; ils sont difficilement parvenus à repérer quelques informations ponctuelles à douze ans quand on attendait qu'ils soient des lecteurs autonomes et polyvalents.

Contrairement à ce que voudraient nous faire croire nos ministres successifs de l'Éducation, la démocratisation scolaire ne se décrète pas, ni de façon autoritaire ni de manière artificielle. Elle ne pourra se construire que sur plusieurs générations, avec infiniment de courage politique et en y mettant les moyens. Cela prendra du temps et suscitera bien des oppositions de la part de syndicats si gesticulants et pourtant si peu représentatifs. Or, du temps, nos responsables politiques n'en ont pas, parce qu'ils sont trop pressés de montrer et de se montrer ; quant aux grognements syndicaux, ils les terrorisent. Tout changement dans les programmes et les méthodes ou... les rythmes, toute exigence de résultat, toute obligation de formation continue sera hué au nom de la sacro-sainte "liberté pédagogique". Du professeur des universités au professeur des écoles, la dispense d'obligations, de contraintes et d'évaluation compense petitement la médiocrité acceptée du salaire.

 

2.4.- Le bac, une parodie de démocratie

 

Il y a une trentaine d'années, face à la montée d'un échec scolaire qu'ils s'étaient montrés incapables d'endiguer, les responsables politiques ont sorti leur baguette magique pour décréter que, dans les délais les plus brefs et sans changer grand-chose, ils allaient démocratiser l'école. Ces illusionnistes maquillèrent donc la massification de l'école et pour lui donner une façade démocratique ils décidèrent qu'il fallait que l'on atteignît à marche forcée 80 % de réussite au baccalauréat. Ainsi notre école put-elle démontrer aux yeux du monde son efficacité et son équité.
Mais comment réussir ce tour de passe-passe alors qu'année après année de plus en plus d'élèves avaient du mal à lire et encore plus de mal à écrire ? Aucun problème ! Pour que la majorité pût franchir l'obstacle, il fut décidé d'ajuster la hauteur de la barre à la faible détente des élèves. On trafiqua donc progressivement les examens : après la suppression de l'examen de 6e vint le tour du BEPC ; et après le BEPC, on dilua le baccalauréat dans un incompréhensible fouillis d'options qui n'avaient pour point commun que d'exhiber le vocable "baccalauréat" dans leurs intitulés respectifs. Et bien sûr, année après année, on diminua les exigences du bac pour en arriver aujourd'hui à cette parodie d'examen auquel seuls certains candidats et leurs parents anxieux semblent encore croire : ils déchanteront vite en s'apercevant du peu d'impact que ce diplôme a sur le destin professionnel des lauréats.

Cette parodie de démocratisation n'a ainsi servi que ceux qui la mirent en scène et qui gagnèrent, pour un temps et à peu de frais, une notoriété politique usurpée. Ceux qui payent cher la note de cette manipulation sont les élèves et leurs parents que l'on continue à tromper sur la qualité et la durabilité des connaissances et surtout sur les capacités d'analyse et de raisonnement des bacheliers, seule condition d'une réussite possible dans l'enseignement supérieur. Car après un baccalauréat "soldé", les lauréats sont autorisés à franchir la porte de nos universités. Aujourd'hui, mes étudiants français de licence de linguistique sont pour un quart environ incapables de mettre en mots leur pensée de façon cohérente et explicite. Que vaut alors la volonté de donner plus d'autonomie aux universités pour les mener vers l'excellence, si certains des étudiants qui entrent dans l'enseignement supérieur restent de médiocres lecteurs, de piètres scripteurs et se révèlent d'une navrante maladresse lorsqu'ils ont à expliquer et argumenter ? On ne peut tolérer qu'un système éducatif ne fasse le constat - sans appel - d'insuffisances fondamentales qu'au seuil de la deuxième année d'université. C'est ignorer que nos étudiants ont été enfants de maternelle, élèves du primaire et du secondaire et que la qualité de la formation intellectuelle et linguistique qu'ils y ont acquise conditionne la hauteur des ambitions de l'université qui les accueillera.
Il nous faut donc aujourd'hui transformer la logique d'un échec promis et sans cesse différé en logique de continuité et d'accompagnement ferme et lucide. C'est la seule manière de passer d'un système complaisant et cruel à un système alliant exigence et générosité. Pour cela, il convient de gérer avec lucidité le passage des différents paliers que les élèves ont à franchir de la maternelle à l'université en mettant en place des sas de transition. Cela consiste à organiser des bilans réguliers situés suffisamment tôt dans l'année pour identifier les difficultés spécifiques de chacun, et sur cette base, mettre en place une véritable remise à niveau de durée et de contenu adaptés à chaque cas. C'est justement ainsi que procèdent les pays qui ont de meilleurs résultats sans pour autant dépenser plus que nous pour l'éducation. Il en serait ainsi d'un "baccalauréat" qui ferait une large part au contrôle et à l'accompagnement continus. Ce dernier sas de transition conduirait tous les lauréats à une classe préparatoire à l'enseignement supérieur, véritable propédeutique à l'entrée à l'enseignement supérieur. Cela permettrait aux universités d'accueillir des étudiants éclairés et bien préparés et aux lycées d'entretenir des relations de qualité avec les universités.

 

2.5.- La tribalisation de l'échec scolaire

 

Le poids d'un échec trop longuement supporté engendre la marginalisation et le regroupement de ceux qui ont fini par se lasser d'une scolarisation privée d'espoir. Ce mouvement de tribalisation de l'échec se nourrit de l'immense malentendu qui s'est noué au fil des années entre une école persuadée de sa force naturelle d'imposer à tous les élèves sa légitimité et un groupe de plus en plus important de non-convaincus qui ne distinguent pas le bout du tunnel scolaire. Il convient de ne pas minimiser la dimension d'une telle tendance. L'élément essentiel de la tribalisation de l'échec est le passage de "Je ne suis pas fait pour les études" à "Ces études ne sont pas faites pour nous". L'aveu: "Je ne suis pas fait pour les études" constitue une mise en cause résignée de sa propre capacité, de sa propre volonté de s'approprier les connaissances et les explications que l'école propose. L'affirmation : "Ces études ne sont pas faites pour nous" incrimine directement la légitimité et la pertinence des propositions scolaires et constitue une véritable profession de foi de tribalisation. Ce slogan réunit alors non plus seulement ceux qui ont de la difficulté à apprendre, mais aussi ceux qui se sont engagés dans un divorce collectif prononcé aux seuls torts de l'école.

Le glissement du paradigme de l'inaptitude à celui de l'incompatibilité donne au concept de tribalisation de l'échec toute sa dimension. En effet, à partir du moment où c'est l'école qui ne correspond plus aux spécificités supposées de sa population et de son époque, dès l'instant où se trouve dénoncée sa désuétude voire son inconvenance, alors la tribu s'élargit considérablement. Elle ne restreint pas ses limites au cercle étroit des "échoués" ; elle est rejointe par tous ceux qui, pour des raisons diverses, trouvent là une justification à leur refus de contraintes scolaires privées de sens. L'appel tribal à la "désaffection scolaire" est ainsi entendu bien au-delà des 10 à 12 % d'élèves qui errent pendant une douzaine d'années dans le long couloir de l'illettrisme. Cet appel est reçu et souvent reconnu par une partie non négligeable de la classe moyenne de nos élèves, c'est-à-dire ceux dont l'origine sociale et culturelle ne devrait pas, en principe, déterminer l'échec. Notre école voit ainsi la faille culturelle qui la traverse s'agrandir ; elle risque peu à peu de perdre ainsi l'adhésion de sa "clientèle naturelle" ; ceux que Jacques Lévine appelait les "40 % du milieu de la classe".
Tout se passe comme si un certain nombre d'enfants - socialement bien lotis - éprouvaient ensemble le sentiment d'une immense lassitude scolaire : la conviction que toutes ces connaissances sans liens entre elles, sans liens avec ce qu'est leur vie se révèlent totalement inutiles ; la certitude que les contraintes n'équilibrent pas les bénéfices qu'on peut attendre des efforts exigés par l'école. C'est alors que la tentation de "laisser tomber" les fait rejoindre les rangs de ceux dont l'appartenance sociale a malheureusement programmé l'échec. Tout le monde se retrouve alors sur un même leitmotiv : "Tout, sauf intello !" Et sous cette nouvelle bannière se groupent tous ceux qui prônent l'inculture comme un mode de comportement social. Encouragés par des médias prêts à toutes formes de démagogie, ils refusent toutes références culturelles, toutes activités trop évidemment intellectuelles : périmées, affectées, inutiles !
Une étude très récente sur l'absentéisme des collégiens montre de façon très nette que le taux d'absentéisme non motivé est faiblement corrélé avec la catégorie socio-professionnelle des familles et avec les résultats scolaires. En d'autres termes, ce ne sont pas seulement des élèves en situation de précarité et d'échec qui "sèchent" les cours ; le manque d'envie est très largement partagé par tous ceux qui constituent la classe moyenne désenchantée des scolarisés.

 

2.6.- Pourquoi faudrait-il se lever le matin ?

 

Nous n'avons pas mesuré avec suffisamment d'attention à quel point l'école a progressivement perdu son caractère nécessaire. Si son utilité sociale n'est pas réellement remise en cause, les bénéfices que chaque élève a l'espoir d'en tirer deviennent de plus en plus flous. En bref, si nous n'en sommes pas encore à une société qui se passerait volontiers d'écoles, une partie non négligeable des élèves se passeraient fort bien d'y aller. L'effet débilitant de la télévision, l'apparente facilité du surf sur Internet sapent les ambitions scolaires et rendent quasiment incongrus les efforts exigés.
Face à cette menace, combien nous paraît dérisoire cette trilogie usée du "lire écrire compter" agitée pour tenter d'exorciser les forces obscures qui menacent notre école ! Nous avons aujourd'hui changé d'époque : la charge de la preuve de la nécessité scolaire nous revient. L'école doit apprendre à répondre en actes à cette question nouvelle et pour certains inconvenante : Pourquoi faut-il apprendre ? Pourquoi faut-il se lever le matin pour se mettre dans la tête des connaissances dont on ne voit ni l'intérêt ni les promesses ? Ce que l'école doit aujourd'hui démontrer jour après jour, avec la plus grande obstination c'est qu'en son sein, l'effort, la volonté, le goût d'apprendre trouvent leur juste récompense non pas en termes de possessions nouvelles, mais en termes de pouvoir accru. Et cette démonstration doit se faire alors même que le monde dans lequel vivent nos enfants dénigre le savoir, la mémoire et l'exigence et glorifie la vulgarité, la complaisance et la bêtise. Notre défi est de redonner à la maison comme à l'école ce desiderio di sapere qui s'est peu à peu éteint : ce désir qui se nourrit de la conscience fièrement affirmée de l'écart entre ce que l'on ne savait pas et ce que l'on sait, entre ce dont on était incapable et ce que l'on peut faire. En bref, il nous faut saisir toutes les occasions qui révèlent que cela vaut la peine de se donner un peu de mal pour être plus "costaud dans sa tête", plus habile dans ses gestes. Bon nombre des élèves ne sont pas convaincus par des discours moralisateurs vantant les bienfaits de l'apprentissage ; il faut leur "faire toucher du doigt" que lire, écrire, argumenter et raisonner permettent de mieux assurer son influence sur le monde et sur les autres. Il faut faire vivre à un enfant le fait que chaque étape qu'il franchit permet d'élargir son propre horizon d'espoir. Il n'est pas obligé d'aller à l'école parce qu'il grandit ; il va à l'école pour grandir. Et c'est bien cette conscience de "l'élévation laïque" qui légitimera le fait de se lever le matin pour aller à l'école. C'est ce défi que doivent relever les maîtres d'aujourd'hui ; c'est prioritairement à cela que leur formation doit servir.

 

2.7.- L'imposture de la discrimination positive

 

C'est sans doute afin de maquiller ce qui apparaît comme une véritable défaite face à l'échec scolaire massif que l'on a conçu le principe de la discrimination positive. Exprimé de façon simple, de sorte qu'il frappe bien les esprits, le slogan fut ainsi proclamé : "Donner plus à ceux qui ont moins". Qui n'applaudirait pas avec enthousiasme à cette volonté de compenser les inégalités sociales et scolaires par l'octroi de moyens supplémentaires aux plus défavorisés ? Sauf que...

Les établissements situés en zones prioritaires sont, année après année, confrontés à une diminution constante du nombre de leurs élèves. La stigmatisation dont ils souffrent entraîne une réduction des arrivées et un accroissement des départs vers d'autres établissements publics ou privés. Ce sont bien évidemment les élèves des milieux socio-économiques les moins défavorisés qui évitent ou fuient les ZEP, renforçant ainsi l'effet de ghettoïsation et de précarité de ces établissements. Ce phénomène rappelle le départ des familles les moins pauvres des quartiers défavorisés lorsqu'un sur-loyer leur fut imposé. À l’école, comme dans la cité, les échoués restent avec les échoués et les plus pauvres restent avec les plus pauvres. Ici et là, le ghetto resserre de plus en plus ses murs !
Peut-on aujourd'hui poser cette question qui fâche ? "La constitution des Zones d'éducation prioritaires a-t-elle eu un effet sur la réussite scolaire des élèves ?"

Un établissement classé en zone sensible bénéficie d'un accroissement d'environ 10 % de ressource par élève. Ce supplément de ressource est essentiellement consacré à tenter en vain de réduire les effectifs des classes et à donner des primes de mérite ou d'encouragement. La politique éducative mise en place mobilise donc des ressources non négligeables et on serait en droit d'attendre que cet effort ait un effet significatif sur les résultats des élèves. Des études sérieuses et récentes montrent sans ambiguïté que ce système n'a eu, sur une période de vingt ans, aucun effet significatif sur la réussite des élèves : aucun effet sur l'obtention d'un diplôme, aucun sur le passage en 4e et en seconde, aucun enfin sur l'obtention du baccalauréat.
Durant ces vingt dernières années, l'écart entre les résultats obtenus par les élèves de ZEP et ceux obtenus par les élèves hors ZEP n'a pas varié de façon significative. Entre 10 et 12 points de différence en ce qui concerne la lecture ; entre 9 et 11 points pour les mathématiques. Si l'on considère uniquement les élèves faibles, les écarts sont encore plus "parlants" : en ZEP, la proportion d'élèves faibles s'élève à 39 % contre 17 % hors ZEP en lecture. En mathématiques, l'écart est encore plus important [Le seul dispositif qui a réussi à diviser par deux l'écart ZEP/Non ZEP est le réseau des observatoires de la lecture (ROLL)]. Le fait que ces écarts soient importants ne doit pas vous étonner puisque l'on rassemble, dans les mêmes établissements, les élèves les plus faibles. Mais ce qui est plus inquiétant, c'est que ces écarts ne se réduisent pas, année après année, alors que l'effort consenti lui, ne se dément pas. Certains diront - et j'admets volontiers cet argument - que si l'on n'avait pas mis en place le système des Zones d'éducation prioritaires, la situation serait encore plus grave qu'elle ne l'est aujourd'hui. Mais la question n'est pas de se demander si les 700 millions d'euros attribués aux ZEP seraient mieux utilisés pour construire un porte-avions. La question est de savoir si un système qui légitime et accroît le phénomène de ghettoïsation scolaire peut avoir la moindre chance de permettre à ceux qui le subissent, élèves et enseignants, d'avoir un avenir scolaire, culturel et social convenable. Ma réponse est non ! Rien n'est pire que d'accepter que l'homogénéité de certains établissements se fonde sur l'inculture, la précarité et l'insécurité linguistique. Quels que soient le dévouement et la compétence des enseignants que l'on "envoie au front", quels que soient les moyens supplémentaires qu'on leur octroiera avec parcimonie, ils se heurteront à des murs qui se resserrent jour après jour et qui les broieront un jour comme ils broieront leurs élèves. Et pendant ce temps-là...

Certains bons apôtres ont eu l'idée de créer de toutes pièces quelques merveilleux itinéraires de réussite aussi superbes qu'artificiels pour "jeunes en difficulté". Quelques jeunes, soigneusement sélectionnés dans les milieux les moins favorisés, ont pu ainsi accéder à nos plus fameux établissements : de Sarcelles à Sciences-Po, de Val-Fourré à HEC, d'Aubervilliers à Normale Sup, il n'y aurait donc qu'un pas. Bien sûr, il faut une sérieuse "détection" pour trouver quelques "perles de banlieues" ; il faut ensuite les "cultiver" avec soin ; enfin, on doit accompagner ces happy few et aménager leurs parcours pour aider leur insertion dans ces écoles prestigieuses. On se doute bien que le coût de cet étayage est tel qu'il ne peut concerner que fort peu des jeunes nés du mauvais côté du périphérique. Peu importe ! Les promoteurs de cette mise en scène ne visaient pas un changement profond du système : ce qu'ils voulaient, c'est montrer leur bonté d'âme et leur grande habileté, gagnant ainsi de la notoriété et de la reconnaissance. Bien sûr, on se réjouit pour les quelques rares sélectionnés ; bien sûr, on est heureux que les capacités intellectuelles des jeunes défavorisés aient été reconnues (mais qui donc en doutait ?) ; bien sûr, on applaudit à ces victoires très ponctuelles de l'éducation sur le déterminisme social. Mais qu'est-ce que cela change au fond ? Rien, et je dirais même qu'il fallait que cela soit fait pour que "tout reste pareil". Un moment de rêve pour certains, un peu plus d'amertume pour les laissés-pour-compte, mais, finalement, Sciences-Po s'est ajouté à la longue liste des illusions déçues qui, du Loto à Zidane, meublent le triste quotidien de ces jeunes que l'école a bel et bien abandonnés.

 

2.8.- La ghettoïsation scolaire, l'école assiégée

 

Dans les collèges et les lycées professionnels défavorisés, clones éducatifs des cités de relégation qui les entourent, on tente depuis des années de "jouer à l'école", comme d'autres "jouent au docteur". On n'en finit pas de se désespérer devant ces ghettos scolaires de plus en plus ravagés par des flambées de violence. On y installe des portiques, des barrières, des caméras, on multiplie les gardes à vue intempestives. Autant de gesticulations de responsables qui ne considèrent que l'écume des choses. S'il était aussi simple de supprimer les actes de violence en confisquant les instruments de la violence, tout serait simple ! Aussi simple que d'éradiquer l'illettrisme en imposant une méthode de lecture syllabique.

Ces lieux sont peu à peu devenus des camps retranchés où des enseignants à bout de souffle tentent désespérément d'attirer des élèves rebelles à tout apprentissage et d'empêcher d'autres jeunes d'entrer pour commettre des actes de vandalisme et de violence. Quant aux parents, ils sont absents, et muets, sauf lorsque la justice s'en mêle. Écoles sanctuarisées, nous dit-on... Non ! Disons plutôt écoles barricadées, emmurées, encerclées par des forces de plus en plus hostiles ; enclaves institutionnelles détestées sur un territoire où l'on a perdu le goût d'apprendre et le devoir de transmettre !

Nous ne sortirons pas de cet engrenage épouvantable en érigeant des murailles. Bien au contraire, nous ne ferons que couper l'école de ses partenaires naturels qui, dans une situation d'extrême difficulté, sont les seuls à pouvoir la soutenir. La seule façon de sortir notre école du ghetto dans lequel des incompétents cyniques l'ont enfermée est de transformer dans ses fondements mêmes le projet éducatif dans les zones dites sensibles. Attention ! Il ne s'agit pas de réduire les ambitions d'apprentissage en les "ratiboisant" pour les adapter à ces populations ghettoïsées. Bien au contraire ! L'équipe éducative, dont on devra veiller à l'expérience et à la stabilité, ne devra rien céder sur la qualité des textes et la rigueur des démonstrations ; elle ne devra en rien négliger la précision des mots et la rigueur des règles de langage ; elle ne baissera aucunement les exigences en matière de comportements et établira les règles d'une laïcité ouverte et tolérante. Mais il faudra faire tous les efforts nécessaires pour que l'établissement devienne progressivement un lieu légitime de formation et de développement ouvert à la communauté, dans lequel les parents seront des partenaires à part entière de l'éducation de leurs enfants. L'école des quartiers devra ainsi appliquer les programmes et les règles de l'école de la République avec la plus grande fermeté et, en même temps, devenir un lieu de culture et de formation ouvert à tous. Ici plus qu'ailleurs, l'école devra devenir communautaire (pas communautariste !) ou elle disparaîtra, jetant à la rue les enfants du ghetto. Dans cette école ouverte à toutes les communautés, les enseignants devront apprendre à partager le pouvoir au sein de vrais conseils d'école responsables de sa gestion et de son animation ; les familles devront avoir droit à la parole sur tous les sujets, même si, sur les choix pédagogiques, la dernière parole reviendra strictement aux enseignants.

Partie prenante de l'éducation de leurs enfants, meilleurs alliés des enseignants, les parents retrouveront ainsi une dignité que ni leurs enfants ni l'école ne leur reconnaissent aujourd'hui dans ces quartiers. L'école deviendra leur école, celle où ils trouveront eux-mêmes après la fin des cours les moyens de progresser, d'apprendre le français, de suivre des stages professionnels. Dans les quartiers, c'est à l'école qu'il faut confier la mission de renouer des liens sociaux, culturels et économiques, et non à un essaim d'associations dont on évalue rarement l'efficacité et qui parfois encouragent le repli identitaire. Vitrine de notre patrimoine littéraire et scientifique, lieu républicain d'exigence intellectuelle et linguistique, elle sera aussi un espace où pourront s'exprimer les cultures familiales les plus diverses. Invitées par une école fière de ses valeurs et de son patrimoine, ces cultures "venues d'ailleurs" ouvriront à tous des horizons inconnus et contribueront à développer le respect de l'Autre et surtout l'attrait pour ce qui est différent.

 

(© Alain Bentolila, Comment sommes-nous devenus si cons, First Éditions, 2014)

 

 


 

 

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Devenus
si cons !
"La médiocrité grandissante de médias complices, la baisse progressive des exigences scolaires ont laissé s'installer une terrible iculture historique, littéraire et scientifique. Pire encore s'est généralisée une forme de méfiance envers tout ce qui ressemble de près ou de loin à une réflexion intellectuelle. Et nous avons renoncé à l'ambition du "nourrissage culturel", seul rempart contre la dictature de l'appartenance. Oubliés le questionnement ferme, le raisonnement rigoureux, la réputation exigeante ; toutes activités tenues aujourd'hui pour ringardes et terriblement ennuyeuses, remplacées par le plaisir immédiat, l'imprécision et la passivité. Les valeurs culturelles, sociales et morales qui fondent notre intelligence collective ont cédé ainsi la place aux apparences identitaires, filles de l'entre-soi".