Cet article constitue une sévère critique, à peine voilée, de la Commission Le Lay, dont une des résultantes fut, outre la brochure La grammaire du cours élémentaire au cycle d'observation (Instructions), la collection de Grammaire Hinard-Idray, chez Magnard (encore en usage dans le Second Degré). La citation de Ch. Bally, elle, est de mon fait.

 

 

"Nos grammaires scolaires... ne sont d'aucun profit pour l'assouplissement de l'expression" (Charles Bally, in La crise du français, 1930, p. 101).

 

Cet article, très bref, n'a pas l'ambition d'exprimer un sujet aride et périlleux, mais de poser, en termes très simples, certaines interrogations.

Il y a quelques années, mettre en doute la vertu et l'efficacité de l'enseignement grammatical traditionnel apparaissait généralement comme une tentative diabolique visant à la ruine de la culture. Avec le temps, les passions s'apaisent et la question peut, aujourd'hui, être examinée avec plus de sérénité.

Et tout d'abord, que faut-il entendre par grammaire traditionnelle ? Par souci de clarté et pour éviter toute ambiguïté, nous nous en tiendrons à celle qui est enseignée à l'école élémentaire, qui est définie par les Instructions Officielles et plus spécialement par l'additif intitulé "La grammaire du cours élémentaire au cycle d'observation (Instructions)" (Cf. Documents pour la classe n° 98 - 31 août 1961).

Les intentions sont nettement exprimées : "La grande majorité des enfants qui entrent à l'école primaire à six ans possèdent sans doute la pratique journalière de la langue, mais non la conscience des faits grammaticaux et des règles qu'ils appliquent instinctivement par imitation. Il faut les amener, par un effort progressif, à prendre conscience de ces faits et de ces règles" (p. 16/8).

"L'élève de CM2 qui entre en 6ème a non seulement besoin de s'exprimer correctement et de bien comprendre ce qu'il entend ou ce qu'il lit ; il doit encore, grâce à une connaissance sûre des tours grammaticaux et à une pratique aisée de l'analyse - à la mesure, bien entendu, de ses possibilités - être à même de reconnaître la signification exacte et 1es intentions d'un texte sous le vêtement de la forme, afin de pouvoir poursuivre avec fruit des études plus poussées, notamment celles des langues vivantes ou des langues anciennes" (p. 16/8).

"On souhaite que les élèves sortant du CM2 possèdent les connaissances grammaticales suffisantes pour analyser dans une phrase de ce genre les diverses propositions et les termes que comporte chacune d'elles : "Neuf jours entiers, le navire est emporté vers l'Occident avec une force irrésistible ; la dixième nuit achevait son tour lorsqu'on vit, à la lueur des éclairs, les côtes sombres qui semblaient d'une hauteur démesurée." Chateaubriand, "Les Martyrs" (p. 20/12 du document cité).

Ceci admis, le reste va de soi. Par exemple, au CM2, "on fera distinguer les différentes espèces de mots et les différentes espèces de propositions à un mode personnel" (p. 19/11). On passera ainsi la revue des articles des noms communs, propres, simples, composés (dont l'orthographe est capricieuse), des adjectifs qualificatifs, numéraux, ordinaux, cardinaux, possessifs, démonstratifs, interrogatifs, indéfinis, des pronoms, des verbes, des fonctions dans la proposition - sujet, apposition - attribut du sujet et de l'objet - complément du nom et du pronom, du verbe, de l'adjectif - des propositions dans la phrase - indépendantes, principales, subordonnées, coordonnées, juxtaposées, sujets, compléments du verbe, du nom, etc. (Cf. p. 20/12 et 19). Au passage, on élucidera les mystères de notre orthographe, en particulier l'accord du participe passé : "Ils se sont lavés - Ils se sont lavé les mains - Nous nous sommes écrit." (p. 23/15).

Or, quel est le fruit de ces efforts ? La revue Études et Documents n° 9 de 1968 nous l'apprend. Sur 362 500 garçons, entrés en 1962 au cours préparatoire, 87 400 ont effectué une scolarité normale, c'est-à-dire parcouru ce cycle en 5 ans (24 %). L'enseignement grammatical n'est pas ici seul en cause. Cependant il porte une responsabilité écrasante en particulier si l'on considère le temps qui lui est consacré et qui pourrait, ailleurs, être mieux utilisé. Pendant trop longtemps, on a nourri l'enseignement élémentaire d'orthographe et d'analyse. Le moment est venu de rompre le charme.

Certes, il ne s'agit pas d'accabler les fondateurs de l'École publique, non plus que les rédacteurs de programmes actuels. Leur position se justifiait. Ils souhaitaient fournir à tous les connaissances, alors jugées indispensables, qui permettaient d'entrer dans la vie active et de s'insérer dans le système économique d'une époque. Et ils y ont réussi. Néanmoins, tout, autour de nous, se transforme, l'organisation sociale comme les structures de l'enseignement. Aujourd'hui, l'école élémentaire doit moins transmettre des connaissances que favoriser l'éclosion d'aptitudes. Sa vocation n'est pas de mettre à la disposition de l'enfant "qui entre en 6ème" les moyens grâce auxquels il pourra apprendre "langues vivantes ou langues anciennes" (p. 16/8). Nous devons assurer la promotion de tous, compenser, autant qu'il se peut, les handicaps hérités de l'environnement. L'égalité des chances est sans doute une utopie. Nous devons tendre vers l'égalisation.

Or, l'enseignement grammatical, tel qu'il est traditionnellement dispensé, répond-il à cette exigence ? Est-il vraiment formateur, "instrument de culture et test d'intelligence" ? (p. 12/4).

Admettons qu'un enfant de onze ans -ou même un adulte- soit capable d'"analyser" la phrase de Chateaubriand proposée en exemple. Admettons qu'il y découvre "les diverses propositions et les termes que comporte chacune d'elles" : quelle sera la vertu de cet exercice ? La période sera mise en pièces, disséquée, réduite à une succession de mots. Où est l'enrichissement ? Cette "conscience des faits grammaticaux" est-elle indispensable ? "Faut-il" y amener nos élèves "par un effort progressif" ? A-t-on le droit de forcer la langue pour la réduire à des modèles d'analyse, à des phrases d'un certain type ? Nous pouvons déjà nous inquiéter lorsqu'on dit qu'il faut seulement distinguer... "les propositions à un mode personnel". Et celles qui ne sont pas à un mode personnel ? Doit-t-on les rejeter, les exclure de l'usage ? Bref, je puis analyser les phrases : "La chaussée était glissante, il a dérapé", ou encore : "il a dérapé parce que…" Mais si je dis "S'il a dérapé, c'est que la chaussée…" je bute sur une difficulté insurmontable et alors je dis qu'il s'agit d'un "gallicisme", ce qui est dépourvu de toute signification. En effet, nous nous exprimons en une langue qui est majeure si bien que la référence au latin est accessoire.

Nous montons ainsi péniblement des mécanismes qui, à la première occasion, ne fonctionnent plus. Mais, dira-on, la connaissance des règles est indispensable. Sans elle, point de "bon usage" ni d'orthographe. Il serait trop long et fastidieux de présenter un inventaire des règles grammaticales inutiles, incompréhensibles ou inexactes. Quelques exemples suffiront.

Un enfant dit "instinctivement" : mon erreur, ma honte, ma mère. Est-il besoin de lui faire prendre conscience que "devant un nom féminin commençant par une voyelle, ou un h muet, on emploie l'adjectif possessif mon au lieu de ma" ? (p. 21/13). Cette règle est inutile. Celle-ci est incompréhensible : "le pronom relatif prend le genre, le nombre et la personne du nom (ou du pronom) qu'il représente, son antécédent" (p. 21/13) surtout lorsqu'elle est illustrée par un exemple de ce type "C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand-mère."

Et si encore les adultes pouvaient, pour déterminer les fautes et les erreurs, se fonder sur une doctrine cohérente, à la portée d'un enfant normal âgé d'environ 10 ans ! Hélas ! il faut abandonner toute espérance. Lorsque les jurys - du B.E.P.C. par exemple - se réunissent pour délibérer, il est bien rare que l'unanimité soit immédiatement réalisée. On discute et même sur ce qui est en apparence le plus simple. Je souhaiterais qu'il fût possible au plus grand nombre de collègues de lire deux études faites par Mme Touilli et M. Kraepiel, professeurs détachés au Service de Coopération universitaire et culturelle d'Alger. Elles sont exemptes d'érudition et de prétention. Il s'agit seulement d'aborder deux notions : le complément d'objet, l'attribut.

Mme Touilli traite de l'objet en grammaire traditionnelle. Comment le définir ? Selon Grévisse ("Le bon usage", p. 140) "il énonce la personne ou la chose sur laquelle passe l'action du sujet". Pour Steinber (Grammaire française II, p. 22), il désigne "la personne ou la chose sur laquelle passe ou vers laquelle est dirigée l'action". Ici, il est question de personne ou de chose "sur lesquelles s'exerce l'action", là de 1'être ou de la chose" subissant l'action faite par le sujet". Or, je cite Mme Touilli, "le contenu même de ces définitions frappe par l'imprécision des termes : passer, s'exercer, subir, action.. Si l'on conçoit à la rigueur que l'action passe sur l'objet dans l'exemple "le bûcheron a perdu le Petit Poucet", en serait-il de même dans "j'ai perdu mon Eurydice" ? À la limite, les définitions traditionnelles peuvent devenir absurdes : faut-il considérer que la douleur subit l'action dans : "j'éprouve une grande douleur" ! Enfin, elles ne permettent pas de distinguer les pseudo-compléments d'objet : " Mon fils a une bicyclette" et "Mon fils a sept ans" ; il sent la rose (qu'il a dans la main) et il sent la rose (parce qu'il s'est parfumé)."

M. Kraepiel étudie les définitions de l'attribut.

Est-il un terme de la proposition, réservé à la détermination de fonctions secondaires ?

Est-il un prédicat, c'est-à-dire ce qui se dit à propos du thème ?

Présente-t-il ce qui s'affirme ou se nie à propos de la qualité du sujet (ou de l'objet) ?

Est-il vrai que l'attribut appelle le verbe et le verbe l'attribut, qu'il existe entre eux "une relation de présupposition" ?

Est-il "le membre supérieur auquel le verbe est subordonné" ?

Et M. Kraepiel écrit : "Si complexe est la notion d'attribut que Brunot la jugeait inutile et que Martinet dans ses "Eléments de linguistique générale" n'en fait même pas mention."

La conclusion de nos collègues, comme celle du professeur Martinet, est nette : cette grammaire doit être interdite aux moins de 16 ans. Ensuite nous aviserons.

Sans doute objectera-t-on que cet apprentissage ne manque pas de vertu et forme l'esprit. À vrai dire, tout peut y contribuer : l'utile et l'inutile. De même Sisyphe s'épuisait et, dans le même temps, exerçait ses muscles. Mais les enfants de C.M. sont-ils des Sisyphes ?

 

M. Rouchette, in La Grammaire, n° 3 des Amis de Sèvres, 1970, Centre international d'Études pédagogiques

 

 


 

 

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Complément : un texte officiel, "Le calcul et la grammaire au C.M. 2"

 

Les différents rapports d'inspection qui me sont parvenus ont révélé à propos du niveau des élèves du cycle d'observation, qu'une partie des programmes actuels de calcul et de grammaire se révèle mal assimilée par ces élèves, à leur sortie du cours moyen 2e année.

Il semble par ailleurs que l'étude de certaines notions soit prématurée pour la plupart des enfants avant l'âge de onze ans.

Les conceptions pédagogiques actuelles étant en voie d'évolution, des recherches sont poursuivies qui permettront de mieux définir l'ensemble des connaissances qui doivent être acquises à la fin du cycle élémentaire.

En attendant l'aboutissement de ces recherches qui conduiront à une transformation relativement profonde des programmes scolaires, j'ai décidé de rendre facultative au. cours moyen dès la rentrée scolaire prochaine, l'étude d'un certain nombre de notions dont l'apprentissage n'apparaît pas indispensable à ce niveau de la scolarité.

Les maîtres devront veiller en effet à ce que toutes les notions dont l'étude est obligatoire soient parfaitement assimilées. Ensuite, et seulement selon les possibilités de chaque classe, ils pourront aborder l'étude des notions facultatives.

Il appartiendra aux professeurs de mathématiques et de lettres des classes de 6e ou de transition de tenir compte dans leur enseignement de ces nouvelles instructions.

Les maîtres trouveront en annexe le programme de calcul tel qu'il devra être appliqué.

En ce qui concerne le français, les maîtres se rappelleront que la grammaire ne doit pas être considérée comme une discipline, distincte, indépendante, portant en elle sa propre fin. L'exercice grammatical, en effet, ne prend son sens et sa motivation que s'il contribue à l'enrichissement de l'expression orale et écrite. Il doit conduire l'enfant à observer les faits du langage, à comprendre la signification et la valeur des tours et des structures que l'usage lui fournit, à les disposer, à l'intérieur de la phrase dans l'ordre et la perspective qui correspondent à la succession des faits ou au mouvement de la pensée. Il ne s'agit donc, à ce niveau de la scolarité, ni de le réduire à l'étiquetage conventionnel et souvent discutable de formes et de fonctions, ni, visant trop haut, de vouloir systématiquement expliquer tous les faits du langage. Il importe de choisir, d'aller à l'essentiel, de limiter nos ambitions aux possibilités réelles de l'enfant, de ne pas lui imposer un rythme trop rapide, générateur de lassitude et de confusion.

Dans ces conditions les maîtres de C.M. 2e année auront intérêt à se reporter aux instructions publiées en 1961 sous le titre "La grammaire du cours élémentaire au cycle d'observation". Ils s'assureront que leurs élèves ont vraiment assimilé les notions dont l'acquisition est prévue au C.M. 1, sinon, ils les reprendront méthodiquement et systématiquement. Ils n'aborderont, que si le niveau de la classe le permet, l'étude des notions suivantes considérées comme facultatives, et dont la connaissance ne sera pas exigée à l'examen d'entrée en 6e :

- l'attribut de l'objet,

- le complément d'attribution,

- la distinction entre le sujet apparent et le sujet réel,

- les particularités orthographiques des indéfinis et numéraux,

- la conjugaison du subjonctif imparfait et des conditionnels passés.

 

MM. les Recteurs et MM. les Inspecteurs d'académie voudront bien diffuser ces instructions, les porter à la connaissance des I.D.E.P., des maîtres de C.M. et des chefs d'établissement de 2e degré. Ils veilleront, à ce que les questions de grammaire posées à l'examen d'entrée en classe de 6e soient prises dans le programme actuel du C.M. 1, et que les problèmes. proposés à l'examen d'entrée en 6e ne portent que sur des notions dont l'étude demeure obligatoire.

Pour le ministre et par délégation,

Le directeur général,

J. Capelle

[Circulaire du 20 juillet 1964, B. O. n° 30 du 30 juillet 1964]