Égalité, fraternité, le rugby est d'abord un état d'esprit : quel plus bel hommage rendu à cet état d'esprit que certaines des envolées inspirées produites par la France, le dimanche 24 octobre 1999, dans son match de quart de finale contre l'Argentine (47-26) ; quel plus bel hommage, dans le même temps, à l'un des plus grands seigneurs du rugby français à travers les âges, décédé la veille du match, père spirituel de tous les grands attaquants français, de Boni à Trillo, de Maso à Sella, de Maurice Prat à Codorniou.
"Tout se passa comme si son souffle, soudain, poussait à nouveau notre équipe nationale vers ce jeu qui lui va le mieux, qui lui colle au teint et nous parle simultanément de variété resquilleuse et rouscailleuse... Parce que le plus beau restait à venir, avec cet essai de Bernat-Salles, essai de cent mètres, né d'un contre sur Lamaison et d'une relance de Benazzi. Pour lors, on se serait cru à Twickenham en 1991, pour l'essai du siècle, relance de Blanco, relais de Sella puis de Cambé, essai de Saint-André... Mais là, c'est Magne qui vient au relais d'Abdel et cingle sur trente mètres, retrouve Garba sur son intérieur, lequel croise avec Bernat-Salles pour un essai de bohème, un rugby de chansons et de courses..."
Ce seigneur du rugby était un personnage modeste qui serait bien isolé, dans notre société de paillettes. D'autant qu'avec ses trois maigres capes, il fait pâle figure à côté de Serge Blanco (93 sélections), pour ne pas citer Philippe Sella (111, le record !). De plus, il n'a été classé que huitième parmi les meilleurs joueurs français du siècle (votation des lecteurs du Midol, en décembre 2000, le premier étant Blanco)... Il est vrai que Jean Prat lui-même (surnommé Monsieur Rugby par les Britanniques, ce qui est tout de même une référence !) ne figure qu'en troisième position, tandis que le fameux Jean-Michel Aguirre, qui surclassa constamment pendant sa carrière internationale ses homologues du Tournoi, et en particulier l'extraordinaire écossais Andy Irvine, n'est même pas retenu dans les vingt premiers...

 

 

 

 

 

Jean Dauger laisse un vide au centre

 

Pour tous ceux qui élèvent le rugby à la hauteur d'un art, Jean Dauger était le premier créateur, le père d'une belle lignée de trois-quarts centres, altruistes, élégants, inspirés. Roger Martine et Maurice Prat, les frères Boniface, Maso et Trillo, Sangalli et Belascain, Codorniou et Sella, tous sont des enfants de Dauger.

Avant-guerre puis à la Libération, Jean Dauger fut l'attaquant vedette du rugby français. Puissant, racé, en un mot magnifique, le centre bayonnais incarna le jeu qui plaît et qui gagne. Héros de plusieurs générations dans les deux rugbys, le treize professionnel et le quinze amateur, modèle et référence, il a donné à la passe et au cadrage-débordement des lettres de noblesse qui se transmettent encore aujourd'hui.

Transmettre : s'il est un mot pour résumer Jean Dauger, et c'est un sacrilège, c'est bien cet art de faire passer le ballon comme un frisson pour l'offrande, pour faire marquer le partenaire, l'ami, pour le décaler, lui offrir l'air et l'espace. Jean Dauger a transmis : sa passion pour le geste juste, mais aussi son sens de la formule. Devenu journaliste, on lui doit l'expression les gros pardessus pour désigner les prélats de la FFR engoncés dans leurs certitudes.

Attiré par le jeu à treize avant-guerre, émigré vers Roanne en 1937, Jean Dauger revint six ans plus tard, le fracas des armes tu, à ses premières amours, à son Aviron Bayonnais chéri qui ne lui reprocha jamais cette infidélité et fait trôner son portrait plus grand que nature à l'entrée du club-house, sur les berges de la Nive.

Jean Dauger débuta dans le Tournoi à trente-trois ans, un sacre qu'il attendait comme un junior.

1937-1953… Sans la guerre, il additionnerait cinquante sélections, des titres de champion de France et tous les honneurs… Il n'a que trois capes. Avec la télévision, il aurait été une idole. Il n'aimait pas ce mot : il lui préférait celui d'exemple.

À la veille d'Argentine-France, Jo Maso, manager des Bleus, depuis Dublin, est bouleversé : "C'est un morceau de notre vie qui tombe. Il a été le premier des messagers. En 1968, Maurice Prat et Roger Martine avaient invité à Lourdes tous les jeunes centres à venir passer quelques moments, en faisant des passes, en parlant beaucoup. C'était extraordinaire, émouvant. Jean Dauger était là, au milieu de nous, avec son éternel sourire. Il restera au fond de nos cœurs car on l'a aimé. Il n'engendrait que du bonheur, cet homme exquis…"

Plus tard, de Bayonne, Jean Dauger partait seul dans les montagnes qui lèvent le Pays basque pour y chercher des champignons. La solitude ne me pèse pas, disait-il au milieu des années quatre-vingts, avant que la maladie de Parkinson ne le rattrape. Je garde mes amis avec moi, présents en mon esprit.

Parti dans le dernier en-but - La terre des génies de ce jeu, dira Jo Maso hier soir au téléphone : le symbole est fort de sa dernière échappée au jour où les Gallois chantent leur fierté au Millennium Stadium. Mes première passes, c'est Owen Roe, ce Gallois, le père de l'Aviron Bayonnais, qui me les a fait faire. C'est lui qui a apporté aux Bayonnais la connaissance du jeu de ligne, aimait-il rappeler.

La mort ne plaque pas un mythe : Hermès en crampons, messager de l'attaque, Jean Dauger fixe à jamais les plus nobles idées de ce jeu.

 

 

© Richard Escot, in L'Équipe, 25 octobre 1999

 


 

 

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Dimanche 3 juin 2001 : à Bayonne, l'ancien stade Saint-Léon devient le stade Jean-Dauger. Pour la circonstance, un match amical opposa deux équipes composées ad hoc (il y avait même le célèbre Grenoblois Willy Taofifenua !) ; peu importe le résultat : disons seulement qu'il y avait sur le terrain trois des petits-fils de Jean Dauger (Vincent Etcheto et Thomas Ossard, d'un côté ; Julien Ossard de l'autre). Tu peux dormir tranquille, Jean. La relève est là.