Les Trois "piteuses", ou la culture syndicale de l'amertume

 

 

Jacques Marseille ! Combien nous manquent son esprit incisif, sa loyauté indéfectible aux faits, ses connaissances encyclopédiques !
À tout le moins, quel bonheur d'entendre autre chose que les billevesées de l'enfumeur de l’Élysée (selon Le Point) !



"Les Peuples ainsi que les hommes ne sont dociles que dans leur jeunesse, ils deviennent incorrigibles en vieillissant ; quand une fois les coutumes sont établies & les préjugés enracinés, c'est une entreprise dangereuse & vaine de vouloir les réformer ; le peuple ne peut pas même souffrir qu'on touche à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades stupides & sans courage qui frémissent à l'aspect du médecin".

(Jean-Jacques Rousseau Du contrat social, Édition 1762, Livre II, Chapitre 8, début).

"Ce que d'aucuns ont appelé le feuilleton de l'assurance-chômage n'a été que trop illustratif des relations sociales en France : symbolisation idéologique des enjeux sociaux au détriment du contenu de la négociation, conflits sur les rôles respectifs des partenaires sociaux, des forces politiques et de l'État. À supposer que cela fût nécessaire, la négociation sur l'assurance-chômage aura démontré la nécessité, pour ne pas dire l'urgence, de rénover les relations sociales [...].Or, les déficiences graves de relations entre les partenaires sociaux, d'une part, et dans leurs rapports avec l'État, d'autre part, sont au cœur de l'extraordinaire difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité, de notre pays à réformer son modèle social."

(Nicole Notat).

"Le syndicalisme est malade, il perd des, adhérents depuis quinze ans. Son influence se réduit. La confiance qu'il inspire s'effondre. Il souffre de sa division. Un corporatisme débridé sans perspective lui tient trop souvent lieu d'orientation. Il est frappé d'inadaptation structurelle face aux évolutions du monde. pris de vitesse par leur rapidité, par leur complexité."

(Yannick Simbron, ancien secrétaire général de la Fédération de l'Éducation Nationale - FEN)"Le monde change, changeons notre syndicalisme" -

(Edmond Maire)

 

Ces quelques propos dressent un état des lieux pessimiste que mille autres Unes de presse, titres d'ouvrages ou de revues auraient également pu illustrer : "Fin du syndicalisme de papa", "crise du paritarisme", syndicats "en miettes". "panne de stratégie", "divisés", "enfermés dans de multiples querelles", "malades", "moribonds" et même "condamnés à mort", cette unanimité sonne comme une évidence : "nos" syndicats vont mal. Mais, pourrait-on répliquer, on a le syndicalisme qu'on mérite. C'est bien la société française tout entière qui se trouve embourbée dans un malaise collectif, doutant d'elle-même et du contrat social qui constitue son épine dorsale. Ausculter les syndicats français, ou plutôt leurs quasi-dépouilles, c'est pointer l'un des freins majeurs de son indispensable réforme.

 

Une France sans syndiqués

 

De cette crise syndicale manifeste, quels sont les symptômes ? Deux suffisent à la caractériser : le nombre des adhérents et le niveau de participation aux élections professionnelles.
Toutes composantes réunies, les syndicats ont perdu au cours des "nouvelles Trente Glorieuses" pas moins des deux tiers de leurs adhérents. La saignée, longtemps niée par les intéressés, est spectaculaire. Un chiffre est particulièrement frappant : les effectifs cumulés des trois principales confédérations (CGT, CFDT et FO) représentent aujourd'hui moins d'1,2 million de salariés... sur une population active de 24 millions ! Rappelons pour seule mémoire qu'en 1945 la CGT pesait à elle seule plus de 5 millions de salariés. En 1973 encore, sur les 20 millions d'actifs que comptait notre pays, 4 millions adhéraient à un syndicat : vingt ans plus tard, alors que la population active avait augmenté de plus de 2 millions, le nombre de syndiqués diminuait quant à lui, dans une parfaite symétrie, de 2 millions. La résultante de ces dynamiques croisées, c'est un taux de syndicalisation actuellement inférieur à 10 %, compris même selon les estimations entre 7 et 9 %. Une lecture en négatif de ces chiffres est encore plus parlante : entre 91 et 93 % des actifs ne perçoivent plus aujourd'hui la nécessité de se syndiquer.
Mais au-delà de l'adhésion à une centrale, c'est l'utilité même du syndicat dans ses fonctions traditionnelles qui paraît remise en cause, comme l'illustrent les taux d'abstention enregistrés lors des derniers scrutins professionnels. Ainsi, les prud'homales de 1997 ont-elles vu l'abstention atteindre le niveau record de 65,9 %, contre 36,8 % en 1979, tendance encore accentuée depuis. Là où les deux tiers des électeurs votaient il y a vingt-cinq ans, les deux tiers s'abstiennent aujourd'hui. Même tendance pour les élections aux comités d'entreprise où l'abstention, d'environ un quart dans les années 1970, dépasse désormais le tiers des votants. Enfin, les élections aux Commissions administratives paritaires, même si l'érosion syndicale reste moins marquée dans le secteur public, ne sont pas en reste : 25 % d'abstention contre 17 % il y a vingt ans. Tous les scrutins mettent en outre en évidence la montée des candidats sans étiquettes. C'est dire que les syndicats "historiques" ne font plus vraiment recette qu'à la "une" des médias.
Une spirale du déclin qui nous distingue de nos voisins, pour faire de la France une véritable "exception". Car si cette crise est patente dans tous les pays industrialisés, elle atteint chez nous son degré maximal. Le reflux, bien qu'observable du Japon aux États-Unis en passant par l'Allemagne, n'y prend pas ces allures cataclysmiques. Notons d'ailleurs qu'en Scandinavie ou au Canada, la syndicalisation reste stable, voire même progresse. Rien d'inéluctable donc, si l'on sait se mettre à l'écoute des attentes de son époque.
Pourtant, pendant ce temps, nous assistons à une totale désyndicalisation de notre société. Les figures médiatiques que sont Marc Blondel, Bernard Thibault ou, il y a peu de temps encore, Nicole Notat et Henri Krasucki ne doivent pas tromper. Derrière ces vedettes du "showbiz" social, les troupes ont été décimées. Et, phénomène sans doute majeur, la lame de fond n'épargne aucun récif. C'est là un point sur lequel il convient d'insister : quelle que soit la posture adoptée, la tendance est identique. Entre la ligne dure, retenue par la CGT et surtout par FO depuis quelques années, et au contraire l'assouplissement et le réformisme assumé de la CFDT - dont on a vu quelles foudres ils lui avaient attiré lors des négociations sur la réforme des retraites au printemps dernier -, aucune stratégie ne semble plus pouvoir payer. Comme si un point de non-retour avait été atteint.
Un désamour qui n'est pas sans rappeler celui dont souffrent les partis politiques traditionnels qui, de congrès en congrès, de programme en programme, de posture tactique en posture tactique, lassent une opinion publique de moins en moins convaincue de leur crédibilité. La crise syndicale apparaît bien comme le pendant de celle que traverse le politique et semble s'inscrire dans une plus vaste crise de la représentativité. Rien d'étonnant d'ailleurs. Notre époque se montre de plus en plus critique vis-à-vis des principales institutions qui structuraient jusqu'alors notre société, l'école, la justice, l'Église... Les uns après les autres, ces piliers institutionnels se fissurent. Dans un tel climat, il n'est donc pas surprenant que les syndicats peinent à tirer leur épingle du jeu. Un authentique processus de désacralisation est en cours que traduisent ces propos d'un délégué CGT de la SNCF, nostalgique d'un passé à peine enfoui :"Quand le délégué parlait, c'était la grand-messe. Maintenant, c'est beaucoup plus difficile : les gars écoutent tout le monde. Et surtout sont informés par les médias". Si l'on peut bien partager le désarroi d'un militant sincère, difficile en revanche de ne pas ressentir dans le même temps un réel malaise face à de tels relents staliniens.
Ce constat amène à reprendre l'hypothèse déjà formulée voici plus de vingt ans par Pierre Ronsanvallon. La crise syndicale n'a rien de conjoncturel. Le déclin suit une pente de longue durée qui a peu de chance de s'infléchir. Et si cette crise est bien structurelle, c'est avant tout parce que, autour de nos centrales syndicales, figées sur un modèle périmé, le monde a radicalement changé.

 

L'émiettement du social

 

Pour le dire rapidement, l'individuel a supplanté le collectif. L'économie industrielle, l'organisation taylorienne du travail, l'usine fordiste et les modes de régulation sociale qui leur étaient attachés ont vécu. Avec l'avènement des "services" qui ont profondément modifié l'échelle des métiers et des valeurs, la donne a radicalement changé. Comme l'écrit Pierre Rosanvallon : "Le capitalisme des années soixante produisait directement la classe ouvrière. Il intégrait toutes les différences individuelles pour constituer un travailleur collectif [...]. La situation s'est inversée dans le capitalisme des années quatre-vingt dix. Le système productif s'est d'abord redéployé, favorisant la multiplication des petites structures au détriment des grandes organisations d'autrefois"(1) . Convertie au small is heautifull, notre organisation du travail se présente ainsi comme l'agrégation de petites entités homogènes mais sans lien entre elles. "Pour dire les choses autrement, poursuit Pierre Rosanvallon, nous sommes en train de passer d'un système productif qui utilisait les travailleurs dans leur généralité (leur force de travail) à un système qui les mobilise de plus en plus dans leur singularité".
Cet "émiettement du social" affaiblit naturellement des syndicats dont le principe d'action collective ne semble plus pouvoir résoudre les difficultés et faire avancer les revendications d'individus moins liés par un destin commun. Les travailleurs sociaux, les informaticiens, les personnels paramédicaux, ceux de la grande distribution ou de l'hôtellerie, pour ne prendre que quelques-uns des secteurs phares de la croissance des "nouvelles Trente Glorieuses", sont pour les syndicats de moins bons "clients" que ne l'étaient les métallos, les mineurs et les ouvriers de la construction automobile ou navale. Pour nos confédérations, quelque peu assoupies par une situation devenue confortable, ce redéploiement entre catégories d'actifs a été fatal.
Néanmoins, ce vaste brouillage ne tient pas seulement aux nouveaux modes d'organisation du travail. La perte de repères idéologiques, dont souffre également la gauche, a frappé de plein fouet les organisations syndicales. Cette indigence théorique débouche sur une panne généralisée de l'imagination sociale. "Personne ne parle des progrès sociaux de l'avenir, ne formule les objectifs d'une nouvelle étape, ne se risque à décrire des utopies concrètes". C'est Yannick Simbron, ancien secrétaire général de la FEN, qui déplore le "corporatisme débridé" et "sans perspective" tenant désormais lieu d'horizon indépassable de l'action syndicale.
Une "clientèle" de plus en plus difficile à capter, des objectifs devenus trop peu lisibles et des performances en demi-teinte. Aucune grande avancée sociale ne semble devoir être mise à l'actif des syndicats depuis plus de vingt ans. Et, pour reprendre la formule heureuse de René Mouriaux, "un syndicalisme qui ne gagne rien perd de son attrait"(2) . On pourrait rétorquer que, sans la vigilance des syndicats, les fameux "acquis" sociaux, conquis de haute lutte depuis des décennies, auraient immanquablement été réduits en lambeaux. Voire... Il est pour le moins frappant d'observer la posture à proprement parler "conservatrice" et bien peu positivement offensive des syndicats dans leur action revendicative. Se positionner systématiquement "contre" et jamais "pour", voilà une attitude et une stratégie marketing pour le moins risquées.
Pis toutefois, cette désyndicalisation n'a en aucune manière - et c'est logique - apaisé les esprits. L'histoire de nos "fièvres hexagonales" a même vu s'écrire quelques-unes de ses plus belles pages ces dernières années : révolte étudiante de 1986, ras-le-bol des infirmières en 1988, grève générale de 1995, mouvements de chômeurs en 1997, grogne enseignante permanente et barrages routiers à répétition, nouvelle grève générale au printemps 2003... Les occasions de battre le pavé de la Bastille à la République pour terminer devant les marches de quelque ministère coupable n'ont pas manqué. Ce qui autorise à penser, l'observation faisant foi, qu'histoire du mouvement social et histoire syndicale sont en train de se découpler. Pour mieux le comprcndrc, une brève "leçon" d'histoire s'impose.

 

Gesticulations et impuissance

 

"Il doit sans doute être permis à tous les citoyens de s'assembler ; mais il ne doit pas être permis aux citoyens certaines professions de s'assembler pour leurs prétendus intérêts communs.
"Il n'y a plus de corporations dans l'État, il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et l'intérêt général. Il n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation". Comme si souvent, dans notre histoire remonter à la racine des choses, c'est interroger la Révolution française. En l'occurrence, on n'échappe pas à la règle comme en témoigne ce texte de loi présenté par le député Le Chapelier à l'Assemblée constituante en 1791. Tournant 1a page de l'Ancien Régime et du système des corporations qui en constituait l'ossature socio-professionnelle, les révolutionnaires consacrent par ce vote la mise à mort de tous les corps intermédiaires. Le Chapelier le confirme encore plus explicitement devant ses collègues parlementaires en proclamant que "c'est aux conventions libres d'individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier". Un contrat entre deux parties librement choisi en lieu et place d'une contrainte collectivement imposée : si l'on osait, on lirait dans ces propos un avant-goût de "refondation sociale". Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui compte, c'est de noter combien l'entrée dans la modernité ne se fait pas sous les meilleurs auspices pour la représentation professionnelle. Frappé d'une telle interdiction, le mouvement ouvrier va se structurer dans une clandestinité qui le pousse dès l'origine vers une inévitable radicalité. Selon la formule de Michel Noblecourt, le syndicalisme français est révolutionnaire avant même d'avoir droit de cité. Il faudra ensuite laborieusement attendre 1884 et la loi Waldeck-Rousseau - soit près d'un siècle - pour qu'une existence légale lui soit enfin reconnue. Mais il était en quelque sorte trop tard pour que les centrales naissantes s'engagent sur la voie d'un syndicalisme de services, selon le modèle adopté dans les pays du Nord de l'Europe. Entre le mutualisme de Proudhon et la lutte des classes de Marx, le choix était irrévocablement fait. D'ailleurs, l'histoire du XIXe siècle elle-même avait fait son œuvre en voyant déjà se multiplier les conflits à hauts risques : révolte des canuts lyonnais de 1831, révolution de 1848, Commune... Le peuple, quoique peu organisé, n'a jamais manqué une occasion de contester l'ordre établi. Ainsi n'est-il pas surprenant de voir la CGT, à sa naissance en 1895, s'affirmer d'emblée révolutionnaire et anticapitaliste, prônant l'action directe pour la disparition du salariat et du patronat. Quête d'un "Grand soir" qu'inscrira dans le marbre la Charte d'Amiens, rédigée en 1906, véritable texte fondateur du syndicalisme français : "Dans l'œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc.
"Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme ; il prépare l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera, dans 1'avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale".
De tels principes rendent largement compte du ton pris en France par le "dialogue social" - selon la formule consacrée mais tellement peu adaptée à notre pays. Conflit du capital et du travail, le second tentant courageusement d'arracher son dû à l'égoïsme viscéral du premier, voilà le prisme exclusif à travers lequel fut longtemps lue l'histoire sociale de notre pays.
Il serait certes vain de nier l'existence de lignes à haute tension : les conflits d'intérêts existent, et leur expression émaille bien l'histoire de ces deux derniers siècles. Pour autant, l'image d'une classe ouvrière conquérante, obtenant par la force chaque grande avancée sociale pêche par son simplisme. Ce progrès, des premières assurances sociales du XIXe siècle à l'État-providence de l'après-Seconde Guerre mondiale en passant par les congés payés du Front populaire, tient sa dynamique d'une alchimie de forces multiples qui se sont épaulées. C'est la question que soulevait Henri Hatzfeld(3) , en introduction de sa belle thèse sur les origines de la Sécurité sociale en France. "Dans la mesure où la Sécurité sociale a été, dans nos sociétés, la réponse la plus cohérente au défi du paupérisme, écrit-il, s'interroger sur les origines de cette institution, c'est en même temps s'interroger sur les forces qui sont à l'œuvre au sein des sociétés capitalistes et sur les possibilités dont ces sociétés disposent de se modifier, de se transformer, de se réformer. La Sécurité sociale a-t-elle été la concession consentie par les capitalistes désireux de sauver leurs privilèges ? A-t-elle été une conquête ouvrière ?" N'en déplaise à la mythologie syndicale, c'est la première hypothèse qu'il faut retenir. Pour l'anecdote, signalons que, en avril 1935, le cahier de revendications rédigé par les ouvriers de Renault plaçait les "vacances payées" en onzième position, derrière un garage pour les bicyclettes.
On comprend mieux pourquoi la grève et la mise en scène qui tient lieu de sortie de "crise", lorsque crise sociale il y a, tient d'un spectacle organisé. La gestion du conflit du printemps dernier ne nous aura pas épargné cette figure imposée : pour montrer l'ardeur que les forces en présence manifestent, l'accord, toujours "âprement" négocié (une négociation douce n'en est pas une) sous la houlette du gouvernement en place (un gouvernement digne de ce nom ne supporte pas de ne pas se mêler de tout), n'est scellé qu'au petit matin. Les parties peuvent alors, sur le perron d'un ministère, les traits tirés et la barbe naissante face aux rangées de caméras et de micros, annoncer la bonne nouvelle.
Peut-être notre démocratie sociale deviendra-t-elle un peu plus "adulte" lorsque les négociations se concluront à des heures moins tardives, c'est-à-dire lorsque le fond l'emportera sur la forme. L'affaire est entendue : cette dérive violemment contestataire du mouvement syndical prend ses racines très loin. Les chocs sont rudes et fréquents, comme l'illustre en permanence l'actualité. La force de blocage des syndicats, leur visibilité médiatique, et notamment celles de leurs leaders, ne manquent pas de nous le rappeler. Et pourtant, cette radicalité et cette omniprésence ne doivent pas faire illusion : notre syndicalisme a toujours été très faible au regard du poids qu'il a pris chez nos voisins, en particulier dans les social-démocraties du Nord de l'Europe. Le lien de cause à effet est même évident : moins un syndicalisme pèse, plus le verbe est violent. Les gesticulations des uns et des autres ne sont alors plus que l'indice malheureux de leur impuissance relative.

 

Des fonctionnaires du social

 

Cette impuissance n'a pourtant pas empêché nos syndicats d'occuper une place centrale dans la démocratie sociale établie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec l'instauration, tardive, d'un vaste système de protection contre les principaux risques de l'existence. Depuis lors, les syndicats arborent une double casquette qui fait d'eux un rouage institutionnel majeur, dont les défaillances fragilisent l'ensemble du système. D'une part, que ce soit dans l'entreprise ou par la négociation de conventions collectives et d'accords inter-professionnels, ils interviennent en tant qu'acteurs obligés de la régulation sociale. D'autre part, véritables "fonctionnaires du social", ils sont directement impliqués dans la gestion d'institutions collectives. Telle était la philosophie qui avait présidé à l'instauration de l'État-providence dans notre pays et que décrivait ainsi Pierre Laroque, le père fondateur de la Sécurité sociale: "Les principes mêmes du plan de Sécurité sociale que nous voulons édifier, de même que les principes plus généraux de la politique sociale [...] veulent que l'organisation de la Sécurité sociale soit confiée aux intéressés eux-mêmes. Cela précisément parce que le plan de Sécurité sociale ne tend pas uniquement à l'amélioration de la situation matérielle des travailleurs, mais surtout à la création d'un ordre social nouveau dans lequel les travailleurs aient leurs pleines responsabilités". S'établissait ainsi un parallélisme organique entre la démocratie politique, où la gestion des affaires publiques était assurée par des représentants élus de la population, et la démocratie sociale, où la gestion des institutions créées au profit des travailleurs était confiée aux représentants élus de ces derniers. Aujourd'hui, donc, MEDEF, CFDT, FO, CGC, etc., se partagent de véritables "fromages" en se répartissant les présidences des différentes caisses, qui la CNAM (assurance maladie), qui la CNAV (assurance vieillesse), qui la CNAF (allocations familiales), qui l'UNEDIC (assurance chômage)...
Plusieurs décennies après cette construction généreuse, on ne peut malheureusement que déplorer l'écart entre ces principes et la réalité. Un constat amer, établi rétrospectivement par Pierre Laroque lui-même, tenant en 1985 ces propos : "Chacun attend de ses caisses des services qui lui sont dus mais ne s'en sent pas responsable. L'on ne fait guère de différence entre une banque ou un bureau de poste et une caisse d'assurance maladie ou d'allocations familiales. De cette situation est résultée naturellement une évolution dans l'esprit même des personnels des organismes, qui a perdu progressivement l'ardeur, la foi qui l'animait dans la période d'élaboration de la Sécurité sociale, pour se distinguer de moins en moins du personnel d'une banque ou d'une compagnie d'assurance. C'est là encore un échec certain, un lourd échec de l'effort de démocratie entrepris en 1945".
Ce paritarisme utopique a fait long feu face aux avancées d'un État dont la logique naturelle a été d'intervenir à tous les niveaux d'un système étroitement encadré. Les caisses locales sont en effet soumises à la double tutelle des échelons déconcentrés du ministère et des caisses nationales, elles-mêmes également directement contrôlées par le ministère. En outre, en dépit de la volonté affirmée en 1967 de doter ces caisses d'une véritable responsabilité dans l'équilibre des comptes, les faits ont démontré qu'en réalité l'augmentation dés cotisations ou la réduction des prestations étaient systématiquement décidées par l'État lui-même. Enfin, depuis la loi organique de 1996, c'est désormais le Parlement qui se prononce sur les orientations de la politique de santé et de sécurité sociale, déterminant ainsi les conditions générales de l'équilibre de l'édifice. On mesure donc combien les partenaires ,sociaux, gestionnaires en titre du système, sont en réalité cantonnés au rôle de figurants.
Une contradiction que l'on retrouve au niveau du financement de l'ensemble, assis sur des ressources de tout type : cotisations sur les salaires, cotisations employeurs, impôt CSG (Contribution Sociale Généralisée)... L'administré a sans doute quelque peine à trouver ses repères dans un tel maquis. Or rien n'est plus dangereux qu'un système dont les logiques échappent à ceux dont les contributions servent à en assurer le financement et qui finissent, dans la plus extrême confusion, par en contester le fondement même. La solidarité nationale se trouve suffisamment malmenée pour que nos dysfonctionnements ne viennent pas lui porter le coup de grâce. Certes, les Français restent extrêmement attachés aux principes du paritarisme. Une enquête réalisée par CSA fin 1999 avait notamment révélé qu'ils étaient, dans leur très grande majorité, hostiles à la volonté alors exprimée par le MEDEF de renoncer à son rôle. La cogestion ferait même recette puisque, selon un sondage établi l'année suivante, les personnes interrogées se montraient à 74 % (et même à 81 % pour ce qui est des salariés) favorables à son principe. Néanmoins, ils n'étaient plus que 43 % à défendre coûte que coûte sa préservation, 26 % se déclarant pour une étatisation totale des caisses de Sécurité sociale et même 19 % pour leur privatisation. Soit un consensus de moins en moins solidement établi.
Une faiblesse fonctionnelle et une organisation sous étroite surveillance donc, mais qui n'en constitue pas moins un État (providence) dans l'État. Une sorte de monstre tentaculaire, à la représentativité et à la légitimité contestables, mais qui pèse pourtant humainement et financièrement très lourd. Si l'on additionne en effet tous les "représentants sociaux" désignés au sein des entreprises et des administrations - délégués du personnel, délégués syndicaux et autres membres des commissions administratives paritaires, comités d'entreprises, comités d'hygiène et de sécurité..., on recense une population d'environ 400 000 personnes. Et encore, ce serait sans compter les quelque 12 000 administrateurs syndicaux présents dans les différentes caisses d'assurance maladie et d'allocations familiales, les 10 000 conseillers prud'homaux, les milliers d'agents syndicaux des divers organismes publics ou parapublics chargés du logement, de l'emploi, de la formation, des retraites, etc. Une prolifération qui rappelle exactement le nombre d'élus que notre République "prodigue" aligne, du simple conseiller municipal au député de la nation, pour assurer la gestion publique.
Au-delà de cette question des effectifs, les moyens dont disposent nos "fonctionnaires du social" peuvent également être mis en parallèle avec ceux qu'ont à gérer nos élus. En effet, le budget des administrations de sécurité sociale n'atteint pas moins de 1 200 milliards de francs, plus de 180 milliards d'euros, soit près des trois quarts du budget de l'État. C'est dire l'importance des masses financières ici en jeu. Des masses qui ne sont pas ignorées par ceux qui gèrent les centrales syndicales.

 

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Notes

(1) Pierre Rosanvallon, La Question syndicale, Hachette, Pluriel, 1998.
(2)René Mouriaux, Crise du syndicalisme français, Montchrestien, 1998.
(3) Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale, Armand Colin, 1971.

 

© Jacques Marseille, in La guerre des deux France (celle qui avance et celle qui freine), Plon, 2004, pp. 209 - 237.

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

Note de l'éditeur

 

Les Français sont experts dans la déploration et l'auto-flagellation. Depuis trente ans, ils sont persuadés que leur pays est en berne. C'est pourtant le tableau d'une autre France que brosse ici Jacques Marseille, en s'intéressant aux réalités concrètes et à la longue durée plutôt qu'aux impressions superficielles. Depuis 1973, les Français ont gagné sept ans de vie, leur pouvoir d'achat a doublé et leur fortune triplé. Grâce à une France qui travaille, produit mieux que ses concurrents et vend de plus en plus au monde entier. Comment expliquer le sentiment de malaise qui déprime la société française ? C'est que, en fait, celle-ci est affaiblie par trois freins : un État vorace et imprévoyant, des syndicats spécialistes de la surenchère et un système éducatif aux performances moins que brillantes. Dans un pays qui n'a plus grand-chose à voir avec celui de 1973, ce sont bien deux France qui s'opposent.
Jacques Marseille, professeur à la Sorbonne, a publié une Nouvelle histoire de France qui fait autorité et Le Grand Gaspillage, qui alimente le débat sur la réforme de l'État.

 

 

 

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