La récente condamnation en appel des époux Fillon, d'une sévérité extraordinaire (prison ferme, 10 années d’inéligibilité pour l'époux, deux pour son épouse, très fortes amendes) se trouve être quasiment concomitante de la parution de la dernière livraison (février 2022) de la Revue des Deux Mondes. Et ce fait m'incite à proposer ici, outre un bref commentaire de la condamnation (quand bien même il est malséant de commenter une décision de justice), la mise en ligne d'un article, à mes yeux "extraordinaire" lui aussi, paru dans la dite Revue...
Mais avant d'en venir au fait, et pour rafraîchir peut-être la mémoire du lecteur à propos d'une allusion faite dans cet article, je me permets de rappeler que la "loi Avia" (loi du 24 juin 2020, du nom de la "rapporteuse", la députée LREM Laetitia Avia) avait pour ambition affichée de lutter contre les contenus haineux sur internet ; qu'elle fut violemment critiquée par nombre de personnalités diverses, au nom de la liberté d'expression, et qu'elle fut d'ailleurs sévèrement "retoquée" par le Conseil constitutionnel.

 

"On a vu de quoi cette politique a été capable une fois aux affaires. Loin de mobiliser les volontés, elle s'est accompagnée comme il était à prévoir d'un discours moralisateur privilégiant les émotions sur la raison, dégoulinant de bonne conscience..., ignorant la dimension tragique de l'histoire (donnant des leçons à foison, notamment sur le passé de la France, dénonçant la colonisation française comme "crime contre l'humanité". niant l'existence d'une "culture française", lui préférant "une culture en France, diverse", etc.), multipliant des prêches sans portée, très vite fragilisée par l'irruption du tragique, en particulier la décapitation de Samuel Paty, événement atroce ignoré en France depuis les coupeurs de têtes de l'époque révolutionnaire"

J. de Saint-Victor

 

 

 

I. Bref retour sur une élection volée

 

Tous les commentateurs de bonne foi (citons, entre bien d'autres, Jacques Juillard) ont souligné la célérité judiciaire sans précédent qui a empêché François Fillon de remporter l'élection présidentielle de 2015. Et je passe sur l'immonde mise en pâture progressive des "malversations" du couple (et du suppléant de l'ancien Premier Ministre), dans une savante orchestration médiatique. L'avocat (communiste, ce qui en fait un témoin relativement neutre) Régis de Castelnau a plusieurs dénoncé, dans la Revue Front populaire, le système "deux poids, deux mesures", si bienveillant envers les élus qui pensent bien. Et si les agissements du couple Fillon ne sont pas exactement destinés à illustrer un cours de morale, il faut bien reconnaître que leurs manœuvres étaient la norme au sein du système représentatif français. C'est ainsi, on peut éventuellement le déplorer. Et R. de Castelnau a pris plusieurs exemples d'hommes politiques blanchis - ou non inquiétés - alors que leurs modes de fonctionnement ressemblaient fortement à ceux des époux récemment condamnés. On notera que les éléments de preuve apportés par les conseils du couple ont été balayés comme fétus de paille ; et, davantage encore - et particulièrement surprenant - que le témoignage de l’ancienne déontologue de l’Assemblée nationale venue défendre la réalité du travail de Penelope Fillon comme assistante parlementaire, s'est vu superbement ignoré.
Il faut cependant ajouter un fait qui a dû peser dans la balance : il y a quatre ans, dans une procédure en quelque sorte préliminaire, le propriétaire de la Revue des Deux Mondes, Marc Ladreit de Lacharrière a été sévèrement condamné pour abus de biens sociaux, lui aussi, après avoir "plaidé coupable" (comme on peut désormais le faire), reconnaissant par là-même que le contrat qui liait sa Revue à Penelope Fillon était, au moins en partie, fictif. Et donc, l'expression "embauche de complaisance" utilisée par le tribunal en devient ipso facto avérée...

Mais pour que l'information soit complète, je crois indispensable de devoir citer assez longuement la dernière chronique en date de Me de Castelnau, récemment parue dans Front populaire (mise en ligne mardi 10 mai, 20:01, sous le titre aussi audacieux qu'impertinent : "Macron reconduit cinq ans après son premier braquage, Fillon lourdement condamné : deux cas d'école des limites du libéralisme dont le bloc bourgeois se plaît à se réclamer") :
"Deux événements évocateurs se sont déroulés, l’un le 7 mai avec la prise de fonction d’Emmanuel Macron pour son deuxième mandat, l’autre le 9 mai avec le prononcé de l’arrêt d’appel condamnant François Fillon pour l’affaire des "attachés parlementaires". L’un comme l’autre raconte la poursuite de la mise en place du "totalitarisme bourgeois" enclenché en 2017 avec le coup d’État ayant porté Emmanuel Macron au pouvoir...
On ne reviendra pas en détail sur ce qui s’est passé au début de l’année 2017 et sur la façon dont l’appareil judiciaire est intervenu dans l’élection présidentielle pour favoriser l’accession d’Emmanuel Macron au pouvoir. Mais il convient de revenir sur un certain nombre de données qui permettent d’éclairer ce nouvel épisode. Tout d’abord, il y a bien évidemment, le caractère anormalement fulgurant de la procédure initiale accompagné des manipulations médiatiques organisées par l’appareil judiciaire lui-même. Les violations du droit et des principes et en particulier l’application d’une jurisprudence permettant au juge de contrôler l’activité des parlementaires, en piétinant la séparation des pouvoirs.

Ensuite, cette intervention initiale a été confirmée par la mise en place d’un triptyque caractérisant le soutien de la justice à Emmanuel Macron. Ses concurrents et ses adversaires sont en général soumis à une pression judiciaire constante, ses amis sont soigneusement préservés, et les mouvements sociaux font l’objet d’une répression brutale. Mais il ne faut pas se tromper, les magistrats n’agissent pas sur ordre, ils ont conquis leur indépendance. Mais pour la mettre au service de leur partialité politique et idéologique. Le signe le plus clair de cette dérive se retrouve par exemple dans les procédures intentées contre la droite politique comme autant de vendettas. Nicolas Sarkozy en sait quelque chose et il est probable qu’il a quelques soucis à se faire pour la suite. Les signaux envoyés par la condamnation de François Fillon en appel ne sont pas rassurants pour lui. On rappellera aussi la condamnation de Bernard Tapie post-mortem en appel malgré un jugement de relaxe initial difficilement réfutable.

Enfin, il faut être clair, la décision qui frappe François Fillon dans ses fondements juridiques et sa sévérité, n’a en fait qu’une signification : valider l’opération du printemps 2017. On aurait pu se contenter de la réélection, légitime celle-là, d’Emmanuel Macron le 24 avril dernier. Mais non, il a fallu réaffirmer la volonté d’une justice décidée à développer son emprise sur la société. On invitera à faire l’effort de lire les jugements et arrêts correctionnels, pour y voir la rigueur juridique saccagée et disparaître derrière d’interminables et intempestifs cours de morale". Le fulminant propos est assez clair, non ?

 

 

II. Un article de la Revue des Deux Mondes

 

Mais j'en viens à la livraison de la Revue des Deux Mondes, un numéro d'une richesse incomparable - tous les articles seraient d'ailleurs à citer, à méditer, à commenter aussi (entre autres, l'interview très éclairante de Marcel Gauchet). Je me borne ici à présenter une réflexion d'une rare intelligence sur "l'anti-politique des élites". Elle est d'autant plus percutante qu'elle est tout à fait mesurée. Et quand elle prédit les désordres qui risquent d'entacher le second quinquennat Macron, comment ne pas y souscrire ?

 

 

MACRON OU L'ANTIPOLITIQUE DES ÉLITES

 

Point n'est besoin d'être Jürgen Habermas pour se convaincre que nous vivons une période de "régression politique"(1). Elle n'est pas unique dans l'histoire occidentale. Songeons aux séquences totalitaires du "court XXe siècle". Nous ignorons heureusement encore ces extrêmes. Pourtant, cette régression prend aujourd'hui un tour nouveau, plus discret mais inquiétant, car nous assistons, à bas bruit, à l'épuisement, voire à la remise en cause, des fondamentaux de la politique tels qu'ils ont été posés depuis 1789 : l'idée d'un peuple souverain qui s'exprime à travers ses représentants et qui se partage selon une division horizontale entre la droite et la gauche. Plus profondément, nous assistons à la "fin des grands récits", la perte des repères culturels, historiques ou religieux, la remise en cause de l'esprit des Lumières, la crise de la citoyenneté et le triomphe d'un ultra-individualisme protéiforme (qui va du consumérisme au multi­culturalisme), bref nous approchons de "l'ère du vide" pronostiquée depuis des décennies par les philosophes de la "postmodernité". Et, dans ce cadre, le triomphe du "trivial", ce mélange de ressentiment et de satisfaction de soi rejetant tout ce qui est "excellent", et poursuivant cette "haine mortelle" de tout ce qui n'est pas soi-même, selon IE belles formules de José Ortega y Gasset, ne se limiterait plus aux masses ; il serait même devenu un des traits marquants des élites. Bref, bienvenu dans des "temps populistes" et, si c'est le cas, il paraît peu logique d'espérer qu'un président de la République puisse échapper à son époque.

Pourtant, Emmanuel Macron passe aujourd'hui, dans la frange "éclairée" de l'électorat, pour le principal rempart contre ce "populisme" qui triompherait un peu partout en Europe et il sera probablement réélu par défaut sur cette ligne. Indéniablement il se présente comme le principal adversaire de ceux qui se réclament avec brutalité de solutions simplistes ("qu'ils s'en aillent tous"), ou qui professent des idées radicales ou complotistes. La crise sanitaire le sert à cet égard car elle a eu le mérite de souligner le danger de l'irrationalité dans une part croissante du spectre politique. Emmanuel Macron y a opposé une réponse tardive, certes, mais raisonnable, s'entourant des conseils les meilleurs spécialistes. Bref, il a fait le pari de la rationalité scientifique à une époque où d'aucuns se demandent de plus en plus, à l'initiative de certains gourous de la com', si n'est pas venu le temps d'écouter Pascal : "Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n'être pas fou"(2).

Mais, à y regarder de près, le président de la République en exercice est-il vraiment le rempart au populisme qu'il se vante d'être ? Il est permis d'en douter. Car il s'inscrit lui aussi dans cette sensibilité nouvelle, comme s'il était impossible d'échapper à son temps pour réussir en politique.

Macron populiste ? L'idée surprend. Mais qu'est-ce que le populisme ? C'est l'un de ces termes qui appartient à ces catégories molles de la science politique dont raffolent ses éminents spécialistes puisqu'il leur permet de produire de multitudes d'analyses captieuses afin de cerner ce qui leur échappe par principe. Cette confusion du terme autorise toutes les manipulations (c'est probablement une des raisons de son succès). Les gens hostiles à l'immigration sont qualifiés de "populistes de droite", ceux hostiles aux riches sont qualifiés de "populistes de gauche" et ceux qui dénoncent toute forme de conservatisme et prônent le "mouvement" sont qualifiés de "populistes du centre". À ce régime, tout le monde a été, est ou sera populiste et on pourrait recycler le mot d'André Malraux à propos du Rassemblement du peuple français (RPF) : le populisme, c'est comme le gaullisme, "le métro à six heures du soir". Un nouvel attrape-tout de la politique contemporaine. "Qui, au juste, n'est pas populiste ?", se demandait ironiquement le politologue Jan-Werner Müller en 2016 (3). C'est avant tout un mot-valise mais puisqu'il s'est imposé dans le débat contemporain chez ceux qui ne veulent pas revenir aux catégories épuisées, essayons de mieux cerner ce "phénomène populiste" dont certains penseurs, comme le marxiste Ernesto Laclau, ont été des théoriciens exigeants (4).

 

 

L'essentiel n'est pas le programme mais la promotion d'un homme jeune, moderne, compétent...

 

Le candidat Emmanuel Macron, puis le président Emmanuel Macron, répond à certains des traits qui sont aujourd'hui attribués au "populisme". Il s'est présenté comme un homme seul, indépendant des partis traditionnels, un "candidat antisystème" (sic), se situant au-dessus des corps intermédiaires classiques et les critiquant ouvertement (partis, assemblées, syndicats, médias, etc.) pour privilégier un lien direct avec le peuple. Il s'inscrit du reste parfaitement dans la logique introduite par la réforme gaulliste de 1962 de la rencontre d'un homme et d'un peuple. À force de vénérer de Gaulle, les commentateurs ont fini par oublier que l'élection du président de la République au suffrage universel, la fameuse réforme référendaire de 1962, s'inscrit parfaitement dans une logique "populiste". Il y a un parfum plébiscitaire inscrit sur les fonts baptismaux de la Ve République gaulliste et ses principaux adversaires, comme Pierre Mendès-France ou François Mitterrand, évoquaient déjà en 1962 le danger d'un retour au césarisme après la disparition de la figure incontestable du héros du 18 Juin. Nous y sommes. Emmanuel Macron ne risque pas, évidemment, d'être accusé de vouloir rétablir une cinquième dynastie mais, par sa confusion des genres (le fameux "en même temps"}, il possède certains traits d'un Napoléon le Petit qui tentait de récupérer le socialisme de Proudhon dans une synthèse hautement hasardeuse entre le monde des Rougon-Macquart et celui de Gavroche. C'était le "socialisme césarien" qui tentait de court-circuiter la gauche et la droite(5). Macron rejoue cette forme de syncrétisme au profit d'une modernité techno-libérale. L'essentiel n'est pas, du reste, chez lui, le programme mais bien la promotion d'un homme, jeune, moderne, compétent, etc., jouant de son succès personnel davantage que de son projet (qu'il n'évoquera que très tardivement dans la campagne).

Emmanuel Macron a surtout laissé croire, toujours dans une logique "populiste", qu'il pouvait dépasser les vieux clivages partisans droite-gauche, jugés obsolètes. C'est un trait typique du "populisme» qui affirme que "droite et gauche, c'est la même chose". Mais, au départ, ce discours d'Emmanuel Macron a été applaudi par la plupart des commentateurs, notamment les plus hostiles au dit "populisme", car ces derniers ont cru déceler dans le discours du candidat Macron une "modernité" qu'ils appelaient de leurs vœux. De fait, celui qui avait mis le pied à l'étrier à Emmanuel Macron, François Hollande, invitait déjà en 2006, dans Devoirs de vérité, les partis à cesser de "revêtir des oripeaux idéologiques qui ne trompent personne"(6). C'était exact. La droite depuis 1945 n'étant plus vraiment de droite, comme le remarquait Stéphane Rials, et la gauche "tendance Reagan", ayant renoncé, à plus ou moins bon escient, à être de gauche après 1983, la division horizontale avait fini par perdre de sa pertinence.

Mais il n'est pas sûr que ce constat ait produit les résultats espérés, c'est-à-dire une sorte de syncrétisme politique pragmatique. Bien au contraire, quand le peuple sait qu'il n'a plus rien à attendre d'une alternance politique, puisque les politiques qu'on lui servira seront toujours les mêmes, il ne lui reste plus qu'à protester contre ses élites lato sensu Emmanuel Macron a pu fédérer les restes de la "gauche américaine" (les amis de Dominique Strauss-Kahn) et les bataillons de la droite républicaine proches d'Alain Juppé (Édouard Philippe, Bruno Le Maire), tous attirés, comme le disait Marie-France Garaud, par la "petite odeur du maroquin". Il a pu ainsi produire la synthèse d'un rêve technocratique que les élites poursuivent en France depuis le saint-simonisme de Napoléon III : remplacer le gouvernement des hommes par l'administration des choses. Mais ce rêve abstrait est une pure utopie et il n'a pas su engendrer, pour la raison même qu'il est intrinsèquement "antipolitique", une formation politique crédible(7).

Et ce qui était prévisible est arrivé. Ce discours élitaire, rejouant l'opposition entre le "mouvement" et "l'immobilisme" - Louis­Philippe remis au goût du jour par les gourous du management - n'a nullement conduit à un "dépassement" des oppositions partisanes, comme auraient pu l'espérer les commentateurs politiques mais il a aggravé ces oppositions en les déplaçant, selon un schéma que j'évoquais dès 2014 dans un petit essai qui n'a eu à l'époque aucun succès. Je me permets de le citer, non par gloriole (ma prédiction n'avait que peu de mérite puisqu'elle se fondait sur l'observation du "laboratoire italien" qui permettait de tout anticiper aisément) mais pour mieux rappeler la rapidité des mutations politiques de notre histoire récente. En 2014, donc, dans Les Antipolitiques, j'annonçais que la remise en cause de la division horizontale droite-gauche, division qui fut à la fondation de la politique moderne en Occident, aboutirait à des temps "antipolitiques" qui réveilleraient une vieille distinction évincée par 1789, la distinction verticale des sociétés d'Ancien Régime, fondées sur la division entre le bas et le haut, la Piazza et le Palazzo, comme le théorisait Guichardin au temps de Machiavel(8). À l'époque, en 2014, les rares commentateurs avaient jugé cette hypothèse improbable en France, pays marqué par la "religion du politique". Dès 2016, à la fin du dramatique quinquennat Hollande, cette hypothèse devenait pourtant crédible avec l'épuisement de la gauche et l'émergence de la candidature Macron. Il n'avait suffi que de deux ans pour que s'impose la nouvelle rhétorique anti­politique ! Le constat fut oblitéré en 2017 par l'élection de "Jupiter" qui était censé restaurer la confiance dans le pouvoir. Mais, dès 2018, le réel revenait de plein fouet avec l'irruption du mouvement des "gilets jaunes" qui démontrait hélas que sur les oripeaux du clivage droite-gauche triomphait désormais, même en France, cette nouvelle distinction d'un espace "antipolitique" opposant le peuple et les grands en revenant aux catégories d'Ancien Régime, à savoir le peuple contre les élites ! L'antipolitique peut d'ailleurs être prise dans les deux sens : par le bas (le peuple contre les élites) mais aussi par le haut (la fameuse "révolte des élites contre le peuple", dont parlait le brillant Christopher Lasch dans son analyse de la "trahison de la démocratie"(9)

 

 

"Populisme d'en haut"

 

Ainsi, l'antipolitique bruyante des "gilets jaunes" était la réponse à l'antipolitique triomphante du macronisme, qui avait cru pouvoir substituer au clivage droite-gauche une opposition simpliste entre d'un côté les forces de "mouvement", celles qui seraient "en marche", qui refuseraient de rester "sans rien faire", et les forces de "conservation", celles qui feraient du "surplace". nostalgiques d'un monde d'avant, et qui ne verraient pas les bienfaits d'une "mondialisation heureuse" dont il faudrait ne retenir que les aspects "positifs". Il y avait dans cet appauvrissement du discours politique un trait typique du populisme : simplisme, manichéisme, "bougisme". On a vu d'ailleurs de quoi cette politique a été capable une fois aux affaires. Loin de mobiliser les volontés, elle s'est accompagnée comme il était à prévoir d'un discours moralisateur privilégiant les émotions sur la raison, dégoulinant de bonne conscience (la proposition de loi Avia restera sur ce point un exemple de cette nouvelle Inquisition morale au nom des meilleures intentions), ignorant la dimension tragique de l'histoire (donnant des leçons à foison, notamment sur le passé de la France, dénonçant la colonisation française comme "crime contre l'humanité". niant l'existence d'une "culture française", lui préférant "une culture en France, diverse", etc.), multipliant des prêches sans portée, très vite fragilisée par l'irruption du tragique, en particulier la décapitation de Samuel Paty, événement atroce ignoré en France depuis les coupeurs de têtes de l'époque révolutionnaire (le fameux "Jourdan Coupe-Tête"), ce qui a obligé à des prises de conscience parfois brillantes (discours des Mureaux sur le "séparatisme"), jamais suivies réellement d'effets. Au fond, le volontarisme macronien est un surplace moderniste désireux, au nom de la "paix civile" et de la bonne marche des affaires, de concilier les inconciliables dans un pays aspirant à la "fin de l'histoire".

Pour résumer la pensée "antipolitique" d'Emmanuel Macron, la presse a pu parler d'un "populisme d'extrême centre", ou d'un "populisme sournois", quand elle n'a pas cherché à le présenter comme le produit de "l'antisystème" (expression savoureuse pour le principal défenseur du système). Il s'agit bien en réalité d'une logique antipolitique au service des élites et non contre les élites, comme se présente généralement l'antipolitique.

Il semble donc qu'on puisse rattacher le macronisme à ce que les penseurs italiens ont appelé un "populisme de gouvernement"(10). Il importe de bien saisir en effet que la position de Macron n'était pas en 2017 très originale. Un des fondateurs de ce "populisme de gouvernement" avait été l'Italien Matteo Renzi, qui avait dès 2014, notamment dans une postface à la réédition de l'essai du philosophe Norberto Bobbio Destra e sinistra, théorisé ce que d'aucuns, comme Mario Monti, appelleront ensuite un "populisme d'en haut". Ce dernier, théorisait Renzi, doit reprendre les traits du "populisme d'en bas", reposant sur une remise en cause du vieux clivage droite-­gauche (remplacé par le clivage conservateurs-progressistes), la surexposition de la figure du leader plutôt que du programme, accompagné d'un discours confondant franchise et manipulation (Renzi n'hésitant pas à recourir à tous les codes du pop et du show télévisé), un appel direct au peuple par-dessus les corps intermédiaires et un agenda de réformes extrêmement soutenu pour inspirer la sidération à l'adversaire (discours de la rottamazione, de la "mise à la casse"), enfin l'utilisation d'un langage brutal contre l'adversaire qui rappellerait la division de Carl Schmitt entre ami et ennemi (Matteo Renzi désignait tous ses adversaires par le terme méprisant de gufi, "hiboux"). Cette logique de la "destruction de l'adversaire" était commune aux populistes de tous bords, rappelant celle d'un Beppe Grillo spécialisé dans le Vaffa ("Allez vous faire foutre") mais aussi les populistes "hyper-politiques", comme Matteo Salvini proposant de dégager ses opposants à la ruspa ("pelleteuse"). Emmanuel Macron n'avait plus qu'à puiser dans les ustensiles de ce "populisme de gouvernement" qui prétendait n'emprunter à la forme populiste que pour mieux en éviter le fond.

Cette logique antipolitique ne pourrait-elle expliquer certaines des étranges sorties du président Macron au début de son quinquennat, notamment ces provocations (qui, sinon, seraient inexplicables), lorsqu'il évoquait par exemple les "illettrés" de l'abattoir Gad, les "Gaulois réfractaires" ou les "gens qui ne sont rien" opposés à ceux qui "réussissent" ? Il a récemment repris la recette en proclamant avoir "envie d'emmerder les non-vaccinés". Cet esprit nouveau d'un vulgaire leader de start-up (même s'il s'agit de la Start-up Nation) peut avoir des résultats à court terme mais n'aboutira pas à l'objectif espéré : combattre le populisme sur le fond en le récupérant sur la forme. Car le populisme au service des élites, derrière de séduisants effets de com', finit toujours par nourrir les frustrations et les fureurs du peuple, comme l'ont démontré le Mouvement 5 étoiles en Italie puis les "gilets jaunes" en France. Certes, le système semi-présidentiel de la Ve République a été plus propice à ce "populisme de gouvernement" que le système parlementaire, qui en Italie a broyé Matteo Renzi et l'a jeté dans les oubliettes de l'histoire. Il n'en reste pas moins que cette dérive antipolitique (accentuant par ailleurs l'empreinte technocratique inévitable), en s'installant au sommet de l'État, est lourde de conséquences à plus ou moins long terme.

Les dirigeants politiques se jugent par ce qu'ils laissent. Renzi a laissé dans son sillage Beppe Grillo et ses 5 étoiles devenir le premier parti d'Italie (même s'ils se font aujourd'hui fort discrets). Il faut sérieusement se poser la question de savoir ce que cinq ans de macronisme - même si le premier quinquennat, confronté à la crise du Covid, n'est pas, loin s'en faut, un "bilan de catastrophe" (Mauriac) - laissera dans un pays déjà fortement fragilisé et déboussolé dans son identité comme la France. Le lendemain même du second tour, si le président de la République est réélu, il sera déjà impopulaire et ceux qui auront voté pour lui afin de se préserver du danger populiste risquent paradoxalement de sérieuses déconvenues. Mais c'est une autre histoire.

 

Notes

(1) Jürgen Habermas, "Nous vivons une époque de régression politique", entretien avec Michaël Fœssel et Marie Lemonnier, L'Obs, 28 novembre 2021.
(2) Pascal, Pensées, fragment 31.
(3) Jan-Werner Müller, Qu'est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Premier Parallèle, 2016.
(4) Ernesto Laclau, La Raison populiste, Seuil, 2008.
(5) Notamment au moment de la loi Ollivier de 1864 autorisant les coalitions ouvrières (voir notre Histoire de la République en France. Des origines à la Ve République, Economica, 2018, pp. 625 sq.).
(6) François Hollande, Devoirs de vérité, Stock, 2006, p. 192.
(7) Contrairement à Valéry Giscard d'Estaing, qui avait créé et su faire vivre l'Union pour la démocratie française (UDF), le président Macron a bien créé La République en marche (LREM) mais il n'a pas entretenu suffisamment cette formation pour qu'elle ait une réelle existence politique.
(8) Jacques de Saint Victor, Les Antipolitiques, Grasset, 2014.
(9) Christopher Lasch, La Révolte des élites et la trahison de la démocratie (1995), Flammarion, coll. "Climats", 1996.
(10) Voir notre article "Populisme de gouvernement", in Christophe Boutin, Frédéric Rouvillois, Olivier Dard (dir.), Le Dictionnaire des populismes, Cerf, 2019.

 

 

© Jacques de Saint Victor, in Revue des Deux mondes, livraison de février 2022

 


 

 

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Jacques de
Saint-Victor
Jacques de Saint Victor est historien du droit, professeur des universités, et critique littéraire. Dernier livre paru : Casa Bianca (Les Équateurs, 2019).