Les Territoires perdus de la République ! On est littéralement sidéré d'apprendre que cet ouvrage collectif, rassemblant les édifiants témoignages d'enseignants et de chefs d'établissements scolaires, qui est paru en 2002 (avec des rééditions jusqu'en 2015), n'a déclenché aucune vigoureuse action pour remédier à la situation exposée, à toutes les preuves avancées concernant l'antisémitisme, le racisme voire le sexisme en milieu scolaire, touchant plus particulièrement les jeunes d'origine maghrébine ou africaine. Vingt années d'inaction, d’atermoiements, parfois de contestation des faits eux-mêmes. Il faut ajouter que le Rapport Obin, paru par la suite ("Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires", juin 2004. Ce rapport fait apparaître l'influence grandissante de l'islamisme dans les écoles françaises), n'a entraîné que quelques paroles verbales (pour reprendre l'expression favorite d'un hebdomadaire satirique paraissant le mercredi), quand ce ne furent pas des dénégations - dès l'abord venues du sein même du corps enseignant. Très récemment enfin, un ancien Principal de collège, B. Ravet, a délivré un nouveau "témoignage accablant sur la lâcheté de l’Éducation nationale, l'électoralisme des politiques et le silence des syndicats" vis-à-vis de l'entrisme mené par l'islamisme au sein de nos établissements publics ("Principal de collège ou imam de la République ?", 2017). Quelques articles de journaux dénonçant des faits inacceptables ont accueilli l'ouvrage, et puis le silence assourdissant a repris ses droits.
Et cependant, l'expression "Territoires perdus de la République" a fait florès, puisque de nombreux hommes politiques l'ont utilisée, à commencer par l'ancien président de la République, Jacques Chirac.
Il faut dire aussi que "le camp d'en face" s'en est emparé pour la retourner, en parlant de "territoires libérés" ou encore de "mini-républiques islamiques" (Cf. Mohamed Sifaoui, Mes "frères" assassins, Le Cherche-Midi, 2003, p. 135), sans doute parce qu'ils sont assurés de l'impunité pour leurs incroyables démarches, mais aussi, hélas, parce qu'ils perçoivent qu'une partie non négligeable du corps enseignant est, sinon acquise à leurs thèses, du moins prête à tout leur pardonner. D'ailleurs la décollation de Samuel Paty a été l'occasion de mesurer d'une part combien fut mesuré l'appui que lui apportèrent nombre de ses chers collègues, et d'autre part le tollé qui accueillit, dans de nombreuses classes, l'hommage national rendu à cet infortuné professeur.
Il est donc plus que temps (mais n'est-il pas trop tard ?) d'ouvrir les yeux à propos de l'antienne psalmodiée sur tous les tons dans certains milieux préférentiellement situés à gauche, du côté de l'islamo-gauchisme (et l'on ne peut s'empêcher, à cet égard, de songer aux incroyables propos de l'avocate "insoumise" Raquel Garrido, estimant mi-novembre dernier que le procès dit du Bataclan était un "processus judiciaire de réparation", pour "trouver le chemin vers la réconciliation, y compris avec les terroristes eux-mêmes et les personnes qui sont poursuivies") : "l'immense majorité de nos concitoyens musulmans vit sa foi de manière apaisée et adhère pleinement aux lois de la République". Si cela était, nous n'aurions pas eu les scènes de liesse observées le 11 septembre 2000, parmi nos concitoyens musulmans (j'en fus moi-même le témoin, au sein d'un tout petit village provençal). Nous n'aurions pas eu, bien avant (octobre 1989), les incroyables polémiques de Creil. Nous n'aurions pas, depuis, cette floraison de foulards islamiques dans l'espace public. Bref, la perte paraît s'étendre, comme une tache d'huile.
[PS : Emmanuel Brenner est le pseudonyme de Georges Bensoussan]

 

"En 2002 est paru à mes yeux un livre capital : Les territoires perdus de la République. Ce livre écrit par des professeurs faisait apparaître la triste réalité des quartiers difficiles : misogynie, antisémitisme, francophobie. De cela, ni les journalistes, ni les sociologues n'avaient parlé. Il me semble que l'intelligentsia française aujourd'hui se divise en deux. Il y a ceux qui tiennent compte des territoires perdus de la République et ceux qui persistent à occulter ou au moins à édulcorer cette réalité et ceux-là font flèche de tout bois"

A. Finkielkraut, In Atlantico, 24 novembre 2013

"Nous sommes entre les deux. Nul ne veut donc nous croire. Ni les uns ni les autres. Pour tous les deux nous avons tort. Quand nous disons aux vieux républicains : Faites attention, après nous il n’y a personne, ils haussent les épaules. Ils croient qu’il y en aura toujours. Et quand nous disons aux jeunes gens : Faites attention, ne parlez point si légèrement de la République, elle n’a pas toujours été un amas de politiciens, elle a derrière elle une mystique, elle a en elle une mystique, elle a derrière elle tout un passé de gloire, tout un passé d’honneur, et ce qui est peut-être plus important encore, plus près de l’essence, tout un passé de race, d’héroïsme, peut-être de sainteté, quand nous disons cela aux jeunes gens, ils nous méprisent doucement et déjà nous traiteraient de vieilles barbes.
Ils nous prendraient pour des maniaques.
[...]
Dans l’espace d’une génération il peut se produire tout de même bien des événements. Il peut arriver des malheurs.
[...]
Telle est notre maigre situation. Nous sommes maigres. Nous sommes minces. Nous sommes une lamelle. Nous sommes comme écrasés, comme aplatis entre toutes les générations antécédentes, d’une part, et d’autre part une couche déjà épaisse des générations suivantes. Telle est la raison principale de notre maigreur, de la petitesse de notre situation. Nous avons la tâche ingrate, la maigre tâche, le petit office, le maigre devoir de faire communiquer, par nous, les uns avec les autres, d’assurer la communication entre les uns et les autres, d’avertir les uns et les autres, de renseigner les uns sur les autres. Nous serons donc généralement conspués de part et d’autre. C’est le sort commun de quiconque essaie de dire un peu de vérité(s).
Nous sommes chargés, comme par hasard, de faire communiquer par nous entre eux des gens qui précisément ne veulent pas communiquer. Nous sommes chargés de renseigner des gens qui précisément ne veulent pas être renseignés. Telle est notre ingrate situation"

Charles Péguy, in Notre jeunesse, Cahiers de la Quinzaine (douzième cahier de la onzième série), juillet 1910

 

 

Dans son reportage au cœur de l'islamisme français, le journaliste algérien Mohamed Sifaoui note à propos des quartiers parisiens de Belleville et de Couronnes, largement pénétrés par l'intégrisme musulman : "Karim et d'autres 'frères' appellent ironiquement ces quartiers les 'territoires libérés' ou encore les 'États islamiques'. Ils ont réussi en quelque sorte à instaurer des 'mini-républiques islamiques' en pleine république laïque".
(in Mes "frères" assassins, Le Cherche- Midi, 2003, p. 135).

 

 

 

I. Un enseignement de la Shoah chahuté

 

Voici près de quinze ans déjà que l'enseignement de la Shoah avait, le premier, révélé ces dérives au sein de l'institution scolaire. Dès le début des années 1990, en effet, dans le cadre de la Mafpen, des professeurs stagiaires faisaient état de propos antisémites proférés par des élèves d'origine maghrébine lors du cours d'histoire sur le génocide des Juifs. Mais ce qu'on pouvait considérer alors comme un fait isolé est devenu une vague de fond. Il ne se passe plus un jour, désormais, sans que dans un établissement scolaire au moins de notre pays l'on n'assiste à un incident antisémite. Dans certaines classes, au seul prononcé du nom d'Israël, le brouhaha est total. Si le cours sur l'affaire Dreyfus est parfois difficile à mener, la leçon sur la Shoah peut, quant à elle, donner lieu à chahut et contestation, voire à des propos négationnistes et à l'expression d'un antisémitisme déclaré. Professeur d'histoire dans l'Essonne, Chantal S. cite les mythes juifs de la propagande nazie que "certains élèves maghrébins se font un malin plaisir à évoquer : richesse des Juifs, particularisme juif regardé et jugé comme malsain ou, en tout cas, bizarre". Près de Grenoble, Nicole B., professeur de français à Saint-Martin-d'Hères, raconte que la seule opposition à l'étude du livre de Primo Levi, Si c'est un homme, est venue de deux élèves maghrébines qui refusèrent le travail proposé : "On n'aime pas, c'est des histoires de Juifs". Sans pour autant que cela soit la règle, certains professeurs d'histoire font aussi état d'un refus de lire Primo Levi dans des classes de troisième. Dans une ZEP de la banlieue de Grenoble, un élève de troisième, récemment arrivé d'Algérie en France, déclarait en mars 2001 à l'attention de la professeur de français : "On aime bien l'histoire en ce moment parce qu'on fait Hitler et qu'il en met plein la tête aux Juifs. Alors on aime bien". Un lourd silence s'est alors installé, raconte la professeur qui, un instant, a le sentiment d'avoir mal entendu, quand un second élève, également d'origine maghrébine, lance à la cantonade : "À mort les Juifs ! " [Les deux élèves seront exclus une semaine]. Le cours est parfois contesté d'une façon inhabituelle : à Montreuil, à l'automne 2003, des élèves d'une classe de troisième récusent la réalité de la Shoah et demandent à sortir du cours pour requérir les lumières de l'imam, seul à même, à leurs yeux, de "dire la vérité".

Des enfants ont-ils pu créer de toutes pièces cet état d'esprit ? demande l'enseignante. Ou ces propos sont-ils le miroir des palabres familiales, là où maints témoignages nous parlent d'une violente haine antijuive qui se donne libre cours ? Professeur de français en Seine-Saint-Denis, et écrivain pour la jeunesse, R. H. raconte un incident survenu fin janvier 2002 dans un collège du sud de la France où elle était invitée à parler de son travail : "Lors d'une rencontre autour d'un de mes romans traitant de la Shoah, un élève me demande : 'Vous êtes de quelle origine ? ' Je réponds : 'Juive'. Je l'entends alors qui lance à mi-voix : 'Amenez les fusils ! ' Abasourdie et croyant avoir mal entendu, je lui demande de répéter. Il refuse, puis finalement s'exécute en ajoutant avec un grand sourire : 'C'était une blague' ". Cette "blague" se répète en vérité de collège en collège, en particulier dans les ZEP, à chaque fois qu'est présente une forte minorité d'origine maghrébine. Professeur d'histoire-géographie en Seine-Saint-Denis, Iannis R. raconte les "Mort aux Juifs" inscrits sur les murs de son collège à côté des "Mort aux USA" et des dessins figurant les Twin Towers en feu. Dans une lettre adressée au journal Le Monde en avril 2002, il rapporte cette phrase prononcée par un de ses élèves à la fin du cours sur la Shoah : "Hitler aurait fait un bon musulman". Au vu de ces scènes et de ces violences verbales plus ou moins contenues, on ne peut plus s'étonner de constater que c'est dans la population jeune (quinze/vingt-quatre ans) et d'origine maghrébine que l'on rencontre le plus fort pourcentage de personnes convaincues qu' "on parle trop de la Shoah" en France (11 % contre 4 % pour les jeunes d'origine française).

[...]

C'est ce même climat de refus feutré de "la France" qui rend compte des réactions d'un groupe d'élèves d'origine maghrébine qui, à l'automne 2003, dans un collège de l'Isère, rétorque au professeur de lettres qui voulait leur faire étudier Le Château de ma mère, de Marcel Pagnol : "Ce n'est pas notre culture, c'est trop français".

 

Parvenu à ce point, on ne peut qu'être frappé par ce qu'écrivait un homme authentiquement de gauche :
"il est tout simplement contraire à la République qu’il y ait des musulmans vivant en France, disposant de la nationalité française mais se référant, culturellement, à d’autres pays"
(Jean Daniel, in Réconcilier la France, 2021 - ouvrage posthume)

[...]

Psychanalyste et maître de conférences de psychopathologie et de psychanalyse à l'université Paris-VII, Fethi B. accuse la famille régnante d'Arabie saoudite de financer ces mouvements de régression et d'imposer à leur propre peuple les "normes les plus féroces de la planète" (sic) ; il ajoute : "Elle [la famille régnante d'Arabie saoudite] a maintenu et aggravé les formes archaïques de domination du mâle et de la répression sexuelle. La plupart de ses membres ont exclu les femmes de la vie politique et n'ont toléré leur présence publique qu'emballées dans des sacs ou munies de muselières". Enfin, in Le Monde, 28 novembre 2001, sous le titre "Islam : quelle humiliation ?", il pointait l'imposture intellectuelle que le monde arabe fabrique à son propre sujet : "La victimisation par les seules forces extérieures ne peut que détourner l'attention des causes internes et perpétuer la position passive qui caractérise la posture de l'humilié, en tant qu'il reste de tout son être rivé à sa propre débâcle sans échappée possible". Il évoquait aussi un "délabrement politique profond du monde arabe", une "pathologie dont l'énergie n'a pas fini de semer souffrance et désolation. [ … ] Le monde arabe est sujet de sa propre humiliation".

 

 

II. Sur l'antisémitisme d'élèves de collège à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)

 

Enseignant depuis quelques années en Seine-Saint-Denis, et plus particulièrement à Saint-Denis, j'ai pu, maintes fois, constater un antisémitisme souvent présent, parfois virulent, de la part d'élèves issus majoritairement de l'immigration maghrébine.

Cet antisémitisme peut prendre plusieurs formes, mais il se manifeste principalement par des propos tenus devant le professeur. Il est évident que ces élèves viennent à parler des Juifs et de leurs griefs contre eux à des moments précis des apprentissages. Ainsi, dès que sont abordées des phases des programmes d'histoire liées à l'histoire des Juifs (les Hébreux en sixième, le nazisme, la France des années trente ou la Shoah en troisième), des remarques, des insinuations, des déclarations sans appel, mais parfois aussi des interrogations se font jour. Le professeur sait également qu'il va devoir faire face à ces manifestations d'antisémitisme, car chaque année les incidents se répètent avec des classes différentes. Il passe finalement plusieurs heures à tenter de lutter contre ces idées reçues. Mais depuis le 11 septembre 2001, les cours d'histoire ne sont plus les seuls supports de ces manifestations.

L'antisémitisme de certains élèves peut être divisé en deux groupes de propos et manifestations. La première manifestation est, oserai-je dire, classique, c'est-à-dire que ces élèves reprennent les lieux communs de l'antisémitisme traditionnel. Ainsi, et c'est surtout vérifiable en classe de troisième, j'entends régulièrement des remarques sur le physique des Juifs : "Ils ont des gros nez" est le propos qui revient le plus souvent, sans oublier des remarques sur "les grosses lèvres et les grandes oreilles". En janvier 2002, une élève m'a affirmé (elle ne fut pas la première à me faire cette remarque) que l'on reconnaît facilement les Juifs dans la rue. À mon étonnement, elle répondit qu'on les reconnaissait, sans me donner d'autres explications, si ce n'est : "Mais vous savez bien ! " Lui ayant répondu que non, je ne savais pas, elle refusa d'argumenter en grommelant.

Les a priori et les idées reçues sur le prétendu physique des Juifs ont la vie dure au collège. Depuis septembre 2003, plusieurs cours ont donné lieu à des propos de ce genre. Ainsi ai-je pu entendre que l'on pouvait effectivement aisément "reconnaître le Juif"' alors que nous étudiions une caricature nazie destinée à des écoliers sous le IIIe Reich. Certes, ajoutai-je, il s'agissait d'une caricature, les traits étaient évidemment forcés, exagérés, voire fantasmés. Certains élèves furent alors extrêmement surpris par ma remarque : "Mais monsieur, ils sont vraiment comme ça ! On les reconnaît dans la rue ! "À cela, un élève conclut par un cinglant : "Oui, c'est le regard fourbe qui ne trompe pas". Devant ma désapprobation (et mon étonnement), et face à mon argumentation tendant à démonter ces propos infâmes, je ne recueillis que le silence. Certains élèves m'observaient le regard amusé, un sourire narquois (qui se voulait complice) sur les lèvres. Ce silence, comme souvent, n'était pas synonyme de gêne ou de contrition mais témoignait au contraire du refus d'entendre la parole du professeur, un refus que l'on pourrait résumer par ce propos d'un élève : "Monsieur, nous on sait". Du "vous savez bien", nous étions donc passés au "nous on sait" ; cela revient non seulement à refuser les paroles du professeur, mais également à se considérer, soi-même, mais plus souvent en groupe, comme les détenteurs d'informations, de connaissances, que l'adulte, aveuglé, ne veut pas accepter de voir, ou fait mine d'ignorer.

Autre manifestation de l'antisémitisme traditionnel, l'association constante du Juif et du pouvoir. Régulièrement, certains élèves me font remarquer, ainsi qu'à leurs camarades, que "les Juifs sont riches, ils ont de l'argent". Cette idée s'accompagne souvent du "constat" suivant : "Les Juifs sont radins", les élèves d'une classe de quatrième prenant en exemple un ancien camarade, nommé Lévy, qui, disent-ils, ne partageait rien avec eux. Il paraît difficile de raisonner ces élèves contre cette idée très répandue, et la conversation avec le professeur se termine régulièrement par ces mots : "Mais vous êtes juif pour les défendre comme ça ? "

 

 

III. Le 11 septembre 2001 et ses suites

 

Un lycée de banlieue, banal, sans difficultés particulières : une population scolaire hétérogène constituée d'adolescents de milieux socio-culturels variés qui cohabitent sans histoire, dans cet équilibre pacifique né de la rencontre de cultures différentes dont aucune ne paraît dominante ni dominée. RAS, donc, jusqu'au 11 septembre 2001.

Le monstrueux acte de terrorisme à New York surprend la communauté éducative en pleine période de rentrée : individuellement, les adultes du lycée sont sans doute choqués, les élèves aussi, mais la vie quotidienne de l'établissement, si stressante dans ces premiers jours de l'année scolaire, continue sans bouleversement notable.

Pourtant, un premier point "noir" est déjà à signaler : le 14 septembre, je propose à tous les per­sonnels et les élèves d'observer trois minutes de silence à la mémoire des victimes de l'attentat, conformément à la consigne ministérielle, mais aussi par conviction personnelle, par souci d'affirmer publiquement mon attachement de proviseur aux valeurs de l'école républicaine qui s'opposent à l'obscurantisme et à la barbarie. Les notes de service sont transmises et affichées partout sur les panneaux d'information : personne ne peut prétendre ne pas avoir eu connaissance de cette information. Selon l'organisation prévue, nous nous retrouvons donc à midi, dans la salle de restauration, pour toucher directement le maximum d'élèves, qui déjeunent à cette heure-là. Les autres élèves, qui ont cours, doivent également pouvoir se recueillir trois minutes, au signal de leurs professeurs, conviés à s'interrompre pour participer aussi à cette manifestation symbolique.

Première déception : malgré la présence d'un professeur américain dans nos équipes pédagogiques (lequel viendra ensuite me remercier avec émotion d'avoir proposé ce "geste"), tous les professeurs et autres personnels du lycée, disponibles à cette heure de repas, ne sont pas au lieu de rendez-vous : on peut même constater que les rangs sont clairsemés ! … Pourquoi ?

Un peu blasée par mes nombreuses années d'expérience, je ne me scandalise pas outre mesure, je pense simplement aux habituels motifs de défection : il s'agit d'une consigne ministérielle ; par principe, le corps enseignant n'aime pas céder à des injonctions de son ministre ; ou bien c'est parce que j'ai relayé cette consigne avec ce qui peut paraître un zèle trop vif : pour quelques professeurs (je ne saurais dire, ni ne souhaite savoir combien ? … ), le chef d'établissement est une sorte de "patron", et il est de bonne guerre, pour eux, de se dispenser de participer à tout ce qu'il suggère et qui ne fait pas partie des obligations de service… dont acte ! À ce moment, je ne veux pas croire que l'absence de tant d'adultes, devant tous ces élèves réunis à table, signifie autre chose que de la mauvaise volonté frondeuse ou de la négligence… mais pour le geste symbolique demandé, je ne peux m'empêcher de juger choquante la désinvolture de tous ces "absentéistes" en ces circonstances exceptionnelles.

Deuxième déception, toutefois moins étonnante - on s'y attendait davantage : les élèves qui déjeunent ne sont pas tous réceptifs à notre demande d'observer un temps de silence. La grande majorité d'entre eux l'accepte et respecte scrupuleusement les trois minutes (ce qui est une durée de silence absolu assez longue pour une salle de cantine !…), sauf une table de huit élèves qui ne se lèvent pas, continuant ostensiblement à manger, en ricanant avec des regards de provocation… Nous hésitons… le proviseur adjoint et la CPE s'approchent discrètement de cette table : les élèves se calment, mais ne renoncent pas à leur défi ; ils poursuivent leur repas en grommelant… les trois minutes s'achèvent. Je donne le signal de la fin et remercie l'assistance, en repérant la table des récalcitrants : ce sont tous des élèves d'origine maghrébine ou d'Afrique noire, et ils sont musulmans.

Je sais bien que ce n'est pas une coïncidence et je comprends clairement le message de cette provocation : nous en parlons entre membres de l'équipe de direction et décidons de ne pas relever le défi, de crainte de susciter une escalade qui pourrait dégénérer en conflit. Vigilance et prudence, donc… "Pas de vagues, pas de remous" : comme on le sait, ce précepte dicte un comportement ; cette ligne de conduite est celle qui permet de croire et de faire croire que les équipes de direction maîtrisent toutes les situations délicates dans leur établissement, et que les établissements dont personne ne parle sont ceux où il ne se passe rien, donc rien d'inquiétant : donc de "bons" établissements gérés par de "bons" chefs… Évidemment, je ne partage pas cette opinion admise tacitement qui guide, consciemment ou non, le "management" de nombreux établissements, mais le fait d'avoir "blanchi sous le harnais" m'a sans doute influencée plus que je ne l'aurais voulu…

Ce jour de septembre, je crois sincèrement faire preuve de sagesse en reléguant l'incident des trois minutes de silence dans le tiroir des affaires à suivre de loin, sans urgence… Personne ne me contredira d'ailleurs et aucun des professeurs présents ne me fera un seul petit commentaire à ce sujet, dans les semaines suivantes.

Arlette C., proviseur honoraire, Val-d'Oise.

 

 

IV. À l'école primaire déjà !

 

J'enseigne en école primaire à Paris depuis plus de vingt ans, et suis actuellement en poste dans une école du nord de la capitale. Nous avons dans nos classes des enfants de toutes origines, et j'ai hélas constaté que des enfants juifs se voient aujourd'hui bousculés et insultés du fait de leur origine. Je cite : "Chien de Juif ", "Vive Ben Laden ", "On va brûler Israël ", "Retourne dans ton pays". De tels propos sont entendus dans la bouche d'enfants de sept, huit, neuf ans.

Une fillette juive de sept ans se fait frapper (par deux ou trois autres) qui lui réclament son goûter, la traitent de "sale Juive", propos agrémentés de quelques coups de pied. La petite a peur et se tait jusqu'au jour où elle ose en parler à sa maman qui m'interpelle. J'interpelle à mon tour la direction et j'exige la convocation immédiate des familles. Je vois arriver des parents (mamans voilées) qui, loin d'écouter ou de présenter des excuses pour les actes et les propos de leurs enfants, les nient en bloc en nous accusant, "nous", d'être responsables - qui, "nous" ? La petite fille, moi, les Juifs ? Leurs mots, qui passent bientôt du français à l'arabe, frisent la menace : "Je connais du monde, on a beaucoup de cousins, de frères, on n'a pas peur ! " Je dois, à mon tour, les menacer de porter plainte en cas de récidive pour qu'ils cessent.

Quelques jours plus tard, la maman d'une enfant juive se fait insulter et cracher dessus par des jeunes devant la porte de l'école. Depuis les attentats de septembre 2001 à New York, on joue à "Ben Laden" en récréation, on est aussi fort que lui, on "brûle" Israël.

Une institutrice, Paris XIe, mai 2002.

 

 

V. Tristes banlieues…

 

Le matin du 12 septembre 2001, des élèves se réjouissent de la destruction des tours du World Trade Center, on entend : "On les a bien eus, maintenant ils vont voir les sales juifs !" En salle des professeurs, les enseignants donnent leur avis sur l'événement, et évoquent souvent le lien entre cet attentat et le conflit israélo-palestinien. En fait, ils s'en tiennent à des commentaires qu'ils tiennent pour convenus pour éviter de se distinguer en exprimant un avis dissonant. En filigrane, on peut tirer quelques conclusions sur ces idées consensuelles : "cette affaire ne concerne que les États-Unis qui ne font que récolter ce qu'ils ont semé en soutenant Israël". Cela dit, on aborde le problème sous un autre angle et plus confidentiellement : "Nos élèves jubilent !" Un professeur, juif, rapporte des propos antifrançais, anti-israéliens, antisémites, saisis dans la cour. Il avoue qu'il a fait semblant de ne pas entendre. Cet aveu est un appel à ses collègues : "et vous, comment réagissez-vous quand vous entendez ces menaces ?" En réponse, on s'indigne des propos racistes, mais on évite prudemment de proposer une attitude commune pour y faire face, un professeur explique que s'il entendait des propos antisémites venant de la part d'élèves d'origine maghrébine, il lui serait difficile d'intervenir parce qu'il "ne sait pas trop ce qui se passe là-bas, entre eux…"

On ne s'étonnera pas alors que des élèves d'origine maghrébine puissent commenter dans l'indifférence générale, entre eux, mais sans prendre de précautions particulières, les cours d'histoire dans les couloirs ("Dommage qu'Hitler n'ait pas vécu un an de plus, il nous aurait complètement débarrassé des Juifs"), et que le même professeur (juif) soit apparemment le seul témoin du collège des faits et discours de ce type. Si les professeurs juifs souffrent de leur isolement, que ressentent les éventuels élèves juifs du collège qui subissent la pression antisémite ? (Cette question, plus grave, est occultée ; aux familles de s'organiser pour maintenir leur enfant au collège en toute sécurité).

 Au mois d'octobre 2001, un professeur découvre un graffiti sur une table :


"Liberté, égalité, fraternité, n'existent pas,
La France est une garce, on s'est fait trahir.
Le système, voilà ce qui nous pousse à les haïr,
On nique la France, on se fout de la République
Et de la liberté d'expression,
Et on attend de voir à l'Élysée des Arabes et des Noirs
".

 

Les quelques professeurs auxquels il en parle se disent affligés, mais ils s'en tiennent à ce constat, soucieux "de ne pas faire le jeu du Front national".

 

Ici encore, on mettra en relief une pensée de Jean Daniel (disparu en février 2020) :
"Je ne pardonnerai jamais à la gauche, ma famille, [de ne s’être] pas inquiétée de ce que devenait le visage même de la France", écrit Jean Daniel. Lorsqu’il fait observer à François Mitterrand : "Président, le pays est en train de changer. Le clocher de votre affiche électorale, dans peu de temps, vous le verrez entouré de deux minarets", il reçoit pour toute réponse : "Vous parlez comme Le Pen". Et il devine un Mitterrand "redoutant ensuite qu’à chacune de nos rencontres je ne mette le sujet sur le tapis".
(Jean Daniel, in Réconcilier la France, 2021 - ouvrage posthume)

 

Si bon nombre des élèves issus de l'immigration se sentent "pris au piège" entre deux cultures, les professeurs ont affaire, eux, au sentiment de culpabilité lié à l'histoire coloniale de l'Occident ("Le sanglot de l'homme blanc") - quand ils ne succombent pas au "syndrome de Stockholm" - et à des réflexes de défense susceptibles d'être récupérés par l'extrême droite. Entre les deux, l'héritage des Lumières s'est perdu.

L'agressivité des élèves du collège Y. s'exprime par l'insulte raciste. Les adolescents l'utilisent comme instrument de déstabilisation de l'enseignant. Intuitivement, les élèves d'origine étrangère savent que le racisme place l'enseignant face aux apories d'un discours dominant : "Les étrangers sont victimes de racisme, une victime ne peut pas être coupable, en sanctionnant le racisme des étrangers sans condamner le racisme ambiant des Français, je fais preuve d'injustice et de racisme".

Au milieu d'un cours, une élève africaine, Salimata, s'adresse à son voisin : "Ta gueule, sale arabe !" Le professeur intervient, fustige la jeune fille qui répond : "C'est rien madame, vous ne pouvez pas comprendre, Karim, je l'appelle sale arabe parce que c'est mon copain, en plus je ne peux pas être raciste puisque je suis noire et puis, vous vous en prenez à moi, mais les vrais racistes, vous ne leur dites jamais rien parce qu'ils sont français…" Sous-entendu, comme vous, ce à quoi une grande partie de la classe acquiesce, toutes ethnies confondues - ou presque… Un net clivage partage la classe en deux groupes : les élèves d'origine maghrébine et les Africains du même côté, les "Blancs" (y compris les Antillais) de l'autre. Ce clivage se retrouve de manière frappante à la cantine où les jeunes filles africaines instaurent une véritable ségrégation en refusant toute élève blanche ou antillaise. Deux jeunes filles maghrébines font exception : l'une arrive d'Algérie d'où elle a fui le terrorisme islamiste, l'autre est quasiment la meilleure élève du collège et se démarque coûte que coûte de la "racaille".

L'insulte raciste ne vise pas seulement à humilier l'adversaire, elle est mortifère : elle renvoie l'Autre à ses origines, au néant, comme si l'existence des uns passait par la destruction de l'Autre.

 

 

VI. Sur un climat de démission

 

En 1999, je fus titularisée et affectée dans l'académie de Créteil comme titulaire-remplaçant (TZR) en Seine-Saint-Denis dans un collège classé ZEP d'environ 900 élèves (pour une contenance prévue de 600 !). Les choses y furent nettement différentes de mon expérience de stagiaire en ZEP à Sarcelles. L'équipe de direction comprenait notamment un principal adjoint cultivant avec les élèves une relation qui relevait plus du copinage et de la négociation que du dialogue ferme attendu d'une direction d'un collège sensible. Pour lui, le principe de l'élève au cœur du système était compris comme "la parole de l'élève vaut celle de tout adulte membre des équipes éducatives", alors que dire de la voix de deux élèves contre celle d'un enseignant ! Pour obtenir des élèves la discipline espérée et des informations sur les délits commis, il distribuait canettes de soda et autres friandises ; il faut avouer que les bons points auraient été difficiles à accorder à certains en guise de récompense ! Les élèves étaient si confiants dans cette bienveillante équipe de direction (le principal gérait plutôt l'administratif) qu'ils n'hésitaient pas à menacer les enseignants de s'adresser au principal adjoint, comme s'il était habilité à sanctionner les professeurs. Les élèves mécontents d'une mauvaise note ou d'une heure de colle se précipitaient dans son bureau pour négocier leur remise en cause.

En fin d'année, le sentiment d'impunité de certains élèves avait atteint un degré tel que le principal fut directement l'objet d'agressions verbales et de menaces de la part de deux sœurs de seize et dix-sept ans en classe de troisième ; l'une d'entre elles était connue pour ses crises de violence à la moindre contrariété. Irritée par les réprimandes, elle souleva le bureau du principal pour le renverser, insulta sa personne, celle de sa mère et autres ascendants. Avec deux collègues, j'assistais médusée à ce déchaînement de rage qui ne fit pourtant l'objet d'aucune sanction. Le principal nous expliqua qu'il fallait "attendre qu'elle se calme… et de toute façon, l'année est bientôt finie, elles ne seront plus là l'an prochain". Elles non, mais leur petit frère ou cousine, eux oui et ils connaîtront la "réputation" de l'établissement. Quant aux autres élèves, ils auront vu les deux jeunes filles narguer l'ensemble de la Communauté éducative, affichant leur sentiment de toute-puissance avec une arrogance qui aurait découragé le plus aguerri des professeurs.

Ce type d'anecdote pourrait être multiplié à l'envi. Nombreux sont hélas les chefs d'établissement réticents à toute sanction par peur des élèves ou de leurs parents (dont certains n'hésitent pas à venir menacer le personnel à l'intérieur des bâtiments publics), par crainte d'être mal notés par une hiérarchie susceptible de voir dans leur fermeté un manque de capacité au dialogue ou une mauvaise gestion de l'établissement ! Depuis une vingtaine d'années, l'idée d'une "école démocratique" où tout doit faire l'objet de débat, discussion, négociation a été validée par une lecture néfaste de la loi d'orientation de 1989 : l'élève devenu l'enfant au cœur du système a été considéré comme l'égal de l'adulte enseignant ou encadrant, à ce titre il pouvait participer à tout débat le concernant. Or, le rapport entre maître et élève n'est pas démocratique, il induit une situation de nature hiérarchique sans laquelle la transmission des savoirs ne peut se réaliser ; l'un a acquis des savoirs à transmettre au moyen d'outils didactiques et pédagogiques à un autre qui ne sait pas et doit être élevé à la connaissance pour devenir qui il doit être : un individu libre de penser. Le rapport hiérarchique maître-élève n'est pas pour autant injuste, il établit simplement un espace où une parole vaut plus qu'une autre parce qu'elle marque l'héritage de savoirs et de savoir-faire indispensables à toute construction humaine digne ; cet espace, c'est le sanctuaire scolaire.

Ce langage n'est pourtant pas audible pour une part importante et militante de la planète enseignante idéologiquement fossilisée. Oser avancer que l'acte d'apprendre exige une démarche de volonté chez l'élève est odieux pour certains enseignants ou chefs d'établissement qui fondent prioritairement leur rapport aux élèves et à leur métier sur un registre affectif induisant la politique de l'excuse. Pourtant, on ne peut que constater aujourd'hui - en particulier dans le cas désastreux du collège unique - qu'en dépit de la bonne volonté des professeurs et des moyens investis, rien ne saurait se substituer à l'effort personnel, à la volonté de l'élève. Devant cet échec, la politique de l'autruche s'est poursuivie et aggravée : un problème se pose à nous ? Il faut trouver une solution ou à défaut un responsable. Revoici alors la cohorte des arguments corporatistes : pas assez de professeurs, pas assez de moyens, pas assez d'assistants éducateurs, etc. Suivie de ceux des humanistes compassionnels méprisant au fond ceux qu'ils disent défendre, en les enfermant dans des représentations figées de victimes : "les élèves sont issus de quartiers ghettos, leurs parents ne sont pas francophones, ils sont huit à la maison, ils n'ont pas de bureau pour travailler, ils n'ont pas d'ordinateur".

 

Effectuons ici une dernière pause. Notant que les garçons issus de l'immigration maghrébine échouent davantage que la moyenne, Jean-Paul Brighelli (dans le civil, professeur en Classes Préparatoires) s'interrogeait, dans un article intitulé "Pour en finir avec la culture de l'excuse" (publié dans Le Point du 3 août 2016) : La faute à une école discriminante ? Ou à leur manque d'investissement ?
Et il argumentait : "Chose étrange, ce ne sont pas toutes les populations immigrées originaires des anciennes colonies qui ont réagi ainsi [s'abriter derrière la culture de l'excuse]. Les Asiatiques par exemple, originaires de l'ancienne Cochinchine, ne présentent aucun symptôme d'une culture de l'excuse : ils travaillent dur, réussissent souvent brillamment, et se font une place dans la société française – y compris en prenant territorialement la place (à Belleville par exemple, ou dans le centre de Marseille, pour ne pas parler de l'implantation de Chinois à Alger même) de populations venues du Maghreb. Pourtant, les Indochinois ont été sacrément exploités par le colonisateur ! Que l'on pense par exemple à la culture importée de l'hévéa et au travail forcé qui en a résulté – ou à la réquisition de travailleurs indochinois dans les rizières camarguaises pendant la Seconde Guerre mondiale, sans rémunération ni reconnaissance... Et c'est par une guerre aussi qu'ils se sont libérés des Français. Il y a quelque chose de spécifique aux anciens colonisés d'Afrique du Nord qui tient peut-être à la façon dont on leur a raconté leur histoire – et il y a là une double responsabilité, celle de la famille et celle de l'école. Qui tient aussi peut-être à l'islam, à la certitude d'être dans le vrai – et d'être rejetés alors même qu'ils devraient être au sommet – et au fatalisme quelque peu contemplatif de cette religion où 'c'est écrit', et où par conséquent l'effort personnel n'est pas survalorisé. D'où cette culture de l'excuse, le discrédit jeté a priori sur le travail scolaire, et un sentiment de frustration que la religion peut compenser – ou la violence, qu'elle s'exprime à travers la délinquance ou à travers le terrorisme – et, de plus en plus souvent, à travers les deux.
Parce qu'enfin, les mêmes causes devraient produire les mêmes effets. Je suis assez vieux pour avoir eu en cours, à la fin des années 1970 et surtout au début des années 1980, les enfants des boat people qui arrivaient tout aussi misérables que les 'migrants' aujourd'hui, fuyant un pays dévasté par vingt ans de conflit, des bombardements massifs, la déforestation chimique, des centaines de milliers de morts... Et mes élèves indochinois arrivés au lycée des Ulis presque sans parler français en seconde réussissaient brillamment le bac – le bac des années 1980 – trois ans plus tard – et leurs études, au-delà. Alors, qu'est-ce qui bloque chez les Beurs des années 2000 ? Dans quelle mythologie personnelle vont-ils chercher des excuses pour être encore et toujours discriminés, ce qui leur sert de prétexte pour ne même pas essayer de s'en sortir ? Loin de moi l'idée de nier que c'est plus dur pour eux que pour des petits bourgeois français depuis trente générations et enfants d'intellectuels. Mais l'exemple du million d'Asiatiques vivant aujourd'hui en France, qui réussissent si bien qu'ils sont désormais la cible des gangs des cités de Belleville, devrait les persuader qu'avec du travail et de l'obstination, on y arrive – et non avec des jérémiades reconverties en syndrome d'échec et en violence".

 

Oui, la vie peut être injuste, mais l'école républicaine est le premier des lieux pour tenter de réduire les injustices. Qui peut oser dire qu'être élève dans les années 1920 ou 1950 était idyllique lorsque l'on était issu d'une famille de réfugiés polonais ou d'immigrés arméniens ? Que l'on ne pouvait pas obtenir son certif" parce que vos deux parents parlaient une langue étrangère ? Qui peut oser dire que l'on ne peut pas devenir médecin parce que la seule table à votre disposition pour faire vos devoirs est celle de la cuisine ? Ce fut pourtant dans cette situation que se sont retrouvés des milliers d'enfants "issus de l'immigration" dans les années 1920, 1930, 1950 ; ces mêmes enfants d'immigrés ont dû affronter la discrimination dans les cours d'école et les rues de Paris ou de Lyon. Par quel miracle sont-ils devenus des citoyens français à part entière, acteurs de la communauté nationale et paisiblement attachés à leur communauté d'origine ? L'école était-elle plus démocratique alors ? Certainement pas. Les quartiers ghettos n'existaient pas ? Que dire du confort d'un deux pièces parisien pour une famille de rapatriés d'Afrique du Nord en 1960 ? Mais rien n'y fait ; on vous explique que la société a évolué, que ces situations sont aujourd'hui intolérables. Au lieu d'encourager la "seconde" génération - principalement issue de l'immigration nord-africaine des années 1950 - qui a cherché dans les années 1980 à sortir des ghettos matériels et mentaux dans lesquels les avait enfermés leur culture familiale ou environnementale, la société bien-pensante (gauche caviar et droite camembert) les a appelés à cultiver a contrario leur différence en glorifiant des dimensions caricaturales de leur culture d'origine ou "de cité". On a méprisé ceux qui souhai­taient s'identifier à un modèle républicain, à une communauté nationale, il leur fut fait l'indécent reproche de ne pas être fiers de leurs racines puisqu'ils demandaient à être considérés d'abord comme des Français républicains.

Dans notre effort réussi pour établir un cordon sanitaire autour du Front national et son idéologie nauséabonde, on n'a pas su voir ce lieu de l'identité nationale laissé vacant : notre espace public. On le sait depuis la fin du XIXe siècle, l'école républicaine est l'espace relevant éminemment du domaine public où se construit la communauté nationale de demain. Or, notre école est devenue un lieu où cohabitent des communautés ethniques et religieuses, un lieu où on ne rassemble plus des élèves français mais des enfants nés en France s'identifiant prioritairement selon leur confession ou l'origine étrangère de leurs géniteurs (au point que certains s'en inventent une pour être comme tout le monde !). Les valeurs universelles qui unissent dans l'espace public ce qui est séparé dans l'espace privé ont déserté les esprits mêmes de ceux auxquels il revient de les incarner à l'école, comme en témoignent les discours syndicalistes principalement issus de l'extrême gauche. Ce champ laissé ouvert a été investi à la fin des années 1980 par les ennemis de la laïcité et de son universalisme, cette désertion a permis notamment l'explosion raciste et antisémite à laquelle nous assistons impuissants depuis plusieurs années : l'école est un lieu symbolique vide qui n'a plus rien d'un sanctuaire du savoir, abandonné aux combats intercommunautaires comme aux pires heures de son histoire. Un territoire perdu par la République à conquérir pour une petite minorité aspirant à une législation de semi-apartheid : "dis-moi qui tu représentes, je te dirai quel sujet de droit tu es". Ce "droit différent" réclamé par certains est une menace pour la paix sociale, pour les libertés individuelles et collectives d'une démocratie. En harcelant une jeune fille qui refuse de se conformer à des règles inhumaines ou en agressant un élève juif ou asiatique parce qu'il représente une figure symbolique de l'intégration et de la réussite par l'école (tout en ayant conservé son attachement et sa fierté communautaires), ces ennemis des libertés nous ont adressé un message clair : les rapports entre individus doivent se fonder sur les appartenances ethniques ou religieuses. Cela porte un nom : le racisme. Lorsqu'il est véhiculé au moyen de la violence, voire de la terreur, on parle de fascisme.

L'antiracisme transformé en idéologie politiquement correcte s'est comme retourné contre son objet : au lieu d'intégrer à un espace commun (la nation républicaine laïque à la française) elle a accentué les différences en enfermant chacun dans un rôle stéréotypé (le beur, le black…). Dernière échappatoire en date : la discrimination positive. On sait que l'affirmative action n'a pas fonctionné aux États-Unis, pourquoi ne pas essayer ce ratage en France, nous suggèrent certains ?

Si l'état de notre école annonce l'état de la société de demain, on ne peut que s'inquiéter. La République française dite laïque, démocratique et égalitaire est aujourd'hui face à un choix historique : l'école sera un des lieux de résolution de cet enjeu. Soit on décide d'y réaffirmer les principes et les valeurs fondatrices d'une République qui, malgré ses faiblesses, a permis à des générations de Français par le mérite et le talent personnels de devenir des citoyens au sein d'une communauté nationale fédératrice. Soit on décide de céder à la facilité consistant à déléguer une part conséquente de la souveraineté nationale à des groupes politico-religieux divers, un pays où les affaires publiques seront gérées conjointement avec les autorités communautaires (préalablement adoubées par le politique) qui sous-traiteront les problèmes que l'État ne peut ou ne veut pas résoudre. Si pour acheter cette fausse paix sociale et religieuse, la France est prête au lâche refus de cette guerre où s'affrontent des visions différentes du vivre-ensemble, alors nous n'aurons décidément rien appris de Munich…

Barbara L., professeur certifiée d'histoire-géographie, Hauts-de-Seine, 2002-2003.

 

 

© E. Brenner (sous la direction de), in Les Territoires perdus de la République, Éditions Arthème Fayard, septembre 2002

 


 

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Territoires
perdus
"Sur le terrain, chacun, de jour en jour, a vu grandir le nombre de jeunes filles musulmanes venues voilées au collège ou au lycée. Mais la démission l'a emporté le plus souvent comme dans ce collège de l'Est parisien où, lors du ramadan 2001, des élèves se sont mis à chanter des sourates du Coran en salle de permanence sans qu'aucun adulte présent n'ose intervenir, et surtout pas le principal qui avait pourtant été prévenu. Loin de nuire seulement aux Juifs, à la République et aux valeurs qui fondent la nation, ce silence mine aussi l'immigration réussie, il lui porte ombrage en facilitant l'amalgame ("les Maghrébins"). Faute d'analyser ce climat de brutalité en se départissant d'une compassion postcoloniale ("Il faut les comprendre..."), la globalisation noie tout un chacun dans la même réprobation. Dénoncer la dérive antisémite, antifrançaise et anti­républicaine d'une partie de la communauté maghrébine, ce n'est pas la stigmatiser mais c'est défendre, au contraire, son droit à l'intégration en France."

[Territoires perdus..., p. 12]