Une passionnante étude de P. Cuénat destinée aux classe de Premières et de Terminales : le problème des Morceaux choisis dans l'enseignement secondaire, à partir d'un beau texte de Jean Giraudoux.

 

 

Étude de texte

 

Le maquillage de nos auteurs a été opéré par la critique ou l'habitude de façon si parfaite que l'on ne peut pénétrer dans notre littérature que par la chance ou l'effraction. La plupart de ses districts sont pratiquement inconnus, du moins en France, prospectés par de rares originaux, des savants en général, non des lecteurs, et, pour les autres, les procédés employés pour présenter les œuvres dans leur sang et dans leur vie se ramènent généralement à la stérilisation. Son enseignement comporte d'ailleurs rarement les œuvres mêmes, mais les statues de ces œuvres, sous la forme de morceaux choisis. C'est coulés dans le bronze que parviennent aux jeunes Français les plaintes de Villon, les soupirs de Bérénice ou le clapotement du Lac. Je n'ose médire des Morceaux choisis. Je me rappelle mon éblouissement, au lycée, quand je pus un jour en ravir le recueil à l'élève d'une classe aînée. J'abordais dans une patrie inconnue. Celle des armes j'en connaissais les noms. Ils étaient illustres, ils peuplaient déjà, Du Guesclin ou Bayard, l'école communale. Les héros de celle-là étaient tous obscurs. Il était une série d'inconnus nommés Montaigne, du Bellay, Musset... qui avaient accepté l'anonymat pour penser et écrire. Je vécus des mois dans leur secret, apprenant pour moi seul leur nom, un par semaine, quelquefois deux par jour : Marivaux, Vigny. Tout ce qu'ils m'ont dit au cours de cette rencontre prématurée était confidentiel. Tout était de moi. Tout ce qui est la grandeur de notre esprit, la fleur de notre style, je l'ai lu pour la première fois, souvent sans le comprendre, dans les délices de la création.

La tristesse vint le jour où je fus abandonné par tous ces obscurs, le jour où la gloire vint les chercher. On me prit Hugo le premier ; il m'avait trompé, il avait des rues dans la ville même, des avenues ; et, au cours de l'année ce fut une débandade. Chateaubriand, Ronsard, Grandmougin, tous mes camarades savaient leur nom. Rien n'était plus de moi, des Essais, des Satires, des Élégies. C'est le moment où je sentis la nécessité de les faire vraiment moi-même. Tous mes auteurs s'élevèrent de moi, comme les oies qui s'envolent laissant le renard seul et confus, me laissant dans mon dénuement et ma solitude à la veille du premier vers, de la première phrase, du premier madrigal et de la première ode. Quelques morceaux choisis étrangers me consolèrent, c'est cette fin d'année où j'écrivis "Être ou ne pas être", "Lasciate ogni speranza"... Mais ceux-là aussi à la première occasion déployèrent leurs ailes... L'expérience m'avait durci. Quand Verlaine arriva, je lus vraiment ses vers comme s'il en était l'auteur... Or ce trouble, ce déchaînement qui aurait dû me livrer nos auteurs dans leur sens et dans leur vie, du fait de ces Morceaux Choisis, me les a bien longtemps falsifiés. Ces fragments que je savais par cœur restaient entiers dans ma mémoire sans se dissoudre. Autour de ces tronçons palpables et sonores, tout le reste des œuvres était en filigrane, filigrane bien estompé qui ne demandait qu'à s'évanouir. :C'est ainsi, toute la variété, la densité, l'unité de notre vie spirituelle placée par notre éducation au-dessus de notre portée et de notre souffle, que mes camarades avec moi ont quitté leurs bancs d'élève, les uns vers le droit, les autres vers les lettres, mais tous persuadés qu'ils connaissaient dans ses plus hermétiques ressorts la littérature française.

Ils n'en connaissaient rien, moi non plus. Les Morceaux choisis ne sont qu'une des formes du complot, tantôt instinctif, tantôt volontairement ourdi, qui travaille depuis des siècles à dissimuler à chaque Français la réalité de cet héritage dont il est, quel qu'il soit, le légataire universel.

 

Jean Giraudoux, Littérature. Préface de l'ouvrage, 1941.

 

 

1. Faites une analyse ou un résumé du texte.

2. Choisissez, à votre gré, un des problèmes abordés par l'auteur dans cette page, et donnez, en la justifiant, votre opinion personnelle à ce sujet.

[Baccalauréat, Lyon, Juin 1970].

 

 

I. - Remarque pédagogique à propos de l'analyse de texte

 

Nous avons déjà eu l'occasion de préciser ce qui caractérise le résumé et l'analyse, entre lesquels le candidat est invité à choisir lorsqu'on lui propose une étude de texte. Rappelons cependant que si l'analyse, comme le résumé, doit éviter tout ce qui n'est que paraphrase et attacher un soin particulier à la mise en lumière de l'articulation logique du texte, elle s'en distingue toutefois sur deux points.

Tout d'abord, contrairement au résumé, qui est une réduction de texte, et sans se confondre avec la discussion des idées, l'analyse retiendra certains aspects de la pensée de l'auteur qui, sans être essentiels, n'en présentent pas moins un intérêt réel. Quant au plan qui, dans le résumé, respecte strictement celui de l'auteur, bien qu'elle ne s'en écarte pas sans raison, l'analyse peut parfois regrouper certains thèmes qui se trouveraient épars ou répétés en divers passages du texte. On évitera toutefois toute dispersion et les idées secondaires seront autant que possible subordonnées à l'idée directrice qui confère sa netteté à l'organisation générale de l'exposé.

 

II. - Résumé

 

La connaissance de notre littérature est faussée par l'image que nous en donnent les critiques et l'enseignement. Particulièrement regrettable est le recours aux Morceaux choisis qui substituent aux œuvres quelques extraits stéréotypés. Sans doute la découverte de ces textes peut-elle être pour le jeune lecteur une révélation exaltante tant qu'il croit que la profondeur de leurs pensées et la beauté de leur style n'appartiennent qu'à lui ; mais il perd cette illusion en apprenant l'existence réelle des auteurs et de leurs œuvres, sans pouvoir atteindre toutefois à leur connaissance exacte. En effet, le souvenir des Morceaux choisis, qui n'en sont qu'une image incomplète et falsifiée, déforme pour toujours leur image véritable. Ainsi, croyant connaître la littérature en sortant de l'école, les Français sont frustrés d'une partie de cet héritage par l'usage néfaste des morceaux choisis.

 

III. - Introduction et analyse

 

Dans la Préface d'un recueil publié en 1941 sous le titre de Littérature (réédité dans la collection Idées), J. Giraudoux médite sur la consolation que les Français auraient alors pu trouver dans leur patrimoine spirituel, et déplore que l'accès en soit particulièrement difficile. Il en examine les raisons dans un texte dont les idées, exprimées en un style imagé ou seulement suggérées, appellent une analyse attentive.

Il présente d'abord comme un fait deux aspects complémentaires de la difficulté qu'éprouve le lecteur à connaître véritablement les œuvres de notre littérature. La première idée, suggérée par le terme de maquillage, implique peut-être un souci d'embellissement, mais aussi de dissimulation qui trahit le visage authentique. Cette altération est attribuée soit à l'habitude qui s'oppose à la fraîcheur d'une impression spontanée, soit à la critique qui, par ses recherches, dessèche les œuvres ou les fait voir à travers les verres déformants de ses théories.

Une deuxième série d'expressions (pénétrer par effraction, districts inconnus, prospectés) impose l'image du n domaine inaccessible : séjour enchanteur où dormirait quelque belle jalousement détenue par de mauvais génies, forêt vierge ou terre inconnue dont quelques spécialistes prospectent les richesses cachées (Qu'il faille un heureux hasard comme celui dont Giraudoux parlera plus loin ou la force pour y pénétrer montre en tout cas qu'un mur retient loin de ce sanctuaire des lettres les lecteurs auxquels elles devraient être accessibles).

Recherchant la cause de cette situation, Giraudoux la voit avant tout dans l'usage des Morceaux choisis. Son grief est double : opposés aux œuvres, ils n'en sont pas seulement une mutilation, ils en sont "les statues" : ce terme suggère l'œuvre d'art qui fixe à jamais les traits d'un personnage illustre et lui assure l'immortalité ; mais l'œuvre, "coulée dans le bronze", n'en est pas moins privée de vie.

Bien que Giraudoux mette en cause les Morceaux choisis, ce n'est pas qu'il leur refuse tout intérêt. Il évoque même avec une nostalgie mêlée d'ironie l'enthousiasme que leur révélation suscita dans son âme d'enfant. Il importe de noter les circonstances de cette initiation prématurée : l'exaltation qu'il éprouve à ravir le recueil d'un aîné (c'est-à-dire à pénétrer par chance ou par effraction dans le domaine interdit), le mystère dont s'entourent pour lui ces auteurs inconnus, et surtout cette intimité qui se crée avec eux au point qu'il peut s'attribuer sans vergogne leurs idées et leur talent. Bien que seulement suggérée (Tout était de moi... les délices de la création) cette conception d'une symbiose qui s'établit entre le lecteur et l'auteur, et qui fait de la lecture une sorte de création, est digne d'attention.

Mais Giraudoux dénonce pourtant les méfaits des Morceaux choisis ; notant avec humour la déception que lui apporte la découverte de l'existence objective des écrivains, il montre la difficulté d'effacer l'image falsifiée que laissent dans l'esprit les morceaux fixés dans la mémoire.

Dans sa conclusion, Giraudoux déplore donc l'illusion des jeunes gens qui confondent avec la littérature l'image tronquée que l'enseignement leur en a laissée ; mais, par le terme de complot, il suggère une action concertée beaucoup plus vaste encore, interdisant aux Français l'accès à leur patrimoine intellectuel et qui pourrait être imputée à toutes les formes de censure : politique, religieuse, morale qui privent le public, comme un éternel mineur, d'oeuvres entièrement étouffées ou partiellement mutilées.

 

IV. - Un problème : le procès des Morceaux choisis

 

Parmi toutes les idées du texte, d'ailleurs étroitement liées, celle qui nous intéresse le plus directement est celle qui concerne l'usage des Morceaux choisis. Leur mise en accusation est aujourd'hui banale. Que valent les arguments de leurs adversaires ? La condamnation des Morceaux choisis est-elle sans appel et n'en peut-on atténuer les méfaits ?

4.1 - Le réquisitoire : les faits.

C'est un fait qui n'a pas profondément changé depuis l'enfance de Giraudoux : c'est à travers les Morceaux choisis que les élèves découvrent et étudient notre littérature. Toutes les générations d'élèves étudient non seulement les mêmes auteurs, les mêmes œuvres, d'ailleurs souvent imposés par les programmes, mais les mêmes pages de ces œuvres, dont ils apprennent quelquefois par cœur les morceaux les plus célèbres, de Ronsard ou de Corneille, à Lamartine, Vigny, Hugo ou Verlaine. On juge leur culture au fait qu'ils saisissent une allusion à ces textes, qu'ils peuvent les citer alors même qu'ils ignorent l'œuvre entière ou celle d'autres auteurs jugés secondaires. Leur culture se trouve ainsi réduite à une sorte de "digest", à une sélection de "chefs-d'œuvre".

 

4.2 - Le réquisitoire : les griefs.

 

Un choix parmi les auteurs et parmi les œuvres.

 

a) Grands écrivains et auteurs secondaires.

 

Du fait même qu'il s'agit d'un choix, les anthologies ne font place qu'à un certain nombre d'écrivains jugés supérieurs aux autres. Discrimination délicate lorsqu'il s'agit d'auteurs vivants dont la célébrité parfois éphémère ne leur assure qu'une place provisoire dans les recueils ; mais pour des périodes plus lointaines, seuls ont droit de cité ceux dont la gloire a été consacrée par le temps. Ainsi tombent dans l'oubli tels auteurs qui eurent un certain succès de leur vivant. Mais si la place accordée dans les Morceaux choisis est une sorte de consécration jugée dérisoire lorsque la célébrité s'est estompée (Giraudoux dans sa préface citait ironiquement Eugène Manuel à côté de Musset, Grandmougin à côté de Ronsard ; mais parmi les auteurs du xx" siècle, combien auront le même sort que ces illustres inconnus ?), l'absence des auteurs jugés secondaires donne une fausse image de la vie intellectuelle et littéraire des siècles passés. Le XVIIe siècle se réduira volontiers aux "grands classiques" ; tout un courant de pensée libre sera laissé dans l'ombre et on s'imaginera que ce siècle ne produisit que des auteurs de génie, représentants d'une école bien définie, jusqu'à ce que les travaux d'un critique remettent en lumière d'une façon plus ou moins durable des écrivains oubliés ou des courants divergents.

 

b) Chefs-d'œuvre et œuvres mineures.

 

Une sélection du même ordre s'opère à l'intérieur de l'œuvre des auteurs qui ont une place dans le Panthéon des lettres. Le choix, guidé par des critères d'ordre esthétique ou d'ordre moral, voire politique, ou commandé par les programmes universitaires, retiendra les "chefs-d' œuvre" de Corneille en condamnant à l'oubli ou en se bornant à mentionner les pièces de la fin de sa carrière ; La Fontaine sera connu pour ses Fables, mais non pour ses Contes, etc. Or, s'il n'est pas douteux que tous les auteurs et toutes leurs œuvres n'ont pas une égale valeur, la discrimination est parfois difficile et le palmarès, toujours contestable, contribue à déformer l'image de la réalité.

 

Des "morceaux" et non les œuvres.

 

Le défaut essentiel des Morceaux choisis est de ne pas donner les œuvres intégrales, mais des extraits, des tronçons, de mutiler l'œuvre et d'en fausser ainsi la signification véritable. Lorsqu'une pièce est réduite à quelques scènes, voire à quelques tirades, c'est à peine si le déroulement de l'intrigue est intelligible et tout l'intérêt est orienté vers l'analyse psychologique de la tirade, au détriment de l'action, au point qu'on oublie les personnages conformes au type du "héros cornélien", en méconnaissant la place que Corneille accorde aux faiblesses humaines. Ainsi la représentation de Nicomède réserve-t-elle une véritable surprise à ceux qui n'en ont retenu que quelques tirades pour y étudier la générosité du héros.

D'un roman comme Eugénie Grandet, tels extraits donnent l'image de l'avarice du père Grandet, mais ne font guère apparaître son évolution ; de même la structure de l'ensemble du roman ne peut être saisie que dans la perspective de l'œuvre entière qui permet d'atteindre au vrai sens de la peinture d'une destinée. L'art du romancier peut être aperçu en ce qui concerne le portrait, mais la structure que rendrait sensible la comparaison avec un autre roman comme La Recherche de l'Absolu ne peut être devinée. Tout se passe comme si on devait juger l'architecture de Notre-Dame de Paris en examinant à la loupe le détail d'une des statues qui ornent sa façade. De telle œuvre comme celle de Rabelais ou des Confessions de Rousseau, les extraits soigneusement expurgés ne choqueront pas le lecteur, mais le caractère du génie de Rabelais en sera altéré ; peut-être la place presque exclusive accordée aux passages concernant l'éducation fera-t-elle croire que Pantagruel est un traité de Pédagogie. L'œuvre tend à se confondre dans l'esprit du jeune lecteur avec l'extrait qu'il en connaît et le titre choisi par l'éditeur pour cet extrait est pris pour celui que l'auteur a donné à son œuvre.

Ainsi, dans l'esprit de l'élève, l'image qui se fixe de la littérature, partielle et par conséquent partiale, éclairée par une perspective imposée par des traditions et des conventions, déformée encore par la psychologie de l'enfant trop réceptif et peu critique, n'est plus qu'une statue, voire même une caricature de la réalité.

 

V. - Discussion.

 

5.1. Un mal inévitable ?

 

Faut-il s'en prendre aux auteurs de Morceaux choisis, à l'usage même de Morceaux choisis ou reconnaître que le mal est inhérent à tout enseignement s'adressant à des jeunes et que ses inconvénients sont inévitables ?

Si Giraudoux connaissait les héros de l'histoire avant d'avoir rencontré les écrivains, ce n'était sans doute qu'à travers quelques "images d'Épinal", retenant dans les événements du passé quelques épisodes de la vie de personnages illustres : Vercingétorix rendant ses armes, Charlemagne à la barbe fleurie visitant une école, saint Louis rendant la justice sous son chêne, Jeanne d'Arc sur son bûcher, Bonaparte au pont d'Arcole, etc. Comment serait-il possible de faire connaître tous les auteurs de plusieurs siècles en quelques années d'études ? Le choix est inévitable et sera toujours discutable. Faut-il faire une plus large place aux auteurs secondaires si cela doit être au détriment de ceux dont la richesse de pensée et le talent sont peu discutables ? Faut-il par originalité préférer Campistron à Racine, étudier Attila et ignorer Cinna ? Faut-il sacrifier Montesquieu à Helvétius et Voltaire à d'Holbach ? Comment prétendre étudier intégralement les Essais de Montaigne, ou le roman de Proust ? Faut-il citer des pages d'un plus grand nombre d'œuvres ou multiplier les extraits d'un nombre d'œuvres plus restreint ?

Le choix est nécessaire et on n'évite un inconvénient que pour tomber dans un autre. Les Morceaux choisis permettent du moins d'avoir une première vue d'ensemble de notre littérature. Faut-il aller plus loin et admettre l'utilité d'un résumé d'œuvres qui ne sont pas étudiées ? Sartre, qui raconte dans Les Mots (p. 56) sa découverte des livres et sa précoce familiarité avec les auteurs en des termes qui rappellent parfois Giraudoux, ne va-t-il pas jusqu'à dire qu'aux œuvres de Corneille dont les alexandrins le rebutaient il préférait, enfant, le résumé des pièces trop obscures pour être citées : "Par chance l'éditeur n'avait publié in extenso que les tragédies les plus célèbres ; des autres il donnait le titre et l'argument analytique : c'est ce qui m'intéressait... J'avais découvert que le dictionnaire contenait des résumés de pièces et de romans ; je m'en délectais".

 

5.2. Les remèdes ou du bon usage des Morceaux choisis. 

 

La découverte de cet héritage qu'est la littérature des siècles passés, qui s'enrichit sans cesse d'œuvres nouvelles, ne peut être que progressive et doit non seulement suivre le développement de l'enfant, mais se prolonger dans sa vie d'adulte. L'inconvénient des Morceaux choisis peut toutefois être atténué dans une certaine mesure. Si les extraits permettent une première approche d'un domaine trop vaste pour être d'emblée approfondi, ils ne sont que des échantillons, des invitations à pénétrer plus avant dans les voies qu'ils se bornent à jalonner. Ils ne présentent guère d'inconvénient lorsqu'il s'agit d'un poème, l'œuvre ayant alors sa valeur propre ; chaque poème des Fleurs du mal a été conçu isolément, même si la place qu'il occupe dans le recueil lui donne une valeur particulière. Lorsque l'œuvre est plus vaste, la lecture de l'ensemble d'une pièce de théâtre est évidemment souhaitable, même si l'étude détaillée ne porte que sur quelques scènes. L'étude de quelques œuvres intégrales peut amener l'élève à éviter une faute de perspective dans l'interprétation des œuvres dont il n'étudiera que des extraits. Ainsi guidée et progressivement élargie la lecture des Morceaux choisis échappera à certains dangers dénoncés par Giraudoux.

 

VI. - Conclusion

 

Giraudoux a raison de dénoncer l'illusion de ceux qui confondent l'immense domaine de notre littérature avec les fragments limités qu'ils ont étudiés au cours de leur scolarité. Ils n'étaient qu'un choix plus ou moins étroit destiné à les inviter à s'engager eux-mêmes plus avant dans la découverte des œuvres innombrables que toute leur vie leur permettra d'explorer à loisir. Mais, averti du danger de cette illusion, le jeune lecteur tirera profit des Morceaux choisis si, par l'intérêt des pensées qu'ils expriment et par l'art des écrivains, ils ont contribué à éveiller sa personnalité et à former son goût. L'idéal serait sans doute que chaque lecteur se composât lui-même une anthologie, comme un bouquet des plus belles fleurs dont il eût recueilli le suc, à la manière de l'abeille dont parle Montaigne.

 

 

© Pierre Cuénat, ancien élève de l'ENS, Agrégé des Lettres (1934), Professeur au Lycée Ampère (Lyon), in Les Humanités Hatier n° 9, mai 1971.

 

 

 

 

Complément : préface intégrale de l'ouvrage Littérature

 

Ce n'est pas sans en être surpris moi-même que je donne à ce recueil consacré à la littérature française un caractère, une humeur, et que je le situe dans cette année de drame. Je pensais jusqu'ici que les études que je m'offrais de certains de nos auteurs n'avaient d'autre intérêt que leur dédain des contingences. Du moins chacune m'avait soustrait aux débats et aux soucis de l'époque, comme aux miens propres. C'était mes vacances dans l'altitude, les récompenses que méritaient mon travail et mon âge :c'était mes prix. Au lieu de livres, je me donnais Racine lui-même, Laclos, La Fontaine, Ronsard eux-mêmes. Cette présence instante qui est la leur devenait pour quelques jours mon absence, et, quand je les quittais, je prétendais rapporter en épures le souvenir et l'expérience de leur intimité. Ils m'avaient trompé. Tout ce que je croyais avoir obtenu d'eux par la force du détachement et de l'indifférence au temps, l'hypertrophie de l'année, la catastrophe ou l'espoir de nos cœurs me le dictent à nouveau, sans changer une phrase. Ces portraits littéraires sont devenus des visages, des faces, et écoutent, et murmurent, et cillent. Ou plutôt je m'étais trompé, à vouloir retirer à notre littérature, par égard pour elle, son humanité et son existence quotidienne, à vouloir faire, de cet étage de notre langue et de notre esprit qui flotte à mi-hauteur de la vie et de l'irréalité de la France, des chambres de sérénité. Notre littérature n'est pas nos Champs-Élysées ; elle est le domaine intangible, incorruptible, agissant, de notre valeur véritable et de l'aventure française en ce monde. Ceux d'entre les Français qui se sont confiés à elle ces derniers mois sont les seuls à connaître l'avenir, et la prophétie qu'est la phrase de nos écrivains les moins inspirés, fût-elle de Boileau, les dispense des prophéties célestes. Ce n'est d'ailleurs pas que nos grands et petits auteurs forment soudain, devant l'invasion de leur pays, une cohorte de dissidence. Au contraire. Ils en restent la population fixe, ils continuent à habiter tous sur chaque pouce de son sol. Ce n'est pas là une spécialité ; dans toute autre patrie leurs confrères non plus n'émigrent pas, et notre reconnaissance vient d'ailleurs. Elle vient de la révélation que cette littérature française dite heureuse et pratique non seulement s'accommode de tous les temps, même sinistres, même irréels, mais les avait prévus, mais était un recours contre eux, ou leur explication, et tout ce que nous avions jugé en elle être injonction, individualité, raisonnement n'est plus que réponse, communauté et accueil. Chacun de nous a rencontré cette année dans ses périples un être humain dont la nature, dans le malheur et pour le malheur, s'était soudain invertie, dont l'élégance, du fait seul de sa noble condition, était devenue tendresse, la force gravité, le bon sens enjouement. Mais que ce phénomène se soit étendu à l'ensemble de ceux qui en France ont écrit, qu'une inversion générale ait doté soudain nos classiques de tendresse, nos romantiques de dévouement, nos bavards de la Renaissance de gravité et de concision, c'est là le prodige, d'autant plus qu'il se manifestait aussi pour l'ensemble de ceux qui lisaient. Il y avait bien eu déjà ceux qui trouvaient soudain dans un écrivain leur consolation ou leur vengeance aux épisodes de leur vie privée. J'ai connu le grand fonctionnaire disgracié qui un jour découvrit Montesquieu, qui du soir au matin posa son ruminement et sa rage, car une ligne du chapitre XI de l'Esprit des Lois décrivait la tare de ses chefs, car le titre seul du chapitre VII le promouvait à tous les postes et les grades que ses ministres lui avaient refusés, car un mot des Lettres Persanes indiquait, – sans l'indiquer, ce qui était bien mieux – le statut parfait du fonctionnaire, et que le Temple de Gnide amenait finalement aux voluptés de la nature et du cœur. Mais cette fois, il s'est agi d'une entente et d'une correspondance unanimes. À chaque Français le style français a répondu, non pas en le distrayant et le détachant de son sort, mais en lui en rendant l'honneur, le luxe, les grâces, et surtout les responsabilités. Pas de lecture qui ne se termine en mission. Responsable du printemps français avec Charles d'Orléans, de la douceur française avec Marivaux, de la colère française avec d'Aubigné et, au hasard des auteurs, de la minutie et de la largeur, de la simplicité et de la préciosité, de la curiosité et de la pureté françaises, chaque Français est remis par sa langue et par son écriture dans une chaire et à un poste qui ne comportent ni la ride, ni la haine stérile, ni l'abandon. Sans reprendre les disputes de cénacle sur la vraie littérature française et la fausse, et au lieu de poursuivre un examen de conscience sans issue, il me semble donc que tous ceux qui pourront éclairer noire domaine spirituel s'éclaireront eux-mêmes. Heureux malgré tout le peuple qui, dans l'incertitude et la faiblesse, n'a besoin, pour se voir clairet fort, que de se regarder dans son miroir.

Il serait téméraire de croire que ce soit là chose facile. Le maquillage de nos auteurs a été opéré par la critique ou l'habitude de façon si parfaite que l'on ne peut pénétrer dans notre littérature que par la chance ou l'effraction. La plupart de ses districts sont pratiquement inconnus, du moins en France, prospectés par de rares originaux, des savants en général, non des lecteurs, et, pour les autres, les procédés employés pour présenter les œuvres dans leur sang et dans leur vie se ramènent généralement à la stérilisation. Son enseignement comporte d'ailleurs rarement les œuvres mêmes, mais les statues de ces œuvres, sous la forme de morceaux choisis. C'est coulés dans le bronze que parviennent aux jeunes Français les plaintes de Villon, les soupirs de Bérénice ou le clapotement du Lac. Je n'ose médire des Morceaux choisis. Je me rappelle mon éblouissement, au lycée, quand je pus un jour en ravir le recueil à l'élève d'une classe aînée. J'abordais dans une patrie inconnue. Celle des armes j'en connaissais les noms. Ils étaient illustres, ils peuplaient déjà, Du Guesclin ou Bayard, l'école communale. Les héros de celle-là étaient tous obscurs. Il était une série d'inconnus nommés Montaigne, du Bellay, Musset, Eugène Manuel, qui avaient accepté l'anonymat pour penser et écrire. Je vécus des mois dans leur secret, apprenant pour moi seul leur nom, un par semaine, quelquefois deux par jour : Marivaux, Vigny. Tout ce qu'ils m'ont dit au cours de cette rencontre prématurée était confidentiel. Monologue de la Calomnie, Récit du Cid, Booz et Ruth, c'étaient nos secrets. Dans une noce, à la campagne, je récitai "Mignonne, allons voir si la Rose", en laissant entendre, sans l'affirmer, que c'était de moi. On me félicita, c'était très bien, quoique un peu mièvre : j'apprendrais la force plus tard. Personne ne soupçonna un truquage, et il n'y en avait pas. Tout était de moi. Tout ce qui est la grandeur de notre esprit, la fleur de notre style, je l'ai lu pour la première fois, souvent sans le comprendre, dans les délices de l'accouchement et de la création. Les douleurs d'ailleurs m'en étaient épargnées. Le discours de Phèdre, les Chants les plus purs sont de purs sanglots, Samson et Dalila, je les ai mis au monde dans un bien-être souverain. Midi, de Leconte de Lisle, qui travaillait beaucoup ses vers, je l'ai fait en quelques minutes, dans une joie et une facilité sans bornes. La tristesse vint le jour où je fus abandonné par tous ces obscurs, le jour où la gloire vint les chercher. On me prit Hugo le premier ; il m'avait trompé, il avait des rues dans la ville même, des avenues ; et, au cours de l'année ce fut une débandade. Chateaubriand, Ronsard, Grandmougin, tous mes camarades savaient leur nom. Rien n'était plus de moi des Essais, des Satires, des Élégies. C'est le moment où je sentis la nécessité de les faire vraiment moi-même. Tous mes auteurs s'élevèrent de moi, comme les oies qui s'envolent laissant le renard seul et confus, me laissant dans mon dénuement et ma solitude à la veille du premier vers, de la première phrase, du premier madrigal et de la première ode. Quelques morceaux choisis étrangers me consolèrent, c'est cette fin d'année où j'écrivis "Être ou ne pas être", "Lasciate ogni speranza"... Mais ceux-là aussi à la première occasion déployèrent leurs ailes... L'expérience m'avait durci. Quand Verlaine arriva, je lus vraiment ses vers comme s'il en était l'auteur... Or ce trouble, ce déchaînement qui aurait dû me livrer nos auteurs dans leur sens et dans leur vie, du fait de ces Morceaux Choisis, me les a bien longtemps falsifiés. Ces fragments que je savais par cœur restaient entiers dans ma mémoire sans se dissoudre. Autour de ces tronçons palpables et sonores, tout le reste des œuvres était en filigrane, filigrane bien estompé qui ne demandait qu'à s'évanouir. :C'est ainsi, toute la variété, la densité, l'unité de notre vie spirituelle placée par notre éducation au-dessus de notre portée et de notre souffle, que mes camarades avec moi ont quitté leurs bancs d'élève, les uns vers le droit, les autres vers les lettres, mais tous persuadés qu'ils connaissaient dans ses plus hermétiques ressorts la littérature française. Ils n'en connaissaient rien, moi non plus.

Les Morceaux choisis ne sont qu'une des formes du complot, tantôt instinctif, tantôt volontairement ourdi, qui travaille depuis des siècles à dissimuler à chaque Français la réalité de cet héritage dont il est, quel qu'il soit, le légataire universel. Un conseil de famille terriblement uni l'empêche de toucher de cette innombrable richesse autre chose que des rentes d’État, à taux médiocre et invariable. Non pas, comme on l'a dit, que la moindre déconsidération s'attache en France à l'écriture. Au contraire. C'est bien plutôt que l'écrivain y est considéré depuis plus de deux siècles non point comme le porte-parole de ses propres inspirations, mais comme un porte-parole officiel, et qu'il n'y a chez nous que des écrivains publics. A dater du jour où celui qui écrivait se dégagea de ceux qui n'écrivaient pas, où chaque Français justement ne s'est plus senti l'auteur de ce qui était écrit autour de lui, où l'auteur à ses yeux et aux yeux du public perdit cet anonymat de Ruteboeuf, de Villon, ou de Ronsard lui-même, à partir du jour où Malherbe vint, le premier qui ait eu un nom propre en langue française, l'écrivain et l'écriture devinrent la propriété de la caste dirigeante, en l'espèce la bourgeoisie, qui délégua contre assurances leur grade à ses professeurs et à ses critiques. Il fut entendu une fois pour toutes que notre domaine spirituel était magnifique, qu'il était même la charte de nos actions, mais il convenait de n'en laisser passer au Français que l'aliment reconnu sain par le goût et la raison. Il en fut donc chez nous pour la littérature comme pour la religion, et pour l'imagination comme pour la foi. De même que le catholique français se meut à l'aise dans une vie chrétienne où la Bible est pratiquement inconnue, et que toutes les figures de terreur, de crime ou de volupté sont exilées de son cœur religieux, et qu'il est cependant le modèle humain du croyant, on trouva ainsi le moyen de parachever le Français spirituel en lui cachant non seulement les livres apocryphes mais les livres saints de sa langue et de sa pensée. Le ravissement et la terreur littéraires en étaient évidemment la rançon. Tout n'est que paradis, enfer et aventure dans le dialogue que depuis mille ans nos écrivains ont engagé avec eux-mêmes ; notre trésor littéraire n'est que sang, orgueil, tendresse, effort, sérénité :un Français lettré peut vivre et mourir sans jamais le savoir. Un Français civilisé et poli peut vivre dans son paysage, sa maison, son verger, savourer la joie de l'espalier, du grenier, de la terrasse et de la cave, sans connaître les plus beaux vers intimes qui aient été écrits en ce monde et qui sont dans un livre à portée de sa main, de cette main qui adore les livres. Il peut voyager sur toutes nos routes, sentir au millimètre la montée de Vézelay, la descente de Saint-Bertrand de Comminges, sans connaître nos chansons de geste. Toute une série de nos objets et de nos sentiments sont privés ainsi de leurs contre valeurs dans notre sensibilité et dans nos images : nos charmilles de nos tragi-comédies, nos gaietés de nos rondeaux, nos colères de nos invectives, nos routes de nos romanceros, et, pour nos religieux qui ignorent déjà le Cantique des Cantiques, nos messes et nos processions de nos hymnes et de nos odes. L'inaptitude du Français à prendre du champ vis-à-vis de ce qu'il aime n'est pas non plus sans amener le Français lettré, dans ses rapports avec sa littérature, à une familiarité qui la lui dissimula. L'absence de vie élégiaque l'empêche le plus souvent d'aborder ses auteurs par ces entremises ou de les tenir à leur distance par ces glacis que sont la nature, les saisons, ou le détachement de soi-même. Son obstination à tout ressentir lui-même, et à ne jamais confier à un double l'exercice de son imagination ou de sa rêverie, l'amène à faire de ses auteurs des compagnons directs, des camarades, c'est-à-dire, comme il en est pour ses camarades de palier ou de travail, à ne plus les voir que pour lui, à ne plus les voir. Nous avons tous connu des camarades de Racine, des intimes de Rabelais. Ils les connaissaient aussi peu qu'ils connaissaient leurs femmes, ou eux-mêmes. Dispensés par le coudoiement avec les auteurs de toute curiosité et de toute sur prise avec les œuvres, ils savaient par cœur chaque phrase, chaque vers, comme ils savaient chaque trait de leur femme, de leur fille : ils n'en savaient rien. Au-dessus de chaque écrivain et de chaque œuvre, se formait ainsi pour lui une œuvre qui n'avait que rarement ressemblance avec l'œuvre vraie, qui était l'œuvre que lui, lecteur doué, attendait du talent ou du génie :de la tendresse la préciosité, de l'abandon la prolixité, du désespoir la grandiloquence. Si ce n'est à l'aube de sa vie, collégien qui découvre dans les morceaux choisis des œuvres compassées, mais du moins qui découvre, ou à son déclin, quand retraité de l'existence, il suit dans la lecture du passé son seul avenir, jamais il ne risque d'approcher la vérité française littéraire, et mue en jardin public ses champs magnétiques. De là vient qu'il est le seul lecteur tranquille et satisfait de l'univers. Il vit sans se douter du danger au milieu d'écrivains insensés, carnivores, de griffes et de chair. Il met sans crainte sa tête entre les dents de Pascal, sa main dans celle de Saint-Simon. En fait Orphée n'était rien auprès du Français lettré. On aurait tort de croire d'ailleurs que cet état de choses influence excessivement la destinée de la France, et, à ce tournant, nous nous trouvons face à face avec cette vérité surprenante : tout se passe en France comme si les auteurs français étaient les guides de ceux qui ne sont pas destinés à les lire. Nulle part l'irradiation de la pensée, la primauté de l'écriture n'ont produit leurs effets balsamiques ou corrosifs plus complétement que dans ce pays où le culte qu'on leur rend est bourgeois et factice. Toutes les classes populaires sont chez nous d'accord, par leurs gestes et par leur vie, avec les Français auteurs. Tous ceux qui n'ont pas lu sont d'accord avec ceux qui ont pensé. Tous ceux qui travaillent, du paysan à l'artisan, suivent ponctuellement un décalogue dont l'écrivain nous présente les règles, et l'image de notre nation dans ses petits métiers et ses petites servitudes est la même que celle de ses inspirations et de ses libertés. Bref l'esprit de notre peuple est son esprit tout court, et il est celui où la simplicité primitive est le plus près de la suprême culture. Ce qui est le plus loin de Montaigne, de Marivaux, c'est le Français lettré, mais ce qui en est le plus près c'est le vigneron gascon ou la modestie parisienne. C'est pour cela que jamais, en dépit de la médiocrité des entremises, la destinée du pays n'a été encore faussée : le culte rendu à sa vie modeste par ses modestes habitants est le même que le culte rendu à ses destinées illimitées par son génie et son talent. Il est aussi faux de dire que les créations de notre littérature sont les moules de ces existences simples que de prétendre qu'elles en sont les modèles : mais la vérité est que simplicité et culture chez nous restent jumelles, que la vie manuelle et la vie spirituelle, le goût du pain et de la vérité y ont le même sel et la même salive, et que les mêmes récoltes et les mêmes réponses y sont encore données par l'imagination et le soleil. C'est cette impuissance pour notre art à devenir d'une autre race que notre nature qui est notre privilège ; cette réalité que l'on veut bien accorder à notre peinture elle est celle de tous nos styles, de notre style ; elle les pénètre de ses trois dons, l'intimité, l'individualité, et la grandeur, et il n'est pas d'exemple de communauté plus profonde que celle qui règne en France entre les deux personnes qui ne se rencontrent pas, qui n'ont nul besoin l'une de l'autre, l'artiste et l'artisan.

Il reste tous les autres, et nous en revenons à notre problème. Il reste que la France qui lit ou la France qui devrait lire, aussi bien dans son éducation que dans sa récréation morale ou spirituelle, n'a avec notre littérature réelle que des rapports artificiels, et souvent équivoques. Il faut dire, et j'y reviendrai dans le cours de ce livre, qu'une série d'écrivains porte une part de cette responsabilité, je veux dire les romantiques. C'est à ces champions de la liberté de l'inspiration que nous devons attribuer cet académisme qui régit encore chez nous toute l'éducation. Au moment même où notre bourgeoisie devenait le corps le plus important de l' État, où elle acceptait et sollicitait de le diriger, où elle était portée, dans sa conscience ou sa rigueur de comptable, à agir dans les mouvements de la nation plus en arbitre qu'en créateur, elle a vu se dresser en face d'elle une caste qui, sous le prétexte de préserver les droits de la pensée, prétendait simplement créer une bourgeoisie littéraire. A force de répéter que l'imagination et l'écriture était sa propriété, elle parvint facilement à convaincre une classe dirigeante qui réservait pour des fins plus substantielles la notion de propriétaire, et qui ne voyait que des avantages pratiques à la spécialisation des inspirés. C'est ainsi que naquit la vraie censure en France :l'écrivain prétendait seul écrire. Quand un auteur parlait, il fallait que la France bourgeoise se tût, c'était que la France bourgeoise se taisait. L'autre France continuait à être le vrai auteur des Méditations, des Nuits, de la Légende des Siècles. Mais elle n'en savait rien, ni les auteurs occasionnels non plus. Les tisserands qui tissent, les forgerons qui forgent, les paysans qui sèment continuaient à vivre dans des couleurs et des ondes qui leur étaient communes avec le tragédien ou le lyrique, mais entre la bourgeoisie dirigeante et la bourgeoisie écrivante une méfiance irrémédiable était née. Exilés qui brandissaient l'ostracisme, les écrivains crurent ainsi éliminer la bourgeoisie de l'inspiration, alors qu'ils s'éliminaient eux-mêmes de l’État, et, entre l'administration et l'imagination, entre le règne et la voix, entre l'intendance et le style, entre tous les ordres d'action et tous les modes de pensée, était opérée précipité dont nous voyons depuis un demi-siècle les effets terribles. De l'autre côté, le mobile principal des éducateurs n'a plus été que la suspicion vis-à-vis de la littérature en général, à cause du tapage nocturne et diurne dont l'écrivain était le spécialiste encombrant. Il ne s'agissait pas, car la bourgeoisie n'aime pas lever les pierres sous lesquelles dorment les serpents, de nier la grandeur et les hauts faits de notre esprit et de notre écriture, mais l'éducation devait consister à montrer que l'étude de notre littérature ancienne tournait à la confusion des littérateurs actuels, et tout hommage au génie passé devait être un camouflet au génie présent. De sorte qu'à l'école on enseignait la littérature pour rabaisser la littérature. De sorte que, pour nuire à ces écrivains que l'éducateur considérait comme des passionnés, des fous, des pulmonaires, tout notre répertoire fut présenté comme signé par la raison, le bien-être, et la santé. Malfilatre y fut le seul abcès de fixation officiellement autorisé de la misère et du mal. Ainsi l'aveugle du Pont des Arts est le seul symbole, pareillement anodin, des férocités de l'existence, vis-à-vis des quarante élus et des quarante réussites. L'enfant n'eut plus devant lui la perspective d'un grand domaine qui lui appartenait dans son étendue et sa variété, où il vaquerait selon ses goûts et ses loisirs, mais celle d'auteurs permis, qu'il fallait absorber de suite et tout de suite, et d'auteurs défendus. Le malheur est que, intéressés à la lutte et naturellement généreux et frondeurs, le lecteur et l'élève se passionnaient pour que justice fût rendue à ceux qu'il admirait, c'est-à-dire, comme l'autorité et les honneurs officiels étaient posés par la bourgeoisie de l'écriture comme la condition de cette reconnaissance, pour que les décorations, la Chambre des pairs fussent la récompense de l'indépendance et de la modestie. C'est ainsi que les corps d’État qui étaient des corps d'État agissants et créés par le législateur pour agir, l'Institut par exemple, devinrent des corps de représentation, satisfaits.et inféconds, et que le fait d'y parvenir ne marqua plus le début d'une action mais le couronnement d'une carrière, ne fut plus une désignation, mais une retraite. De sorte que la littérature du passé, soumise aux mêmes règles, devenait une sorte d'académie rigide et respectée, et qu'il fallait plus de formalités que dans la réception au Quai Malaquais lui-même pour introduire un auteur écarté dans le manuel d'où tout écrivain noir était banni à moins de mérites spéciaux envers la société bien-pensante, à moins d'être Pascal, qui avait eu la chance d'inventer à la fois, l'une excusée par l'autre, la mort et la brouette.

Imaginer que pareille expérience n'a pas été réservée à d'autres littératures est peut-être un peu simple. Mais l'ancienneté de notre langue et de notre civilisation rendait chez nous plus critique cette interception entre les inspirations passées et les gestes présents du pays. À cause de l'étroitesse de notre éducation, de sa parcimonie, de sa sévérité, les grandes sources du génie français ont dû le plus souvent se ravitailler sur la vie courante, alors que le passé en gardait ses nappes pleines. Alors que nous avions dès le XIIIe siècle le roman même, nous étions tenus de le réinventer péniblement à chaque époque littéraire, et, dans la vie privée, réduits, si nous voulions le connaître, à le vivre. Alors que nous avions, dès le XVe, une poésie pure, la plus fraîche que l'Europe ait vue, chacune de nos générations devait la remplacer, à cause de l'ignorance qu'elle avait d'elle, par la nature même, et n'en trouvait l'émotion que dans la campagne même, la neige même, ou le soleil. Alors que notre religion a trouvé dans des chefs-d'œuvre son expression dogmatique ou mystique, le fidèle n'avait d'autre recours à ses interrogations ou d'autre déversoir à ses extases que les cantiques. Le Français ne manque ni de sens épique, ni de tendresse pour le monde, ni de vision du ciel ou de l'enfer, mais ce défaut de référence à toute une partie du cœur français le fait entrer dans bien des domaines de l'esprit et du cœur comme un novice, un niais, ou, ce qui n'est pas plus facile pour lui, un novateur. Que chaque jeune Français soit obligé de se sentir le premier valeureux, le premier tendre, le premier damné ou le premier élu, et qu'il demande à sa propre expérience et à ses propres dons non seulement son complément mais sa forme même, cela peut avoir des avantages, mais il en est de la tendresse et de la foi et de la poésie comme de la gloire, l'héritage en est plus doux et souvent plus fécond que la découverte. Il en est aussi plus sûr, et l'entretien de l'ample jardin qu'est notre littérature, la facilité et l'agrément de son abord, l'acceptation de ses merveilles reste notre plus réel remède contre l'ennui, la médiocrité et la mauvaise heure. Le destin français tel que ses poètes, ses écrivains, ses philosophes l'ont formé est le recours le plus ingénieux que l'humanité ait trouvé contre son destin général. C'est ce destin qui est sa patrie beaucoup plus encore que son sol. Il est décevant de voir ce que nous appelons l'histoire de France sue et rabattue dans tous ses détails, avec la moindre guerre, le moindre traité, le moindre général, alors qu'elle n'est qu'une histoire de bornes coûteusement, inutilement placées et déplacées, tandis que le Français a tout le loisir d'ignorer notre vraie histoire, celle de notre esprit et de notre langue, celle dont tout survit, celle qui au lieu de nous encercler de frontières élargit la France jusqu'au cœur de continents adverses, celle qui, sur les ruines actuelles, entre dans l'avenir avec la même force et la même ampleur, la seule confortante, et aussi la seule justicière. Si le goût de la lecture s'attise, dans cette période qui amasse sur nous les périodes les plus critiques et les plus passionnées que notre pays ait eu à subir, ce n'est pas qu'il soit le goût de la distraction, de l'oubli, il est l'instinct national le plus pur. C'est la mission de ceux qui sont les citoyens élus de cette patrie de l'ouvrir largement aux autres et de leur donner ces yeux neufs par lesquels ils verront enfin, sans parler des découvertes, jusqu'à celles des œuvres qui leur étaient le plus familières.

 

Paris, 20 mars 1941.

 

Couverture de l'ouvrage Littérature de J. Giraudoux

 


 

 

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