Présentation du Don Juan (1665) de Molière : il s'agit de préparer les étudiants à une connaissance en profondeur de la célèbre pièce.

 

 

 

SCÈNE 1 : Sganarelle

 

1°. Le couplet sur le tabac.

 

Ce premier morceau est d'actualité : le tabac est arrivé en Europe au XVIe siècle, importé des "Indes Occidentales", c'est-à-dire d'Amérique. À l'époque de notre comédie (1665), on fume depuis une dizaine d'années en France, mais cet usage est mal vu et considéré comme un signe de débauche (le Dictionnaire de Furetière en fait foi) ; nous connaissons aussi des couplets de malédiction de Saint-Amant contre le tabac, parce qu'il empêcherait de boire. Remarquons toutefois que pour Sganarelle, il s'agit de tabac à priser.

Mais cette entrée en matière est aussi une espèce de propagande en faveur de la Compagnie des Indes créée par Colbert : un mois après la représentation de Don Juan a eu lieu, sous la présidence du ministre, la première réunion des actionnaires de la Compagnie. La Fontaine, en revanche, dans sa fable Le Berger et la Mer, déclare s'opposer au commerce maritime lointain.

La déclaration sur le tabac est enfin une pointe contre Aristote, que Molière n'aime pas ; d'autre part, l'Église avait pris des mesures de réaction, en excommuniant les fumeurs. Sganarelle est chargé de réhabiliter les fumeurs, qui resteront encore mal vus au XVIIIe siècle, alors que le tabac à priser sera la passion des honnêtes gens.

N'oublions pas, du point de vue de la représentation, que le couplet s'accompagne aussi d'un jeu de scène : Sganarelle fait semblant d'offrir le tabac aux spectateurs. L'attention est ainsi fixée par la surprise et par les rires et ce procédé fait passer plus aisément les explications un peu fastidieuses qui vont suivre.

 

 

2° Le portrait du "patron"

 

a) L'histoire est traitée par allusions et Molière simplifie autant que possible. Ce n'est pas la "biographie" qui l'intéresse ; elle est déjà très vieille : Don Juan avait tué le Commandeur, il y a six mois, dans les pièces antérieures (Tirso de Molina, Dorimon, Villiers, Cicognini), Elvire était la fille du Commandeur et Don Juan, voulant séduire la jeune fille, avait tué le père qui s'y opposait. Ici ce sont deux histoires séparées : Elvire n'a pas de rapport avec le Commandeur.

Il y a, dans Sganarelle, un mélange de pédant et de paysan : Sganarelle a, en quelque sorte, préparé son portrait et il le récite. Telle est l'intention de Molière : orienter notre connaissance du personnage principal, en vertu de cette vérité que nul n'est grand homme aux yeux de son valet.

Mais par ce portrait, c'est Sganarelle qui se peint à son tour et à son insu : grâce à son langage et à son style. "Le style, c'est l'homme" : cette maxime convient absolument aux créations de Molière. Ce valet est un homme du peuple, ayant reçu une demi-instruction qui lui a conféré une espèce de cocasserie verbale. Ce don d'invention se trouve aussi dans les jeux de mots : ainsi "épouseur à toutes mains" : épouser, c'est "donner la main" ; mais on dit aussi "bon à toutes mains", pour "bon à tout faire". La syntaxe, d'autre part, a une familiarité pittoresque. Sur ce paysan qui étale ses lectures, est greffé un pédant qui aime s'écouter parler : le ton doctoral, l'allure sentencieuse de la phrase, font songer au professeur de morale.

On constate tout de suite la suffisance pédante : "Je n'ai pas de peine à le comprendre, moi !". Sganarelle a la satisfaction de s'adonner plus à sa verve qu'à sa franchise ; mais surtout, il est animé d'une colère sacrée ; il décharge la bile de son cœur (Cf. Le Misanthrope : "Contre elle, dans mon cœur, trop de bile s'assemble"), d'où la force, tantôt pathétique, tantôt burlesque de sa parole.

Mais ce penchant est bridé par un autre, celui de la prudence faite homme. Sganarelle se peint tout entier dans le dernier mot qui fait éclater sa lâcheté : "Je dirais hautement que tu aurais menti" ; il n'a pas la vocation d'un confesseur ou d'un martyr. Pourtant il est croyant, mais c'est la crédulité qui obnubile sa foi : le voisinage du Loup-Garou n'est pas très flatteur pour le Ciel : il y a là, d'entrée de jeu, un credo déconcertant ; quant à l'expression d'origine horatienne "pourceau d'Épicure", ce sont les libertins eux-mêmes qui se l'appliquaient pour s'en amuser.

b) L'essentiel, pour Sganarelle, de Don Juan, ce n'est pas sa passion amoureuse ; c'est son impiété, sa scélératesse, son athéisme qui entraînent tout le reste : dévergondage et plaisir à braver la loi humaine. Ce portrait de Don Juan ainsi orienté vers l'athéisme, entraîne, dès l'abord, le dénouement et nous y prépare. "Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose" : voilà une formule que l'on n'oublie pas.

Dans la comédie italienne, le valet déploie un rouleau contenant la liste des femmes que Don Juan a séduites et demande aux maris si le nom de leur épouse ne s'y trouve pas. Molière n'utilise pas ce procédé ; car son propos est non de distraire le spectateur, mais de l'orienter et de le faire réfléchir. Sganarelle n'a rien de commun avec les fantoches des pièces italiennes et des farces antérieures. Sans avoir le ton noble du valet de Tirso de Molina, il ne peut être négligé comme personnage, sous prétexte de bouffonnerie. Molière cependant a écarté les lazzis et les effets trop faciles. Il veut que, pour les deux personnages, quelques traits seulement restent gravés dans l'esprit du spectateur ; mais à l'arrière-plan, il y a l'avertissement tragique : "Un grand seigneur...". Le voici, ce Don Juan, le vrai : il arrive.

 

 

SCÈNE II : Don Juan

 

1° Le spectateur voit arriver un grand seigneur de haute mine : Sganarelle devient aussi réticent qu'il était bavard tout à l'heure. "C'est quelque chose à peu près de cela" : on remarquera le double embarras de cette construction. Les questions sont là pour renseigner le spectateur, mais ces renseignements sont réduits au strict minimum ; c'est le présent et non le passé qui intéresse Don Juan : "Je dois t'avouer qu'un autre objet a chassé Elvire de ma pensée" ; objet annonce le registre stylistique : celui de la galanterie. À présent, Sganarelle, fier de ses connaissances psychologiques, s'abandonne à son style familier : "Je sais mon Don Juan sur le bout du doigt". Ceci annonce une généralisation, un débat où deux thèses vont s'affronter.

2° Don Juan va répondre par une profession de foi, placée au cœur de la scène, une déclaration de principe animée par une flamme singulière, un élan de lyrisme. Mais les termes sont soigneusement pesés, arrêtés d'avance, d'où la réaction de Sganarelle : "Vous parlez tout comme un livre". Nous avons affaire à une espèce de Discours de la méthode de la conquête amoureuse. Que signifie cette ferveur, là où l'on attendait sécheresse et cynisme ? Ce qui frappe, ce sont les abstractions et les généralisations : le héros ne parle pas en son nom personnel mais au nom de l'éternel masculin.

Au rebours de Céladon, héros de l'Astrée, modèle de la constance, Don Juan va faire l'apologie de l'inconstance. Rappelons cependant que Céladon avait déjà son contraire dans l'Astrée, Hilas, vers qui allait le cœur des lectrices de l'époque.

Le parfait amant qui abdique sa liberté, qui renonce au monde, est un héros du temps jadis, autrement dit, une dérision à la nature et à la vie : Don Juan reprend des métaphores religieuses pour le railler. La constance n'est bonne que pour les ridicules. On remarquera les nombreuses maximes de cette tirade.

1er argument : c'est une injustice qu'un parfait amant commet envers les femmes, lorsqu'il fixe son amour sur une seule : "J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme". Don Juan parle un langage rehaussé de pointes, d'alliances de termes, de jeux de mots. Son style est élégant jusque dans la syntaxe : c'est celui d'un raffiné, lecteur de romans précieux, amoureux aussi d'images et de métaphores. Donc le parfait amant selon Don Juan est captif, non d'une beauté, mais de la beauté (qui a mille visages). La nature le veut ainsi ; elle est la plus forte et Don Juan a un cœur innombrable.

2e argument : "Les inclinations naissantes ont des charmes inexplicables". Donc le plaisir de l'amour n'est pas dans la possession : il est dans la conquête et même dans les préliminaires de la conquête. Ce sont donc les changements qui apportent ces charmes inexplicables. C'est un plaisir analogue à celui que l'on poursuit à la guerre ou à la chasse, d'où les métaphores de l'amoureux assimilé à un chasseur ou à un conquérant.

D'autre part, Don Juan ne veut pas faire un assaut en un jour : il lui faut du temps. C'est un plaisir d'artiste qu'il recherche. Comme le futur Valmont des Liaisons dangereuses, il veut distiller le plaisir de la conquête. Il éprouve à la fois le plaisir de la conquête et le plaisir de l'analyse de celle-ci, c'est dire qu'il est plus cérébral que sensuel. Mais Don Juan ne va pas comme Valmont jusqu'au cynisme et à la perversité : il est tout de grâce, de charme et de jeunesse, comme le Pâris de Giraudoux (La guerre de Troie n'aura pas lieu). La possession est précieuse, non pas parce qu'elle commence quelque chose, mais parce qu'elle finit quelque chose : après elle, on est de nouveau libre.

Il y a une espèce d'envol grandiose dans ces métaphores et Don Juan est emporté par l'éternel mirage de l'homme. Comme on comprend qu'il fasse rêver ! Romantique en un sens, il n'a pas la frénésie des héros du XIXe siècle. C'est ce mélange d'analyse et de ferveur qui fait son charme. Hilas est presque abstrait avec son inconstance, Valmont est un cabotin de la cruauté. Don Juan les dépasse tous deux par sa distinction. Il unit le charme de l'amour précieux à la ferveur de l'amour romantique.

3° Sganarelle reste étourdi d'admiration : "Comme vous débitez !", c'est-à-dire: comme vous développez avec brio. Il est tellement saisi par cette éloquence, qu'il n'a rien compris, d'où sa remarque : "Vous avez appris cela par cœur". En réalité, ce sont des choses que Don Juan avait depuis longtemps méditées et sa tirade n'est pas réellement improvisée. Pour le moment, il y a, aux yeux du spectateur, deux Don Juan : celui de Sganarelle, scène 1 : "chien, turc, hérétique" et celui qui est présent. Sganarelle, lui, n'est pas assez fort pour discuter sur les principes ; il préfère évoquer les faits, d'où des euphémismes, des réticences, des palinodies qui vont jusqu'à une certaine onction ... "Tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez" : c'est le vocabulaire religieux des prudes.

Comment allons-nous évoluer vers la conciliation des deux aspects de Don Juan ? S'il n'avait pas parlé des obstacles à sa vie, son valet les lui rappelle, en particulier le mariage, avec une certaine éloquence, cette fois-ci, pour se faire l'avocat du Ciel. Don Juan reprend ce mot grave et l'on sent, sous sa désinvolture, percer un défi : "C'est une affaire entre le Ciel et moi". Don Juan devient donc un ennemi du Ciel et c'est là quelque chose d'infiniment plus sérieux que ne le laissait supposer, au début, ce jeune homme au cœur innombrable. Le libertinage des mœurs est devenu, fatalement, un libertinage savant, philosophique. Don Juan se fâche à propos de l'idée de la mort. Sganarelle a ainsi l'occasion de développer sa thèse fondée sur la distinction entre les libertins "savants" et les autres : ce sont les libertins de mœurs, les jeunes impertinents qui choquent. "Vous jouer au Ciel" n'a pas la même nuance que "se jouer du Ciel", mais veut dire "se mesurer au Ciel". Elvire le dira à son ancien amant un peu plus loin.

Sganarelle emploie le vocabulaire de l'apologétique populaire : "petit ver, mirmidon". Mais par là, il stigmatise un nouveau défaut de Don Juan, son orgueil : c'est par orgueil aristocratique, qu'il s'est fait ennemi des croyances que tout le monde révère.

Indirectement, nous sommes renseignés sur le costume que porte le grand seigneur : les couleurs or et feu sont à la mode, avec les rubans que l'on met sur l'épaule (c'est en conformité avec son caractère qu'Alceste les a choisis verts).

Pour la première fois, Don Juan interrompt sur le mot mort, avec colère cette fois-ci. Sganarelle revient à la réalité ; l'intrigue est amorcée, mais elle n'aboutira à rien. Chez les prédécesseurs de Molière, Don Juan s'embarquait, mais faisait naufrage, parce qu'il était poursuivi. Ici, il s'agit d'une promenade galante. Molière procède par allusions, parce que tout le monde connaît la légende. Elvire n'est pas une jeune fiancée, mais une religieuse enlevée au couvent. Le Commandeur est une espèce de grand seigneur de Malte : c'est donc une haute personnalité religieuse qui sera l'instrument du Ciel.

Don Juan, séducteur universel, a fini par être séduit lui-même : il est jaloux. Il va nous expliquer la naissance de l'amour dans un cœur de libertin : émotion sensuelle, émotion sentimentale, imagination et cruauté (on pourrait faire un rapprochement avec Néron, dans Britannicus). Il a une espèce de sens paradoxal des convenances : "La délicatesse de mon cœur se tenait offensée". Ce trait corrige ce que nous pouvions trouver de jeune et de pur dans la profession de foi. Le grand seigneur considère que l'arrivée d'Elvire a lieu aussi contre les convenances.

 

 

SCÈNE III : Elvire

 

Précisons que l'acte 1 se joue dans un jardin, devant un palais ; il faut donc, pour se conformer à la politesse française, un habit de cour : faute d'en avoir revêtu un, Elvire pèche contre les bienséances. C'est par le fait qu'elle était religieuse que Don Juan a été séduit. L'offense aux hommes et au Ciel à la fois est le piment nécessaire pour son désir déjà émoussé : il faut qu'au scandale il ajoute le sacrilège.

L'enlèvement est un thème de la tragédie ; la rupture elle-même est un drame. Souvenons-nous d'Andromaque IV, 5, scène où Pyrrhus vient signifier la rupture à Hermione. Molière est trop porté par la majesté de cette scène, pour ne pas lui donner un sens tragique. Elvire, par la dignité de ses manières et de son langage, montre qu'elle appartient au même monde que Don Juan. Elle garde de la mesure et de la hauteur, jusque dans les reproches. Noblesse de naissance, mais aussi noblesse morale qui la porte à s'accuser elle-même, avant d'accuser son séducteur. C'est un être infiniment raisonnable et le mot connaître revient constamment sur ses lèvres. Il y a là un thème essentiellement cornélien : l'amour fondé sur le mérite et le nom même d'Elvire est significatif à ce sujet.

Ce qui rend la scène particulièrement émouvante, c'est qu'elle n'a cessé d'aimer Don Juan : son ironie et son sarcasme ne sont que des masques qui cachent sa misère et son désarroi. Don Juan est choqué : il considère cette démarche d'Elvire comme une atteinte aux convenances. Pourquoi fait-il de Sganarelle son porte-parole ? Ce n'est pas une dérobade, mais un moyen d'échapper à une espèce de corvée. Lui-même s'en tire par cynisme, donc le tragique et le pathétique l'emportent ; car derrière Elvire et contre Don Juan, il y a le Ciel. Cette fois-ci le thème de la malédiction est précisé et Sganarelle lui-même est atterré.

Le silence momentané de Don Juan joue un rôle essentiel, au point de vue tragique (cf. les pièces de Racine). Est-ce regret ou remords ? L'amour nouveau l'emporte et la scène finit sur ce mot. Au sens religieux, Don Juan est un être maudit, mais par son cynisme même, il a gardé une grandeur déconcertante qui force l'admiration.

.

 

 

© M. Ruch, Agrégé des Lettres (professeur à la Faculté des Lettres de Nancy II), in Les Humanités Hatier n° 470, novembre 1971.

 

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.