Sans doute n'aurais-je pas, de moi-même, proposé à mes lecteurs un texte de Jean Sulivan (1913-1980), né Joseph-Marie Lemarchand. Et pour une raison définitive : je n'avais jamais entendu parler de ce prêtre, converti sur le tard à l'écriture. Je n'avais jamais entendu parler de lui, jusqu'au jour de cet été où j'ai découvert, en marge d'une longue lettre que m'avait jadis adressée un saint homme à la vérité, un authentique et discret résistant dans sa jeunesse, un des deux pôles moraux de mon adolescence, un article plein de sympathie, par lui consacré au dénommé Sulivan. Entraîné par cette recension pleine d'enthousiasme, j'ai tenu à me rendre compte par moi-même de ce que valait - à mes yeux - cet auteur, sur lequel, je dois l'avouer, je n'ai guère flashé, comme disent les jeunes. Mais au lecteur de se forger sa propre idée au sujet de ces êtres vivant un peu à l'écart du monde, dans un Paris plus ou moins rêvé, entre les 14e et 15e arrondissements ; et ce, à partir de deux textes que j'extrais du dernier ouvrage de Sulivan - dont quelques bonnes feuilles peuvent être consultées sur Gallica (BNF), car cet ouvrage y a "été numérisé dans le cadre du projet de numérisation des indisponibles" ; auxquels je joins, bien évidemment, ledit article...

 

"Dieu avait un plan sur les gens. C'était sa manière à elle de dire. On ne lui avait rien appris d'autre. Par exemple, tenez, moi quand je suis quelque part, la pauvreté s'installe. Elle avait fait un pauv' mariage qui n'avait pas tenu, elle avait gagné un peu d'argent pour guérir son fils, mais il était passé de l'autre côté, maintenant elle essayait de nouer les deux bouts. C'est comme ça qu'est Dieu avec moi. Pas besoin de savoir comment c'est possible ni de me croire sa petite chérie. Je suis ma nature, bon, je sécrète de l'espérance comme vous autres de la bile. Vous êtes-vous jamais demandé si vous ne manquez pas d'amour ?"Dieu avait un plan sur les gens. C'était sa manière à elle de dire. On ne lui avait rien appris d'autre. Par exemple, tenez, moi quand je suis quelque part, la pauvreté s'installe. Elle avait fait un pauv' mariage qui n'avait pas tenu, elle avait gagné un peu d'argent pour guérir son fils, mais il était passé de l'autre côté, maintenant elle essayait de nouer les deux bouts. C'est comme ça qu'est Dieu avec moi. Pas besoin de savoir comment c'est possible ni de me croire sa petite chérie. Je suis ma nature, bon, je sécrète de l'espérance comme vous autres de la bile. Vous êtes-vous jamais demandé si vous ne manquez pas d'amour ?

J. Sulivan

 

 

 

Sur Jude - l'ancien taulard et Céline l'amoureuse de l'amour

 

 

Mathieu se trompe de fille

 

Insatiable Céline, béguineuse, disait Boris, tant fascinée par Jude, curieuse des secrets de la rue Fichte, sans cesse à se confier à l'un à l'autre pour les mieux confesser. L'exception qui infirmait la règle de discrétion. Il fallait qu'elle sache pour Gratienne-silence, l'amie de Mathieu. Elle a recousu des morceaux arrachés ici et là. Le crime ne l'intéressait pas tellement. Un crime ça peut échapper à quelqu'un. Tant d'actes auraient pu être mortels qui ne le furent pas. Et tant de criminels absents de leurs crimes comme d'autres sont étrangers à leurs amours ou à leurs vertus. Mais Gratienne la silencieuse, avec son éternel tablier de coton d'uniforme, l'amour de Gratienne et de Mathieu ! Céline condamnée aux amourettes, fascinée par l'amour fou, vivait ainsi par procuration.

Mathieu avait une amie au moment de son arrestation. Tout avait l'air de tourner autour d'un coup de téléphone ou d'une lettre, quelque temps après la sortie de prison. L'amie lui avait donc écrit ou téléphoné. Ils s'étaient rencontrés une seule fois comme deux voyageurs qui se sont croisés dans un pays lointain, en un autre temps. Ses deux fils étaient mariés. Lucile, sa dernière, était étudiante à Vincennes. Elle avait dix-neuf ans. Elle s'occupait des deux enfants d'une famille, ce qui lui permettait d'avoir une chambre gratuite. Elle pouvait tout lui dire maintenant, quelque chose la poussait à parler. Le Mathieu de maintenant n'était plus le Mathieu d'autrefois. Il s'était racheté. — À l'instant même, il avait compris qu'ils n'avaient plus rien à voir ensemble, tout en se disant que les gens n'ont pas d'autres mots à leur disposition. Les mots sont poussés comme des balles dans le canon d'un fusil, et l'on croit avoir des pensées. — Elle n'était plus la fille déçue, disait-elle, frustrée qui s'était mariée pour n'avoir plus à se supporter. Elle savait qu'il serait prudent et qu'il se garderait de troubler un foyer qui était devenu tranquille avec le temps. — Bon, se disait Mathieu, les erreurs finissent par devenir la vérité d'une vie. — Et Lucile qui avait traversé des années difficiles, depuis qu'elle avait quitté la maison, avait retrouvé un équilibre. Lucile était sa fille, voilà. Non elle n'en avait jamais douté. Comment eût-elle pu le lui dire plus tôt ? Il était enfermé. Ç'aurait servi à quoi ? Elle soupçonnait d'ailleurs que lui-même ne désirait rien savoir. Quelque chose l'avait poussée à lui dire, maintenant qu'il était devenu quelqu'un. S'il voulait la voir, lui parler, s'il pouvait, sans la troubler, créer l'occasion, elle promenait le dernier-né de la famille qui l'hébergeait, dans le jardin du Musée Rodin, chaque jour ou à peu près, entre quinze et dix-sept heures, par tous les temps. Elle portait généralement des jeans avec un blouson, des chaussures sans talons. Elle rejetait ses longs cheveux châtain d'un coup de tête. Elle fumait des Gauloises.

 

Des semaines s'écoulent. La fibre paternelle, connais pas. Comme la chair laisse peu de trace, parfois ! Les quelques mots échangés ont donc suffi pour que la mère de Lucile lui soit devenue étrangère. Maintenant que tu es quelqu'un. Un après-midi cependant, en débouchant de la rue de Bourgogne sur la vue de Varenne, il aperçoit les Bourgeois de Calais à travers le mur de verre et le voici dans le jardin Rodin. Un peuple de statues crie parmi les arbres feuillus. L'homme squelettique qui vient de l'arracher des cuisses d'une femme, brandit un enfant squelettique vers le ciel. Une femme nue, agenouillée, est penchée sur la terre : son visage est un miroir. Une énorme tête d'homme est taillée dans le granit : la partie gauche du visage est un moteur de voiture. Et voici un splendide corps humain d'athlète surmonté d'une tête de cheval. Cela crie trop, les disciples du Maître ont perdu la pudeur. Mais les arbres apaisent. L'ombre de Rilke flotte. Mathieu se surprend à murmurer la huitième élégie de Duino. Borel, son avocat, lui avait offert les œuvres complètes. Il y a bien une fille à l'extrémité d'un banc. L'enfant joue parmi une portée de canards. Mathieu est assis maintenant à l'autre extrémité du banc, à moitié détourné. Elle ne fume pas. Et si elle avait décidé de ne plus fumer ? Il s'était dit : Si elle a l'air névrosé, je laisse courir. Non, plutôt secrète, on dirait, les cheveux châtain, oui, pas de talon, une marcheuse, très bien. Évidemment l'enfant était venu de son côté. Les chiens, les chats et les enfants venaient toujours se frotter à ses jambes. Elle avait souri, allumé ses yeux. C'est une fille qui tient sa beauté en réserve. Ne connaîtra sa beauté que celui qui l'aimera.

Combien de fois était-il revenu, sous prétexte de s'imprégner de l'exposition ? Tout le temps de la prison la femme qu'il se figurait n'avait pas de visage. Et pour la première fois un visage particulier le retenait. Ce pouvait être un sujet d'inquiétude. Il dérivait vers l'inceste. Bien sûr il ne dirait rien. Tout cela avait si peu d'importance, fils ou fille de celui-ci, celui-là, mais nous sommes domptés. Seulement savoir et voici des blessures, de quoi occuper une vie entière. Il faut bien se donner de l'importance. Tout le monde est content quand les noms sont alignés sur une pierre tombale. Il s'esquiverait, vaguement heureux qu'une fille dont il était peut-être l'auteur joue le jeu de la vie. Bonne route, Lucile, de moi, de qui, qu'importe.

Quand il avait su qu'elle n'avait jamais fumé, qu'elle était de l'Assistance publique, qu'elle se prénommait Gratienne, la déception avait été submergée par la joie. Il rentrait dans la légalité. Leurs mains de pauvres avaient mis longtemps à se trouver.

 

 

Céline-les-amourettes

 

Que c'était amusant de vivre plusieurs vies à la fois. Un mari qu'elle pouvait bien trouver terne mais qui l'aimait d'amour exclusif. S'il pouvait au moins s'occuper un peu ailleurs ! C'est quand même quelque chose d'être nécessaire à quelqu'un, non ? D'ailleurs elle ne désespérait pas tout à fait de le convertir à l'enthousiasme. Un enfant à tripoter qu'elle trimbalait partout. Des "amourettes incognito" en cours. Son "petit patron" des Trois Poucets où elle travaillait encore à mi-temps pour quelques mois. Un Américain qui travaillait à l'Unesco, qu'elle avait rencontré à Karachi et qui avait gardé un petit béguin. Jude enfin. Ça faisait une vie plus unifiée qu'on ne pouvait croire, pleine de surprises. Une pitié poignante s'emparait d'elle à la pensée que les autres ne pouvaient éprouver ce qu'elle vivait. Elle imaginait le sentiment déchirant de leur solitude et les voyait vieillir comme dans ces flashes au cinéma où l'on saisit en quelques instants le processus de la dégradation. Pour cela que Céline se trouvait bien avec Marthe. La vitalité de Marthe la justifiait.

 

La famille, tout le monde voulait qu'elle se marie. Ils ne sont contents que lorsque vous ressemblez. Stupide, elle avait été stupide d'attacher la moindre importance à ces réflexes naturels d'assimilation. Comme plus tard ils n'avaient cessé de vouloir un enfant.

Qu'il était loin le temps de ses randonnées au Moyen-Orient, au Pakistan, en Inde. Si j'ai un enfant, disait-elle, je veux le mettre au monde dans un pays lointain pour que personne n'y touche, pas d'école, qu'il soit à lui-même. Fameuse utopie. Maintenant il lui reste la rue Fichte, l'errance de Jude. Mais elle est exclue par son mariage même, son enfant.

Non, elle n'avait rien contre le mariage. Elle enviait les couples, rares, qui semblaient s'amuser dedans. Elle ne s'en prenait qu'à sa précipitation. Ainsi son cœur était un balancier.

J'aime Marcel, si l'on veut. À la rnaison ça va, il y a une distance, il circule pour son travail. Mais qu'il nous arrive de nous trouver ensemble, à deux, en voyage, quel ennui. Les vacances sont terribles. Le quotidien, dans les décors connus, avec les enclaves qu'on peut se ménager, est plus facile. Évidemment l'amour ce n'est pas aimer d'être aimée et irritée à la fois. Pas une raison pour faire souffrir au nom de l'amour idéal. L'amour c'est aussi la pitié, non ? Je ne veux pas qu'il soit malheureux. Je J'aime à ma manière.

 

Faisons un enfant, s'était dit Céline, pour qu'ils me fichent la paix. Et puis on ne sait jamais. Essayons la sagesse. Si c'est une fille je ne m'en remettrai pas. Elle s'était entraînée pour l'accouchement naturel et, le moment venu, avait résisté aux médecins. Une idée fixe : ni piqûres ni perfusions. Elle voulait que le premier cri de son fils ne soit pas un cri de souffrance, tout en pensant que c'était peut-être idiot, car la vie est une telle douleur. Elle désirait surtout être pleinement consciente de toutes les sensations naturelles.

David était venu. Un enfant c'est doux, tiède, tu peux te regarder dedans, te caresser avec bonne conscience, ça élargit un peu le narcissisme. Quelle splendeur un enfant. David rit sans raison rit, espèce de petit bouddha, c'est le rire enfoui au cœur de tout ce qui vit, mais on ne sait pas lui faire place. Quand Jude le prend dans ses bras pour le lancer, leurs rires se ressemblent. Il va bientôt falloir que je lui mente à bouddha, que j'apprenne à faire la mère.

À y bien réfléchir Jude l'avait plutôt encouragée pour l'enfant. II avait dû se dire qu'elle lui ficherait la paix. Mais la fièvre était la même.

Qu'est-ce que j'ai à m'acharner ? Je suis tout au plus pour lui comme un arbre, un étang. Il n'a nulle envie de se baigner ni de monter à l'arbre. Je le comprends mieux qu'il ne croit. Se laisser embrasser, cajoler une minute, oui, mais prendre un repas à deux, marcher la nuit sur les berges, se laisser lire un poème, écouter Bach, non, c'est trop d'intimité, infiniment plus dangereux que le flirt qui n'est qu'un jeu impersonnel. C'était cela qui l'irritait et la fascinait en même temps : l'indifférence intime, la part qui échappait. Je lui en veux d'être intransigeant, invulnérable, alors que je le soupçonne d'être au fond sans loi. À moins que les femmes... II ne me regarde jamais en face, sauf quand David est là. Non, il lui arrivait d'avoir l'arme au garde-à-vous : elle avait bien cru le remarquer. Malheureusement il ne dégainait jamais, si bien qu'elle n'osait plus faire de reconnaissances, de peur de se voir définitivement balancée. Jude sans arme c'était encore mieux que les autres avec leur attirail. S'il pouvait dire au moins : Je veux rester libre pour les paumés, cinglés, elle prendrait de l'importance. II ne dit rien, ou bien : Je suis un soldat. Mais il le dit en riant. Quand donc était-ce qu'il avait dit : Si tu n'avais pas d'enfant, on ne sait jamais. Le faux jeton ! C'est lui qui l'avait encouragée. D'ailleurs elle n'est pas certaine de ne pas l'avoir imaginé. Mais c'est bien le jour où il avait déclaré avec son air sournois qu'on ne savait jamais, qu'elle lui avait jeté :

- Jude van der Meulen, tu n'es que de la petite merde.

Il était parti d'un grand rire qui lui avait rappelé le rire de son petit bouddha. Le rire disait : C'est vrai, c'est vrai. Elle avait pleuré tant elle l'avait senti loin. Et pourtant c'est bête, c'est vrai, il est plus présent que tous les mâles qui me coursent. Je ne serai jamais que Céline-les-amourettes.

 

© Jean Sulivan, in Quelque temps de la vie de Jude & Cie, Stock, 1979

 

 

Annexe - Jean Sulivan : "Ce presque rien qui change tout..."

 

"J'ai perdu la foi". Combien souvent avons-nous entendu ces mots ! Et nous sentions bien qu'ils étaient ambigus et que l'expérience qu'ils étaient censés traduire aurait mérité d'être cernée de plus près et tirée au clair.

Jean Sulivan a été, dans sa Bretagne natale, un prêtre zélé ; à Rennes, un aumônier d'étudiants d'une exceptionnelle valeur ; partout où on l'appelait, un prédicateur ardemment écouté ; jusqu'au jour où, à l'âge de 45 ans, il a quitté toutes ces fonctions et tourné le dos au diocèse où il avait été ordonné ; il a parcouru des pays lointains, puis a choisi de vivre à Paris presqu'en clandestin, parmi des marginaux et des obscurs, contestant le dogme et la pratique de l'Église. Tous les signes, manifestement, d'un reniement de la foi, d'une "déconversion"… Mais voici le jugement de Sulivan lui-même : ce qui lui est arrivé, c'est de découvrir l'Évangile, de rencontrer la Parole. S'il ne dit pas : je suis né à la foi ("les choses de l'Esprit ne se disent qu'à voix basse"), il confie : j'ai été éveillé, et je suis "en marche vers une naissance". Dans ses doutes, dans ses refus, dans sa révolte, il a connu que Jésus n'était pas contre lui, mais avec lui.

C'est que la foi de son enfance, et pareillement la foi qu'il a, en tant que prêtre, professée, enseignée, prêchée, c'était un conditionnement. "Je crois, je crois, disent-ils, cela veut dire : je me conforme, je me conforme". "Tôt ou tard il importe d'être délivré de cette foi-là. Il y a une santé du doute qui est de connivence avec l'authenticité de la foi, Moi et mon doute, nous sommes en Dieu".

"Un jour, j'ai su dans un éblouissement de joie que Dieu voulait ma liberté par-dessus tout". "La parole de l'Évangile ne s'impose pas, elle se propose, elle attend l'éveil, la mise en marche. L'important est moins d'y croire, mais que cela croît en nous, ayant trouvé nourriture, ainsi que dit Claudel" (Croît, avec un accent circonflexe ; il s'agit de semence, de germination, de vie).

Il n 'est pas vrai que la foi... constitue une protection contre le malheur, un abri, un refuge. "Quand le Fils de l'Homme, qui est aussi le Fils de Dieu, crie l'abandon sur la croix, de quel droit exigez-vous des vérités rassurantes ? Ce qui fait du Christ le signe de contradiction, la pierre d'achoppement, c'est que l'on peut être aimé de Dieu et être malheureux. La foi n'est pas utile pour moins souffrir. Le chrétien reçoit les coups en profondeur. Le malheur, le sien et celui d'autrui, il le perçoit comme absurde et injustifiable. C'est le scandale du mal ressenti qui jette dans la foi active".

Ainsi donc, sur des plans divers, Sulivan discerne, dans la religion proclamée et vécue par l'Église, "un gigantesque barrage contre la Parole, et finalement contre la foi". Que peut-il faire d'autre, sinon dogmatiser... sur l'anti-dogmatisme et enseigner... qu'il ne faut pas enseigner ? Bon nombre de penseurs chrétiens - et pas seulement dans le catholicisme - s'engagent, quels que soient leur courage et leur talent, dans cette démarche là.

Pas Sulivan. Sa vocation à la prêtrise (sous la forme institutionnelle) est devenue incertaine. Il connaît l'errance, l'hésitation, l'angoisse. Mais voilà que se révèle à lui la vocation où va se trouver engagé son être tout entier : écrire. Écrire, non pas des ouvrages didactiques, pas même des essais, des réflexions (cela viendra plus tard, à l'appel des lecteurs qu'auront attiré à lui ses œuvres romanesques). Mais des histoires. "Parler d'hommes qui s'avancent contre la nuit, de routes, de gratte-ciel, de déchets, de clochards, d'amour, de blessures et de guérisons... Et le faire dans l'espérance très secrète qu'à travers cela l'absolu fera signe malgré moi". Car, "de tout ce qui est écrit, je n'aime que ce que l'on écrit avec son sang".

Il est hors de doute que Sulivan possédait un don, une sorte de "génie" qui n'est qu'à lui. "Sa phrase étoilée d'images rapides, sur un rythme haletant, propose une manière d'être au monde, une invitation brûlante à exister sans compromission ; on la sent issue de la douleur et de la solitude : et cependant elle ne cesse de bénir".

Ainsi vont naître, de 1960 à 1980 (l'année où Sulivan nous a été enlevé par la mort, à 66 ans, dans un accident), une vingtaine de livres. Un signe confère à cette œuvre une place à part dans la littérature d'aujourd'hui : c'est le pouvoir d'éveil que, sans tapage et presque sans publicité, elle exerce presque secrètement. Sulivan le savait, et il l'annonçait en riant : "Je suis un petit cirque à moi tout seul. Dans chaque patelin, j'ai ma clientèle". Une famille spirituelle s'est levée, qui continue à s'étendre de proche en proche...

On vient à Sulivan avec prédilection quand on a été exilé aux confins où se joignent la foi et le doute. Et dans le vent du désert qui soulève le sable, "vibration innombrable, tumulte inouï de lumière", on entend une voix apaisée qui vous confie : "l'Évangile, j'y adhère de toute l'âme comme à l'air qu'on respire, comme au sang du cœur. Rien à comprendre. Aucune preuve n'est donnée sinon celle-ci, qu' 'au commencement était la Parole, qu'elle est venue parmi nous', qu'elle y demeure dans l'humilité du pain de la Parole, que nous sommes quelques-uns à lui faire confiance sans preuve, qu'elle abat les idoles et donne la vie surabondante".

N.B. Sulivan a été édité presqu'en totalité par Gallimard. On peut l'aborder par les deux récits parus en "Poche" ( collection Folio) : - "Mais il y a la mer" – "Devance tout adieu". Et son dernier très beau roman : "Jude et Cie"

 

© Jean-Jacques Bovet, pasteur, in Hier & Aujourd'hui, décembre 1983

 

[Jean-Jacques Bovet,14 septembre 1905 (Boudry, Suisse, canton de Neuchâtel), 22 janvier 1990 (Paris 12e). Et j'associe à sa mémoire la compagne de sa riche vie au service des autres, née Françoise Buttner (1915-1989). Deux êtres exceptionnels que j'ai eu l'infini privilège de côtoyer]

 


 

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