Devrai-je le dire : j'en avais assez de constater qu'un de mes liens était de longue date erroné (http://perso.easynet.fr/~yrouby/), sans pouvoir y remédier. Surtout que j'avais trouvé intelligente cette approche par citations de l'œuvre de Jean Rouaud - du moins concernant la première décennie, de 1990 à 1999. Aussi ai-je pris le taureau par les cornes, et ai décidé de ressusciter une partie du site défunt d' Yvon Rouby, qui doit être professeur du côté de Nantes. Qu'il ne m'en veuille pas trop, car je n'ai pas trouvé le moyen de m'adresser directement à lui. Peut-être est-ce parce que, préparant ces pages, je me trouve présentement sous le bon soleil californien, à profiter de mes petites filles - et de leurs parents, que je goûte davantage encore les extraits qui suivent ? Je ne sais. Mais les voilà, à nouveau offerts. Pour le plus grand bonheur de beaucoup, j'espère...

 

 

Les champs d'honneur

Le roman de J. Rouaud obtint le Prix Goncourt en 1990, un prix mémorable quand on sait que l'auteur n'était pas un écrivain professionnel, mais un vendeur de journaux qui n'avait jamais rien publié auparavant. Le livre est surtout un travail de mémoire. Un des trois enfants d'une famille de petits commerçants vivant en Loire Inférieure peu après la guerre se retourne sur le passé de sa famille, surtout un grand-père et une vieille fille, la tante Marie.

 

 

Le climat pluvieux de la région :

 

* La pluie est une compagne en Loire-lnférieure, la moitié fidèle d'une vie. La région y gagne d'avoir un style particulier car, pour le reste, elle est plutôt passe-partout. Les nuages chargés des vapeurs de l'Océan s'engouffrent à hauteur de Saint-Nazaire dans l'estuaire de la Loire, remontent le fleuve et, dans une noria incessante, déversent sur le pays nantais leur trop-plein d'humidité. Dans l'ensemble, des quantités qui n'ont rien de considérable si l'on se réfère à la mousson, mais savamment distillées sur toute l'année, si bien que pour les gens de passage qui ne profitent pas toujours d'une éclaircie la réputation du pays est vite établie: nuages et pluies.(p. 15).


* Le crachin n'a pas cette richesse rythmique de l'averse qui rebondit clinquante sur le zinc des fenêtres, rigole dans les gouttières et, l'humeur toujours sautillante, tapote sur les toits avec un talent d'accordeur au point de distinguer pour une oreille familière, les matériaux de couverture: ardoise, la plus fréquente au Nord de la Loire, tuile d'une remise, bois et tôles des hangars, verre d'une lucarne. Après le passage du grain de traîne qui clôt la tempête, une voûte de mercure tremblote au-dessus de la ville. Sous cet éclairage vif-argent, les contours se détachent avec une précision de graveur: les accroche-cœur de pierre des flèches de Saint-Nicolas, la découpe des feuilles des arbres, les rémiges des oiseaux de haut vol, la ligne brisée des toits, les antennes-perchoirs. L' acuité du regard repère une enseigne à 100 mètres- et aussi l'importun qu'on peut éviter. Les trottoirs reluisent bleu comme le ventre des sardines vendues au coin des rues, à la saison. Les autobus passent en sifflant, assourdis, chassant sous leurs pneus de délicats panaches blancs. Les vitrines lavées de près resplendissent, le dôme des arbres s'auréole d'une infinité de clous d'argent, l'air a la fraîcheur d'une pastille à la menthe, la ville repose comme un souvenir sous la lumineuse clarté d'une cloche de cristal. (p. 20)

 

 

Les habitudes de conduite du grand-père dans sa désopilante et capricieuse 2CV :

 

La 2 CV est une boite crânienne de type primate : orifices oculaires du pare-brise, nasal du radiateur, visière orbitaire des pare-soleil, mâchoire prognathe du moteur, légère convexité pariétale du toit, rien n'y manque, pas même la protubérance cérébelleuse du coffre arrière. Ce domaine de pensées, grand-père en était l'arpenteur immobile et solitaire. Grand-mère s'en sentait exclue, au point de préférer marcher plutôt qu'il la conduise, du moins pour les courtes distances. Or la marche n'était pas son fort, compliquée par les séquelles d'un accouchement difficile, une déchirure, qui lui donnait cette démarche balancée. Grand-père prenant le volant d'une autre voiture, elle s'installait sans rechigner à ses côtés. Car à toutes elle trouvait du charme, sauf à la 2 CV.

[cf. également sur la 2 CV : Alsapresse : lien disparu ;-(]

 

 

La pieuse familiarité de la tante avec tous les saints du paradis :

 

Que pouvait-il nous arriver de fâcheux ? Un cierge allumé devant l'autel préparait la réussite aux examens, saint Joseph veillait sur la famille, Christophe sur la voiture, Thérèse sur la santé, Victor établissait au-dessus de la commune un microclimat de la grâce et la Vierge, omnipotente dans ses multiples incarnations, assurait un joli mois de mai, une moisson abondante, le retour des conscrits, des grossesses heureuses et dispensait mille antidotes pour se faufiler sans dommages au travers des calamités du monde. A la mort de notre Marie, on avait retrouvé, sous les différentes statues de saints qu'elle disposait dans les anfractuosités du mur du jardin, ainsi qu'au dos des cadres pieux de sa chambre, des dizaines de petits papiers pliés.

 

 

L'horreur du carnage de la grande guerre qui perdure dans les cœurs des aînés :

 

Maintenant, le brouillard chloré rampe dans le lacis des boyaux, s'infiltre dans les abris (de simples planches à cheval sur la tranchée), se niche dans les trous de fortune, s'insinue entre les cloisons rudimentaires des casemates, plonge au fond des chambres souterraines jusque-là préservées des obus, souille le ravitaillement et les réserves d'eau, occupe sans répit l'espace, si bien que la recherche frénétique d'une bouffée d'air pur est désespérément vaine, confine à la folie dans des souffrances atroces. Nous n'avons jamais vraiment écouté ces vieillards de vingt ans dont le témoignage nous aiderait à remonter les chemins de l'horreur : l'intolérable brûlure aux yeux, au nez, à la gorge, de suffocantes douleurs dans la poitrine, une toux violente qui déchire la plèvre et les bronches, amène une bave de sang aux lèvres...

 

Il s'agit donc de la chronique d'une famille dont la destinée se confond avec la première guerre mondiale. À travers l'histoire de cette famille, on entrevoit l'Histoire officielle avec un regard différent. Tout cela est écrit dans un style sobre et précis. On y discerne une dimension à la fois tragique et comique face aux choses et aux gens.

 

 

Des hommes illustres

 

 

Acclamé comme un chef-d'œuvre, le premier roman de J. Rouaud avait obtenu en France le plus prestigieux prix littéraire, le Goncourt, et vendu un million d'exemplaires dans le monde entier. La renommée littéraire de J. Rouaud grandissait et certains le proclamaient déjà l'écrivain le meilleur de sa génération. Mais on attendait avec impatience et certains avec suspicion, la sortie de son deuxième livre. "Des hommes Illustres" confirme ce que le premier roman promettait. J. Rouaud est un écrivain remarquable, subtil, et original. Situé dans la même région que les Champs d'honneur, le roman porte sur le père de l'auteur, Joseph, un représentant de commerce qui allait mourir à quarante-un ans et laisser une famille bouleversée derrière lui.

 

Dans l'esprit de son jeune fils âgé de onze ans, son père était plus qu'un simple représentant de commerce, un père de famille tranquille, il était un héros, un guerrier, une légende qui avait accompli des exploits dans la Résistance durant la deuxième guerre Mondiale. Mais le narrateur n'est plus un garçon de onze ans ; il est un écrivain doué et mûr. Et bien qu'il se souvienne encore douloureusement de la perte de son père, il découvre la grandeur de Joseph non seulement dans les jours enivrants des temps héroïques de la guerre, mais encore dans les moments de paix domestique. "Des hommes Illustres" évoque des scènes de guerre et de paix avec une beauté et une tendresse infinie et poignante.

Tandis que les Champs d'honneur peignaient les grands-parents maternels et la famille paternelle décimée par la première guerre mondiale, ce volume dépeint le père du narrateur, Joseph. Homme affectueux, capable et responsable, Joseph sillonnait la Bretagne vendant de la porcelaine et de la verrerie six jours par semaine. Le septième jour, il emmenait souvent sa famille dans la voiture et s'adonnait à sa passion des vieilles pierres qu'il collectait en vue de la fabrication d'une fontaine qui n'était jamais construite. Pendant des années il transporta de lourdes boîtes d'échantillons et de pierres qui abîmèrent sa colonne vertébrale et ruinèrent sa santé.

Comme dans son livre précédent, J. Rouaud fouille au plus profond l'histoire de Joseph, une histoire aussi déterminée par la deuxième guerre mondiale que la génération antérieure l'avait été par la Grande Guerre.

 

 

La solidité de Joseph et son amour des vieilles pierres :

 


Il avait la passion des vieilles pierres. Ce qui veut dire que, bien qu'elle batte à deux pas, il nous a peu emmenés voir la mer. La mer, pour l'ancienneté, ne craint personne, elle était déjà là aux premiers matins du monde. Mais ce côté fuyant, cette eau qui dort au-dessus des gouffres, cette vague qui va et vient sans se décider vraiment, cette marée qui se retire et revient six heures plus tard reprendre comme un voleur le morceau de plage qu'elle vous a donné - la mer ne correspond en rien à notre père. Lui, on le rangeait spontanément dans la catégorie des solides. On devinait que les pierres avaient à ses yeux la qualité de l'homme estimable, qui protège, bâtit et ne plie pas. (p. 25)

 

 

Le représentant de commerce :

 


La Bretagne était son terrain d'élection. Il la sillonnait en long et en large, six jours sur sept, pour le compte d'un grossiste de Quimper, installé en bordure de l'Odet, rue du Vert-Moulin. L'adresse se retenait sans peine: rue du Vermoulu, plaisantait-il quand les affaires ne marchaient pas. Son secteur couvrait les cinq départements bretons, moins la petite partie sud-Loire, l'estuaire formant, avant que les ponts ne l'enjambent, une frontière naturelle. Afin d'organiser au mieux ses itinéraires, il avait collé sur une planche de contreplaqué les cartes Michelin au 1/200 000 de la région et, en les juxtaposant, reconstitué une grande Bretagne qui couvrait tout un mur de bureau. (p. 27)

 

 

Le résistant :

 


Tu n'ignores pas que, réfractaire au STO, il se cache dans une ferme des environs, mais n'en va pas tirer des conclusions hâtives, car il s'agit d'un brave-sais-tu son surnom dans la Résistance ? Jo le dur, oui, tu as bien entendu, il ne s'en vantera pas, on trouve le renseignement dans une lettre de la fin de la guerre, écrite par le commandant du réseau Neptune auquel il appartint un certain temps, attestant qu'il effectua de nombreuses et périlleuses missions et que sa conduite et sa bravoure ont toujours été dignes des plus grands éloges, mais il ne supporte pas longtemps une autorité, c'est un trait de son caractère, il faudra que tu t'y fasses, et il change de groupe comme plus tard d'employeurs. (p. 172)

 

 

Le monde à peu près

 

 

Dans les deux premiers volumes de sa trilogie, J. Rouaud évoquait son grand-père, la première Guerre Mondiale et la vie de son père comme vendeur, citoyen d'un petit village de Loire inférieure, et, durant la deuxième guerre Mondiale, membre de la Résistance Française (Des hommes Illustres, 1994). Le Monde à peu près est l'histoire d'un adolescent myope, meurtri par la mort tragique et prématurée de son père, affrontant des problèmes de valeurs et d'identité, de destin et de choix, d'amitié et d'amour. Cette myopie a des incidences sur le rapport qu'il entretient avec le monde et avec les autres notamment lorsqu'il joue au football et surtout dans la difficile approche des filles. Pour un jeune homme qui devrait porter des lunettes, la vision est un souci permanent, renforçant ou atténuant selon les cas le doute de soi propre à la jeunesse.

 

 

La vision du myope

 

Le plus drôle, c'est que je n'ai rien vu - cette vision tremblée des myopes qui tient le monde à distance, le confine dans un étroit périmètre de netteté aux contours de plus en plus incertains, poudreux, au-delà desquels les formes perdent la rigueur des lignes, se glissent dans une gaine flottante, s'entourent d'une sorte de nuage électronique. Ce qui constitue une réalité physique, au vrai, scientifique, si bien que le myope se trouve avoir une vision microscopique des choses, percevant jusqu'aux filaments du liquide lacrymal qui se déplacent sur la rétine. (p. 21)

 

 

Les supporters du dimanche

 

On les entend du bord de touche lancer aux joueurs de pertinentes consignes: passe, tire, dégage - quoique facile à dire, bien sûr -, se lamentant d'une balle perdue comme si sur le coup le sort du monde en dépendait, tournant momentanément le dos de l'air de ceux qui ne veulent plus voir ça ou qui en ont trop vu. Mais le monde n'est pas en cause, il s'agit juste par ce dépit exprimé de montrer à un public se réduisant à eux-mêmes qu'ils prennent de l'intérêt à la partie, ou du moins qu'ils cherchent mutuellement à s'en convaincre. Alors pourquoi celui-là garde-t-il la balle quand son partenaire démarqué s'est déjà engouffré dans une brèche de la défense, provoquant un début de panique dans les rangs adverses ? L'occasion serait nette et franche, la balle déjà dans les filets, si l'autre idiot, moi par exemple, ne s'ingéniait à vouloir la garder. (p. 11)

 

 

Enfant solitaire, il supporte difficilement la vie collective du collège catholique où il est pensionnaire.

 

Le pensionnat :

 

Au cours de cette première année de collège, rebuté par une nourriture qui ne ressemblait en rien à la cuisine maternelle, j'avais pris l'habitude de m'alimenter essentiellement de tartines beurrées et de sucres : douze morceaux et demi dans mon bol de café au lait déjà présucré du matin, lequel nous était servi dans de grands pots en aluminium fondu, que nous apportaient sur des chariots à l'armature tabulaire de couleur crème deux vieilles petites sœurs rabougries et moustachues, empêtrées dans une épaisse robe noire protégée sur le devant d'un tablier blanc sous lequel pendait un chapelet. [...]. À peine entrée dans la classe, l'autorité se dépêchait d'ouvrir les fenêtres en lançant : ça sent le fauve ici. (Après quoi les mêmes fauves étaient traités de larves, veaux ou mollusques, selon l'inspiration du moment, mais beaucoup plus en rapport avec l'opinion que la même autorité se faisait de sa ménagerie). (p. 79) .

C'est donc l'histoire d'un jeune homme en route vers l'âge adulte. La narration de J. Rouaud est un exercice de prise de conscience; c'est une vision d'un monde magnifié par une extrême sensibilité. Ce qui frappe le plus chez J. Rouaud n'est pas tant son histoire, que la richesse inventive et l'originalité de son style. La prose est redoutablement précise et juste, tristement comique, infailliblement humoristique, comme dans cette description du manifestant :

 

 

Les manifestants

 

Manifester est un art. Il ne suffit pas de défiler derrière les banderoles et de reprendre en chœur les chansons aux paroles détournées qu'entonne dans son mégaphone en forme de fleur avec son pistil central un militant poète [...], il faut avoir l'air convaincu, presque farouche, sans se départir pourtant d'un côté bon enfant, volontiers blagueur mais prude, bon vivant mais avec de la tenue, preuve qu'un militant ne dédaigne pas de goûter les fruits du travail mais veille à n'en pas abuser, et donc grave et léger, tout en progressant d'un pas lent sans donner le sentiment de traîner des pieds, en veillant à adresser des sourires complices aux passants massés sur le bord du trottoir, en les invitant par un bon mot à se joindre au mouvement, en refusant de polémiquer avec les provocateurs qui vous traitent de fainéants, et surtout en donnant l'impression que pour rien au monde vous ne voudriez échanger votre place.

 

 

Pour vos cadeaux

 

 

Elle ne lira pas ces lignes, la petite silhouette ombreuse dont on s'étonnait qu'elle eût pu traverser trois livres sans donner de ses nouvelles.
Ainsi commence le dernier roman de Jean Rouaud qui dans ce quatrième livre nous parle de sa mère avec une une tendresse retenue et beaucoup d'émotion.

 

 

Portrait de sa mère

 


Elle ne lira pas ces lignes, la petite silhouette opiniâtre qui courait après le temps perdu, traversant la vie à sa manière toujours pressée, en trottinant sur ses inévitables petits talons, la tête rentrée dans les épaules, le front volontaire, les bras le plus souvent chargés de colis, comme si elle cherchait à combler son retard, ayant tellement mieux à faire que de prendre littérairement la pose, nous suggérant à son passage éclair dans le couloir, par la porte ouverte de la cuisine où nous sommes attablés, tandis qu'elle court chercher dans l'entrepôt le verre manquant d'un service vendu dix ans plus tôt: commencez sans moi, ou, ne m'attendez pas, et que, comprenant immédiatement de quoi il retourne, nous choisissons prudemment de placer la soucoupe au-dessus de sa tasse afin de maintenir son café au chaud, qu'elle boira froid de toute façon, car elle ne reviendra pas de sitôt et elle déteste le café réchauffé, mais, maintenant que le magasin est ouvert, jusqu'à l'heure de sa fermeture, nous devrons composer avec notre comète laborieuse. (p. 113)

 

 

Unicité de l'être

 

C'est une mère qui meurt, c'est le moule qui soudain se brise, et du coup on perd tout espoir de se voir offrir une seconde chance, on devient à ce moment véritablement une œuvre unique, numérotée, signée, et on découvre enfin que c'est sa vie que l'on joue, que toutes les ratures, tous les repentirs, les errata s'y inscrivent comme des balafres, qu'il n'y aura pas de mise au propre dans une vie future, pas de refonte, parce que la matrice n'est plus et qu'on devient soi-même l'original. (p. 19)

 

 

L'influence de l'Église :

 


On se dit que, pour la liberté de penser de notre maman, ce ne devait pas être tout rose. En quoi il n'y a pas lieu de s'étonner, quand on sait qu'elle est née en mil neuf cent vingt-deux, c'est-à-dire dans ces terres de l'Ouest labourées par la Contre-Réforme, encore sous le choc des prônes menaçants de Louis-Marie Grignon-de-Montfort, lequel, s'il lutta férocement contre le jansénisme, n'encourageait pas pour autant à goûter aux plaisirs de la vie, et des régimes d'austérité du terrible abbé Rancé. Ajoutez les hordes chouannes et les châtelains du bocage toujours aux commandes, et vous comprendrez que cet héritage rabat-joie augurait mal pour la débarquée du cinq juillet d'une vie d'aventures et de licence. (p. 11)

 

 

Une vie consacrée au travail et à ses enfants dont le plaisir se ramenait à la satisfaction du devoir accompli : le bon fonctionnement de son commerce :

 


Le magasin, c'est son repaire, son antre, son lieu de rencontres et d'échanges, son ouverture au monde, son bureau des pleurs et des joies, son fief, sa vraie vie. Chaque jour de la semaine, moins le dimanche après-midi et le lundi, elle y reçoit. Elle en est le centre immobile et toujours en mouvement, sorte de quartz vibrant qui donne la mesure du temps. L'univers gravite autour. Sans doute a-t-elle rêvé un jour d'une autre vie, mais le destin, qu'elle ne discute pas, l'a posée là, d'où elle n'a pas du tout l'intention de partir. (p.147)

 

 

Portrait d'Émile :

 

Il passe ses journées installé à son établi, un lourd bureau de bois au plateau surélevé, sur lequel il range minutieusement les outils fins et délicats nécessaires à l'accomplissement de son métier (minuscules tournevis au manche de laiton, pinces et cisailles susceptibles d'opérer une mouche à cœur ouvert). De son poste de vigie, rien ne lui échappe des allées et venues des passants dans le bourg, qu'il suit à travers le rideau semi-transparent de coton blanc de la vitrine, tout en gardant vissée à l'œil droit sa loupe d'horloger, un petit cylindre noir évasé à la base, qu'il coince dans son orbite et qu'il semble parfois oublier quand il lie conversation avec un client. Ce qui lui permet, cette prothèse oculaire, de poursuivre son travail, penché à quelques centimètres au-dessus des entrailles d'une montre éventrée, tout en levant de temps en temps l'autre œil en quête d'un menu incident dans son petit théâtre de la rue. (p.53)

 

 

Le Paléo Circus

 

 

Ce petit livre charmant nous rapporte l'histoire du premier peintre, un homme qui dessinait des bisons il y a trente-cinq mille ans.

   

Il s'agit, comme l'indique son auteur, d'une fantaisie poétique, puisqu'il n'existe évidemment aucun document sur le sujet.

 

Jean Rouaud indique qu'il a voulu défendre deux idées : "La première montre que l'art est le maillon indispensable entre l'économie de chasse et l'élevage, comme si en peignant des bisons, les guerriers magdaléniens les avaient apprivoisés. La seconde s'interroge sur la manière dont une société fondée sur la force a pu admettre en son sein un être improductif et laisser se développer un tel contre-pouvoir".
Il va de soi que l'auteur a pris des libertés avec la préhistoire officielle, et nous réserve du même coup de très bonnes surprises...

À une question de Catherine Argand*, Jean Rouaud répondit :

"Ce nouveau livre aussi est un autoportrait. J'aurais pu l'appeler : 'Portrait de l'artiste en homme des cavernes', ou encore 'Comment les gros bras se font doubler par un bon à rien'". La position du premier avorton qui peignit des bisons sur les parois des grottes pour la simple raison que sa difformité l'empêchait de chasser s'apparente à celle de l'homme sans qualités. Au début, l'artiste se pense dans l'absence, en termes d'impuissance. Je viens de là.... Dans cette situation, le regard que les autres posent sur vous n'est guère valorisant. De là à développer un sentiment de paranoïa..."

 

 

Un crâne adapté :

 

Ce bourrelet orbital abandonné par les Sapiens sapiens, il nous manque parfois. Il nous arrive en souvenir, comme un reliquat de ces âges fossiles, de porter la main en visière au-dessus des yeux pour explorer l'horizon à l'abri du soleil. Ce front replié, inquiet, sourcilleux, surplombant le regard, dit bien que pour nos vieux parents tout dépendait du lointain. Voir loin était un impératif de survie. Le danger à deux pas, un ours des cavernes qui se dresse balayant l'air de ses griffes puissantes, un machairodus aux longues canines menaçantes sur le point de bondir, il était déjà trop tard. D'autant qu'avec ce pare-soleil orbital, les coups portés d'en haut, on ne les voyait pas venir.

 

 

Naissance d'une vocation :

 

Tout à l'heure, à l'écart du foyer, tendant l'oreille pour ne pas perdre une miette des récits du conteur, il a vu la main au-dessus des flammes tracer dans la nuit rougeoyante le crâne et l'encolure d'un mammouth, et c'était comme si le puissant animal avait un court instant surgi du brasier avant de se fondre dans les ténèbres. Il n'a pu s'empêcher une fois l'illusion enfuie de refaire le même geste, pour lui-même, et comme il lui semblait sentir sous ses doigts la laine rêche de la toison, de le refaire encore, et encore, jusqu'à éprouver dans tout son pauvre corps biscornu la chaleur du mastodonte, et même, oui, sa force triomphante.

 

 

Sur la scène comme au ciel

 

 

Une supposition, que, par-delà la mort, elle donne son avis sur ce livre qui lui a été consacré et en profite pour rétablir certaines vérités qui, selon elle, seraient bonnes à dire. Ce dont on est sûr, c'est qu'elle commencerait par dire ceci : Mais qu'est-ce qu'il raconte ? avant d'assener le coup de grâce : et puis, qu'est-ce qu'il en sait ? Il était le narrateur desdits romans sur sa famille, et par la même occasion son fils.

Jean Rouaud

Sur la scène comme au ciel clôt une suite romanesque qui commence par Les champs d'honneur (sur la figure du grand-père), se poursuit par Des hommes illustres (sur la figure du père), Le monde à peu près (sur le deuil du père), Pour vos cadeaux (sur la figure de la mère), l'ensemble composant une sorte de livre des Origines.

En bon fils de commerçante avisée, Jean Rouaud fait le bilan de ses quatre romans précédents. Il nous offre en quelque sorte une conclusion de sa quête de l’origine et de l’histoire de sa famille.
La première partie du livre porte sur la façon dont la mère du narrateur a vécu et ressenti les livres précédents. Jean Rouaud a choisi de faire parler sa mère. Il l’imagine par-delà la mort commentant les livres de son fils et décrit la manière dont elle vécut cette soudaine notoriété.

Mettez-vous à ma place. Vous recevez un livre, écrit par l'un de vos enfants, ce qui, déjà, n'est pas courant, et de quoi parle-t-il ? De vous. De tout ce qui a fait votre vie. Vous avancez de page en page et tout y est, les histoires de famille, les sœurs, les parents, les grands-parents, les oncles, les tantes, le linge sale, il a tout dit. D'un coup, il suffisait qu'un lecteur le parcoure, ce prétendu roman, et nous n'avions plus de secrets pour lui, ce qui, pour vous donner une idée de ce qu'on l'on ressent, ressemble à ces cauchemars où l'on se retrouve au milieu d'une foule dans le plus simple appareil, sans autre possibilité que ses bras pour se couvrir. (p.29)

Elle lui reproche de tout dire certes, mais aussi de trop dire ou de ne pas dire exactement ce qui s’est passé. Il y a en effet ce qui s’est réellement passé et la façon dont l’auteur l’a vécu et le retranscrit métamorphosé par sa plume romanesque. C’est bien sur ce rapport entre le réel et l’imaginaire que porte ce livre.

 

 

Le regard se sa mère :

 

Il est certain que j'ai toujours déconseillé à mes enfants de prendre ma suite, leur ayant maintes fois expliqué que je ne voulais personne après moi, faites ce que vous voulez, tout, sauf le commerce, mais tout, c'était une façon de parler, je pensais que lui saurait faire la part des choses, il doit être possible de s'occuper dans la vie sans faire parler de soi au détriment des autres. Qu'on ne s'étonne pas, après, des retombées. D'autant qu'en mettant certaines personnes en cause il m'a placée dans une situation délicate. Car moi, j'étais seule dans mon magasin, pas de liste rouge, pas de code secret, entrait qui voulait, je n'allais pas filtrer les clients. Et à qui venait-on se plaindre ? Se plaindre, non, pas vraiment, dans l'ensemble les gens se montraient plutôt bon public, qui me disaient, après les compliments d'usage, comme vous devez être fière et cetera, avoir apprécié le passage sur la pluie, qui est, à mon avis, avec les pages sur le remembrement en Bretagne, ce qu'il a fait de mieux. En quoi ses lecteurs étaient d'accord avec moi, et, s'il y avait eu la moindre chance qu'il m'écoute, je lui aurais conseillé de s'en tenir à la description des paysages. (p.24)

Dans la seconde partie du livre, Jean Rouaud revient sur l’amour de son père et de sa mère. Avec beaucoup d’émotion, il retrouve leurs lettres d’amour et les commente avec tendresse.

 

 

Amour et sincérité :

 

Mais cette lettre, en la relisant, avec un peu de recul, je vois bien comme j'ai toujours eu peur de ne pas savoir exprimer mes sentiments, et par conséquent qu'on mette en doute leur réalité. Je vous aime très fort, et croyez à ma sincérité. Normalement, je vous aime très fort aurait dû suffire. Quel besoin de risquer de passer pour insincère en cherchant à arguer de sa bonne foi ? A moins que l'on doute soi-même de sa capacité à aimer. Ce qui ne veut pas dire qu'on se sente incapable d'aimer. Ce qui veut dire qu'il faut beaucoup d'arrogance pour parler au nom de l'amour. Quand on est humble, on ne prétend pas incarner à soi seul un sentiment aussi fort. Et donc, croyez à ma sincérité, il fallait comprendre : ce que j'éprouve ressemble à de l'amour, mais peut-être vous en faites-vous une si haute idée que ce que vous en percevez vous semble bien modeste. Mais aiment-ils mieux et plus fort, ceux qui font l'étalage de leurs sentiments ? Ont-ils plus d'amour à donner ? Lorsque je retrouvais mes enfants, dont la pensée ne m'avait pas quittée pendant tout le temps de leur absence, j'avais l'habitude, sitôt que retentissait la sonnette du magasin, de courir jusqu'à la porte et, au moment de les embrasser, hissée sur la pointe des pieds, de les retenir un instant contre moi, de déposer un baiser un peu plus appuyé que le rapide baiser du soir sur leurs joues... (p. 77)

 

 

* in Lire, décembre 1996-janvier 1997 [http://www.lire.fr/entretien.asp/idC=32099&idTC=4&idR=201&idG=]

 

 

[© Jean Rouaud, Textes, 1990-1999].

 

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