Un excellent exercice consiste, un morceau de poésie étant lu, à demander à un élève le vers qui l'a le plus frappé, à poser la même question à un second, à un troisième élève, etc. Le maître se tait, réserve son opinion. Et toute la classe de chercher, toutes les intelligences d'entrer en travail. - Excellent exercice, ai-je dit, mais à la condition d'être bien conduit. Il ne faut pas laisser les élèves s'égarer à force de chercher et de s'ingénier. Si le premier ou le second est tombé juste, il suffit de demander aux suivants : êtes-vous de l'avis du premier ou de l'avis du second ? - Il ne faudrait pas non plus se montrer exclusif ; il peut, il doit se faire que le morceau renferme plusieurs vers dignes d'être relevés. La diversité des opinions a même son intérêt pour le maître ; elle le renseigne sur le tour d'esprit des uns et des autres ; celui-ci préfère la pensée exprimée avec netteté, précision, voire avec quelque sécheresse. Celui-là va droit à l'image, même un peu vague et flottante, pourvu qu'elle chatoie. - N'exigez pas d'abord de vos élèves, surtout s'ils sont jeunes, qu'ils vous donnent les raisons de leurs préférences : raisonner de ces choses n'est point si facile ; c'est déjà beaucoup que d'avoir par la pratique formé leur tact, assuré et aiguisé leur discernement. Je ne serais pas mécontent d'un élève qui dans la fable du Héron dirait sentir, même sans pouvoir m'en rendre compte, un certain attrait pour ce vers : L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.

Un autre exercice consisterait à faire chercher, une page de prose ayant été lue, la phrase qui en exprime sous la forme la plus simple et la plus précise l'idée principale : il s'agit de la démêler parmi les autres phrases qui lui font cortège, l'annoncent ou la préparent, ou la prouvent et la développent. Je n'hésite pas à dire que cet exercice est plus difficile que le précédent : dans le premier vous vous adressez à une certaine sensibilité, ou, si vous voulez, à un certain sentiment qui existe même chez l'enfant d'assez bonne heure à l'état d'instinct, de flair ; il s'agit de mettre en jeu ce sentiment, de le guider et de le fortifier ; mais le second exige des qualités plus fortes dénotant une condition intellectuelle plus avancée, l'habitude de suivre un raisonnement, de s'y reconnaître ; il exige tout au moins le commencement de ces qualités : mais comme il les développerait ! Comme il serait profitable à ceux qui seraient déjà assez forts pour s'y essayer sous une bonne direction !

 

Je reviens à un vers déjà cité :

 

L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.

 

Il a été pour moi l'occasion de deux observations que je voudrais rappeler ici.

Un maître, expliquant un jour devant moi à ses élèves la fable du Héron, arrivait à ce vers : "Remarquez, mes amis, le mot onde ; nous ne l'emploierions pas, nous dirions l'eau ; le poète a dit l'onde ; c'est l'expression poétique". Et il passait.

Un jeune enfant (ce n'était pas l'élève du maître dont je viens de parler) avait étudié le matin cette même fable du Héron ; il se promenait l'après-midi dans un de ces jardins où l'art des hommes, s'inspirant de la nature, a fait couler des filets d'eau claire sur un fond de sable ; s'arrêtant devant l'un d'eux, l'enfant s'écriait avec une sorte d'emphase qui amenait le sourire aux lèvres :

 

L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.

 

Lequel des deux commentaires préférez-vous ? Lequel annonçait l'intelligence la plus pénétrante, le sentiment le plus vif du vers de La Fontaine ?

Le premier des commentateurs avait fait une remarque assurément fort juste, mais il s'était arrêté aux mots, à la forme, à l'enveloppe matérielle ; le second, il me semble, avait passé plus avant ; pour que ce vers revînt ainsi à sa mémoire jusque dans sa promenade, jusque dans ses jeux, il fallait qu'il en eût été frappé, qu'il eût ressenti quelque chose de son charme, de son harmonie, de cette puissance d'éveiller avec quelques mots très simples une image, tout un tableau, et tous les sentiments, les sensations mêmes qui s'y rattachent, ici par exemple sensations confuses, mais délicieuses, de fraîcheur, de bien-être et de repos dans un riant paysage, par un beau temps, sur le bord d'un eau courante et pure : or cette puissance, c'est le privilège, c'est le secret du poète, c'est proprement la poésie.

 

E. A., in Revue pédagogique, 2e semestre 1884