Une note de service au ton tellement inhabituel, et si merveilleusement fraîche. Je tiens à la faire partager, en souvenir de mon regretté collègue, quand bien même je n'aie jamais rencontré, au cours d'une carrière longue, de classe unique à effectif squelettique, magnifiquement tenue par une jeune femme aux yeux bleus...

 

 

 

 

 

Réflexion, retour d'inspection sur une route de bout du monde qui s'arrête aux portes de trois maisons. Vieilles pierres, toits de lauzes et le poids d'un temps quasi immémorial. Vaches, cochons, fumier. À faire le saut dans un autre âge si je n'entendais un tracteur et ne voyais, arrimée à une monumentale cheminée, l'antenne d'une télévision. Près d'un châtaignier vénérable, l'école du hameau qui porte son siècle d'existence comme une vieille paysanne encore debout. On ne va pas plus avant au fond de ce canton.

Cinq fillettes réparties en quatre cours. Deux enfants naturelles, une orpheline, élevées par des grands-mères, tant bien que mal, dans la gadoue. Miracle ! Toutes les cinq sont fraîches, vêtues de jolis tabliers ; elles bavardent avec la maîtresse qui paraît aussi fraîche et jeune qu'elles. La salle de classe est une oasis de bon goût et d'accueil : au mur, des collages, des peintures, des photos ; sur des étagères, derrière des rideaux, un magnétophone, un tourne-disque, une radio et même la télé. Ordre, propreté, chaleur d'un poêle à mazout (celui de la maîtresse, qui a pourtant beaucoup gémi et tempêté auprès du Maire. Les tables des enfants, recouvertes de papier coloré, avec leurs pots de stylos divers, sont exquises.

Qui disait qu'on dormait dans une classe de cinq élèves ? Je m'émerveille. Les fillettes s'entretiennent avec aisance sur la "chaudière" qui nourrit les cochons, lisent en comprenant leur texte, s'affairent seules sur leurs exercices et manipulent les nombres avec déjà quelque dextérité. Les écritures et les niveaux feraient défaillir nos maîtres des villes. Et de surcroît, la maîtresse prépare son travail dans une série d'ouvrages d'aujourd'hui, non pas à la mode, mais de facture moderne.

L'inspecteur n'a plus qu'à se taire et tirer profit de la leçon  de pédagogie que lui donne une jeune femme aux yeux bleus. Car si le verbe "aimer" a pris tout son sens une fois, c'est ici dans cette classe, entre ces cinq fillettes et leur institutrice. Celle-ci, par-delà sa profession, s'enracine dans l'humanité et je sens qu'on touche là au mystère de l'être, d'un être singulier, dont l'accord avec le monde s'impose d'emblée et explique la réussite. Je voudrais que tous nos formateurs et chercheurs de cénacle soient témoins ! La pratique, à ce niveau, confine à l'art et tient à la qualité du praticien. Venir, regarder, écouter et se taire.

Mais je vais être accusé de démagogie, une fois de plus. Alors, si j'ai pu vous rendre sensibles à l'harmonie pédagogique de cette école à classe unique et si, comme moi, vous avez ressenti la noblesse et la dignité de notre métier, incarnées dans sa maîtresse, mes vœux de bonheur pour 1978 sont en partie réalisés. 

 

À tous, heureuse année dans vos familles et vos écoles.

 

 

© Max Ganibenq (1932-2014), I.D.E.N., Note de Service n° 3, Aurillac, décembre 1977

 


 

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