"Les ennemis ont leur utilité. Ils vous montrent vos défauts, ils vous disent vos vérités. Ce sont des maîtres que l'on ne paie pas". Dans un premier temps, j'ai songé à cet aphorisme de Plutarque, que j'avais eu à commenter, il y a bien, bien longtemps, lors de l'épreuve de dissertation philosophique, en vue de l'obtention de la seconde partie du Baccalauréat... Dans un premier temps seulement, car l'ouvrage dont on trouvera quelques extraits ci-après n'est pas celui d'un ennemi, mais d'un adversaire tout au plus, qui sait argumenter, et qui écrit fort bien. Et dont les vérités font mal.
Dans un second temps, j'ai pris le temps de vérifier que l'auteur, membre de l'Académie Goncourt, n'avait pas été frappé d'indignité nationale à la Libération (il a été seulement "inquiété", à l'instar de Sacha Guitry). Car on peut lire en exergue de ce pamphlet contre le mode d'instruction qui est généralement admis, cet envoi :

"La dédicace de ce livre s'impose. Sur cette page, il ne peut y avoir qu'un seul nom : celui du grand homme qui s'est promis de refaire l'éducation de la France, en lui rendant son âme, le Maréchal Pétain"

Avant de laisser le lecteur s'indigner (l'antisémitisme latent et manifeste a quelque chose d'atroce) ou méditer, j'ajoute un mot sur le dénommé François Albert, qui paraît avoir été l'une des bêtes noires de René Benjamin. Albert (1877-1933) fut Ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts dans le gouvernement Édouard Herriot (1924-1925) qui fut constitué après la victoire du "Cartel des Gauches". Ce radical ancien normalien et agrégé des Lettres était vraisemblablement franc-maçon (Président de la Ligue de l'Enseignement). Il succéda au fameux Bérard, à celui que nous nommons le père des "Instructions de 1923". Et je rappelle qu'après Pétain, Jospin fut le second à supprimer les Écoles Normales.

 

"Comme on embête l'innocence, dans le monde !" (Maurice Barrès)

 

Extraits de la première partie, L'Âge innocent

 

Chapitre V

 

Je voudrais être bien compris. Je ne me livre pas à cette critique de l'école pour le vain plaisir de faire sauter quelques bien-pensants endormis, que je tiens au contraire à laisser à leur sommeil. Ils croient aux bienfaits de l'école, parce qu'ils répètent ce qu'on leur a dit, sans y avoir jamais pensé. J'y ai réfléchi constamment. Cela nous éloigne les uns des autres.

Mais ma critique n'a pas non plus pour but d'exalter quelques entrepreneurs déguisés en hygiénistes, et quelques femmes du monde déguisées en infirmières, qui, assistés de quelques farceurs déguisés en médecins, ont convaincu certaines municipalités de construire des écoles de luxe, où on douche l'enfant chaque fois qu'il revient du tableau noir, et où pour le distraire, des dames exécutent des frises au pochoir, tout autour de sa cervelle, sur la corniche des classes. On évite un mal, on tombe dans un ridicule. Sans compter que l'enfant qu'on habitue à l'eau chaude ne veut plus entendre chez lui parler d'eau froide, et il en veut à ses parents de ne pas avoir sur les murs l'histoire de monsieur de Marlborough, peinte par une dame de la Croix-Rouge.

Je dis ce que je pense simplement, sincèrement.

Il est curieux et il est triste qu'aucune civilisation n'ait été capable de construire une école qui fût belle. L'humanité a des temples, des églises, des palais, des forteresses dont elle s'enorgueillit. La religion, la guerre, le plaisir ont suscité les plus beaux édifices. L'enseignement aucun. Serait-ce qu'il est impossible de s'échauffer sur cette question ? L'art exige un élan du cœur. Est-ce que l'enseignement en commun n'offre à l'artiste qu'une image médiocre qui le laisse froid ? Je n'ose pas le dire trop haut pour ne pas chagriner quelques maîtres qui exercent, avec un dévouement héroïque, le plus ingrat des métiers, mais j'en suis convaincu. Il y a là pour moi une preuve que l'école ne peut pas être une réussite. Il y a là pour moi un argument capital à l'appui de ma thèse : "Chaque fois que vous le pouvez, gardez votre enfant".

Ces trois mots, qui expriment un conseil, sont d'ailleurs insuffisants. "Faites votre devoir", voilà ce qu'il faut dire, votre devoir qui est d'élever vous-mêmes vos enfants, quand ils sont petits. J'ajoute que nous venons de vivre avec la Troisième République une période d'abrutissement fanatique, qui, pour l'école au moins, devrait nous inspirer de la méfiance.

On ne peut plus dire de nos jours sans se faire mépriser que l'instruction obligatoire est un abus : je ne le dirai donc pas, et on ne saura pas si je le pense. Mais on commence ... grâce à la défaite, à pouvoir écrire sans risquer de se faire tuer, que l'école laïque n'a cessé pendant cinquante ans d'abaisser l'esprit de ce pays. La suppression des écoles normales, où on excitait, dans la haine et les revendications, les cervelles de ces pauvres instituteurs, est un des bienfaits du désastre. Il a fallu que la France fût occupée jusqu'à Hendaye pour que cette mesure devînt possible.

Depuis vingt ans, on comptait les écoles où l'enfant apprenait encore l'amour du travail et l'honneur qui s'y attache,- l'important pour être heureux. On compte on compte les enfants qui depuis vingt ans sont sortis de l'école en comprenant ce qu'est la France, en ayant une vraie tendresse pour elle, - l'important pour être juste, - en devinant ce qu'il a fallu de tout temps, sous les rois comme sous les autres, de foi, d'endurance, de courage pour la faire. L'instruction, qui devait rester neutre, n'était plus qu'une abstention, un silence rancunier devant tous les grands problèmes, religion, patrie, morale, famille. Jamais d'admiration ; aucune chaleur jamais. L'enseignement chez les poissons doit être de cette température-là.

En revanche, l'instituteur se complaisait, s'étalait, le malheureux, dans un bavardage qu'il croyait scientifique, et qui n'était que puéril, s'appuyant sur la leçon de choses, collection de mornes âneries, grâce à quoi l'enfant à douze ans pouvait, au certificat d'études, parler d'oxygène, d'hydrogène, d'engrais minéraux et d'instruction civique.

Le petit paysan s'en tirait encore. Il lâchait l'école de bonne heure, et il avait un travail dans la solitude, au grand air, qui disperse les sottises. La terre est une rude leçon. Elle le marquait plus fortement que l'école.

Mais dans les villes, à l'atelier, le jeune ouvrier continuait à entendre les pauvretés de l'école. Le démagogue n'avait qu'à reprendre devant lui les leçons de l'instituteur et à les amplifier. Le catéchisme révolutionnaire sortait tout droit des leçons de choses laïques, comme le couple de pigeons d'un chapeau de prestidigitateur.

Hélas ! Il y avait plus grave et plus surprenant. Cet enseignement d'une sottise, que le terme de primaire peint insuffisamment, avait déteint, parce qu'il était le programme rêvé des politiciens, sur l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur, puis par intimidation sur l'enseignement libre, et cela toujours par la même loi que l'inférieur dans la société condamne le supérieur à son genre de vie. L'enseignement primaire était d'État ; il était officiel ; par là il s'était imposé à ceux qui, par nature ou destination, auraient dû être les premiers à s'écarter de lui, et on vit des manuels, signés d'instituteurs bolchevisants, enseignés, ressassés, appris par coeur, dans des maisons d'éducation religieuse ! J'ai là-dessus un souvenir précis ... et cruel.

Quand ma fille était petite, pourquoi ai-je cru bon de la faire instruire en la confiant à des mains étrangères ? Je crois me rappeler que c'est parce que la Mère supérieure, qui dirigeait la maison d'éducation où je l'ai abandonnée, avait l'air d'un Philippe de Champaigne. C'est ma passion pour la peinture qui a joué ce tour à la pauvre enfant. Il y avait sur le visage de cette religieuse une austérité douce, qui révélait la hauteur où elle devait maintenir ses pensées. On pouvait craindre pour l'enfant que le milieu ne fût sévère.

On ne pouvait pas imaginer que rien de vulgaire y serait appris. Eh bien ! cette petite fille a passé d'interminables soirées sur un manuel... que j'ai gardé pour continuer d'y croire (la mémoire est si infidèle et si pressée d'arranger tout !). Je l'ai sous les yeux ; il est illustré d'images qui valent le texte (Ah ! le beau livre que celui du lièvre et du chasseur !)... Je me rappelle l'expression de détresse que prenait le visage de la petite fille, quand elle étudiait dans ces Leçons de choses -·car c'en était ; que vouliez-vous que ce fût ? - l'hygiène et les soins à donner aux asphyxiés ! Haute comme trois pommes, je me la représentais tirant de la Seine un fort de la Halle et le ramenant à la vie !

Pauvre enfant, elle s'enfonçait dans son chagrin, et moi, je sentais monter la révolte.

Ce livre était signé d'un ancien directeur d'école primaire ; j'aurais juré qu'on l'avait conçu dans un asile de crétins. Jugez vous-mêmes. Je le feuillette pour vous. Voici les vignettes. Vignette, c'est un mot délicat et charmant. Vous allez voir ce qu'il représentait dans l'affreux livre. Première vignette : un bain de famille. On voit un malheureux l'image même de la famine aux Indes, monter tout nu ... dans un baquet. Seconde vignette : l'oxyde de carbone. Un réchaud, une femme par terre, une chaise renversée. La troisième : un rat mort. Encore l'oxyde. La quatrième : un homme dans un lit, près d'une fenêtre ouverte. Légende : Il est sain d'avoir de l'air en dormant. La cinquième : une bouteille avec cette inscription : Limonade gazeuse. Le bouchon saute, il s'échappe une sorte de mousse. Légende : Le gaz carbonique fait sauter les· bouchons. Sixième image : un petit garçon, la main levée. On lit dessous : Un doigt mouillé, exposé à l'air ressent une sensation de fraîcheur que n'éprouvent pas les autres doigts. La septième : encore un petit garçon, particulièrement admirable, celui-là. Il est devant un livre, avec trois lignes de pointillés qui partent de son œil pour aboutir aux angles du livre. Explication : Nous voyons le livre, parce qu'il renvoie une partie de sa lumière dans nos yeux. Huitième vignette : une chambre, une fenêtre étroite, un homme assis, la tête dans ses mains. Légende : Les appartements sombres portent à la tristesse. Ah ! oui ! et le livre aussi ! Je ne continue pas. Il y a deux cents pages de cette poésie-là. Telle fut la nourriture des petits Français entre 1920 et 1940. On comprend que le pays ait dégringolé !

Quand j'ai vu que ma petite fille pâlissait, s'anémiait,- et littéralement mourait d'ennui dans une compagnie si inhumaine, j'ai été trouver la Mère Supérieure, mon Philippe de Champaigne, et je lui ai demandé si elle était au courant de ce qu'apprenaient ses jeunes élèves, qui n'avaient pas toutes l'intention, quand elle seraient femmes, de passer leur vie à guetter les asphyxiés de la compagnie du Gaz ou les noyés sur les berges de la Seine. Elle· me répondit avec une souriante tristesse qu'elle savait, qu'elle était sans pouvoir, qu'il ne lui restait qu'à soupirer. Les familles l'assiégeaient, n'ayant qu'un but, le certificat, l'examen, le diplôme, l'examen officiel, le diplôme laïque, et elles ne cessaient de lui demander dans le tremblement si les livres qu'elle donnait aux petites filles étaient bien les livres des écoles de l'État.

Ainsi, les écoles républicaines subissaient le contrôle des dirigeants qui empêchaient toute tentative spirituelle, mais les écoles religieuses s'inclinaient devant les parents, qui dans leur jugeote égarée ne s'apercevaient même pas que comme les autres ils séparaient l'instruction de la religion, acceptant de l'instruction qu'elle fût neutre, c'est-à-dire imbécile, et d'une imbécillité qui est une offense à Dieu, puisqu'elle ne comprend plus rien à la création.

Quand on parle de l'enseignement au début de ce siècle, il ne faut pas incriminer toujours les maîtres et les ministres : ils n'étaient souvent que des cornichons au service d'un parti politique. Il faut réserver une part de colère aux familles, qui malgré leurs traditions et leur prétendue foi, n'ont résisté à rien. On leur a offert une vie animale au milieu d'une société où on avait fait le vide, où il ne restait que l'étude inutile ou déprimante, l'information fausse, la discussion. Elles l'ont accepté. Elles ont été d'une faiblesse déshonorante.

Je reconnais que contre l'envahissement perfide de la franc-maçonnerie il leur eût fallu de grands évêques, pour les défendre. Il y a eu des saints, qui écœurés, se retiraient dans leur oratoire, et priaient au lieu d'agir. Il y a eu des opportunistes, qui essayaient de pactiser avec le Diable. Il n'y a pas eu de grands prélats. Pendant vingt ans on n'a aperçu aucun homme nulle part. Les vrais caractères se morfondaient dans l'obscurité et l'inaction.

Pour en revenir à ma fille et à la Mère Supérieure, j'ai délivré la première et me suis séparée de la seconde. À mon regret, mon grand regret. Mais il fallait d'abord sauver cette petite âme, qui chaque jour s'enténébrait. L'enfant est rentrée chez elle, on a essayé de lui faire oublier l'acide carbonique, et on a entraîné son coeur à découvrir la raison et la beauté des choses.

Ce devrait être le premier but de tout éducateur.

Les familles françaises, obsédées par les difficultés de la vie ne considéraient plus que la valeur marchande de l'éducation. L'enfant tétait encore qu'on pensait déjà aux examens du jeune homme. On n'avait qu'une idée : le livrer le plus tôt possible aux instructeurs. Pauvre enfant ! Sitôt entre leurs mains, ils le passaient au laminoir, et après trois ou quatre ans d'école, il était déjà dans l'état de laideur anonyme des objets manufacturés. [...]

 

Chapitre VII

 

Ensuite, il y a au-dessus et autour d'un jardin, cette splendeur qui s'appelle le ciel, le ciel avec le grand silence de Dieu, avec le jour, avec la nuit. Ne me dites pas qu'en ville ils existent aussi bien. En ville, ils sont relégués ; la ville leur tient tête, les maintenant à distance. La ville est une invention de l'homme, qui se défend des créations de Dieu. Mais la campagne ne vit qu'à condition d'être divine. Cette perception du divin, ce sens de l'infini et du mystère, de la toute-puissance et du miracle, il faut que l'enfant l'ait tout de suite, avant toute connaissance. Commencer par l'écriture et la lecture, c'est une bévue. Qu'il lise d'abord le ciel, en regardant comment les oiseaux y inscrivent leur vol. Faites avec lui un rien d'astronomie. Montrez-lui les plus belles étoiles. N'en abusez pas. N'abusez d'aucune science. Abusez tant que vous voudrez de la beauté.

J'ai connu dans un beau château de Touraine un enfant intelligent et violent à qui on avait donné un précepteur doux et absurde. Ce dernier était un long jeune homme étiolé, confit, pédant, ennuyeux comme un jour de pluie. Un soir du mois d'août, par une nuit comblée d'étoiles il monte en haut d'une tour avec l'enfant, et au lieu de le laisser rêver devant cette magnificence, il se met à pérorer, à le questionner, à exiger qu'il trouve l'étoile polaire ! L'autre qui était étendu se lève brusquement, sort, enferme le précepteur, et redescend paisiblement se promener. Il a fallu que l'imbécile pousse des cris aigus pour être délivré. Où il était, Dieu seul pouvait l'entendre. La famille, le village, tout le monde a crié au scandale. Je me rappelle comme j'ai ri. Quel bon sens chez cet enfant !

À l'âge où se développe tout naturellement l'imagination, il ne s'agit pas d'abord que l'enfant apprenne : il faut d'abord qu'il sente, et qu'il sente d'abord la beauté du monde dans lequel il est appelé à vivre. Je voudrais que le prologue à toutes les leçons, ce fût, en descendant de la maison dans le jardin, de lui faire bien voir et admirer l'apparence merveilleuse de la création. Qu'il en fût pénétré avant qu'on mît pour lui des noms morts sur des choses vivantes.

Ah ! les noms, les nomenclatures ! Ne croyez-vous pas que l'enfant a tout le temps d'apprendre qu'il y a des "cryptogrammes vasculaires" ? Si sa mère n'était pas médusée par la société, si elle avait confiance en soi, si elle restait strictement dans le vrai, elle saurait bien qu'elle-même s'en moque. Ces connaissances-là regardent les dictionnaires et les spécialistes. Elles ne font jamais que gêner les âmes, et vous vous rappelez que c'est l'essentiel pour nous, sauver l'âme de l'enfant, et ne pas donner tout de suite à l'esprit une occasion de l'humilier en faisant la roue devant elle.

Un jour d'été, près d'Aix-les-Bains, sur cette terre bienfaisante, où partout affleurent des sources chaudes, je suivais à travers prés un admirable chemin, d'où mes yeux voyaient le lac, enchâssé dans ses montagnes bleues, pendant que mon esprit retrouvait Lamartine, et que mon oreille croyait entendre le chant de sa poésie. Je m'étais arrêté devant un vieux chêne, où des abeilles dans leur travail joyeux bourdonnaient sur des fleurs de lierre. Je me sentais en état de grâce ; je trouvais le monde merveilleux. Je me disais : "quel bonheur vais-je bien avoir encore ?". Vous connaissez ces minutes où la Providence nous comble, de même qu'à d'autres elle nous retire tout. Je n'avais pas achevé ce vœu, que sur mon chemin même apparaissaient deux jeunes Hindoues, belles comme le jour et tristes comme la nuit. C'est la fortune des saisons d'eaux, si mornes en soi, d'y rencontrer de ces beautés d'un pays lointain que l'espoir d'une guérison fait un instant vivre chez nous. Elles étaient de la même taille, minces et fragiles et délicieuses, marchant à travers prés sur des sandales d'argent, frileusement enveloppées dans des châles de gaze rose, semés d'un fourmillement de petites étoiles en or. Elles avaient tous les astres sur les épaules et sur la tête, et dans les yeux toute l'inquiétude du monde. Le temps qu'elles passent, j'étais jaloux des princes qui les aimaient... J'en fus puni tout de suite. Deux petits enfants de l'école primaire vinrent à passer aussi, la géographie de Foncin sous le bras, ce livre dont on a tiré huit millions d'exemplaires. Ils furent saisis d'apercevoir les belles passantes. Mais que trouvèrent-ils dans leur surprise d'enfants trop vite instruits ? Le petit dit à la petite :

- Oh ! Germaine ... t'as vu les Malgaches ?

Les Malgaches ! Quel bonheur s'ils n'avaient rien appris ! Ils n'auraient peut-être eu qu'une exclamation, un "oh !", un cri, un geste; ils n'auraient pas gâté mon plaisir et les élans de ma journée.

Non, l'important ce n'est pas d'enseigner ce qui sera mal retenu ou employé de travers. L'important avec un petit être ce n'est pas de le charger de mots dont il ne sait pas se servir ; c'est de procéder par ordre, pour qu'il comprenne, qu'il s'adapte, qu'il entre progressivement dans le grand jeu de l'univers, sans fausses notes. Avant les livres, la terre et le ciel ; avant les affirmations péremptoires des hommes, la notion du mystère dans lequel nous sommes plongés. L'enfant l'éprouve tout de suite, et le plus naturellement du monde, puisqu'il vous pose plus de cent questions par jour, en vous demandant les raisons de tout. Ne tuez pas cette curiosité. Répondez toujours. Je sais que vous ne ferez pas dix réponses raisonnables. Quatre-vingts fois vous serez forcé de lui dire :

- Je ne sais pas. Le Bon Dieu ne nous l'a pas dit.

Mais alors, vous aurez dit Dieu ! Et ce sera votre première leçon.

Vous aurez commencé par lui. Dieu est au commencement du monde... et de l'éducation.

À l'école républicaine, il était interdit par la loi de prononcer ce grand mot, parce qu'il paraît que le premier bien de l'homme c'est la liberté, et que le premier de ses droits c'est d'être inepte et d'imposer son ineptie. Tandis qu'à la maison, dans la famille où il n'est plus question de liberté mais simplement d'être libre, il serait déraisonnable de ne pas donner à l'imagination de l'enfant un premier point d'arrêt. Rien, non, rien n'est explicable. Il y a donc toujours une dernière question sans réponse. Et il faut que tout de suite l'enfant le sache bien.

Dieu n'est pas l'explication; Dieu est ce qui reste inexpliqué. Voltaire dit une chose dérisoire quand il affirme : "Il n'y a pas de montre sans horloger. Il faut bien quelqu'un qui ait fait le monde. Le monde existe. Donc, Dieu existe".

Un enfant de trois ans répliquerait :

- Mais qui c'est qu'a fait Dieu ?

Là, Voltaire est cloué. Il y a toujours un moment où l'esprit bute, où l'homme est forcé de dire : "Je ne comprends plus !". C'est alors que la religion répond :

- Ne cherche pas. Tu ne peux pas trouver. Contente-toi de croire et d'aimer".

Ainsi, Dieu ce n'est pas la grande lumière, c'est le secret. La notion de Dieu n'éclaire pas l'enfant, mais lui montre qu'il ne peut pas être éclairé. Dieu a caché ce qu'il a voulu, en limitant notre entendement : c'est l'énigme de la vie. La religion nous relie à cette énigme. Si vous la supprimez, si à votre tour vous cachez que l'essentiel est caché, voilà la vie réduite à rien. C'est la vie de la bête, qui a un corps et un esprit sans âme. Pourquoi voulez-vous que votre enfant soit une bête ?

Je n'ai jamais prêché de ma vie et ne commencerai pas à mon âge. Je n'ai pas l'intention de me faire de la réclame en me réclamant de Dieu, mais je ne crois pas qu'on puisse élever le petit enfant sans religion. L'éducation alors ne repose sur rien. Je ne connais pas de vulgarité comparable à celle où le monde est tombé, depuis que des parents osent affirmer : "Je ne me sens pas le droit d'infliger à mon fils une religion à laquelle personnellement je ne crois pas. Il sera temps qu'il en choisisse une, si cela lui plaît, quand il aura l'âge de réfléchir".

Réfléchir ! c'est un verbe à l'usage de si peu de gens ! Le fils en question sera-t-il capable encore d'une réflexion sérieuse, quand les études, un métier peut-être absurde, et une ou deux guerres, l'auront usé et abêti ? c'est quand un enfant est neuf, vif, tout élans, qu'il faut le mettre au centre du monde, et lui expliquer ce que ses grands-pères, au fond de leur cœur, ont décidé pour lui. Or, ses grands-pères en France, ce n'est pas seulement le dernier ou l'avant-dernier, les jacobins, les radicaux, les laïques, ce sont ... les plus grands, ceux qui ont construit les cathédrales, les abbayes, et fait les croisades. Trois œuvres grandioses. Un héritage imposant. Les Français les plus incrédules, qu'ils le veuillent ou non, sont tout pénétrés de christianisme. C'est lui qui a fait la France. Ils sont commandés sans le savoir par un passé de foi, d'ordre, de courage. Ce n'est pas à discuter. Ne perdez pas de temps en discussions. Ne vous occupez pas de certitude intellectuelle : la raison bafouille. Écoutez vos hérédités, votre conscience. Vous êtes de race chrétienne. Offrez à l'enfant ce qui lui revient de plus beau. Je reste logique avec moi-même. J'ai dit : "D'abord de la beauté !" et il se trouve dans notre religion qu'elle se confond avec la bonté.

Le laïque primaire ne croit qu'à ce qu'il voit et se persuade qu'il sait tout. Trois ans d'école normale, vingt soirées le nez dans un Larousse, il possède le monde. Il sait que la graine mise en terre y germe et se transforme, et il comprend pourquoi, parbleu ! Parce que la terre la fait germer ! Cette explication lui suffit. Les mots lui suffisent. Il apprend et il enseigne que les graines sont les œufs des plantes, que les oeufs sont les graines des oiseaux, et il se couche en rêvant : "J'ai la science infuse. Quelle grande chose que la science infuse ! Il n'y a pas de Dieu, mais si un jour il y en avait un, ce pourrait bien être moi !" Laissez cet âne bâté.

Le laïque intelligent aperçoit le mystère partout, mais il ne désespère pas de le percer. Il croit, l'innocent, que c'est un domaine que la Science n'a pas encore atteint : elle l'atteindra. La science fait des pas de géant. Elle trouvera tout, elle saura tout. Affaire de temps ! Laissez à ce scientifique sa douce passion bornée, qui, un jour ou l'autre, l'amènera jusqu'à la religion.

Enfin, il y a l'homme religieux, qui voit, qui sent, qui croit, qui sait que la part du mystère est égale à celle du réel pour la durée du monde. Soyez avec lui. Faites de votre enfant un être qui aime et qui ait une foi. Vous décuplerez sa vie en donnant un univers à ses rêves.

Même si vous ne croyez pas vous-même, faites pour lui le pari de Pascal, et consolez-vous par ce raisonnement, puisque votre folle maîtresse c'est votre sage raison : "Si après cette existence il n'y a rien, si le ciel est vide, si ma mort est le néant, du moins près de mes enfants aurai-je eu quelque temps une vie rayonnante, angélique ! Je me serai passionné pour la Passion ; j'aurai parlé avec les saints ; et près du petit garçon ou de la petite fille qui ne demandait qu'à s'élancer et à prendre son vol, je ne serai pas resté blotti, les ailes au corps, et grelottant sur mes négations". […]

 

Chapitre IX

 

Pour moi, je commencerais toute éducation par la conjugaison des verbes : c'est le verbe qui est l'âme du langage, et je prendrais tout de suite les deux plus beaux, aimer, comprendre, en expliquant vite la délectation qu'il y a à les répéter sous toutes leurs formes, et à les vivre. Chaque fois que l'enfant comprend, montrez-lui son plaisir ; toutes les fois qu'il aime, soulignez son bonheur.

J'ai su que ces dernières années on avait remplacé dans les grammaires et les écoles le verbe aimer par le verbe chanter. C'est un crime. Un crime qui d'ailleurs résume une époque : il y avait plus de maîtres chanteurs que d'amoureux. Mais à présent, envoyez promener les grammaires ... comme les écoles. Avant que l'enfant sache lire, qu'il sache aimer, et qu'il conjugue avec la bouche, l'oreille, le cœur, le premier des verbes.

On ne répète pas impunément "j'aime" et surtout "j'aimerai". Ce dernier mot est une promesse, il engage.

Servez-vous des innombrables questions de l'enfant pour lui prouver qu'à lui seul il ne comprendrait à peu près rien, que c'est lui-même qui demande à comprendre, qu'il ne comprendra qu'en étudiant, qu'il désire donc étudier, et qu'il aura la joie, quand il aura compris, de commencer à aimer.

Une leçon d'intelligence et d'amour avant toutes les leçons. Elle les commande toutes. Hélas ! peu de parents y songent ! Tout ce qu'ils trouvent, c'est de dire en fronçant le sourcil :

- Tu as l'âge de travailler. Viens que je te·conduise en pension.

L'argument vrai, c'est la beauté du monde. Prendre l'enfant par la main, sortir avec lui sur le perron (n'achetez pas de maison sans perron, et un perron qui soit charmant : il faut descendre au jardin, il faut habiter plus haut·que lui ; le perron c'est l'image de l'indispensable hiérarchie) ; du perron montrez-lui la merveille qu'est le monde, et dites-lui :

Regarde un peu. Est-ce assez admirable ! Eh bien ! tout cela est à toi, si tu comprends et si tu aimes. Comprends les choses, et tu les domineras. Aime les hommes - ceux qui en valent la peine - et tu tiendras le bonheur. Pour cela, il faut les connaître, les hommes comme les choses. C'est le but des études. Nous allons ensemble nous y essayer.

Sur un tel langage, qui, hélas ! n'est presque jamais tenu, il y aura peu d'enfants pour résister. Et s'ils vous résistent, c'est que vous n'êtes pas persuasif. Pour l'être, ne vous faites pas, grand Dieu, aider d'un avocat. Pas plus que d'un maître d'école. Vous-même tâchez donc d'aimer, d'aimer comme il faut. Les parents, malgré toutes les banalités qu'on dit, n'aiment pas assez leurs enfants. Il y a trop peu de pères Goriot. Encore peut-on m'objecter que le père Goriot aime mal : j'y consens. Il faut aimer en étant lucide, en faisant aimer ce qu'on aime. Puisque vous avez donné la vie, c'est que vous aviez pour elle un attachement. C'est si beau de penser qu'on ne donne la vie que dans la tendresse et le plaisir. Ayez plaisir à continuer votre tendresse. Expliquez à l'enfant que la vie est belle. Ne cherchez pas de midi à quatorze heures. Ne vous battez pas les flancs pour· être·poète. Vous le serez en n'y pensant pas. Comprendre, aimer. Revenez toujours à ces deux verbes. Voilà votre programme. Il vaut mieux que celui des écoles.

Et maintenant que vous aimez votre tâche et que vous l'avez comprise, au moment même où l'enfant déjà aime comprendre et comprend comme c'est bon d'aimer, allez, partez d'un pied léger, osez l'instruire en l'éduquant, et commencez avec lui une grande, interminable conversation, qui sera l'embellissement de ses jeunes années.

 

Extraits de la deuxième partie, L'Âge difficile

 

Chapitre IV

 

Cependant, la victoire, le développement des sciences et l'égarement de l'opinion ne sont pas les seules causes de cette décadence. J'ai parlé tout à l'heure de buts secrets. Il y eut en effet les menées sourdes de la politique. C'est elles qui portèrent à l'enseignement ébranlé le coup fatal.

Le régime en se décomposant produisait des fermentations, que les niais prenaient pour des levains. Il n'en résultait pourtant que des moisissures et d'affreux champignons. L'un d'eux s'appela la gratuité de l'enseignement. Beau nom, qui couvrait une absurdité et une petite infamie. L'absurdité fut de proclamer au nom de la démocratie que tout homme a droit à l'enseignement comme à l'air et à la lumière. Ce n'est qu'une phrase redondante pour le plaisir du peuple. La petite infamie fut la pensée qui présida au projet de l'École unique, dont la gratuité ne fut que le couronnement.

Tout est sorti de la hargne du ministre François-Albert, "enfant terrible", disait Léon Bécard avec ce magnifique don de la mesure qui lui permettrait de peindre dans la grâce et le sourire Ugolin dévorant ses enfants ! Ce François-Albert, petite nature s'il en fut, avait souffert dans sa jeunesse. Il avait été boursier. Pourquoi en conçut-il de la rancune en place de gratitude ? Parce qu'il était né malheureux. Il voulut qu'en principe la porte des lycées fût ouverte à tout le monde, espérant que pratiquement elle serait ainsi fermée à ce qu'il appelait les crétins de la bourgeoisie. Selon lui, tous les crétins étaient là. Ce serait vraiment trop de chance qu'on pût les circonscrire ainsi!

La rancune de François-Albert fut reprise et fortifiée par la C. G. T. Depuis des années, le ministre ne commandait plus. Il "collaborait" avec des associations qui assiégeaient son ministère, la C. G. T. d'abord. C'est elle qui a élaboré le plan complet de l'École unique, dans le seul but d'écraser l'enseignement bourgeois. Les deux mots revenaient sans cesse, trahissant la haine et l'envie.

Ce n'est pas que je me trouve une passion bien chaude pour défendre la bourgeoisie : elle n'offre pas tellement de garanties spirituelles! Et puis, aucune classe n'est à défendre ; elles ont toutes des grands hommes qui les illustrent et des individus qui les déshonorent ... Mais justement, l'éducation populaire ne me tente pas davantage. L'argent et le plat confort des bourgeois ne créent pas plus de cancres que les bistrots du peuple. Et ils ont du moins l'avantage d'accorder aux études le temps qu'il faut pour qu'elles puissent, avec un sujet tant soit peu exceptionnel, s'élever jusqu'à la poésie.

Enfin, on était parti d'une idée basse qui manquait de sérénité. Et des âmes meurtries, sachant fort bien que l'égalité n'est qu'un rêve, ont voulu quand même une satisfaction vengeresse en faisant pression sur les seuls âges qu'aucune loi ne défendait, l'enfance, l'adolescence, les plus exposées aux cruautés des démagogues.

"Comptons sur les masses, écrivait d'une plume fiévreuse une jeune personne exaltée de l'Université syndicaliste, comptons sur les masses pour exiger que l'État accueille dans le second degré (dénomination prolétarienne de l'enseignement secondaire) non seulement les enfants qui se présentent, mais tous ceux que nous irons chercher, pour qu'ils bénéficient du savoir qui leur est ".

! Voilà le grand mot lâché ! À peine l'enfant était-il né, on lui fourrait un biberon dans une main, et dans l'autre la liste des droits qu'il avait sur la société. Quant à celle des devoirs, il était assis dessus.

Le résultat fut joli ! Pour être initié au savoir qui leur était , les enfants se ruèrent vers le lycée, aiguillonnés par les parents. Le ministre en pyjama discerna chez ces derniers un émouvant désir que·leurs descendants fussent instruits, et il proclama : "C'est un fait de civilisation" !

Il y avait à cette affluence deux causes plus vraies. D'abord la croyance insensée que l'instruction dans une époque inconfortable garantit la sécurité. Cet admirable enseignement gratuit pour les travailleurs qui y embarquaient leurs enfants, sans avoir le mérite d'un sacrifice, représentait le départ pour un petit port tranquille, où vieux avant l'âge et garantis de la paix bien avant la mort, ils deviendraient fonctionnaires. Ouf ! c'est un manque d'appétit, un idéal de gisants, mais c'est un instinct naturel aux faibles, et ils étaient nombreux dans une société qui se liquéfiait.

Ajoutez que les affaires devenaient lamentables, et des parents qui, en d'autres temps, auraient employé leurs enfants dans leur commerce, se trouvaient heureux d'en être délivrés. Un professeur à Paris·me contait qu'un charcutier lui avait confié son fils, disant : "Il m'encombre. Il est là dans la boutique à traîner sans rien faire. J'aime mieux le voir au collège". Le petit ne faisait du latin que parce que le père vendait moins de saucisses.

L'enseignement payant opposait une barrière à tous ces sentiments médiocres. La gratuité leur permit de s'accomplir. Et tout le petit peuple étant venu s'asseoir sur les bancs des lycées, il n'y eut bientôt plus de place que pour une fesse par élève, et encore !

Comme on avait dit très haut : "Trente-cinq par classe. Pas davantage" ! On dédoubla les classes.

Les classes dédoublées, il fallait des maîtres. Mais c'était le temps où on avançait la retraite des professeurs pour liquider plus vite une génération gênante. En sorte qu'on ne trouva plus d'agrégés : on prit des licenciés. Puis, à défaut de licenciés, des délégués. Si les délégués avaient manqué, on aurait dans chaque classe choisi le premier des élèves, et ainsi, il y en aurait eu toujours au moins un d'éliminé.

On était aux abois. Toutes ces mesures se trouvaient insuffisantes. Il fallait bien en venir à la seule raisonnable : renvoyer le plus d'élèves possible, après avoir appelé tout le monde. Quelle duperie ces régimes démagogiques ! Duperie pour appeler, duperie pour renvoyer. Ce pauvre peuple ne voit jamais que des mines de bons apôtres. Le ministre en pyjama, assisté des Loges et de la C. G. T., faisait toujours signe :

"Chers camarades, tout va très bien" !

 

Chapitre V

 

Et d'abord, il rassura les parents. Il alla faire des grâces dans leurs Congrès. Il leur annonça :

- J'étudie la question... Confiance !

Ensuite, il se donna l'air de réfléchir dans les couloirs du Parlement. Il dit, un pli au front :

- Je suis frappé de la pléthore des bacheliers.

Les trois quarts des parlementaires furent impressionnés par ce terme imprévu. Ils répétèrent avec admiration : "Il est frappé de la pléthore" ! Le mot était une trouvaille, qui s'imposait aux ahuris. Il avait l'air emprunté au vocabulaire biologique. On se disait : "Ce ministre est dans le genre de Pasteur". et on se retirait sur la pointe des pieds : "Laissons-le travailler" ! Un jour enfin, ce ministre proposa deux nouveautés : une classe d'orientation, et après elle, la coordination. Voici ce qu'il entendait par ces mots qui semblent tombés de la bouche de Brid'oison.

L'orientation. Dans une quarantaine de collèges et de lycées, il décréta que les petits enfants de onze ans, qui s'apprêtaient tout bonnement à faire une sixième, allaient être observés pour être orientés. Ils essayaient avec peine, les malheureux, de se faire un esprit et un corps ; ils n'étaient encore rien : ce fut le moment choisi pour décider ce qu'ils seraient. Trois enseignements s'offraient au choix de leurs orienteurs : le secondaire bien disloqué, mais enfin il était toujours là ; le primaire supérieur qui faisait la roue ; l'enseignement technique, modeste, à sa place.

On chargea d'abord les professeurs seuls d'observer et de décider. Mais on rêvait de leur adjoindre des psychotechniciens et des docteurs en médecine, qui tritureraient ces âmes tout en espérances et ces corps tout en aléas, avant de prononcer quelques conseils définitifs. On préparait un ballet de Molière. On n'eut pas le temps de le monter. Des seuls professeurs on tira déjà quelques bouffonneries de qualité.
J'ai sous les yeux les fiches d'une orienteuse qui "prospectait" des petites filles. Je lis :

Première fiche. Elle leur a fait jouer une pièce française pour discerner lesquelles seront aptes au grec et au latin. Devinez qui elle choisit ? Celles qui ont joué le plus mal ! "En effet, dit-elle, puisque les autres ont un tempérament dramatique, c'est qu'elles sont capables de s'adapter à une situation concrète. Enseignement moderne".

Deuxième fiche. "Anna Dubois, onze ans, extrêmement en retard. (À onze ans, le retard doit être considérable!) Inapte à l'enseignement secondaire. Peut-être à diriger vers un métier d'art". J'espère que Phidias et Rembrandt ont entendu ce "peut-être", et se réjouissent dans l'éternité.

L'expérience "orientation" eut au moins un résultat. Le professeur, qui n'avait plus qu'un souci : observer ses élèves, oublia de les instruire, et ce fut· pour les études une année de moins, au moment où l'enseignement secondaire surchargé réclamait une année de plus. Sans compter qu'on découvrit des élèves à orientation lente ; impossible de les orienter vite ; et les orienteurs de gémir : "Quand se décideront-ils à trouver leur orient" ?

C'est alors qu'une seconde création fut offerte par le ministre en pyjama, "ce réalisateur", disait M. Léon Bérard, le hautain pince-sans-rire.

"Il suffit, dit le ministre, de coordonner les trois enseignements, secondaire, primaire supérieur, technique, c'est-à-dire de leur imprimer un mouvement d'un parallélisme parfait, pour qu'à n'importe quelle minute l'élève encore inorientable, mais qui sent tout à coup qu'il s'oriente, puisse enfin s'orienter. Jusqu'ici pour trois enseignements on avait trois programmes. C'est une faute. Comment passer de l'un à l'autre, quand tout à coup l'orientation se déclare, puis s'impose ? Ce qu'il faut, c'est donc aligner ces trois genres d'études, les coordonner pour que l'enfant, quand il change, n'ait pas l'impression du changement, et que quand il s'oriente, il ne soit pas désorienté".

Le principe de cette réforme était essentiellement démocratique, parce que c'était l'enseignement le plus délicat qui pâtissait : le secondaire. Il se donnait en sept ans; l'enseignement primaire supérieur en quatre. Pour les "aligner", comme disait le ministre en pyjama, il fallait donc pendant quatre ans accélérer la vitesse du premier, et c'était bien là le ruiner, puisque la chance de cet enseignement secondaire était de ne pas se presser, d'avoir du temps devant soi, de pouvoir se complaire à ce qui est beau, en ayant le loisir de méditer. Privilégié, il pouvait s'offrir un pas de promenade. Du jour où il lui fallut partir du même pied laborieux et pressé que l'enseignement primaire supérieur, il fut condamné, - ce qu'on voulait. La raison invoquée était un sentiment - toujours le même dans une société qui ne cherche qu'à plaire au peuple : le droit qu'a tout citoyen, grand ou petit, de se tromper et de changer. Une fois de plus, ceux qui vont de travers commandaient la marche de ceux qui vont droit, et ces derniers devaient ralentir pour permettre aux autres de sauter en chemin... sans se faire mal ! Toujours l'abaissement. Puisqu'il y a des nains, faisons des portes basses. Les grands plieront l'échine avant de passer. Et ce sera bien fait. De quel droit sont-ils grands ?

Les résultats furent affreux. Pour les lettres, les morceaux choisis prévalurent, avec quelques manuels qui énonçaient en formules définitives comment il convient de parler des chefs-d'œuvre. Personne n'eut plus le temps d'en étudier un seul. Une page, deux pages, pour en respirer l'air, et vite un fragment critique à apprendre par cœur en vue de l'examen. Quel fut l'élève qui, dans cette marche générale au poncif et à la banalité, conserva la force de penser par soi-même ? Montaigne devint pour tous l'homme qui a écrit le chapitre sur "l'Institution des enfants", Corneille et Racine demeurèrent éternellement opposés grâce à la phrase de La Bruyère. Les Fables de La Fontaine furent encore et toujours "une ample comédie aux cent actes divers". L'œuvre de Lamartine, ce fut le Lac ; celle d'Hugo, la Tristesse d'Olympio ; celle de Musset, les Nuits. Surtout, l'élève toujours talonné se confia aveuglément à la note, au commentaire, à la doctrine officielle. Et pour les rares parents demeurés conscients, qui avec l'âge avaient échappé aux topos, aux banalités, aux demi-vérités, ce fut désespérant de voir leur fils y retomber avec plus de frénésie qu'eux-mêmes au temps jadis.

L'histoire fut massacrée. Elle devint du comprimé d'histoire. Quatre ans au lieu de sept pour l'apprendre, parfait !

On décida en quatre ans de parcourir à toute vitesse les annales du monde entier. Rien qu'en sixième l'enfant absorbait l'Antiquité entière, l'Orient en un trimestre, la Grèce en un trimestre, Rome en un trimestre. Vous trouvez que c'est rapide ? Attendez ! On imagina ceci, qui est bien plus savoureux. Ceux qui prolongeaient leurs études reprendraient pendant trois ans sous l'aspect des idées, l'histoire dont pendant quatre ils n'auraient entrevu que les faits. Mesurez la folie ! On séparait l'inséparable, et on obtenait d'une part une nomenclature privée de tout intérêt, qu'aucun enfant ne pouvait retenir, puisque rien n'y était expliqué, de l'autre un fatras d'opinions, où le fanatisme avait libre carrière.

Enfin, pour le reste de l'enseignement, tout devenait spécialité. Vengeance des aides, dont j'ai parlé. J'ai dit que l'enseignement secondaire s'était adjoint longtemps des spécialistes pour les sciences et les langues vivantes. Ceux-ci dans un esprit de prolétaires revanchards exigèrent à leur tour que les professeurs de latin et de français devinssent des spécialistes. Par là ils espéraient les isoler et les tuer. "Faites du français pour du français, clamèrent-ils, sans allusion à rien de latin" ! Un professeur spirituel répliqua :

- En un temps de coordination, qu'on nous laisse au moins coordonner les langues.

Mais il s'agissait bien de logique ! Le vrai but était de ruiner l'enseignement secondaire. La beauté d'un tel enseignement, c'était de découvrir le sens profond de chaque chose, en soulignant par un travail d'intime collaboration que toutes les connaissances se pénètrent. Un tel enseignement demande des digressions, des parenthèses, pour chercher, comparer, comprendre. La vieille histoire prenait de la vie, dès qu'on la tirait d'un texte latin ; le latin, langue morte, se remettait à vivre, dès qu'on le retrouvait dans le vivant français. Comme en cette large conversation par laquelle j'ai conseillé de remplacer l'école pour le petit enfant, tout s'unissait, s'enrichissait. C'est ce que les démagogues ne voulaient pas. Tout ce qu'on enseigne, quand on sépare les enseignements, devient soudain sans famille, et prend la mine pauvre de l'enfant trouvé. C'est navrant, direz-vous. Pas pour tout le monde. Le ressentiment de quelques primaires malheureux a trouvé là de quoi s'épanouir.

 

© René Benjamin, Vérités & Rêveries sur l'Éducation, Plon, 1941, 245 p.

 


 

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