Ancien ministre du gouvernement Rocard (et ancien PDG de Saint-Gobain), Roger Fauroux fut nommé, le 11 septembre 1995 à la tête d'une Commission mise en place par le gouvernement Juppé. La Commission remit son rapport le 20 juin 1996. Cf. les échos parus dans Le Monde du 12 avril 1996, et dans le Monde de l'Éducation, livraison de mai 1996.

 

 

 

1. Extrait de la préface (pp. 13-21)

 

"... Un enfant sur sept ne sait pas vraiment lire et écrire à l'entrée en sixième, un enfant sur quatre au même âge est faible en arithmétique, beaucoup de collégiens peinent à l'entrée en seconde...

Il est clair que l'Éducation nationale, contrairement à sa plus authentique tradition et au titre officiel dont elle s'enorgueillit, peine aujourd'hui à élever le niveau culturel du plus grand nombre : en clair, les "mauvais élèves" sont majoritairement issus de familles défavorisées. Les handicaps sociaux ou affectifs perçus dès le cours préparatoire de l'école élémentaire sont quasiment irrémédiables ou en tous cas mal remédiés jusqu'à l'échec au baccalauréat. Dans le même temps, les grandes écoles recrutent toujours - et, pour certaines, ces pourcentages croissent - dans les rangs des familles déjà consacrées par la fortune ou le savoir. Sauf miracle ou génie, pour être un excellent élève, rien ne vaut d'être fils de professeur, de médecin ou de cadre. À l'autre extrémité de l'échelle sociale, certains " jeunes des banlieues " n'ont presque aucune chance de compenser, grâce à l'école, leur handicap de départ et, pis encore, le savent et le disent. L'écart s'est accru au cours des dernières décennies entre les premiers et les seconds, et s'il faut parler d'échec de la République à travers son école, c'est là où il se situe...

L'intérêt de l'enfant doit prévaloir sur tous les autres : ceux des adultes, enseignants, même parents, à plus forte raison éditeurs de manuels ou professionnels du tourisme...

La Commission constate, après beaucoup d'autres, l'enflure des programmes que nul mécanisme ne paraît en mesure d'endiguer : c'est l'offre des disciplines doublée de l'impuissance des experts à réguler l'augmentation - réelle - des savoirs qui détermine aujourd'hui le volume des connaissances que l'élève doit assimiler. L'école primaire elle-même est obsédée par le souci de munir les enfants, avant qu'ils ne s'émancipent, d'un ultime viatique, alors qu'elle n'est que le premier échelon d'une scolarité initiale qui s'étalera encore sur une dizaine d'années au cours desquelles les élèves auront le temps d'apprendre, d'oublier et de réapprendre encore. L'excès des matières enseignées exerce donc un effet de trop-plein qui conduit à pratiquer l'oubli plus encore que la mémoire et qui explique, au moins pour partie, les ignorances constatées dans des domaines essentiels dès l'entrée au collège et, plus tard, jusqu'au seuil de l'université.

La Commission propose donc que l'élaboration des programmes soit confiée à des commissions indépendantes composées à l'image de la société dans son ensemble, où les parents, les maîtres, les pédiatres, aux côtés des éducateurs et des chercheurs et, pourquoi pas, les grands élèves et les étudiants auront leur place. Au rebours des pratiques actuelles, ces commissions s'interrogeront d'abord sur les objectifs éducatifs que la nation fixe à l'école. La mise en place des matières et des horaires viendra dans un second temps...

Le savoir primordial c'est, pour chacun, en très bref :

- lire, écrire, parler correctement et aisément le français ;

- calculer, connaître les figures et les volumes, être familier de la proportionnalité et savoir apprécier les ordres de grandeur ;

- se situer dans l'espace et le temps et d'abord dans son environnement immédiat ;

- observer les choses et les êtres vivants, construire et manipuler des machines simples ;

- éduquer son corps, cultiver sa sensibilité artistique ;

- acquérir les comportements pratiques et faire siennes les valeurs qui sont au fondement de notre démocratie : respect de l'autre et de soi-même, solidarité avec tout homme et d'abord avec son concitoyen.

 

Il est aisé de constater que ces objectifs généraux, entendus dans leur plénitude, ne sont aucunement réducteurs par rapport aux pratiques actuelles, mais qu'ils se situent à un haut niveau d'exigence intellectuelle et morale. Ils assignent à l'école une obligation de résultat pour l'ensemble de la population scolaire, qu'elle ne parvient pas aujourd'hui à atteindre...

Pour le début, seul importe qu'aucun enfant, pas un sur sept ou un sur quatre, ne manque le coche de la lecture, de l'écriture ou du calcul. Il y faudra quelques moyens supplémentaires, mais ils seront moins onéreux que les lourds processus de remédiation qui devraient intervenir plus tard pour un résultat incertain. C'est à l'école primaire que se pose aussi le problème de l'aménagement du temps scolaire, en raison à la fois de la sensibilité particulière des jeunes élèves au rythme du travail quotidien, et aussi de la nécessité de garder intact autant que faire se peut le lien de l'enfant avec sa famille....

L'aménagement de la journée et de la semaine n'est pas sans conséquence sur le rythme des vacances annuelles. Il faut en profiter pour réduire la double anomalie française d'un nombre record d'heures de classe comprimé dans un nombre minimum de jours scolaires. Les vacances sont trop longues, trop fréquentes, très mal réparties dans l'année, et il importe absolument d'en réformer l'organisation..."

 

 

II. Extrait de l'introduction (pp. 50)

 

Il est politiquement correct de dire que le niveau monte, mais ce n'est qu'une vérité superficielle. De décennie en décennie, de plus en plus d'adolescents scolarisés pendant une durée de plus en plus longue ont de plus en plus de connaissances. Mais est-ce bien à l'École qu'ils les acquièrent, et à quoi leur servent-elles ? Il est donc politiquement incorrect de dire que pendant que le niveau monte beaucoup de savoirs primordiaux s'étiolent, et pourtant c'est vrai. Au terme de la scolarité dite obligatoire, et quel que soit leur parcours, collégiens et lycéens maîtrisent souvent mal et trop souvent pas du tout les savoirs de base, transversaux aux disciplines, que dix ans - en réalité treize ans - de fréquentation de l'École auraient dû leur inculquer, qu'ils soient " bons " ou " mauvais " élèves. Il est politiquement correct de dire que 86 % des élèves entrant en sixième maîtrisent au moins les compétences de base en lecture. Il est malséant de relever que, donc, 14 % des élèves entrant en sixième ne savent pas vraiment lire. Il est politiquement très incorrect de demander pourquoi ils entrent en sixième s'ils ne savent pas lire. Cette anomalie est si colossale que nul ne la perçoit. Là où chacun devrait ressentir comme un échec collectif et personnel l'insuffisance des résultats, on s'empresse de stigmatiser l'arrière-pensée - inexistante - du retour à une sélection précoce. C'est ainsi que l'on fuit les faits, et que la connaissance devient inutile au sein de l'École elle-même.

Il est enfin politiquement correct de dire que tout bachelier a le droit de tenter sa chance, et c'est vrai. La Commission le pense aussi fortement que quiconque. Mais il est politiquement hérétique de dire qu'un tel principe, appliqué sans discernement, résout par l'échec un problème qu'il ne faut pas régler par la sélection et qu'on ne sait pas traiter par l'orientation.

Nul ne peut nier de bonne foi que la peur universelle des mots, d'une interprétation rigoureuse et franche des statistiques, d'un dialogue à dossiers ouverts sur les formes diverses de l'échec scolaire, du cours préparatoire au diplôme d'études universitaires générales, ne soit à présent le principal et peut-être le seul obstacle à une démocratisation vraie de l'école républicaine. L'objet du présent rapport n'est peut-être qu'accessoirement de proposer des évolutions que les faits rendront de toute façon nécessaires. Il est d'abord d'exorciser cette peur : peur de fantômes idéologiques, héritée d'un passé de combats et de divisions ; peur d'un avenir pourtant ouvert, si la France veut bien, en modernisant son École, faire ce que nul ne fera pour elle à sa place.

[...] pp. 57-58

Chacun comprend qu'un système soumis à la pression du grand nombre, qui répond à la demande sociale par l'accueil, les taux de succès, les taux de passage, n'a plus de véritable obligation de résultat. Tel qu'il fonctionne aujourd'hui, et d'ailleurs tel que l'opinion le perçoit, le système éducatif est soumis à trois contraintes purement quantitatives : assurer sans incidents la rentrée, c'est-à-dire la prise en charge de 13 millions d'écoliers et de lycéens ; organiser les épreuves du baccalauréat, examen universel polymorphe auquel se présentent désormais 600 000 candidats chaque année ; accueillir coûte que coûte en octobre à l'Université tout bachelier reçu en juillet qui le demande.

Nul ne conteste l'importance de ces échéances, qui sont les conditions minima de fonctionnement du système, ni la prouesse que constitue leur réalisation annuelle. Mais tout se passe comme si l'obligation de prise en charge de la demande sociale tenait lieu, pour l'essentiel, de résultat effectif ; et comme si l'obligation de performance incombait en fin de compte aux seuls écoliers, collégiens et lycéens.

C'est ici que le bât blesse, comme le constatent d'ailleurs, face à leur classe, la majorité des enseignants. On ne peut pas prendre son parti de considérer comme inévitable qu'un écolier sur sept entre au collège sans savoir lire, un sur quatre sans savoir compter, deux sur cinq sans savoir distinguer un carré d'un rectangle. On ne peut pas fonder sur la prolongation des parcours scolaires l'espoir que celui qui ne maîtrise pas l'ordre de grandeur, la proportion ou l'analogie en fin de collège l'apprendra en préparant un certificat d'aptitude professionnelle, un brevet de technicien supérieur ou le concours de professeur des écoles. Il est des savoirs qui, faute d'être acquis à temps, sont perdus pour toujours. Ce sont ceux qui, comme par hasard, sont de valeur universelle, d'usage quotidien, de besoin constant. Ce sont ceux qui permettent de s'insérer dans un groupe, de faire acte de candidature à un emploi, d'aider utilement son semblable, d'exprimer ou d'acquérir une compétence, de surmonter la frustration sans recourir à la violence.

L'universalisation effective de l'École, la prolongation du statut scolaire au-delà de seize ans pour 90 % d'une classe d'âge, la résorption progressive des sorties sans diplôme du système éducatif à seize ans vont de pair avec une impavidité redoutable ["L'élite, écrit la Direction de l'évaluation et de la prospective du ministère de l'Éducation nationale, fait 2, 5 fautes là où l'élite de 1920 en faisait 0, 5. Et surtout, neuf fois plus d'élèves commettent cinq fautes et plus. Est-ce grave ? La société a répondu non". Il est grave, en tout cas, que la DEP parle d'elle-même en s'appelant la société] à l'égard des situations d'échec nichées à tous les étages du système : à l'entrée en sixième, lors du passage en seconde, à l'entrée à l'Université, mais aussi après l'obtention du CAP, du baccalauréat et même du DEUG. Il n'est évidemment pas possible que l'école supplée l'effort personnel, puisque sa mission est d'en offrir à chacun les moyens. En revanche, il est de sa responsabilité de ne pas produire l'échec là où son devoir est de le prévenir [...].

 

 

III. Extrait (p. 92) de la première partie : "Des savoirs primordiaux pour tous"

 

[...] Dans les années cinquante, l'année scolaire comprenait 366 demi-journées : elle durait exactement la moitié de l'année civile. En 1985, elle était réduite à 316 demi-journées. La France détient, semble-t-il, le record européen de la plus longue journée d'école primaire, avec un nombre d'heures identique pour les enfants de six ans et pour ceux de onze ans. La semaine est également parmi les plus chargées, avec vingt-six séquences... [...]

 

 

IV. Extrait de la deuxième partie : "Une insertion professionnelle pour chacun"(pp. 124-126)

 

DU BON USAGE DU BACCALAURÉAT

 

Dès à présent, quatre cinquièmes d'une classe d'âge se présentent au baccalauréat et quatre cinquièmes de ceux qui s'y présentent finissent par l'obtenir [Sur les 658 000 candidats de la session l995, environ 80 000 étaient redoublants]. Tout indique que l'objectif fixé par la loi d'orientation du 10 juillet 1989 sera atteint, et que 80% d'une classe d'âge accéderont à un diplôme de niveau IV au début du siècle prochain. Attestation d'un parcours complet d'études secondaires et premier grade universitaire, le baccalauréat est devenu la justification a posteriori de tout le second degré et le terme réel de l'obligation scolaire. "Viatique commun des classes moyennes salariées", "diplôme de base des générations à venir" [Jean-Michel Berthelot, École, orientation, société (PUF, 1990)], il tient sans doute aujourd'hui dans la conscience collective une place supérieure à celle qu'occupait jadis le certificat d'études.

Il est facile de critiquer ce diplôme, dont le titre universel réunit pour un court moment d'égalité des élèves dont les parcours, les aptitudes, le niveau des connaissances, la préparation aux études supérieures au à toute autre activité sont en réalité très différents. En raison de sa charge symbolique, il est néanmoins impossible de le supprimer, de le remplacer, ou de distinguer en lui le caractère de certificat de fin d'études secondaires de celui de premier grade universitaire. Faut-il, pour autant, renoncer à l'adapter aux conséquences de sa généralisation ? Trois remarques s'imposent, à ce sujet.

1. Pour 80 % d'une classe d'âge, la série du baccalauréat qu'ils présentent est le seul résultat reconnu et subi, sinon accepté, du processus d'orientation scolaire tel qu'il fonctionne aujourd'hui. Le plus souvent, on présente un baccalauréat professionnel ou technologique non par goût ou par aptitude, mais parce que l'on a " été orienté ". Dans sa structure même, le baccalauréat cristallise les résultats des pratiques d'orientation. Il traduit un tri déjà fait entre les aptitudes.

2. Le caractère d'obligation de résultat que le système éducatif attache aux taux de réussite à cet examen conduit à multiplier les moyens de faciliter son obtention : par diversification des filières et des séries, par multiplication des options et des épreuves facultatives, par une pratique somme toute libérale de l'oral de rattrapage. Cette marche forcée vers un taux de réussite dont l'objectif est fixé par le législateur conduit à des distorsions regrettables. Il y a bien 75 % de réussite, mais le lauréat moyen n'a pas la moyenne dans des épreuves fondamentales [D'après la direction de l'évaluation et de la prospective, 60 % des lycéens ont moins de dix sur vingt à l'épreuve anticipée de français écrite ; près de trois lauréats sur quatre en philosophie. Plus d'un lauréat sur deux en histoire-géographie. Un sur deux en langues vivantes et près de deux sur trois en sciences économiques et sociales ont moins de dix sur vingt au baccalauréat]. Les présidents de jurys - obligatoirement des universitaires - sont vivement critiqués, et parfois rappelés à l'ordre, lorsqu'ils ne respectent pas les normes académiques ou nationales de réussite. Des instructions d'indulgence dans la notation compensent la difficulté des épreuves, ou celle de les passer. Ces équivoques sont connues de tous et déplorées par beaucoup, mais nul n'ose les lever.

3. Produit de l'orientation scolaire par sa spécialité, le baccalauréat a, par la seule vertu du titre, le pouvoir d'en supprimer les acquis. Il comporte une faculté d'oubli des échecs antérieurs, des insuffisances préexistantes, des inaptitudes avérées. Cette annulation des effets de l'orientation scolaire à l'entrée dans le supérieur n'est heureusement par universelle. Beaucoup de bacheliers ont la sagesse de ne pas se hasarder dans les disciplines auxquelles ils ne sont pas préparés par leur parcours. Mais il en est beaucoup qui veulent faire appel du verdict imposé par l'orientation en fin de collège ou de seconde. Ils reviennent donc aux études générales, avec des chances de succès évidemment très faibles. Que peut-on faire pour éviter que le baccalauréat, examen de base du système éducatif, ne comporte plus au même degré cette capacité de " désorientation " de nombre de ses lauréats ? Toute mesure coercitive étant évidemment proscrite, c'est sur l'acte d'orientation, au moment même du choix de la filière (professionnelle, technologique ou générale), que doit porter l'effort. C'est aussi à l'entrée à l'Université, et pendant les mois qui suivent, que doit s'exercer une information rigoureuse sur les possibilités de réussite et sur les moyens de changer de voie. C'est surtout à l'Université d'adapter, au moins partiellement, son offre de formations à la diversité des filières d'obtention du baccalauréat. Le mirage d'un titre commun à une pluralité d'examens en réalité incommensurables comporte un risque : celui de transformer le baccalauréat, compromis patiemment élaboré entre la diversité des aptitudes et le désir général de tenter sa chance, en passeport pour l'échec. Il serait raisonnable, au demeurant, d'adapter l'organisation du baccalauréat aux conséquences de ce qu'il faut bien appeler sa banalisation. On n'ôterait rien à la dignité de ce diplôme, et moins encore à l'objectivité de ses résultats, si l'on déconcentrait totalement son organisation au sein des académies, si l'on supprimait cette infinité d'options conçues sur mesure pour 3 % du total des candidats, si l'on introduisait un contrôle continu en cours de formation, à hauteur de 20 à 30 % du résultat final, et si l'on limitait à trois ou quatre le nombre des épreuves par série. Ce serait autant de temps rendu au déroulement normal de l'année scolaire, partiellement utilisé pour des entretiens d'orientation.

[...]

 

© Pour l'école, Rapport de la Commission présidée par Roger Fauroux, Calmann-Lévy-La Documentation française, 1996, 300 p.

 

 

V. Une opinion très critique : lettre d'un lecteur de la revue La Recherche

 

Rupture d'un compromis historique

 

Je suis abasourdi et très en colère après la publication de l'éditorial du numéro de mai intitulé "l'excellent rapport Fauroux". Depuis des années, la demande sociale d'École ne s'est jamais démentie. Toutes les études montrent que le niveau moyen d'une classe d'âge augmente sans cesse. Le nombre d'élèves sortant du système éducatif sans aucun diplôme n'a jamais été aussi faible (8, 7%). Le nombre d'offres d'emploi non satisfaites par manque de qualification est dérisoire. Ce n'est pas l'École qui crée le chômage et la précarité, c'est la structure de la société. Où est l'échec de l'École ? Il y a l'échec d'une société qui ne sait plus partager, mais pas échec de l'École. En vérité le rapport Fauroux traduit la rupture d'un compromis historique. Il y avait consensus entre la demande d'École de toutes les couches de la population et la volonté du pouvoir d'avoir une main d'œuvre qualifiée. Le pouvoir n'a plus besoin de 80% d'une classe d'âge au niveau bac et il rompt le consensus en organisant le rétablissement des filières ségrégatives.

Que trouve-t-on dans le rapport Fauroux ? Le développement de l'apprentissage. Comme si le patronat était en mesure d'accomplir une quelconque transmission des savoirs. Tout le monde peut comprendre que dans une société où l'emploi est devenu incertain, sans formation générale, on n'a aucune chance. Que propose-t-il encore ? Le recrutement des enseignants par les chefs d'établissement ? Rétablir les petits chefs et introduire la précarité dans un des rares secteurs où existe encore la sécurité de l'emploi, beau progrès en vérité ! La polyvalence des enseignants dans les collèges ? Cela va à l'encontre de tout ce qu'on peut observer actuellement, les professeurs polyvalents ayant des difficultés dans les matières où ils n'ont pas de licence. L'autonomie des établissements et la mise en concurrence des établissements ? Pour constater que l'enseignement marche mieux à Louis-le-Grand qu'à Vaulx-en-Velin ? Pour organiser les filières d'excellence pour les uns alors que pour les autres les contenus ne seront plus les mêmes ?

Pour couronner le tout, vous citez François de Closets en le louant. Je croyais que La Recherche était une revue scientifique et ne colportait ni les idées reçues, ni les analyses du patronat. Le rapport Fauroux part d'une "crise" de l'École pour démolir la massification scolaire. Il n'y a pas crise de l'institution car le niveau général monte ! Il y a "crise" de la vie quotidienne dans certains établissements parce que la société est duale et parce qu'il est difficile d'enseigner à des élèves socialement exclus sans moyens nouveaux et sans méthode. Mais le fait que ces élèves qui étaient autrefois précocement sélectionnés soient aujourd'hui dans les collèges, les lycées et même les facultés est un indiscutable progrès.

 

© P. Stambul, Professeur agrégé de mathématiques, Formateur à l'IUFM, Marseille.

 

[Ce très critique lecteur du Rapport n'a apparemment lu le texte qu'en diagonale. Et son indignation ne fait que refléter l'opinion commune au monde éducatif. L'Éducation dans son ensemble est au-dessus de toute remarque, qui ne pourrait être que malveillance. Elle ne saurait recevoir de leçon que venue de son propre sein. Quant à l'éditorial de La Recherche (mai 1996), qui a excité la ire du professeur de mathématiques, il est reproduit ci-dessous in extenso :]

 

"L'excellent rapport Fauroux

 

Des têtes bien faites plutôt que bien pleines (ou mal faites et bien vides...), voilà en gros ce que semble viser le rapport   Fauroux, dont on attend la publication intégrale non édulcorée. Comme chez Montaigne, il ne s'agit pas seulement de la tête des élèves, mais de celle de leurs maîtres : « Je voudrais qu'on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu'on y requît tous les deux, mais plus les mœurs et l'entendement que la science (Essais, I, 26) » (c'est-à-dire le savoir).

On souhaiterait que ce rapport préfigure les grands traits de ce que sera le paysage éducatif français au début du siècle prochain. On peut le résumer de la manière suivante.

L'école maternelle restera ce qu'elle est : bonne. L'école primaire et les collèges comprendront.

Des horaires, des programmes et des vacances allégés. L'accent sera mis sur l'acquisition des  bases, le savoir apprendre et le savoir comprendre. Air connu, sauf que cette fois le clou est enfoncé là où le bât blesse : on n'atteindra pas ces objectifs sans instituer une autonomisation financière et décisionnelle des directions d'établissement, y compris pour la question cruciale du choix des enseignants. Au collège, chaque enfant aura affaire à un plus petit nombre de maîtres, davantage responsabilisés. Une filière menant à l'apprentissage sera instaurée dès la quatrième, et une troisième réussie sera sanctionnée par un diplôme ayant une valeur.

Les principes ci-dessus se retrouveront au lycée et plus tard : moins de disciplines, horaires moins lourds, accent mis sur l'assimilation de l'essentiel et le savoir-faire, autonomie réelle des établissements, diplômes pourvus de sens. La filière de l'apprentissage conduira à des diplômes solides et n'interdira pas l'évolution vers le cursus universitaire, y compris au sein des grandes écoles. L'enseignement supérieur, enrichi par une formule de tutorat, sera obligatoirement couplé avec l'insertion en milieu professionnel.

La sélection, qui s'opère aujourd'hui dans les pires conditions, sera acceptée parce que répondant aussi honnêtement que possible aux aspirations des élèves et aux besoins de la société. Les établissements d'enseignement supérieur et leurs enseignants seront soumis à une véritable évaluation et seront donc mis en concurrence. Du primaire au supérieur, l'État monarcho-jacobin perdra des plumes au profit des responsabilités locales, dans un cadre destiné aussi à déjouer les pièges du clientélisme. In shâ Allah ! (comme on écrit aujourd'hui). (Une bonne propédeutique au rapport Fauroux est le livre de François de Closets, Le bonheur d'apprendre (Seuil, 1996). On y trouve l'essentiel de ce que les auteurs du rapport ne peuvent pas dire, sauf à se faire assassiner)".

 

Roger Fauroux s'est, très récemment, montré beaucoup plus incisif que dans son Rapport ; la Tribune libre, ci-dessous reproduite, extraite du Monde du 1er août 1997, en témoigne

 

 

VI. "Les trois chantiers de Claude Allègre"

 

L'éducation nationale, on le sait, a été quasi absente de la dernière campagne électorale, comme si, devant ce sujet hérissé de tabous et "bastionné" par les plus vieilles gardes syndicales, nul ne se risquait, avant élection, à émettre un avis tant soit peu tranché. Les Anglais et les Américains, dans des circonstances semblables, en avaient jugé autrement, et ils avaient raison. Lionel Jospin et Claude Allègre se trouvent du même coup exempts de toute promesse électorale et, puisque leurs prédécesseurs immédiats n'ont guère fait preuve ni d'une imagination ni d'une volonté réformatrice débordantes, le terrain est à peu près dégagé on n'ose écrire en friches -, à peu près en l'état où ils l'avaient laissé cinq ans plus tôt.

Le système scolaire souffre de mille maux. En simplifiant à l'extrême, et sans tenter de débrouiller l'écheveau compliqué des causes et des effets ni de faire le décompte des complices et des victimes, nous pensons que trois grands chantiers s'offrent à la volonté réformatrice, généralement reconnue, du nouveau ministre.

* Le savoir : nos enfants sont informés de tout mais ils ne savent pas grand-chose, au sens d'un savoir hiérarchisé, rigoureux, intégrant les outils fondamentaux pour la compréhension du réel. Tous les enseignants le savent et le disent et les comparaisons internationales le confirment, parfois à un niveau cruel pour notre amour-propre national. Il règne dans notre système scolaire, depuis les classes primaires jusqu'aux premiers degrés des facultés, une ignorance ordinaire, tolérée, paisible si l'on peut dire, qui affecte un nombre considérable d'élèves ou d'étudiants mal orientés, peu motivés, globalement "mal appris" et mal préparés à jouer un rôle de citoyens actifs dans le monde des adultes. Rien, et surtout pas le baccalauréat, devenu simple rite de fin d'adolescence, ne vient réguler ou canaliser la marée montante de la majorité des générations, du jardin d'enfants jusqu'au DEUG.

Et que dire de l'ignorance extraordinaire de ces légions d'enfants que l'école primaire laisse échapper, infirmes pour la vie parce que dépourvus au sens propre et au sens figuré du B-A-BA des connaissances élémentaires et des règles de la vie en société. Le diagnostic de l'illettrisme et des autres ignorances de base est maintenant établi et les remèdes à peu près identifiés. Il faut tout mettre en œuvre, quoi qu'il puisse en coûter en moyens matériels et en sacrifices d'amour-propre ou de pouvoir pour telle ou telle nomenklatura savante, administrative ou autre, afin de refonder l'école de la République dans sa mission essentielle qui est tout simplement l'instruction et l'éducation des jeunes Français.

* L'équité : notre société moderne produit des inégalités à foison, c'est probablement la rançon du progrès. Cela est vrai dans le domaine économique où l'écart semble se creuser entre les plus riches et les plus pauvres. Il serait calamiteux qu'il en aille de même pour le savoir et que les richesses intellectuelles restent réservées à certaines lignées.

Pour le dire en clair, un fils d'immigré et/ou de chômeur chronique et/ou d'habitant de quartier en perdition n'a aucune chance, absolument aucune, d'entrer dans l'une de ces grandes écoles qui produisent l'élite de la nation. Et, dans le même temps, un réseau subtil d'informations et de complicités sociales permet aux initiés de placer leurs enfants dans les bonnes classes des bons lycées qui servent de tremplin aux bonnes classes préparatoires et ainsi de suite. La suite, c'est-à-dire les grands concours, n'est certes pas donnée, car il y faut du travail et du mérite, mais pour eux l'accès en est grandement aplani. Un processus de ségrégation se met ainsi de plus en plus précocement en place, rendant dérisoires nos prétentions à la méritocratie.

En première urgence, il faut venir au secours des zones dites par euphémisme d'éducation prioritaire, en multiplier le nombre et en renforcer les moyens. Faute de quoi nous courrons le risque mortel, déjà visible, de laisser se constituer en marge des grandes cités, des sortes de "camps", comme on en voit ailleurs, hors droit, hors culture, hors citoyenneté. Et l'école est presque seule en mesure de reconquérir ce no man's land, à condition qu'elle soit massivement aidée. La démocratie américaine, face à une situation analogue, a, on le sait, dans plusieurs villes, pris le parti héroïque d'organiser le busing, ce transfert autoritaire d'écoliers des beaux quartiers dans les districts noirs, et réciproquement. Pratiquer le busing à la française, c'est appeler les meilleurs maîtres à aller enseigner dans nos ghettos à la place de débutants mal préparés ; c'est mobiliser les élèves des instituts universitaires de formation des maîtres et, pourquoi pas, ceux des écoles normales supérieures pour qu'ils aillent y faire un temps de service civique ; c'est multiplier les bourses pour les enfants les plus doués du Val-Fourré afin qu'ils poursuivent leurs études à Louis-le-Grand.

Restaurer l'égalité c'est encore repenser la hiérarchie des moyens matériels et des privilèges sociaux qui s'est instaurée entre les écoles, grandes ou moins grandes, et l'Université. Cette spécificité française a ses vertus et personne ne gagnerait à un aplatissement général des filières. Du moins pourrait-on rechercher les moyens de rapprocher, y compris sur le plan des ressources financières et humaines, de l'organisation et des exigences, ces deux ailes bien délimitées de notre édifice universitaire, le château et les communs.

Enfin, l'équité commande aussi de créer de bout en bout cette grande filière professionnelle et technologique qui n'a existé jusqu'ici que dans les discours officiels. Un bachelier professionnel, après un temps de pratique en entreprise, devrait pouvoir accéder aux plus hauts degrés de l'enseignement supérieur et un bachelier technologique poursuivre ses études tout droit jusqu'à l'École polytechnique. Le mélange social et la productivité de notre économie y gagneraient à coup sûr.

* L'efficacité : l'organisation scolaire est un défi aux règles de la gestion moderne ou simplement du bon sens. Le degré de centralisation confine à la caricature, les mérites ou les démérites des personnes ne sont pas reconnus et rarement identifiés, l'innovation pédagogique, depuis la création fort heureuse des IUFM, est au point mort.

Quant aux syndicats, autre tabou, ils ne sont plus les partenaires mais les occupants sans droit d'une administration qui leur a progressivement abandonné, de menues faiblesses en gros arrangements, une part de l'autorité, que l'on croyait inaliénable, de l'État républicain.

Devant un ensemble ainsi verrouillé, la seule clef du changement est la déconcentration : rendre la liberté aux acteurs, c'est-à-dire aux établissements et à leurs équipes d'enseignants, c'est libérer une foule d'innovations, de trouvailles pédagogiques, de modes de fonctionnements inédits que les établissements, pleins de ressources latentes, ne demandent qu'à déployer. Cette administration doit abandonner ses pseudo-ambitions hyper-bureaucratiques et devenir un ministère de mission investi des quatre fonctions essentielles qui relèvent de l'État : la définition des standards de compétences pour les enseignants de tout niveau et d'exigence de savoir pour les étudiants et les élèves, la pédagogie, la politique de ressources humaines, et non la gestion au jour le jour des personnels, l'évaluation des établissements et des équipes enseignantes et le contrôle du respect des valeurs républicaines fondamentales.

Cette refondation de notre système éducatif est une urgence absolue, non pas seulement parce que l'instruction est le facteur décisif de la compétition internationale, ni parce qu'elle est le meilleur antidote contre les dérives politiques, mais parce que fondamentalement c'est d'elle que dépend le destin individuel de légions d'enfants. On ne peut regarder une cour de récréation dans telle école de banlieue sans songer que ces enfants de toute couleur et de toute origine, nos enfants, encore élèves tranquilles du cours moyen, dans cinq ans - la durée d'une législature - seront ou bien de grands adolescents sans problème, ou bien de jeunes adultes à la dérive : de toute manière, pour le meilleur ou pour le pire, ils seront nos concitoyens. Que les hommes politiques ne laissent pas trop de temps au temps. Il dépend d'eux et de nous que chaque année des milliers d'enfants se gagnent ou se perdent.

 

© Roger Fauroux est ancien ministre, président de l'Association pour l'école.
in Le Monde, vendredi 1er Août 1997.

 


 

 

Textes soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.

 

Dans la même "veine" (sérieux, solidité, problèmes lancinants autant que récurrents du système éducatif), on consultera avec grand fruit :

Le rapport de M. Franck Sérusclat, Sénateur (1995),

Et celui de M. Claude Pair (1998) [Ce rapport n'est plus accessible gratuitement...].