Certes, on aurait tort d'essayer de trouver, dans l'ouvrage de Didier Gallot, une once de sympathie pour la Gauche. Mais c'est une certaine Gauche, que le magistrat Gallot fustige : celle des combines, des passe-droits et des médiocres arrangements. Le règne de François Mitterrand fut d'une extraordinaire fécondité, à cet égard. Et pourtant, s'agissant des libertés prises avec la Justice, et avec les décisions de justice, on n'en reste pas moins pantois devant une telle accumulation : de l'affaire Tangorre à l'affaire Knobelspiess, en passant par l'affaire de la milliardaire von Opel, celles d'Action directe et celle de ... Claude Lang (le frère du sémillant et permanent Ministre que vous savez), le sévère tableau dressé par le magistrat est proprement renversant : ce fut ça, aussi la gauche "morale" ! Ce livre n'est pourtant pas haineux : il est véhément, ce qui est bien autre chose. Ceux qui auront la curiosité d'aller au-delà de l'extrait que nous en donnons ci-après seront plus qu'édifiés : avertis.

 

"Dans un État bien gouverné il y a peu de punitions, non parce qu'on fait beaucoup de grâces, mais parce qu'il y a peu de criminels : la multitude des crimes en assure l'impunité lorsque l'État dépérit. Sous la République romaine jamais le Sénat ni les consuls ne tentèrent de faire grâce ; le peuple même n'en faisait pas, quoiqu'il révoquât quelquefois son propre jugement. Les fréquentes grâces annoncent que bientôt les forfaits n'en auront plus besoin, et chacun voit où cela mène" (Rousseau, Contrat social, chapitre V).

 

[...] Le décret de grâce signé par le Président de la République doit, pour acquérir force exécutoire, obtenir le contreseing du Premier ministre et celui du garde des Sceaux.

Certains ont reproché à ce droit son caractère antidémocratique et son aspect de vestige de la monarchie. En réalité, si les légistes de l'Ancien Régime ont élaboré la théorie des "cas royaux", ce n'était pas pour affirmer l'autorité royale face au peuple mais bien pour renforcer le pouvoir central contre les empiétements des grands féodaux et ceux de l'Église. Il s'inscrit donc bien dans cette évolution qui se traduit, tant par la formule de Bonaparte - "Je me sens solidaire de tout, depuis Clovis jusqu'au Comité de salut public" - que par celle de notre Constitution : "La souveraineté nationale appartient au peuple, aucune section du peuple ne peut s'en attribuer l'exercice".

Cela pose donc le problème de l'étendue du champ d'application d'un droit qui permet au chef de l'État de modifier, par sa seule volonté, les effets et les conséquences d'une décision de justice.

Il faut évoquer ici les préoccupations de François Mitterrand qui en dénonçait le caractère excessif lors de la campagne présidentielle de 1981.

Valéry Giscard d'Estaing avait en effet, en 1980, décidé une grâce collective, ce qui était tout à fait novateur puisqu'il était le premier président de la République à user de cette mesure depuis Vincent Auriol.

Plus grave, selon les partisans du candidat à la magistrature suprême, le droit de grâce permettait de fausser le cours de la justice. À l'époque, ils avaient abondamment critiqué cette fameuse et très exceptionnelle décision de Valéry Giscard d'Estaing de gracier un policier, coupable de violences à l'égard d'un Maghrébin. Le président de la République avait en effet dispensé le coupable de l'exécution d'une peine de deux ans d'emprisonnement dont quatre mois fermes.

Que le pouvoir exécutif ait pu ainsi remettre en cause une décision de justice avait provoqué une vive agitation dans les milieux de la gauche judiciaire, qui y avait vu une atteinte grave à la séparation des pouvoirs, laissant planer une "lourde menace sur la démocratie tout entière".

C'était une époque où les jeunes gens du Syndicat de la magistrature n'avaient pas peur des mots et se montraient fort sourcilleux sur tout ce qui concernait l'indépendance de la justice.

Le droit de grâce recouvre, dans notre système législatif, un domaine extrêmement vaste, puisqu'il permet au chef de l'État de dispenser le condamné d'exécuter sa peine comme d'y substituer une peine plus douce.

Ce pouvoir de pardonner est tout à fait exorbitant du droit commun. Il s'étend sur l'ensemble du territoire national, et nul n'a le pouvoir de mettre obstacle à une mesure de grâce octroyée par le président de la République. Tout au plus est-il admis que les membres des Assemblées disposent d'un droit d'intercession, permettant d'ouvrir un dossier sans même que l'intéressé ait introduit un recours. Nous allons voir que, de nos jours, ce droit d'intercession a pris des dimensions surprenantes et a connu, de fait, une extension qui peut amener à se poser quelques questions.

Le droit de grâce est donc une prérogative du seul chef de État, qu'il ne peut théoriquement ni partager ni déléguer. Aucun contrôle n'est possible et il s'agit bien là d'un pouvoir totalement discrétionnaire pouvant donner lieu à de graves abus.

La procédure de recours gracieux n'est soumise qu'à quelques conditions. La condamnation doit être définitive et irrévocable. Aucune autre voie de recours ne doit être possible, soit parce que toutes ont été épuisées, soit parce que les délais sont passés.

La peine doit être une véritable peine. Les sursis, les contumaces, les peines prescrites ou exécutées sont donc exclues du champ d'application de la grâce.

Cela posé, la grâce n'est soumise à aucune autre condition de fond. Tous les condamnés peuvent en bénéficier y compris les récidivistes. Le président de la République dispose ainsi de pouvoirs plus étendus que n'en avait jadis le roi de France.

Les pratiques des prédécesseurs immédiats de François Mitterrand étaient restrictives et se limitaient essentiellement à deux hypothèses : les motifs humanitaires d'abord, tels que les raisons médicales ou familiales, et les condamnations excessives telles que les décisions rendues par itératif défaut.

Le gracié type était, avant l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand, un individu condamné une première fois en son absence à quelques semaines d'emprisonnement pour une affaire relativement bénigne, un dossier de chèques sans provision par exemple. Les juges ont alors une tendance certaine à avoir la main plus lourde, partant du principe qu'ainsi le condamné se présentera la fois suivante devant eux.

Lorsque le condamné par défaut se voit signifier sa peine, à l'occasion d'un contrôle de gendarmerie ou d'un banal renouvellement de pièce d'identité, il peut faire opposition. Celle-ci annule immédiatement les effets du jugement, mais - et c'est un piège redoutable - une date d'audience est sur-le-champ fixée par les services du procureur de la République et indiquée à notre homme. Celui-ci qui, par hypothèse, ne correspond pas tout à fait à la définition du " bon père de famille " cher aux rédacteurs du Code civil, s'empresse d'oublier cette désagréable formalité.

Au jour dit, le juge constate la défaillance de l'opposant et prononce alors son jugement par itératif défaut, sans rouvrir le dossier. La peine devient exécutoire.

C'est-à-dire que un ou deux ans plus tard, lorsque notre condamné a de nouveau recours aux services de police ou de gendarmerie (pour déposer plainte, par exemple) il se retrouve en prison !

Les policiers avaient, en zone urbaine, tellement l'habitude de se trouver confrontés à ce genre de situations qu'ils disposaient de formulaires de recours en grâce prêts pour la signature.

Les condamnations par défaut représentaient 60 % des grâces annuellement accordées par Valéry Giscard d'Estaing. La fonction d'humanisation et de régulation des flux judiciaires était ainsi correctement assurée (modifié, de nos jours, l'itératif défaut ne présente plus ce caractère).

La demande en grâce est adressée au président de la République sans aucune autre condition de forme. Elle peut émaner du condamné, de sa famille, de ses amis, de comités de soutien, du ministère public, de l'administration pénitentiaire...

Le dossier est examiné à la direction des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie.

La demande est en transmise au procureur de la République de la juridiction qui a prononcé la condamnation. Une enquête est diligentée afin de déterminer si le requérant mérite de bénéficier de la clémence présidentielle.

Une fois ses diligences terminées, le procureur de la République adresse un rapport à la Chancellerie proposant ou non la mesure de grâce. C'est alors seulement que la décision peut être prise. C'est du moins ainsi que cela devrait se passer dans un État de droit digne de ce nom.

Le président de la République peut, avant d'arrêter sa position, consulter le Conseil supérieur de la magistrature, qui peut demander à l'un de ses membres d'aller étudier le dossier au ministère de la Justice. Une fois sollicité, le CSM doit donner son avis.

Le chef de l'État n'est lié par aucun des avis - précédemment émis. Il est totalement libre d'accorder; la grâce en signant un décret qui reçoit le contreseing du Premier ministre, celui du garde des Sceaux, et ne fait l'objet d'aucune publication.

Le président de la République dispose également du pouvoir d'accorder des grâces collectives visant certaines catégories de condamnés. Ces mesures sont prises par décret à l'occasion de la fête nationale notamment. Elles sont accordées d'autorité, sans qu'aucune demande ait eu à être formulée.

La remise de peine qui découle de la grâce peut être totale ou partielle. La mesure peut n'entraîner qu'une substitution de peine. En tout état de cause, elle entraîne bien dispense totale, ou partielle, de l'exécution de la sanction.

Voilà rapidement décrits les mécanismes d'un droit qui sert depuis douze ans de prétexte et de support à toutes sortes de dérives.

Il ne reste plus qu'à découvrir les filières et les groupes d'influence qui ont abouti à ce dévoiement d'une institution aussi vénérable que nécessaire.

Sous l'Ancien Régime, les victimes n'étaient pas les "grandes muettes" des mesures de clémence. En effet, toute personne qui s'estimait lésée par une décision de grâce pouvait contester celle-ci devant la juridiction chargée de l'entériner.

La grande ordonnance prévoyait expressément que la partie civile soit citée devant le Parlement, en même temps que le bénéficiaire de la volonté royale.

Ce droit d'opposition de la victime allait en fait très au-delà d'une simple revendication de la réparation du préjudice subi. Comme nous l'avons vu plus haut, la grâce royale laissait subsister la culpabilité du condamné, donc l'indemnisation des victimes.

Le préjudice moral suffisait à justifier cette opposition, laquelle prenait, dans ces conditions, un caractère évident de contestation du bien-fondé et de l'opportunité de la décision du monarque.

Un véritable débat s'engageait alors devant le Parlement qui avait été saisi de la demande d'entérinement. Le procureur du roi avait coutume, malgré la consigne de silence qui lui était imposée par la Chancellerie : "Imposons silence perpétuel à notre procureur", d'user de sa liberté de parole à l'audience.

[…]

La haute juridiction administrative considère que les décisions prises par le chef de l'État dans "l'exercice du droit de grâce dont dépend l'exécution de peines infligées par des juridictions de l'ordre judiciaire, ne peuvent pas être regardées comme des actes d'une autorité administrative".

L'octroi de la grâce est donc bien un acte judiciaire. Ainsi, confirmant ses jurisprudences Continguy de 1890 et Guguel de 1893, le Conseil d'État, en réaffirmant que les actes accomplis par le président de la République en matière de grâce n'émanent pas d'une autorité administrative soumise à son contrôle, supprimait toute possibilité de limitation de ce pouvoir extraordinaire.

Que celui-ci tombe entre les mains de personnages sous influences et il peut devenir une machine de guerre redoutable, permettant de remettre en cause sans vergogne les décisions des autorités judiciaires, voire de contrecarrer résolument celles-ci.

La porte était ouverte à tous les abus. Le mécanisme du scandale des grâces présidentielles était enclenché. La grâce allait cesser d'être l'institution qui permet l'apaisement, pour devenir le moyen imparable de favoriser les prébendiers du régime et ses soutiens, et celui de gérer un parc pénitentiaire surencombré en raison du déferlement de la délinquance survenu ces douze dernières années.

13 août 1981. Il y a trois mois que François Mitterrand est président de la République française. Il y a deux mois que M Robert Badinter, du barreau de Paris, a accédé aux responsabilités de Ministre de la Justice, garde des Sceaux.

Les hautes autorités morales qui, dans ce pays, dictent inlassablement les conduites à tenir et savent si bruyamment distinguer le bien du mal, ne s'y trompent pas.

Cette nomination de l'homme qui a fait de la lutte contre la peine de mort une spécialité exclusive, a valeur de symbole.

Le show-business se pâme ; Philippe Boucher (ex-billettiste au Monde, s'est fait remarquer en 1981 par un papier parfaitement ridicule relatant la visite de F. Mitterrand au Panthéon après son élection. Il est aujourd'hui conseiller d'État.) défaille, Guy Bedos s'extasie : l'État de droit vient de triompher enfin dans la France de 1981.

La lumière l'emporte sur les ténèbres. Une ère radieuse s'ouvre pour le peuple de gauche et une aube nouvelle se lève pour les opprimés et les exclus de toutes sortes. Le Paradis perdu va être prochainement retrouvé : bientôt il n'y aura plus de chômeurs, plus de malheurs, et le crime va disparaître. En attendant, on libère les criminels ! Entre la loi d'amnistie publiée au Journal officiel du 5 août 1981 et la grâce présidentielle du 14 juillet de la même année, ce sont quelque 6 500 détenus qui retrouvent la liberté, et leurs diverses activités.

Mais, en ce 13 août 1981 nos concitoyens font une découverte surprenante : le culte du nouveau chef de l'État pour la Vierge Marie. Ses amis francs-maçons, "les frères La Gratouille", comme il les surnomme affectueusement, n'en sont pas encore revenus. C'est en effet à l'occasion des fêtes du 15 août que Christina von Opel et quelque 20 camarades de malheur recouvrent la liberté. Condamnée le 18 juin 1980 par la chambre des appels correctionnels de cour d'Aix-en-Provence à cinq années d'emprisonnement pour une vilaine affaire de stupéfiants, la jeune milliardaire avait eu le flair de désigner Robert Badinter pour assurer une difficile défense.

Ainsi, ce que le talent du défenseur n'avait pu obtenir, le ministre l'avait emporté en quelques semaines d'un combat douteux : le garde des Sceaux avait fait libérer la cliente de l'avocat.

Le règne de la vertu et de la morale débutait sous de bien vilains auspices. Le doute s'était insinué dans quelques esprits pourtant peu suspects d'hostilité systématique à la "gauche cachemire". Certains, commençaient à se demander si les figures emblématiques de la génération morale étaient bien dignes d'accéder aux plus hautes responsabilités de l'État.

Une méchante tache de moisissure venait d'apparaître sous le marbre blanc de l'image que Badinter était opiniâtrement parvenu à donner de lui.

Le doute n'allait plus cesser de se développer au fur et à mesure de l'éclatement des scandales, parfois abominables, qui devaient émailler la décennie Mitterrand.

Aussi est-ce avec un amusement mêlé d'indulgence que les mêmes esprits, devenus fort sceptiques, accueillent en juin 1992 la nouvelle d'une des dernières largesses présidentielles. Le 8 mai précédent, François Mitterrand vient de gracier (une nouvelle fois) un de ses petits favoris. Harlem Désir, président de l'association SOS Racisme, doit au Trésor public la bagatelle de 80 000 F pour quelques amendes de stationnement. Il n'y a certes pas là de quoi fouetter un chat.

Le président gracie donc, comme il avait gracié les années précédentes quelques dizaines de milliers de détenus qu'une justice trop sévère avait ravis à la liberté ; comme il allait, le 14 juillet suivant, libérer d'autres prisonniers et les rendre prématurément à l'affection de leurs futures victimes.

Ces dernières, de plus en plus ahuries, découvraient à leurs dépens le sens de la formule qui devrait s'inscrire en lettres d'or aux frontons des bâtiments officiels "Ici l'on fait la charité avec le sang et l'argent des autres".

Chaque année, des milliers de délinquants sont ainsi graciés par la seule volonté d'un homme vieillissant auquel une chapelle d'intellectuels du droit, de journalistes et d'idéologues mêlés à quelques anciens tôlards et autres professionnels de la lutte contre les exclusions arrachent des mesures de clémence collective.

Ils semblent tous, d'un geste large, indiquer à leurs petits protégés une cible de choix : la cohorte encore immense des gens honnêtes. Ils ouvrent les portes austères des maisons d'arrêt de la République et désignent leur proie à ceux qu'ils libèrent : servez-vous, ne vous inquiétez pas, nous faisons voter de bonnes lois qui empêchent juges et policiers de gêner votre action. Si d'aventure un accident judiciaire doit vous arriver, nous sommes là et nous savons comment, en toute impunité, sans aucun contrôle, défaire ce que la justice a fait.

Défaire ce que la justice a fait. Le président de la République n'avait pas, quand il se trouvait dans l'Opposition, de mots assez durs, de formules assez acerbes pour dénoncer le droit de grâce, cette Survivance d'un passé révolu. Évoquant le caractère excessif de ce vestige de la monarchie capétienne, le candidat Mitterrand annonçait en fin de campagne qu'il en userait cependant pour les condamnés à mort qui croupissaient dans les prisons françaises.

Pour la gauche judiciaire, l'affaire est entendue. Le Syndicat de la magistrature rayonne. Le nouveau chef de l'État va rétablir la justice française dans sa plénitude et sa majesté. Bertrand Le Gendre après avoir rappelé dans le Monde du 15 juillet 1981, les turpitudes du prédécesseur de François Mitterrand, coupable d'avoir gracié un policier qui avait passé à tabac un Maghrébin dans un commissariat ainsi que les grâces individuelles octroyées entre 1977 et 1979, évoque les lendemains qui vont chanter :

"Si on ne voit pas le président de la République renoncer complètement à ce droit, on peut imaginer qu'il le partage. De 1946 à 1958, le droit de grâce était exercé par le président de la République en Conseil supérieur de la magistrature, le point de vue du chef de l'État l'emportant seulement lorsqu'il y avait partage des voix".

Or il n'y eut ni renonciation ni partage avec un quelconque conseil supérieur officiel, mais abus de droit caractérisé et pervers. Aujourd'hui le droit de grâce tel qu'il est exercé, évoque les moments les plus désagréables de l'histoire de notre pays. Les actions les plus nobles et les plus estimables de République sont systématiquement dévoyées détournées au profit d'une minorité cynique et amorale.

L'autorité judiciaire aura été en effet, à la surprise de ceux qui la méprisaient tant, un obstacle particulièrement gênant pour le démantèlement de l'État et la généralisation sans risque de toutes les formes de corruption.

Il convenait donc d'user de toutes les ficelles possibles pour anéantir ou contourner ses décisions les plus gênantes.

Le droit de grâce allait en être un moyen d'autant plus imparable qu'il s'exerce sans aucun contrôle.

 

© Didier Gallot, in Les grâces de Dieu, Albin-Michel, 1993, pp. 21 sq.

 

 

Annexe : comment blanchir un condamné

 

L'extrait qui suit nous éloigne certes un peu des mille et une vilenies du règne de Dieu. Mais ce qu'on y dénonce est tellement révélateur de la façon, toujours identique, dont opèrent ceux qui, par naïveté, bêtise ou goût du lucre, décident de s'opposer à une décision de justice (quelle qu'elle soit), que nous ne résistons pas au plaisir de le communiquer à nos lecteurs (Ibid. pp. 121 sq).

 

 

Disposer de relations politiques n'est pas le seul moyen d'obtenir une mesure gracieuse de la présidence de la République. Un comité de soutien se révèle utile, surtout s'il comporte les noms de Guy Bedos ou de Marguerite Duras. Les relations personnelles ou familiales, l'appartenance à tel groupe social, religieux ou ethnique, la participation à certains types de délinquance constituent également des facteurs favorables.

Bien choisir son avocat peut s'avérer un excellent placement. Tout n'a pas la chance de Christina von Opel, mais il existe d'autres filières. Moins voyantes, elles sont tout aussi efficaces. Il est, par exemple, notoire que Me Henri Leclerc, du barreau de Paris et de la commission Delmas-Marty, ne défend que des innocents. Nous avons vu, à propos des affaires Knobelspiess, que sa technique est redoutablement efficace.

Henri Leclerc, vétéran des luttes contre la Cour de sûreté de l'État menées entre 1970 et 1980, préfère obtenir l'acquittement de ses clients plutôt que leur grâce après condamnation. Il s'y emploie avec efficience. L'affaire débute, en général, par un puissant tir d'artillerie médiatique qui lui permet, au passage, de se livrer à une sévère critique de nos règles d'enquête. La Ligue des droits de l'homme lui ouvre de nombreuses portes. Il a micro ouvert dans un certain nombre de stations radio et les chaînes de télévision du service public ne lui sont point cruelles.

Avant de commander l'ouverture du feu, l'avocat parisien ne dédaigne pas s'appuyer sur des comités de soutien. La revue Esprit lui apporte les supports nécessaires et lui fournit un solide soutien logistique. Si d'aventure, quelques semaines avant l'ouverture du procès, un journaliste de Libération éprouve le besoin de sortir un livre démontrant l'innocence du client de l'avocat, ce dernier ne lui en tiendra pas rigueur. Autour de lui une meute de petits confrères du Syndicat des avocats de France s'agitent et chantent dévotement ses louanges. L'Ordre du barreau de Paris le couve d'une affection fraternelle.

Me Henri Leclerc n'aime pas les policiers. Ceux-ci le lui rendent bien. Les magistrats le servent ou le détestent. De tous ses dossiers, il ne fait pas des cas exemplaires. Il faut bien vivre. Il en sélectionne certains qui resteront gravés dans les mémoires et illustreront "tous les dysfonctionnements du système judiciaire français". Comme il connaît les faiblesses des magistrats professionnels et que depuis 1981 le parquet n'a rien à lui refuser, il s'en donne à cœur joie. Les jurés sont sous le charme, la télévision reprend le point de vue de la défense, la cour est terrifiée. La pièce peut commencer.

Juillet 1981, un promeneur découvre, au col de la Berche dans l'Ain, le corps partiellement calciné de Monique Soubeyran, vingt-cinq ans, infirmière depuis six mois au centre de L'Albarine Belligneux à Hauteville-Lompnès. Près du cadavre se trouvent deux livres érotiques dont Vénus Erotica d'Anaïs Nin. L'enquête est confiée aux gendarmes de Belley. Rapidement, les soupçons se portent sur un certain Yves Ponthieu, économe de l'établissement dans lequel travaillait également la malheureuse Monique Soubeyran. Le livre retrouvé à côté de la victime aurait été acheté par Yves Ponthieu dans la librairie d'Hauteville-Lompnès. Le libraire, Michel Druot, est formel sur ce point.

Le suspect commence par nier. Au terme de quarante-quatre heures de garde à vue, il reconnaît d'abord avoir acheté le livre, puis passe des aveux complets. Présenté au juge d'instruction, Mile Gérard-Blanc, il confirme les déclarations faites aux enquêteurs. Quelques jours plus tard, le 31 juillet, il se rétracte.

Yves Ponthieu est alors âgé de trente-six ans. Ce père de famille (il a quatre enfants) n'est pas un homme facile. Il s'est attiré de solides inimitiés professionnelles. Ses collègues l'ont affublé d'un surnom : le "Napoléon de l'Intendance". L'empereur, qui ne prisait guère les armes non combattantes, n'eût pas apprécié. On reproche à Ponthieu une sorte de rigidité qui l'a poussé à combattre le laxisme débonnaire qui régnait jusqu'alors dans l'établissement hospitalier. Il semble de surcroît éprouver une certaine tendresse pour la CFDT, dont un autocollant figure sur le pare-brise de son véhicule.

Le 23 avril 1983, le procès s'ouvre. Il est mené rondement. Yves Ponthieu, reconnu coupable de viol et de meurtre, est condamné à vingt ans de réclusion criminelle. L'avocat général avait réclamé la réclusion criminelle à perpétuité. L'accusé a crié son innocence et a ainsi évité la "perpète".

Bien entendu, dès le prononcé de la condamnation, un comité de soutien se met en place. Cette fois-ci, ce n'est pas la filière show-biz habituelle qui va être utilisée. C'est en effet le curé de la paroisse d'Hauteville-Lompnès, Jean Vigneau, qui préside le COSYP (comité de soutien à Yves Ponthieu). En son sein on trouve le cardinal Albert Decourtray et l'évêque de Grenoble.

Les nouveaux avocats de Ponthieu, Henri Leclerc et François Serres, s'attellent à une véritable contre-enquête, solidement relayée médiatiquement. Bien entendu, elle conclut à la précipitation des premières investigations. Les contre-enquêtes ont ceci d'admirable qu'elles ont le temps et la durée pour elles. Au fur et à mesure que les événements s'éloignent, les témoignages sont moins sûrs. Obtenir la révision, et donc un nouveau procès, sept ans après les faits, est un gage de succès assuré.

Le 26 septembre 1988, la Cour de cassation juge la requête transmise par Albin Chalandon irrecevable en la forme. Selon la technique habituelle, cette requête avait été précédée par une enquête du journal Libération publiée le 25 novembre 1986. De son côté, Yves Ponthieu soutient l'action de ses partisans et entame, dans la prison de Loos-lès-Lille, une grève de la faim. La bataille pour la révision continue. Parallèlement, un combat souterrain est mené qui va conduire Ponthieu à retrouver la liberté.

Discrètement, le Président de la République lui a accordé une remise de peine de cinq ans qui aurait dû lui permettre de bénéficier d'une libération conditionnelle en 1989. Le juge d'application des peines de Lille s'oppose à cette mise en liberté. La réplique présidentielle ne se fait pas attendre. Le vendredi 5 janvier 1990, Yves Ponthieu fait l'objet d'un décret de grâce en bonne et due forme !

L'abbé Jean Vigneau exulte. Il a gagné sa croisade. C'est chose rare de nos jours pour un fervent catholique. La mère de Monique Soubeyran pousse un long cri de douleur et clame sa révolte : "Je ne peux pas admettre que l'assassin de ma fille soit libéré. Il y avait des preuves accablantes. De toute façon la grâce présidentielle ne lui enlèvera pas sa tache. Et moi, j'aurai toujours ma douleur ". Les "justes luttes" de M Henri Leclerc ne font pas que des heureux.

 

 


 


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