Histoire relevant de la "petite" Histoire, mais qui est tellement éclairante sur la personnalité du "président inoxydable" ! Ou comment un entrefilet rigolard du prétendu "journal de référence" entraîna la violente ire du Monarque au coup d’État permanent, secouant méchamment la direction du dit journal... Il est vrai que tout est permis, à président dit de gauche.

 

 

"Pour je ne sais plus quelles élections, Mitterrand voulait pour son comité de soutien des intellectuels et des femmes. Il avait sollicité Revel qui avait accepté. Revel faisait partie de son clan, de son 'shadow Cabinet'. Un jour, nous sommes donc invités à dîner avec lui. Un petit dîner, huit personnes. Il est en face de moi et, brusquement, je sens quelque chose qui monte le long de ma jambe. C'était lui qui avait enlevé sa godasse et qui me faisait du pied, en chaussette ! Je l'ai regardé et il a retiré son pied... C'est mon seul contact avec lui". [Claude Sarraute et Laurent Ruquier, Avant que t'oublies tout !, Plon, 2009, 263 pages (citation p. 151)]

 

 

Le "billet" de Claude Sarraute, publié dans Le Monde du 5 octobre 1984

 

"Il ne peut pas se plaindre, Bongo, on l'a gâté, il n'y a pas à dire. Non mais, c'est vrai, on l'a accueilli comme un prince. Il devait se prendre pour la reine d'Angleterre. Vous avez vu, à la télé, l'arrivée à Orly. Tous ces ministres attroupés au pied de la passerelle derrière le président de la République. Le tapis rouge, les drapeaux, les estrades, les discours, les autos officielles, les motards, les sirènes, la Garde républicaine, la poignée de main sur le perron de l'Élysée.

Bongo très fringant, très hautain, avec ses semelles compensées, sa cape et ses grosses lunettes. Et Mitterrand de plus en plus impérial - ma parole, il se statufie de son vivant, soir après soir, là sous nos yeux - avec son masque d'empereur romain. Moi, mes copains, on ne l'appelle plus que Mittolini. Ils avaient bonne mine tous les deux.

Vous vous demandez pourquoi tous ces chichis, tous ces flaflas. Qu'est-ce qu'il a Bongo que les autres chefs d'État africains n'ont pas ? Il a qu'il est furax. Mettez-vous à sa place. Mitterrand n'a pas levé le petit doigt pour empêcher la parution d'un bouquin où on l'accusait d'avoir fait assassiner l'amant de sa femme. Sous prétexte qu'en France chacun est entièrement libre d'écrire et d'imprimer ce qu'il veut.

Il n'est pas dupe, Bongo, on ne la lui fait pas. Il est super-informé. Il faut voir son palais à Libreville, bardé de micros, d'écrans de contrôle, un truc complètement dément à la croisée de Sunset Boulevard et du quai des Orfèvres. Il sait parfaitement que, quand il s'agit de préserver sa vie privée à lui, Mitterrand se montre beaucoup moins serein. Beaucoup moins large d'esprit. Il cherche et il trouve les moyens d'empêcher la parution de journaux, de bouquins qui risqueraient de le faire dégringoler de son piédestal.

Du coup, Omar n'y est pas allé par quatre chemins. Il a décroché un de ses innombrables téléphones. Il a appelé son cher ami François, et il lui a mis le marché en main. Ou vous rétablissez l'honneur perdu de Bongo en m'invitant en grande pompe au château, ou vous recevez dans six semaines le premier exemplaire numéroté d'un petit pamphlet bien croustillant, bien ordurier publié au Gabon, patrie de la libre expression.

L'autre a protesté : si je le fais pour vous, il faudra que j'en fasse autant pour Hissène Habré et Mobutu. Je ne peux pas passer ma vie à Orly. Soyez raisonnable, contentez-vous d'une visite officielle de travail, d'un protocole un peu réduit et d'une petite bouffe - deux si vous voulez - à l'Élysée. Il n'y a rien eu à faire. C'était le dîner de gala ou le gala des adieux.

 

 

Trente ans après, le rappel des faits, publié dans le même quotidien du soir : "Claude Sarraute fait craquer Mitterrand"

 

Chaque jour, en dernière page du "Monde", Claude Sarraute joue les pipelettes et asticote les politiques. Elle n'a jamais su qu'en 1984 un de ses billets a plongé le président socialiste dans une rage telle qu'il a obtenu la tête de son patron, André Laurens




Ce 4 octobre 1984, comme tous les matins, Claude Sarraute… avale son cachet de Corydrane – "une de ces amphétamines que prenait Sartre, ça me rendait plus intelligente"– et la voilà au 5, rue des Italiens… "Sur le vif", la chronique de Claude Sarraute  gagnée de haute lutte, est devenue l'un des articles les plus lus du quotidien et l'a transformée en starlette... Personne pourtant n'aurait donné cher de ce rendez-vous quotidien lorsque, quelques années plus tôt, lassée des "variétés" puis d'une chronique télé vaillamment tenue sept ans durant, Claude Sarraute a osé briguer la succession d'un prof communiste, Robert Escarpit, spécialiste de Byron et auteur de quelque 9 000 "Au jour le jour", le billet de "Une", entre 1949 et 1979. "Je veux écrire comme on parle", explique au nouveau directeur du journal, André Laurens, l'ancienne préposée aux "brèves culture sans titre" et aux "soirées de gala". Et, avec l'assurance pétillante et frivole de celle qui veut jouer au chien dans un jeu de quilles : "Je veux faire la pipelette, devenir Mme Tout-le-Monde".

Laurens est de ceux qui pensent qu'un peu d'humour, en ce début des années 1980, fera du bien à un journal qui commence à perdre des lecteurs : "Claude était délibérément irresponsable, mais elle montrait, comme Plantu, que les gens du “Monde” ne portent pas tous des cravates et des parapluies". En novembre 1983, le "patron" soumet donc l'affaire à ses chefs de service. L'accueil est glacial. Quoi, cette pétroleuse qui brûle tous les codes, écrit "on" au lieu de "nous" et omet les "M." devant les noms de famille tiendrait une chronique sur "tout", et à la première personne ? Le secrétariat de rédaction notamment, éternelle poche de réaction du journal, est vent debout. "Mon chéri, tu n'imagines pas, ça a été un tollé, raconte aujourd'hui la vieille dame enchantée. Mais ce cher Amalric m'a sauvée".

Coquette, frondeuse et savamment dénuée de surmoi, Sarraute a toujours amusé le chef du service étranger. Il apprécie la compagnie de son mari Revel, un intellectuel que le très socialiste Fauvet "tenait pour un fasciste et refusait de chroniquer", confie-t-il. Le matin, Amalric relit la copie de Sarraute en douce… Il lui a déniché, en face de son service, un petit "placard à balais", dont elle a fait son bureau, au 5ème étage...

D'un grognement, Amalric a désarmé l'opposition des chefs de service réunis à l'hiver 1983 autour d'André Laurens : "Laissez-la faire… Ça ne durera pas huit jours". Voilà pourtant un an que ça dure, et ce matin d'automne 1984, un rectangle sur deux col'– une "petite loge de concierge", comme elle l'appelle – attend, au marbre, son "Sarraute" quotidien… Entre 1986 et 1988, la cohabitation entre Mitterrand et Chirac, son "Mimi" et son "Chichi", "toujours à s'embrouiller, à se remettre", la sauvera de toutes les pannes d'inspiration. Mais ce 4 octobre, elle n'a besoin de personne...

Le président gabonais Omar Bongo est arrivé la veille en voyage officiel à Paris. La France, dénonce le service étranger dans ses colonnes, le reçoit avec un faste et "des égards exceptionnels". Quelques semaines plus tôt, pourtant, un livre du journaliste Pierre Péan, Affaires africaines, suggérait que le mystérieux assassinat d'un Congolais à Villeneuve-sur-Lot s'expliquait par les relations que ce familier du palais de Libreville entretenait avec… la femme de Bongo. Sarraute se jette sur sa vieille Underwood, qu'elle est l'une des rares à maîtriser grâce aux cours de sténo suivis autrefois chez Pigier. Elle tient son sujet...

La suite de l'histoire est restée ignorée. Le Monde atterrit, comme tous les jours, sur le bureau présidentiel. Depuis le départ de Jacques Fauvet, en 1982, le quotidien se montre chaque jour plus critique à l'égard du pouvoir socialiste. François Mitterrand sait que Laurens, qui s'affiche pourtant "de gauche", a été porté au pouvoir en expliquant que Le Monde s'était montré trop partisan et avait mis son identité en péril.

Les articles d'Edwy Plenel (un soutien de Laurens) sur les manipulations des gendarmes de l'Élysée dans l'affaire des Irlandais de Vincennes révoltent le président. Il ne goûte guère davantage la plume de Claude Sarraute, l'épouse de Revel, complice et soutien des années 1970 qui, depuis son alliance avec les communistes, se montre aussi vache que féroce avec lui. Mais ce jour-là, "Mittolini" plonge François Mitterrand dans une fureur noire.

"André Laurens ne tient pas sa rédaction", fulmine Mitterrand en reposant Le Monde du 5 octobre 1984. Est-ce le jeu de mots qui l'associe au chef fasciste italien ? C'est ce que certains imaginent, à l'époque, y compris au Monde, pour expliquer la fureur noire qui saisit le chef de l'État. En fait, la chronique contient d'autres motifs de colère. Le billet campe un vieux président dictatorial, certes, mais aussi cireux. "Ma parole, il se statufie de son vivant, soir après soir, là sous nos yeux", écrit Claude Sarraute. Comme ses lecteurs, mais aussi la rédaction en chef du journal, la journaliste ignore que François Mitterrand a appris en novembre 1981, quelques mois après son élection, qu'il souffrait d'un cancer. Ce portrait en statue vivante glace le chef de l'État.

Mais il y a bien pire aux yeux de Mitterrand. Dans la "chute" de son billet, Claude Sarraute s'attaque à l'autre secret du chef de l'État. "Vous vous demandez pourquoi tous ces chichis, tous ces flaflas. Qu'est-ce qu'il a Bongo que les autres chefs d'État africains n'ont pas ? Il a qu'il est furax. Mettez-vous à sa place. Mitterrand n'a pas levé le petit doigt pour empêcher la parution d'un bouquin où on l'accusait d'avoir fait assassiner l'amant de sa femme, sous prétexte qu'en France chacun est entièrement libre d'écrire et d'imprimer ce qu'il veut".

"Il n'est pas dupe, Bongo, écrit Sarraute. Il sait parfaitement que, quand il s'agit de préserver sa vie privée à lui, Mitterrand se montre beaucoup moins serein. Beaucoup moins large d'esprit. Il cherche et il trouve les moyens d'empêcher la parution de journaux, de bouquins qui risqueraient de le faire dégringoler de son piédestal". Le ton est badin, comme toujours, mais cette fois, les sous-entendus sont explicites. En cet hiver 1984, Mazarine a 9 ans. Autour d'elle tournent déjà Minute et le romancier Jean-Edern Hallier, bête noire de l'Élysée, discrètement surveillé depuis un an, comme d'autres, par des écoutes téléphoniques dont machinerie et ressorts seront révélés puis détaillés en 2005, lors d'un procès fameux…

Son cancer. Sa fille. C'est beaucoup. Trop. De ce jour, en tout cas, Mitterrand cherche sa vengeance. Comme la France, Le Monde a géré sa croissance avec insouciance, et vit en ces premières années de crise économique l'une des périodes les plus critiques de son existence. Durant la seule année 1983, le quotidien est passé de 400 000 à 300 000 exemplaires. Troisième directeur du Monde, Laurens concocte depuis quelques semaines le plan de redressement qu'il va proposer à la rédaction. Il a prévu un magazine de fin de semaine pour relancer la diffusion, mais la rédaction l'a retoqué au nom d'un sacro-saint esprit du “Monde”. Côté financier, il suggère une réduction des salaires et un plan social, mais aussi la fermeture de l'imprimerie de Saint-Denis et, pierre angulaire du plan, la vente de l'immeuble mythique de la rue des Italiens, pour recapitaliser l'entreprise. Sauf que, contre toute attente, la BNP, bailleur de fonds du quotidien, se met à renâcler. Et notamment son patron. François Mitterrand a placé deux ans plus tôt à la tête de cette société nationalisée René Thomas. C'est l'un des rares banquiers qui l'ont soutenu lors de sa campagne présidentielle, un homme courtois que son frère, le général de l'armement Jacques Mitterrand, lui a présenté en termes flatteurs...

Alors que le journal frôle la faillite, René Thomas traîne les pieds. "Il voulait absolument faire entrer de nouveaux actionnaires privés dans notre capital, raconte Laurens. “Le Mondedevait être pour sa banque une entreprise comme les autres". Pire : la BNP et son patron menacent de couper les vivres du quotidien... René Thomas reçoit effectivement les représentants de la Société des rédacteurs, mais aussi ceux des employés du journal… et leur explique qu'il ne va plus pouvoir payer la rédaction.

 "Les salaires ne seront pas versés, sauf si vous me promettez que Laurens s'en va", assène René Thomas en cette fin d'année 1984. La menace achève de braquer le journal contre son patron et son plan de relance. Jean-Marie Colombani, jeune journaliste de 35 ans auquel Laurens vient de confier le service politique, tente de convaincre le banquier…  de ne pas asphyxier le journal. En vain. Le chef du service politique comprend que "Mittolini" a fait des dégâts indélébiles, même s'il pense que c'est d'abord à cause du surnom. "Je suis formel, André Laurens a été viré à la suite de cette chronique, confie Colombani. L'affaire a été conclue dans le bureau du premier ministre Laurent Fabius par Jean-Claude Colliard" (le directeur adjoint du cabinet de François Mitterrand). De ce rendez-vous, Laurent Fabius, aujourd'hui ministre des affaires étrangères, n'a "pas gardé le souvenir". Une chose est certaine : en ce début d'hiver 1984, René Thomas fait pression sur les actionnaires de la SARL Le Monde pour qu'ils retirent leur confiance au nouveau gérant. De son côté, André Fontaine mène dans le Paris qui compte une tranquille et discrète campagne pour sa désignation. Avec un appui de choix. Un soir, lors d'un dîner chez l'un des intellectuels organiques du président où on évoque la crise de légitimité qui secoue Le Monde, le chef de l'État glisse à l'oreille du rédacteur en chef : "Vous êtes le successeur naturel. "Fontaine n'a pas besoin de traducteur. Chez Mitterrand, amoureux des drapés de la langue de Cicéron, il sait qu'il faut comprendre : "Je suis derrière vous. Faites la peau de Laurens".

En janvier 1985, la Société des rédacteurs retire sa confiance à André Laurens et porte Fontaine à la tête du Monde. La BNP accorde immédiatement au nouveau directeur les facilités de trésorerie réclamées en vain par son prédécesseur. "Sans doute cette chronique a-t-elle participé à ma chute ", convient Laurens, qui n'aime pas évoquer cette période de sa vie.

 

 Dans son appartement de l'île Saint-Louis, Claude Sarraute écoute attentivement cette histoire dont elle ignorait tout. À trente ans de distance, on comprend que ce billet iconoclaste, tapé à la va-vite dans un cagibi du 5ème étage de la rue des Italiens, ait sonné aux oreilles de François Mitterrand comme un crime de lèse-majesté.

 

© A. Chemin, in Le Monde du 28 juillet 2014

 

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