Cela démarre en douceur, tel un blues, tremblote un instant comme un solo de trompette bouchée, puis disparaît à la manière d'une source sous les rocailles d'une longue parenthèse ; pour resurgir à la faveur d'une faille de silence creusée dans la surface du discours, s'alanguir en quelque langoureux méandre, s'infiltrer de nouveau dans une fracture ouverte à la charnière de la phrase, puis reparaître plus rapide et plus impétueux et se jeter, enfin, bouillonnant et charriant avec soi des milliers de mots galets, dans l'embouchure d'une conclusion préalablement choisie.

Tel est le style de François Mitterrand.

Mais aujourd'hui il en use et en abuse.

Ses improvisations prennent des poses, ses professions de foi clignent de l'œil. Ce Paganini de la rapière se fait roi de la litote : à la place du mot qui tue, la formule qui étourdit.

Sa tâche, il est vrai, est à la mesure des ambiguïtés grammaticales qu'il cultive : aujourd'hui le secrétaire général du Parti socialiste enterre le programme commun au nom du respect du programme et en rendant hommage à ce qu'il a de commun. Et il annonce que, faute de mieux, son parti se lance seul dans la bataille électorale tout en regrettant avec une pointe d'affectation qu'il y ait bataille et en versant juste la larme qu'il faut sur cette solitude.

Un exercice qui, fait assez rare chez lui, lui permet de faire la synthèse de son art de dire clairement des choses parfois vagues et de son art d'écrire quelquefois obscurément des choses très claires.

Car il y a des gens - c'était le cas de Jaurès - qui rédigent comme ils parlent.

Il y en a d'autres - c'était le cas de Léon Blum - qui parlent comme ils rédigent.

François Mitterrand est dans son genre un cas unique : son écriture est l'antithèse de son style oratoire.

L'orateur Mitterrand affectionne les divines longueurs ; l'écrivain Mitterrand a un faible pour les raccourcis incisifs.

Le premier assène, le second évoque.

L'un cultive l'incidence langoureuse, l'autre entretient l'allusion passagère et fulgurante.

L'homme de parole déverse sa rhétorique dans les larges méandres de sa réflexion intérieure ; l'homme de lettres plie sa réflexion intérieure aux saccades de sa nervosité de plume.

Quand il parle, Mitterrand déclame un poème qui le parcourt et le conditionne ; quand il écrit, il réintroduit sa propre musique dans l'ordinateur de son savoir-faire. Ici il se projette avec la phrase qui le porte, là il se dissimule derrière la phrase qui le protège. Le discours extériorisé devient une éloquence intériorisée.

Le rythme de l'orateur est lent alors que celui de l'écrivain est rapide, comme s'il reconquérait par l'écriture une partie de ce temps qu'emportait sa parole, comme si le Mitterrand du haut d'une tribune abandonnait à l'écho des militants futurs une part de cet éphémère que le Mitterrand devant la page blanche tente de retenir pour la transformer en legs à l'usage exclusif des critiques futurs.

Un homme en somme qui a su cultiver sur jardin ce qu'il ne lui suffisait plus de dire sur cour.

Et aujourd'hui, que dit-il en filigrane ? Que son parti n'a plus à attendre que les communistes franchissent un Rubicon qu'ils croient être pour eux une Berezina. Que Georges Marchais a, contraint ou de son plein gré, choisi de jouer jusqu'au premier tour au moins la stratégie de la rupture ; qu'il est donc temps pour les socialistes de sortir de leur léthargie post-opératoire et de déployer leur propre drapeau tout en continuant à fredonner, pour ne pas effaroucher l'avenir, l'hymne des forces de l'union.

Un geste sera donc fait pour exorciser le spectre du divorce définitif : un coup de pouce au SMIC. "D'accord camarade, si nous l'emportons en mars, le salaire minimum sera porté à 2 400 F par mois comme vous le demandiez, soit 200 F de plus que ce que nous concédions".

Et les camarades de s'ébaudir... Tiens, tiens, mais il y a un mois encore vous nous affirmiez qu'il s'agissait d'une surenchère démagogique, que l'économie ne supporterait pas une telle surcharge. L'éminent expert Michel Rocard en personne ne prophétisait-il pas du haut de sa science que le SMIC à 2400 F, cela provoquerait fatalement la faillite de 300 000 petites entreprises ?

Et les camarades rigolards n'ont pas terminé de se tamponner le menton que Raymond Barre à son tour, poussant sa bedaine satisfaite dans ce combat à fronts renversés, découvre lui aussi les vertus du grand économiste socialiste : le SMIC à 2 400 F ? Mais votre ami Michel Rocard a reconnu lui-même que cette mesure démagogique nous acculerait à la ruine.

Je vous le disais bien, soupire Mitterrand, que Rocard parlait beaucoup trop.
Reste que communistes et giscardiens n'ont pas tout à fait tort.

Et François Mitterrand vient de commettre une faute majeure en hypothéquant sa crédibilité économique afin de miser plus gros sur un coup de dé tactique.

Le PS a, en fin de compte, commis trois erreurs successives bien que totalement contradictoires, l'erreur principale constituant la somme des trois.

Il eut sans doute tort, dans un premier temps, de refuser l'idée du SMIC à 2 400 F, ce qui donnait au PC l'occasion de se lancer dans une facile surenchère ouvriériste, alors qu'il eût été préférable de défendre plus fermement d'autres positions qui, elles, furent un peu trop vite abandonnées [Les concessions faites par le PS sur les "filiales" étaient par exemple absurdes, sans parler de l'infernale "petite phrase" sur les nationalisations à la carte].

Ensuite il commit une seconde faute en criant à tous les échos qu'une telle augmentation, socialement justifiable, déboucherait sur une catastrophe économique, ce qui n'était pas évident, à condition bien sûr de dégager les ressources destinées à mener parallèlement une politique active d'aide aux petites entreprises.

Enfin il aggrava son cas en bradant le tout en catastrophe alors que ce choix ayant été justifié au nom de la cohérence financière et du réalisme économique, il ne restait plus qu'à s'y tenir.

Spectacle fort divertissant au demeurant que celui de MM. Marchais et Barre, que l'occasion fait larrons en foire, brandissant la même massue et l'assenant sur le crâne d'un Mitterrand en caoutchouc.

Spectacle plus distrayant encore que celui de Mitterrand avançant sans garde apparente au milieu du ring à la rencontre de son challenger Marchais, boxeur réputé pour son direct du gauche, lui montrant avec grâce son meilleur profil dans l'espoir de désarmer ses ardeurs pugilistiques, et recevant un uppercut rageur en pleine figure.

Tout cela ne relève-t-il pas de la plus évidente logique ?

"Ah, soupire M. Barre, les socialistes seraient des interlocuteurs acceptables s'ils prenaient leurs distances à l'égard des communistes".

"Ah, se lamente M. Marchais, les socialistes seraient des partenaires convenables s'ils ne s'abandonnaient pas aux sirènes de la majorité".

En vertu de quoi, plus Mitterrand s'éloigne des communistes et plus il suscite la hargne molle de M. Barre. Plus il s'éloigne de la majorité et plus il provoque la colère cabotine de M. Marchais.

Au point que le même jour le même homme se voit accusé par l'un de s'enliser dans la démagogie en sacrifiant à l'extrémisme révolutionnaire et par l'autre de se rallier à la politique d'austérité en capitulant face aux assauts du capital.

Un curieux acrobate en somme qui ne cesse de glisser vers le collectivisme tout en virant continuellement à droite.

Imprévisible en outre ce Mitterrand.

On a parfois l'impression que la volte-face communiste le fascine, le paralyse.

Il ressemble à ces maris qui ont trop donné d'eux-mêmes, trop sacrifié à ce bonheur difficile, trop misé sur une liaison contre laquelle tant d'amis les mettaient en garde, pour admettre, même après avoir lu le petit mot épinglé sur la porte : "Adieu, c'est fini, je retourne chez ma mère", que celle à qui ils ont apporté le confort et l'honorabilité bourgeoise puisse un beau jour tout plaquer en emmenant les bijoux. Alors cet homme d'habitude si rapide, si prompt à accélérer lorsqu'il est en vue de la dernière ligne droite, hésite, se retourne, perd du temps. Il sait bien que rien ne fera revenir l'infidèle ; pour l'instant du moins ; que, peu porté au sentimentalisme, elle avait contracté un mariage d'intérêt et non d'amour, et que seul un intérêt matériel supérieur l'a fait quitter le domicile conjugal. Il sait bien que ses invectives ne sont qu'un camouflage, ses criailleries simple comédie destinée à donner le change aux quelques enfants nés de leur tumultueuse rencontre, et qu'il pourrait s'humilier, se rouler dans la poussière, qu'elle le repousserait avec plus de hargne encore. Et pourtant il ergote, il se justifie, il moralise, il argumente. "Non, ce n'est pas possible : avoir vécu tant d'aventures communes pour en arriver là ; et au moment où nous allions peut-être toucher le dividende de notre union... Comment peut-on assassiner une telle espérance ? - C'est que je sais que tu me trompes", répond-elle mécaniquement, pour dire quelque chose. Et lui de se scandaliser, et de prendre l'opinion à témoin, et de fournir les preuves de sa fidélité. Et comme, sans même prêter la moindre attention à ses protestations, elle se fiche ostensiblement de sa figure, là voilà qui s'interroge à la cantonade : "Pourquoi fait-elle cela ? Qui l'influence ? Qui la téléguide ? Qu'a-telle derrière la tête ? Comment expliquer son attitude ? Depuis quand a-t-elle décidé de rompre ?" Et elle, totalement insensible aux larmes versées sur le cercueil de leur hymen, se contente de le bombarder d'injures : "Impuissant, gros cochon, obsédé !"

Alors la tristesse de l'époux trahi redouble et il entreprend d'explorer le subconscient de sa compagne devenue mégère : "Qui a pu la changer ainsi ? Où se situe la véritable origine de cette déraison ? Que dissimule cette étrange agressivité ?" Et comme elle se gausse de cette psychanalyse et l'accuse maintenant de bigamie et de détournement de mineurs, le dépit amoureux se métamorphose en fureur de mari bafoué : "Je savais depuis le début qu'elle ne s'intéressait qu'à mon argent, que ses beaux serments n'étaient qu'artifice et qu'elle continuait à voir en cachette ses anciens amants".

Et ça continue. Et c'est long. Et c'est ennuyeux au possible. Et pendant ce temps-là, la majorité ajuste son tir...

Et les communistes groupent le leur.

Le matin Barre cogne sur Mitterrand, l'après-midi Marchais matraque Mitterrand, le soir Chirac assomme Mitterrand. Embroché à 8 heures sur les radios, poignardé à 13 heures chez Mourousi, écharpé à 20 heures chez Elkabbach et Gicquel, égorgé à 21 heures à l'Événement ou à Cartes sur table, saigné au cours des meetings de la soirée et achevé dans la grande presse du lendemain matin, le premier secrétaire, comme envahi par le doute et paralysé par le chagrin, continue imperturbablement à sonder et à re-sonder le cœur de pierre de son inconstante dulcinée.

Est-ce le leader politique qui réagit de la sorte ou l'homme tout court, froissé, atteint dans son amour-propre ?

Tels sont en effet l'étrangeté et l'intérêt du personnage : lui qu'on présente volontiers comme un politicien achevé, ministre de tant de gouvernements de la IVe République, professionnel jusqu'au bout des ongles, n'a jamais réussi à s'abstraire, à se mettre entre parenthèses.

Un Lecanuet pratique presque en virtuose le pardon des offenses ; il n'a pas le choix. Un JJSS giflé en redemande si l'affront peut faire parler de lui ; un Edgar Faure préfère croire qu'on le pousse en avant quand on lui donne un coup de pied au cul ; un Guichard peut recevoir des coups, le temps qu'il se retourne l'agresseur est parti, et un Ponia admet que son maître le flagelle de temps à autre quand il fait une grosse bêtise.

Mitterrand, lui, s'implique trop dans tout ce qu'il entreprend, personnalise trop les débats qui le concernent pour ne pas se sentir physiquement touché à chaque fois que l'on ébranle ce qu'il incarne.

Contrairement à ce qu'il dit, il n'est pas le simple instrument d'une reconquête qui le dépasse : non seulement il se trouve au cœur de ce dispositif de reconquête mais encore il est ce cœur. Et ce cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas toujours.

Pourquoi lui, debater émérite, bretteur à la lame redoutable, s'est-il, lors des débats télévisés qui l'ont opposé à Giscard d'Estaing et à Raymond Barre, laissé passivement enfermer dans un système qui lui interdisait d'utiliser ses bottes fameuses et ses feintes favorites ?

Pourquoi s'est-il à chaque fois précipité tête baissée dans le piège qui lui était tendu ?

Sans doute parce que Mitterrand, en même temps qu'il ferraille avec l'adversaire, poursuit une sorte de duel avec lui-même. Lorsqu'il répond à Marchais, au fond il monologue, il se rassure et se console. Lorsqu'il dialogue avec Giscard ou Barre, il cherche moins à marquer des points contre eux qu'à vaincre sa propre difficulté à manier les mêmes concepts qu'eux. Assumant complètement ce qu'il est, il souffre de ne pas pouvoir également assumer ce qu'ils sont. Ce qui lui importe, par conséquent, ce n'est pas de l'emporter en se battant sur son propre terrain, c'est de démontrer qu'il peut ne pas perdre en guerroyant sur le leur. Eux à la limite ne comptent plus : ils ne sont que prétextes à régler des comptes avec ses propres faiblesses, ses propres hésitations. À se prouver à lui-même qu'il est capable de se mouvoir dans l'univers sophistiqué et froid du chiffre, de la statistique, du langage d'expert.

Et alors qu'il pourrait, avec une stupéfiante dextérité, démonter de l'extérieur le mécanisme interne de la mystification économico-technologique, coincer la machinerie de ce positivisme de l'abstraction en y introduisant les grains de sable de la réalité "ressentie", il s'auto-neutralise en acceptant d'emblée, par bravade, toutes les règles d'un jeu dont ses protagonistes restent les seuls arbitres.

La force de ses adversaires est d'avoir su, en excitant sa susceptibilité à vif, contraindre Mitterrand à livrer un combat incessant contre Mitterrand : un combat dans le combat. Et si Marchais ne croit pas un traître mot des accusations fantasmagoriques qu'il porte contre le premier secrétaire du PS, il devine en revanche qu'elles déclencheront chez lui un processus complexe d'auto-justification un peu narcissique qui, espère-t-il, paralysera l'homme qu'il a décidé d'abattre.

Les paras d'Algérie appelaient cela l'«action psychologique». Reste que pour le grand public apparaît désormais cette évidence : la gauche avait un seul programme au temps où ce dernier n'était pas commun, depuis qu'il est devenu commun, elle en a trois, et encore !

 

 

© Jean-François Kahn, in On prend les mêmes et on recommence ?, Grasset, 1978 [extrait des pp. 54-63, journal du 5 janvier 1978]

 

 


 

 

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