L'ouvrage que le journaliste Daniel Carton a fait paraître, voici maintenant sept années, est terrifiant à plus d'un titre. Et ce qu'il nous dit ressemble quelque peu aux descriptions que la dame Éva Joly nous fit, antérieurement, de la société française gangrenée.
Cet ouvrage, Bien entendu, c'est off..., a reçu en 2003 un succès d'estime certain, et puis la lourde chape de plomb de l'oubli nous a priés de passer à autre chose.
Le monde politique sait protéger les siens, et ses accointances avec le milieu de la Presse. Quand on songe que D. Carton parle du Nouvel Obs comme d'un journal de révérence, non de référence...
Raison de plus, par conséquent, de s'arrêter aux bonnes feuilles ici mises en ligne, et de les méditer...

 

"Je croyais qu'être journaliste, ce n'était pas seulement donner la parole aux puissants mais aider les faibles à se faire entendre, raconter les joies mais aussi les misères, mettre ... selon le mot célèbre d'Albert Londres, 'le doigt dans les plaies' de notre société...
La Voix du Nord roulait sur l'or. En passant par la Belgique, le groupe Hersant s'est installé dans la place. Ce journal était indépendant, il ne l'est plus. Pas grave, puisqu'il ne se servait pas de sa liberté...
J'avais fini aussi par cooire en écoutant les instits de la Laïque que ceux qui avaient le privilège et l'honneur de faire de la politique à Paris étaient ceux qui avaient le mieux retenu les leçons d'instruction civique qui nous étaient rabâchées chaque matin au tableau noir... Religion, politique, à chacun ses bons apôtres, chez les gens simples on ne se complique pas la vie
"

(Daniel Carton, Bien entendu... c'est off, pp. 31-32 et 40).

 

 


Avant-propos

 

J'aimerais tant pouvoir m'en foutre ! Brûler une bonne fois pour toutes les journaux d'hier et d'avant-hier. Ne plus lire une ligne. Larguer cette foutue télé chez Emmaüs. Ne plus entendre. Ne plus regarder. Ne plus désespérer. Et ne plus songer qu'à mes petits bonheurs.

J'ai pourtant fait des efforts !

Redevenir un citoyen comme les autres. Ce ne devait pas être sorcier. Je me suis appliqué. D'abord une diète d'infos. Une vraie. Une radicale. Plus de journaux. Plus d'hebdos. Plus de radios. Plus de "20 heures". Plus de France Info dans la bagnole. Vivons heureux, vivons débranchés. Me lever avec Mozart, rouler avec Brel, relire les classiques. J'avais mon ordonnance, mais je n'ai pas tenu longtemps. Chaque jour à Paris, à la campagne, à l'étranger, il me faut ma dose de papier.

J'ai voulu aussi libérer mes étagères de tous les bouquins politiques. Des tonnes de bouquins expédiées par les services de presse de Paris, qui dans une carrière étalonnent votre notoriété ou plutôt votre utilité auprès des éditeurs de la place. L'important n'est pas de les lire, mais de les recevoir. Car à peine feuilletés, beaucoup partiront alimenter les marchés d'occasions de Gibert jeune ou autres pour beurrer un peu les épinards des journalistes économes. Sauf évidemment ceux dédicacés par les politiques qui, eux, paraphés, porteront témoignage auprès de vos petits-enfants de votre splendeur passée... Un dimanche après-midi, ça m'a pris, j'ai voulu les descendre à la cave, les enfermer dans le noir en attendant de me prononcer définitivement sur leur sort. En les portant, je n'ai pu m'empêcher de penser que j'avais sur les bras des kilos de mensonges, de faux programmes et d'idées perdues, mais ça faisait quand même du poids. Je les ai mis dans des sacs poubelle. Et puis... Je n'ai pas pu me résoudre à les jeter, les brûler ou les revendre. Pourtant, je sais bien que la plupart ont été écrits par des "nègres". Ces derniers temps, ces livres se vengent. Un par un, les voici qui remontent les étages. Je les reprends, les relis, m'y replonge. Curieux de revoir le nombre de fausses histoires que nous avons pu raconter, que nous avons pu avaler.

Je m'étais aussi promis de ne plus jamais aller voter. J'avais ma bonne excuse, ma bonne conscience. "Je les connais trop, je ne peux plus les croire. Ils ne changeront jamais". J'entendais accomplir une grève illimitée de citoyenneté. Encore une résolution que je ne tiendrai pas. Parce que les raisons de ne pas voter ne sont jamais acceptables. Parce que l'on ne peut pas oublier que la démocratie est un privilège. Et parce que surtout vous ne pouvez implorer vos enfants de croire toujours et encore à des lendemains meilleurs et déserter sous leurs yeux le champ, même miné, du civisme élémentaire.

J'ai voulu aussi voyager pour oublier ce petit monde frappé de sclérose en plaques. Je suis parti à la découverte de l'Inde. À l'ambassade de New Delhi, ce n'étaient que complaintes sur le recul de la France et de sa langue dans le monde, le retard irrattrapable que notre pays accuse auprès de cette grande puissance que va devenir immanquablement cet État continent. Je pouvais aussi me réfugier dans mon presbytère de l'Aveyron à attendre les violettes du printemps ou la récolte des mûres de l'automne. Mais quand je suis là-bas, on ne cesse de me parler de la désertification, d'abandon. Des commerces qui s'en vont. De la jeunesse qui perd le moral. Des communes que l'on regroupe. Des clochers qu'on abat. De la vache qui est folle. Des moutons qui tremblent.

À New Delhi comme dans les contrées du Roquefort, à Paris, partout, la politique vous rattrape toujours.

"Si vous ne vous intéressez pas à la politique, la politique, elle, s'intéresse à vous", a écrit un jour l'un des plus honorables journalistes du Monde, Pierre Viansson-Ponté.

J'aimerais. J'aimerais. J'aimerais. Mais je n 'y parviens pas. Le virus de la politique ne me lâche pas. Je suis contaminé et je n'y puis rien. Plus de quinze ans de ma vie à "faire" journaliste politique, le fleuron de la profession, disait-on ! Un petit monde si rempli d'aises et d'avantages qu'on le quitte rarement si l'on n'y est point contraint. Ou alors, pense-t-on dans ce petit monde-là, c'est que vous avez un problème personnel, que vous avez quelque chose à cacher, que vous plongez dans la dépression ou qu'on vous promet fortune ailleurs. Rien de tout cela ? C'est proprement incompréhensible. Quitter le microcosme est déjà considéré comme une traîtrise. Dire pourquoi on le quitte mérite souvent d'être livré au bûcher.

Le microcosme est un milieu avec les règles du grand milieu. Il ne supporte pas les lâcheurs. Il condamne sans appel les traîtres à ses petites causes et à ses vrais intérêts. Il bannit ceux qui persistent à vouloir en finir avec ses mœurs, ses convenances et ses errances. Il lapide ceux qui viennent dire "ce qu'on ne peut pas dire".

Je croyais en la noblesse de la politique et, doux dingue que je suis, je veux, contre les vents de la démagogie et les marées des scandales, continuer d'y croire. Mais de cette noblesse, cette cour-là n'en a plus rien à faire, car il y a bien longtemps qu'elle-même n'y croit plus. Dans ce petit monde qui donne des leçons mais n'en tire jamais aucune, la politique n'est qu'un jeu de société aux dimensions de la France. Les hommes politiques - j'ai mis un certain temps aussi à le comprendre - n'en sont pas seuls responsables. Les journalistes politiques, qui se considèrent comme des intouchables - les derniers de France -, sont tout aussi coupables. Ce petit monde ne veut rien changer pour continuer à tromper son monde.

C'est cette culpabilité, cette comédie inhumaine que je n'ai plus supportée. Ça m'étouffait, me pourrissait la vie, tuait mes rêves. J'ai choisi de lui claquer la porte au nez puisque j'en avais la liberté. Si je ne suis pas un traître, je ne suis pas non plus un héros. Combien de confrères vus et revus depuis seraient tentés d'aller cultiver ailleurs leurs arpents secrets ! Combien d'entre eux sont fatigués de devoir œuvrer dans l'autocensure permanente, dans une semi-liberté conditionnée par les compromissions de ceux qui, dans cette profession, persistent à vouloir se poser en modèles ?

La presse est aujourd'hui en France moralement sinistrée, mais comme ils me disent tous : "Il faut bien bouffer". Que leur répondre ? "J'ai longtemps cru, expliquait en début de campagne le brave François Bayrou, qu'on pouvait changer le système de l'intérieur. Je crois aujourd'hui que c'est impossible". Comme je voudrais que nous puissions lui donner tort !

En refermant derrière moi la porte épaisse de ce petit théâtre doré, j'étais bien décidé à ne plus me retourner. À faire table rase de ce passé de journaliste qui fut pour moi un honneur avant de devenir trop lourd à porter. À quoi bon ? À quoi bon apporter une pierre à un édifice qui de toute manière finira un jour par s'écrouler de lui-même ? À quoi bon me faire mettre aux arrêts de l'aigreur puisque naturellement ce sera le mot ultime que l'on me renverra à la figure ? Mais il le fallait. Pourquoi ? À cause de tout ce que j'ai vécu, de tout ce que j'ai vu, et de cette règle du off au nom de laquelle on cache aux Français le vrai visage de la vie politique. Donc je devais écrire cette étrange histoire.

 

 

La manœuvre de Rocard

 

Ce ne devait être qu'une anecdote. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder un vase trop plein de compromissions, de tromperies et d'abandons. L'ironie de ma petite histoire a voulu que ce soit celui qui, durant des années, avait plaidé vigoureusement pour la défense du "parler vrai" en politique qui, par sa manœuvre, vienne me donner le signal du départ : Michel Rocard pour qui j'avais toujours eu estime et respect.

Nous sommes début juin 1997. Le dimanche, le second tour des élections législatives a confirmé la victoire de la gauche, résultat de la folle dissolution décrétée par Chirac. Dès le lundi matin, Jospin est reçu à l'Élysée, il hérite de la succession de Juppé à Matignon, les tractations sur la composition du nouveau gouvernement commencent. Elles ont en réalité débuté depuis quelques jours, la défaite de la droite ne faisant plus de doute. Claude Allègre m'a mis dans la confidence. Jospin voudra d'entrée de jeu marquer les esprits, affirmer sa volonté de changement, imposer une nouvelle pratique politique, on nage dans un océan de bonnes intentions. Première mesure donc : aucun éléphant du PS dans cette nouvelle équipe. Jospin veut des ministres new look. Pas de Fabius, pas de Lang, pas de Rocard. C'est ferme et définitif. Fabius se fait tout de suite une raison. Lang multiplie les fax incendiaires et comminatoires. Sans lui, la République est en danger ! Ils terminent dans la poubelle de Jospin. Rocard décide, lui, de jouer plus finaud. Il connaît son Jospin mais il connaît encore mieux son Chirac. Ils ont dragué ensemble à Sciences-po et, malgré le combat politique, ils ont toujours su préserver entre eux une vraie complicité qui leur a rendu bien des services. Rocard décide d'en jouer encore une fois. Chirac va rester un moment groggy dans le coin du ring de cette nouvelle cohabitation, il va sans doute avoir besoin d'un bon petit gars dévoué qui lui agite sous le museau la serviette blanche pour retrouver un peu d'air. Il pense être tout désigné pour cet humble travail de remise en état, en même temps que pour jouer le discret médiateur entre ces deux nouvelles têtes de l'exécutif qui n'ont pas du tout le même cerveau.

Ça fait plusieurs mois que Rocard se rêve Ministre des Affaires étrangères, poste tout à fait honorable, pense-t-il, pour un ancien Premier ministre. Il est actif à Bruxelles et à Strasbourg et a ses marques sur le terrain africain. Les chefs d'État qui comptent sur ce continent se méfient de Jospin mais considèrent Rocard comme leur "frère". Omar Bongo, l'incontournable Président du Gabon, fait passer le message au "grand Jacques" : Rocard au Quai d'Orsay, ça rassurerait l'Afrique et ça le rassurerait lui, Chirac. Lequel n'en disconvient pas. Reste à s'assurer que l'intéressé est bien partant pour ce poste et surtout à convaincre Jospin. Chirac invite Rocard à venir le voir dès le lundi matin, en lui conseillant de se faire le plus discret possible. L'un des "Monsieur Afrique" de la Présidence ira le chercher à son domicile ; son correspondant chez Rocard lui servira de guide ; les trois devront passer par l'arrière du parc de l'Élysée. L'ancien Premier ministre connaît le chemin, mais Chirac s'est un peu emmêlé dans ses horaires. Jospin est encore dans son bureau que Rocard est déjà dans le jardin. S'il l'aperçoit, Jospin se doutera de ce qui se trame et ce ne sera pas la meilleure façon d'entamer cette nouvelle vie commune. Comme un gamin dans une partie de cache-cache, Rocard se planque dans les fourrés présidentiels, le temps que le patron du PS en termine avec Chirac dans son bureau et les journalistes dans la cour d'honneur. À 12 h 30, la voie est libre, Chirac le reçoit. Ils vont s'entendre, mais leur petit pacte secret ne servira à rien. Jospin préfère Védrine. Chirac ne trouve rien contre cet ancien secrétaire général de l'Élysée qui ne lui a jamais été désagréable, bien au contraire. Mardi soir, de sa voiture, Jospin appelle Rocard, lequel résume ainsi le bref échange : "Il ne voulait pas de vieux !"

Racontée ainsi, l'anecdote met le héros du jour dans ses petits souliers. Passe encore le ridicule de sa partie de cache-cache à 1'Élysée, mais sa manière de vouloir forcer la main de Jospin, en jouant de ses amitiés africaines et chiraquiennes, atteste que, pour être à nouveau Ministre, un ancien Premier ministre ne rechigne même pas à se mettre à quatre pattes ! L'histoire est amusante, je décide d'en faire le premier paragraphe d'un long article consacré, dans Le Nouvel Observateur de cette grande semaine pour la gauche, aux tractations souterraines qui ont marqué la mise en place du premier gouvernement Jospin.

Avec en vitrine ce petit scoop, comme on dit dans le métier, l'article paraît. Un étrange feuilleton démarre. Sans que j'en sache rien, Rocard décroche son téléphone pour joindre le grand commandeur de L'Obs, Jean Daniel. Rocard, comme Fabius, Lang, Guigou ou Strauss-Kahn, tous ces socialistes stylés, fait partie d'une espèce protégée dite des "amis du journal". Rien n'est jamais trop bien écrit pour les satisfaire, pour porter haut leurs pensées et défricher avec zèle le chemin de leurs historiques destinées. Rocard presse son ami "Jean". Il ne demande pas un démenti. Il exige que le journal confesse de lui-même qu'il a fait erreur. "Jean" fait passer la consigne de "Michel". La semaine suivante, je découvre comme le lecteur l'erratum publié en dessous d'une interview accordée à "Michel" afin qu'il fasse part de ses idées "pour sauver l'Afrique" ! Erratum ! "C'est par erreur que nous avons indiqué que Michel Rocard a été reçu par Jacques Chirac [...]. Nous prions nos lecteurs de nous en excuser" ! "L'ami du journal" n'a rien fait, rien voulu, vu personne. Le journal s'est couché et m'a étouffé. Inimaginable ! Inacceptable !

La rédaction finit par s'émouvoir. Nous allons d'assemblée générale en assemblée générale. Deuxième semaine, la direction publie un nouveau rectificatif, modèle d'hypocrisie : "Michel Rocard s'est-il entretenu avec Jacques Chirac le jour de la formation du gouvernement ? Nous avons cru pouvoir l'annoncer, nous avons cru devoir le démentir. En fait la question reste ouverte pour certains, sauf pour l'ancien Premier ministre qui affirme que non. En revanche, il était bien, chacun en est d'accord, à l'Élysée ce jour-là, et dans le bureau du conseiller des affaires africaines" ! La version de "l'ami du journal" a encore prévalu. Il va jusqu'à proposer à "l'ami Jean" de venir devant la rédaction jurer sur sa Bible qu'il n'a pas vu Chirac ! Même lui est prêt à tout pour sauver son honneur, échapper au ridicule et préserver pour demain une petite chance pour un petit poste. Même lui ! "Parler vrai" ! Ce n'était donc qu'un discours. L'écrire vrai, il s'en foutait. Je fus plus triste pour lui que pour moi. Car Rocard savait parfaitement qui m'avait raconté son équipée élyséenne : deux hommes que je connaissais depuis longtemps, qui faisaient partie de mes informateurs habituels et que je savais sérieux, les deux hommes qui se trouvaient dans sa voiture ! Je ne leur avais rien demandé, ils m'ont tout expliqué, estimant qu'il était bien pour Rocard de mettre en avant son entente avec Chirac. J'étais sûr de cette information. J'aurais pu abdiquer, me satisfaire de ces rectificatifs de pleutres, prendre, comme on me le conseillait, quelques mois de liberté et revenir ensuite à la rédaction comme si de rien n'était. Jean Daniel sut, lui, prendre un instant congé de son langage châtié, pour m'accuser de mettre "le bordel dans la rédaction".

J'avais démissionné du service politique du Monde où j'ai passé dix ans de ma vie. J'ai choisi Le Nouvel Observateur. En entrant au Monde, je ne m'étais pas trompé, c'est ce journal qui m'a trompé en sombrant, durant la campagne présidentielle de 1995, dans l'adoration balladurienne. En venant à L'Obs, je me suis trompé. Je l'avoue, je me suis laissé illusionner par son histoire, je me suis laissé avoir par le personnage de Jean Daniel. J'y suis resté vingt mois, j'ai vu et j'ai été vaincu. J'étais passé d'un journal de référence à un journal de révérence. Ce ne sera jamais un journal qui dérange, c'est un journal qui arrange. J'ai su très vite que je m'étais trompé d'adresse. Un ami du journal souhaite la publication d'une interview, je refuse ; qu'importe, un "confrère" s'exécute. Un écho est publié, par miracle, sur les émoluments de l'épouse de Jack Lang, ce dernier obtient la semaine suivante un écho de compensation vantant ses inestimables bonnes actions auprès de Jospin. Tellement caricatural, mais personne pour s'émouvoir. Ce ne sont pas seulement les habitudes mais les mœurs d'un journal qui n'en finit pas de se fondre en dévotions devant le maître des cérémonies, dont chaque conférence de rédaction ressemble à une audience papale. L'univers de Jean Daniel, c'est celui des palaces marocains. Avec d'autres invités de marque, son portrait honore le hall des établissements les plus renommés. Imaginez Jean Daniel en résidence à La Mamounia, éditorialiser, comme en 1995, lorsque Juppé avait mis la France dans les rues, sur les préoccupations des travailleurs en colère... et vous comprendrez que chez lui le journalisme mène à tout à condition de n'en pas sortir.

Je ne supportais pas. Je ne supportais plus. Je décidai de démissionner en invoquant la clause de conscience. Manifestement il y avait un mot de trop. La clause peut-être, mais la conscience ! Compatissante, la rédaction m'organisa un pot d'adieu. En troisième semaine, fut publiée une lettre de Rocard réaffirmant qu'il n'avait pas rencontré Chirac. Avec, en dessous, cette seule petite phrase en italique : "Nous maintenons pour notre part nos informations". Trois semaines pour arracher cette simple phrase, qui était pour moi principe d'honneur et de courage. Enfin ! Mais trop tard ! J'en avais trop vu. Ils en avaient trop fait. Jean Daniel m'adressa une longue lettre "depuis un lieu de vacances et de travail" : "Si concerné que j'aie pu être dans cette affaire, si éloigné que je sois aujourd'hui de Paris, je ne veux pas être le dernier à vous dire combien m'ont intéressé et même touché les réflexions que vous avez livrées à nos amis sur notre métier". "Un jour, concluait-il, je suis sûr, vous nous reviendrez et je serai heureux de vous accueillir". Moi, j'étais sûr de ne jamais vouloir revenir. Jean Daniel continue de disserter, les amis du journal sont toujours dans les pages à la même place, L'Obs continue d'observer et voici maintenant que s'annoncent peut-être de futures épousailles entre les titres de MM. Colombani et Daniel. Alléluia !

Quelques jours après mon départ, Rocard m'a convié à déjeuner dans un grand restaurant. "Peut-être, lui ai je dit, devrai-je un jour vous remercier d'avoir précipité utilement ma réflexion. Je voudrais que ma profession redevienne honorable, respectable, qu'elle retrouve ses marques". Il était d'accord. Il fallait faire quelque chose. Nous n'avons pas un instant parlé de Chirac.

 

Daniel Carton, in Bien entendu... c'est off, 2003, pp. 11-22.

 

 


 

 

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