Philippe Alexandre, grand journaliste engagé, analyste politique de tout premier plan, mais par partisan (chaque camp en a reçu, de sa part), sinon pour régler son compte à la "mère emptoire" et ses trente-cinq heures, nous a quittés en fin d'année dernière, à l'âge de nonante ans. Sacré bonhomme dont la participation, avec Serge July, à des émissions de télévision politiques, fut largement popularisée lorsqu'elle fut brocardée - avec talent ! - par Les Guignols de l'info.
On se souvient de l'inimitable "Fais péter la poire !" qui ponctuait invariablement leurs burlesques débats... Mon livre de cuisine politique, dont on trouvera ci-après quelques bonnes feuilles, est un ouvrage étincelant, pétri d'humour, parfois tendre, souvent vache, qu'il faudrait citer - mais ce n'est pas possible - entièrement. Puissent ces quelques articles, publiés sous forme d'un abécédaire, donner au lecteur l'envie irrépressible de s'adresser à l'original !

 

"Le secrétaire général de l'Élysée devra apprendre l'art du mensonge s'il se lance un jour dans l'arène politique. Au fait, est-ce possible ? Mitterrand a choisi cet homme pour ses anomalies. De Gaulle cherchait un agrégé sachant écrire. Mitterrand a trouvé un énarque sachant séduire. Il a l'air du bon élève un peu confus de son excellence. À côté des socialistes, brouillons, bruyants, émerveillés, Bianco est impavide. En présence de son patron, qu'il domine de la tête et de la poitrine, il s'efforce de se ratatiner comme si sa fonction lui interdisait une telle différence. Et Mitterrand le regarde d'un œil grand-paternel. Un samedi, j'étais dans le bureau de Bianco quand le président a poussé la porte. Il était vêtu d'une sorte d'habit de garde-chasse (un millième de seconde, j'ai pensé, Dieu sait pourquoi, à l'Amant de lady Chatterley) et partait en week-end. Bianco s'est levé avec précipitation. À l'Élysée, aucun de ces collaborateurs-courtisans n'est assis en présence du maître, pas même les femmes, pas même si Mitterrand reçoit quelqu'un et lui offre un "verre". En novembre, après l'interview du président à RTL - rude négociation, des semaines, des mois - nous étions passés lui et moi dans le salon voisin. Labro, le directeur de la station, nous attendait ainsi que tout le staff présidentiel. Mitterrand s'est assis dans un canapé et nous a invités à ses côtés, Labro et moi. Les autres restaient debout, au garde-à-vous, femmes comprises. De temps en temps, le président leur lâchait un bout d'os : "Je n'ai pas été trop long ?" Et tous se récriaient en se bousculant comme des chiens dans leur chenil. Parfait, il avait été parfait, lumineux, concis, impérial. Lui avalait ces sucreries sans rien manifester, comme si c'était son menu ordinaire"

Ph. Alexandre, "Paysages de campagne"

 

 

 

Amitié, amitiés

 

La plupart de nos chefs politiques la conjuguent au pluriel, la considérant comme un condiment tout juste bon à relever le plat. Pour Mitterrand au contraire, elle est précieuse, unique, sacramentelle : principe de base de la cuisine mitterrandienne, aussi révéré que s'il était inscrit dans la Constitution.

Avant 1981, il y avait Dayan, compagnon d'humeur égale, qui marchait au pas de Mitterrand. Puis au début du règne, toute l'amitié présidentielle nimbait, pour ainsi dire, la personne, trapue et enjouée, de Pelat. On voyait les deux compères, accoutrés comme des hobereaux, déambuler avec une sage lenteur, à une allure de prince de Corneille, devisant sans remuer les lèvres, rentrant les épaules par crainte de la rue qui est le cauchemar des chefs politiques. Pelat n'était pas homme à soutenir le débat sur Chardonne ou Proust, ni même sur quelques trucs inédits de la cuisine politique. Homme d'affaires, et d'argent, gaulliste, notable portant l'étiquette honnie du RPR, Pelat avait tout pour déplaire à Mitterrand. Mais résistant authentique, reconnu et décoré, il servait à son ami de caution et sa fréquentation devait compenser l'affreuse trace de la francisque pétainiste portée par Mitterrand, aux jours les plus noirs de l'Occupation.

Une fois nommé dépositaire de l'amitié présidentielle, Pelat devenait un citoyen d'exception, échappant à la rigueur des lois, y compris celle du marché : aux premiers mois du règne, son entreprise fut rachetée par un groupe nationalisé à un cours dépassant celui de la Bourse. Personne ne tiqua. Mais quelques années plus tard, l'ami du Président fut soupçonné de délit d'initié, accusé d'avoir empoché 2, 2 millions de francs grâce à des tuyaux recueillis dans un palais de la République, et inculpé.

Alors Mitterrand se rendit en personne à la télévision, où Anne Sinclair l'accueillit. Et là, plutôt que de blanchir son ami du péché de spéculation, il usa d'un seul argument, mais péremptoire, souverain : l'amitié. Au passage, il s'octroya en quelque sorte une partie du passé résistant de Pelat.
Dans tout autre pays, un président eût provoqué un immense scandale en venant assurer lui-même, devant le peuple pour juge, la défense d'un homme d'affaires aux prises avec la justice. En France, il ne se passa rien. Les citoyens sont pénétrés du principe de l'immunité absolue des amis du président de la République. Et la mort de Pelat fit passer la douteuse plus-value dans la colonne des profits autorisés par la Providence.

Mitterrand se montre, dans l'amitié, le plus généreux, le plus prodigue des mécènes : à l'un il offre un canal de télévision avec dégrèvements fiscaux, à l'autre une ambassade, un ministère, une prébende. Roland Dumas, l'un des amis les plus anciens, n'a pas payé l'affaire Habache d'un quart d'heure de disgrâce. Des amis de seconde main, comme Boublil, de l'affaire Pechiney lui aussi, ou Nucci, du Carrefour du Développement, figurent de temps à autre dans le cortège présidentiel afin de rappeler à des magistrats trop zélés que l'amitié mitterrandienne ne connaît les limites ni de lieu, ni de temps, ni de code.
Les autres chefs politiques ont, certes, quelques amis qu'ils ne montrent guère. Mitterrand exhibe les siens, comme trophées de chasse, dans ses voyages d'État ou les festivités républicaines. Nous avons connu jadis, selon le mot de Poniatowski qui en a lâché de pires, le temps des "copains et des coquins". Avec Mitterrand, nous vivons dans la République des amis et des nantis : le Président distribue, non pour payer des services exceptionnels, ni pour "renvoyer quelque ascenseur" (expression consacrée de la cuisine politique, où l'on connaît pourtant davantage les pénibles ascensions par l'escalier), mais pour satisfaire son bon plaisir, des cadeaux si possible royaux.

Les Français ne s'indignent point de ces largesses répandues à leurs frais. Ils ne s'étonnent pas que le statut d'ami du monarque soit assorti, comme il est d'usage depuis François Ier, de délicieux privilèges.

 

Amnistie

 

On raconte que cette friandise, d'une blancheur décapante et d'un goût de lessive, a été mitonnée en catimini par les députés pour leur usage personnel et exclusif. Le président de la République dispose d'un droit de grâce qui lui permet, non pas de donner la vie à un condamné à mort, la peine capitale ayant été abolie, mais de rendre la liberté à un détenu ou de faire disparaître les contraventions de Désir et de ses "potes". Les parlementaires peuvent bien s'arroger un pouvoir d'absolution, surtout pour se l'appliquer à eux-mêmes. L'amnistie, même lorsqu'elle est présentée par le chef de l'État, est toujours une loi : on ne va tout de même pas reprocher aux députés qui, à longueur de session, votent aveuglément des textes dont le gouvernement les gave comme des oies, de se voter à eux-mêmes une consolation, une faveur, une indulgence.

Mais, dans le cas présent, l'accusation est injuste. L'amnistie n'a pas été cuisinée au profit de la corporation politique, ni d'une assemblée, ni d'un parti. Comme on va le voir, cette pièce montée a été préparée et fignolée à l'intention d'une seule et unique personne, pas même célèbre : Christian Nucci, un de ces petits professeurs saisis par la débauche politicienne comme la victoire de Mitterrand en a fait surgir des théories, hors des profondeurs de notre école laïque. Ainsi, dans la cuisine politique, les causes les moins remarquables produisent parfois des effets dévastateurs. Et ce M. Nucci, dont on se demande par quel miracle Mitterrand avait décelé chez lui les qualités propres à un ministre, aura réussi pour seul fait d'armes à compromettre à jamais la réputation des socialistes.

En décembre 1989, le président du groupe socialiste à l'Assemblée, Louis Mermaz, personnage glabre et morose qu'anime quelquefois un minuscule trait d'humour, élu de l'Isère où il est le voisin et le parrain de Nucci, mais surtout ami de Mitterrand, convoque le député de la Haute-Saône Jean-Pierre Michel, ancien magistrat. Et d'emblée, il lui lance : "On compte sur toi".

Entre initiés de la cuisine politique, cet "on" n'a rien d'indéfini. On le prononce en levant les yeux vers le ciel. Connaissant les relations fort anciennes qui unissent Mermaz à Mitterrand, le brave Michel retrouve toute la révérence naturelle due au président de la République et du Conseil supérieur de la Magistrature. Le sésame, cet "on" lancé par Mermaz, s'accompagne d'un amendement proclamant l'amnistie, sauf en cas d'enrichissement personnel, de toutes infractions en relation avec le financement direct ou indirect des campagnes électorales ou des partis politiques. L'affaire est limpide : une infraction c'est un crime, un délit ou une contravention. La France entière sait que l'ex-député et ancien ministre Nucci est accusé du crime de détournement de fonds publics.

Pour la suite de l'histoire, on note que l'amnistie ne couvre ni le trafic d'influence ni la corruption : c'est par ce trou béant que se faufileront les magistrats, notamment le juge Van Ruymbeke, bourreau du PS, pour inculper à tour de bras les petits marquis ou obscurs commis du régime dont le plus outragé sera le locataire de l'hôtel de Lassay, Henri Emmanuelli.

Promu volontaire d'office, comme on dit dans les corps de troupe, Michel présente cet amendement qui lui brûle les doigts aux députés socialistes. Beaucoup déclarent leur hostilité, notamment les amis du Premier ministre en exercice Michel Rocard. Lorsque le texte aura été voté, promulgué et coulé dans les tables de la loi, déclenchant dans les cuisines socialistes un effrayant capharnaüm, tout le monde - sauf le pauvre Michel (qui ne sera d'ailleurs jamais remercié de son service commandé) - au parti socialiste comme au gouvernement affirmera, avec la flamme des saintes vierges martyres, y être étranger. Personne ne voudra endosser la responsabilité de cette colossale bévue.

La vérité est qu'au même moment, le premier secrétaire socialiste Pierre Mauroy, en chef chevronné, subodorait déjà l'étendue des malheurs causés aux socialistes par les investigations en cours et adjurait le ministre de la Justice Pierre Arpaillange de les stopper. Mais Arpaillange ainsi que ses deux ou trois successeurs devaient se montrer impuissants et affolés face aux magistrats, ce qui, dans leurs fonctions, présente quelque inconvénient.

Michel se retrouve donc seul signataire de l'amendement destiné à blanchir Nucci, seul orateur socialiste pour le plaider au Palais-Bourbon, seul à boire bravement le scélérat calice. Et seul à ferrailler contre deux champions de la tribune, le député communiste du Gard, médecin dans le civil, Millet et l'élu RPR de Haute-Savoie, alpiniste, juriste et aboyeur également émérite Mazeaud. Le premier, dans un moment de mansuétude, déclare qu'il y a "quelque manque de délicatesse à tremper ses doigts dans des opérations de blanchiment vraiment nauséabondes". Mazeaud, décidément perspicace, annonce que l'amnistie "fait mal aux juges : elle interrompt les poursuites". Et il ajoute : "Il s'agit d'une auto-amnistie car, au bout du compte, l'amnistie du donateur entraîne celle du donataire, de celui qui reçoit ... L'opinion publique ne nous croit pas : elle n'hésite pas à dire que s'ils - c'est-à-dire nous - s'auto-amnistient aujourd'hui, c'est pour recommencer demain".

Mais Mazeaud, qui se donnera du mal pour faire bien voter les députés absents, ne convaincra pas toute l'opposition. L'amendement Michei sera voté entre chien et loup. Nucci pourra circuler le front haut dans les corridors des palais où la République abrite ses excellences. Et devant ses visiteurs socialistes de tous courants, Mitterrand ne manquera jamais de se moquer et s'indigner d'une amnistie qui aura jeté aux enfers la majorité, les socialistes et lui-même en victime expiatoire, à peine moins héroïque que Vatel poussé à la mort, trois siècles plus tôt, par des mareyeurs négligents.

 

Cabinets

 

Védrine après Bianco : le changement est à peine perceptible. Quelques centimètres et quelques cheveux en moins chez le premier et, chez le second, une ombre d'humour dont le compère est dépourvu. Les hommes de cabinet ne se distinguent pas facilement les uns des autres : la couleur du poil, peut-être, ou la cravate. Védrine et Bianco représentent, à la perfection et sans effort, cette catégorie socio-professionnelle qui a proliféré à un rythme galopant, à la fois en nombre et en volume.

Les ministères et les organismes gouvernementaux s'étant multipliés ces dernières années, pour atteindre un record historique, les cabinets ont grossi dans la même proportion, selon un processus de cooptation analogue à la parthénogenèse chez les insectes. Beaucoup d'experts estiment à présent que les gens de cabinet, loin d'être d'anonymes seconds dans nos cuisines politiques, en sont les véritables maîtres. Dieu sait qu'ils se donnent du mal pour ne pas attirer les regards : ils ont adopté une espèce d'uniforme et affectent de reproduire, en tonalité mineure et assourdie, les gestes et les mots de leurs présumés patrons. Mais ils sont les vrais auteurs de toutes les interventions et actions de leurs ministres, directeurs ou présidents. Ils s'interdisent toute fantaisie, toute manifestation de personnalité. Il faut entendre Védrine débiter, d'une langue de plomb, la défense et illustration du génie de son maître pour réaliser l'abnégation propre aux membres de cabinets.

Lorsqu'il leur arrive de s'installer à leur compte et de devenir chefs à leur tour, comme Delebarre, Bianco, Vauzelle ou les dames Royal et Bredin, ils ne peuvent se défaire qu'après plusieurs années de la paralysie de leurs débuts. Un homme de cabinet a souvent du mal à se faire adopter par le corps électoral, ayant si peu de dispositions pour la poignée de main, la familiarité, et la bonne chère.

En contrepartie, ils n'assument aucune responsabilité. Ils n'ont de comptes à rendre qu'à leurs patrons respectifs : lorsqu'il arrive à un ministre de limoger un membre de son cabinet, comme Roland Dumas s'y est résigné après le scandale Habache, il lui assure ce "point de chute" (en l'occurrence une ambassade) qui constitue le repère fixe, l'étoile du berger, dans l'obscur itinéraire des représentants de cette profession. Dans les devoirs incombant aux gens de cabinet figure, en effet, l'obligation de revêtir la peau du bouc émissaire, en cas de nécessité de haute cuisine politique. Mais c'est un service qui rapporte.

Ces personnages, qui exercent un pouvoir incontesté sur l'Administration, ont-ils une âme ? La chose n'est pas prouvée, ni même constatée. Dans les cabinets, il vaut mieux s'interdire toute opinion anti­conformiste qui pourrait passer pour de l'impiété, toute réaction, tout sentiment. Car l'existence, dans ces microcosmes, est entachée de rivalités cruelles et de pièges mortels, soumise à la loi de la jungle. À défaut d'âme, mieux vaut assurément être doté d'un caractère en acier trempé.

Comme dans toute notre cuisine politique, l'adresse de référence est l'Élysée. Le cabinet du Président est un véritable gouvernement de l'ombre, ayant autorité sur tous les ministres et le pouvoir de désigner les membres des divers autres cabinets.

Autant dire qu'il ne faut pas se fier à l'humble amabilité d'un Védrine : cet homme-là a la charge d'exécuter les sanctions décidées par le président de la République. Mais il peut aussi, sans avoir l'air d'y toucher, régler ses propres comptes. Et les femmes, qui appartiennent aux cabinets selon un quota imprécis, ne sont pas les moins dangereuses.

 

Cocorico

 

Du temps où Rocard siégeait à Matignon et s'ingéniait à encenser Mitterrand de compliments si excessifs et dithyrambiques qu'il ne les formulait pas sans pouffer, une société française de recherche pharmaceutique fut contrainte de se vendre au plus offrant. L'affaire bénéficiait d'une excellente réputation. Une puissante firme allemande se proposa. On était dans ces années de braise où les gouvernements brûlaient tous pour l'Europe. Le ministre français de l'Industrie, ancien industriel et Européen de l'espèce démocrate-chrétienne qui ne cesse de célébrer le culte de la cause supranationale, Roger Fauroux, fit venir le vendeur français. Il lui annonça, d'un ton qui ne souffrait aucune réplique, que la France s'opposerait à la vente à l'étranger d'une pièce de son patrimoine industriel et technologique : "Trouvez un partenaire français", lui dit-il. Ce qui fut fait.

Tous les pays ont la fibre patriotique développée. Mais la France s'enivre de cocoricos majestueux avec une telle constance depuis des siècles que le monde entier n'ose plus lui disputer le record. Qu'un petit Français remporte une course aux jeux Olympiques et aussitôt voilà la planète submergée de notre hymne national : "Marchons, marchons, qu'un sang impur abreuve nos sillons"...

En politique, le national-chauvinisme constitue un ingrédient obligatoire, utilisé sans retenue, que l'on soit socialiste ou libéral, bourgeois ou travailleur, catholique ou anarchiste. Les partis les plus internationalistes, comme le PS ou le PC, pratiquent l'hymne patriotique avec une impudeur telle qu'il leur arrive de se trouver en pleine contradiction avec eux-mêmes. Mais peu importe : un cocorico là-dessus et il n'y paraîtra plus ! On se rappelle avec quelle rage les communistes français dans les années 50-60 se défendaient d'entretenir avec les pays de l'Est des relations fraternelles, de quel ton leur secrétaire général se scandalisait lorsque l'industrie française investissait et créait des emplois dans des pays étrangers frappés par le chômage et la famine. </p p>Parvenus au pouvoir après une longue pénitence dans les ténèbres de l'opposition, les socialistes, qui avaient tant raillé de Gaulle et sa "grandeur française", ont quelquefois franchi les limites du chauvinisme acceptable. Ainsi, le Premier ministre Édith Cresson n'a pas jugé utile ni bienséant de s'excuser après avoir comparé les Japonais à des insectes, évidemment envahissants et nuisibles, ou mis en doute la virilité des citoyens britanniques de sexe mâle.

Il n'y a eu aucun scandale, seulement une protestation diplomatique américaine, lorsque le parti socialiste, pour recommander aux électeurs la ratification du traité de Maastricht, a recouvert les murs d'affiches représentant le Japon et les États-Unis, nos deux alliés, sous l'aspect de deux monstres d'obésité, de laideur et d'arrogance.

Nos partenaires européens sont parfois effrayés par l'ardeur européenne de la France : les Français, selon eux, ont une foi tellement inébranlable dans l'Europe qu'ils ne peuvent la concevoir que française. Aux conseils européens, qui réunissent les douze gouvernements des pays de la Communauté, Margaret Thatcher disait "je", mais François Mitterrand attaque souvent ses interventions par une de ces formules : "La France estime, la France souhaite, la France met en garde"... Et tous ses collègues de s'écraser sous cette majesté verbale.

Pour faire triompher les couleurs françaises sur tous les champs de bataille, économique, politique, sportif ou linguistique (ah! la francophonie... ), les hommes qui nous gouvernent ne reculent devant rien : diffamation, mensonge, insulte, nationalisme toujours primaire... Et l'on n'a pas encore entendu un seul personnage de nos cuisines politiques mettre en doute le bien-fondé du choix de Strasbourg - au demeurant ruineux, incommode et déploré par tous les élus et fonctionnaires de la Communauté - comme siège du Parlement européen.

C'est que, dans sa manie patriotique, la France ne néglige aucune conquête : chaque pouce de terrain gagné à la cause de la gloire patriotique vaut tous les sacrifices. Et il suffit que le président de la République oppose l'argument de l'intérêt de la France pour que tout soit dit et qu'apparaisse sur nos écrans, en un patriotique générique final, le drapeau tricolore comme agité par le souffle martial de notre Marseillaise.

 

Cohabitation

 

À entendre les socialistes, qui forcent parfois la note, les premières semaines de cohabitation, en 1986, furent pour Mitterrand une épreuve atroce, une sorte de supplice chinois. Le président de la République, comme un otage en son palais, dut recourir à des ressources psychologiques phénoménales : nul, selon ses courtisans, n'aurait pu garder la tête froide au long de ce calvaire. Au Conseil des ministres, le seul moment de la semaine où il lui fallait cohabiter physiquement avec les grands et les petits Satan de la droite, Mitterrand n'osait même pas lever les yeux de peur de croiser, dans ceux des ministres, une lueur goguenarde.

On ne fera croire à personne que la cohabitation était une torture à petit feu, ni que Mitterrand a été martyrisé par le gouvernement. D'ailleurs, ces deux années de pouvoir sensiblement réduit ont plutôt réussi au président de la République qui, dès le 14 juillet 1986, quatre mois après les élections législatives remportées par la droite, retrouvait sa place dans la cuisine politique et pouvait donner libre cours à sa dextérité et sa créativité de premier chef de France. Un Pasqua n'était décidément pas moins supportable qu'un Charasse, dont le style néo-coluchien fait rire Mitterrand on ne sait pourquoi.

De cette cohabitation forcée, Chirac, lui, garde un détestable souvenir. Jusque-là, il témoignait au chef de l'État de la considération et même quelque admiration. Après, Mitterrand ne trouvait plus la moindre grâce à ses yeux : retors, fourbe, menteur, n'ayant pas le respect des intérêts supérieurs de la nation, telles étaient les gentillesses qui lui venaient aux lèvres lorsqu'il parlait du chef de l'État dont le crime principal demeure de l'avoir vaincu.

C'est Chirac qui jure qu'on ne l'y reprendra plus : Mitterrand, dès 1988, s'est déclaré "partant" pour une nouvelle cohabitation et il n'éclate pas de rire à l'idée, pourtant saugrenue, de partager un jour les responsabilités du pouvoir avec Giscard d'Estaing. Il est vrai que le duel entre ces deux fauves, patients et cruels, eût été d'un intérêt extrême si, à présent, l'un et l'autre n'avaient été atteints par les limites naturelles de l'âge.

Les Français ont savouré ce qu'il y a de meilleur dans la cohabitation : la fin du pouvoir incontrôlé d'un homme, une cure de démocratie à dose homéopathique. Ils espéraient le retour à un équilibre mais, très vite, Mitterrand a su prendre pour lui-même la meilleure part, laissant au Premier ministre les mécontentements, les colères catégorielles, les aléas de la vie gouvernementale quotidienne.

C'est au fil de cette expérience que Mitterrand a mis au point sa propre recette de la cohabitation dialectique, qu'il continue d'inscrire de nos jours à ses menus, même avec des premiers ministres socialistes. Il s'agit de prendre fait et cause, dans un joli mouvement de pitié, pour les catégories en lutte contre le gouvernement. Mitterrand en eut l'idée pour la première fois lorsqu'une fronde de lycéens faillit submerger Chirac et son équipe. Il la servit de nouveau lorsque le gouvernement Rocard affronta une grève des personnels hospitaliers, puis une révolte des étudiants, et même du temps de sa protégée Édith Cresson, ou encore lorsque Bérégovoy dut livrer bataille aux chauffeurs-routiers et y perdre sa fugace réputation de meilleur Premier ministre de la V République.

Le résultat, certes, s'avère déconcertant pour l'opinion publique, convaincue qu'il n'existe point de gouvernement ne bénéficiant pas de la confiance présidentielle. Le spectacle du monarque, recevant dans son palais une poignée d'étudiants pétrifiés de respect alors que le gros des troupes incendie les voitures, pille les boutiques et lance des projectiles variés sur les forces de l'ordre, n'est concevable que dans un vieux royaume de la cuisine politique comme la France. Cette variante mitterrandienne de la cohabitation n'a pas manqué d'étonner les spécialistes de la science politique. Mais il faut au moins un maître comme François Mitterrand pour l'exécuter : le Président disparu, personne ne saura sans doute se livrer à un exercice aussi subtil sans y laisser sa crédibilité.

Du côté de Chirac, les grosses têtes ont procédé à une analyse critique de la cohabitation : le Premier ministre devait-il démissionner le 14 juillet 1986, lorsque le président de la République a refusé de signer certaines ordonnances rédigées par le gouvernement ? Plusieurs ministres de l'époque affirment l'avoir recommandé le jour même à Chirac. Mais celui-ci leur avait répliqué : "J'ai démissionné en 1976. Je ne veux pas être le Premier ministre qui démissionne tous les dix ans". Après coup, Chirac juge que s'il avait claqué la porte, les Français se seraient rangés aussitôt derrière le président de la République, contre le Premier ministre, contre lui.

Comme tous les élèves du gaullisme, Jacques Chirac, malgré les exigences des campagnes et des mauvaises querelles qu'elles entraînent, malgré l'amer souvenir de ses luttes contre Mitterrand, continuera jusqu'à son dernier souffle de pratiquer le culte du président de la République. Il croit qu'un Président, oint par le peuple, ne peut être tout à fait pervers ni stupide. C'est un homme qui n'a pas cessé depuis ses débuts de courber la tête devant le monarque. S'il devenait président à son tour, il lui faudrait chaque jour se regarder dans une glace pour éprouver devant sa propre image les nécessaires certitudes de la révérence.

 

Collaboration

 

Les souvenirs de l'Occupation baignent la cuisine politique française dans des effluves de honte. Nos meilleurs chefs ne cessent de rendre les comptes des lâchetés ou des crimes qu'ils n'ont pas commis et dont ils n'ont pas toujours été les témoins. Dans notre pays, l'Histoire n'est pas un objet de musée : elle alimente nos polémiques, trace les frontières entre les familles de pensée, fixe sous un vernis indélébile les idées reçues. La gauche, avec un parti communiste qui a comptabilisé dix mille fusillés, c'est la Résistance, le Chant des partisans, la République. La droite : la bourgeoisie, le marché noir, Pétain et Vichy, la Collaboration. Depuis un demi-siècle, des générations d'excellents Français ont été éduqués selon ces schémas rigides.

Nos professionnels de la politique veillent à ne jamais contredire de si vieilles certitudes autour desquelles s'organise l'ordre social. C'est ainsi que Jean-Marie Le Pen se croit obligé de mettre en doute l'existence des camps d'extermination et de célébrer la mémoire de Pétain, héritier de Jeanne d'Arc en ligne directe. À gauche, le pacte germano-soviétique s'est évaporé dans la nuit des temps et l'on étonnerait fort un militant socialiste si on lui révélait le nombre de ses aînés ayant voté, en 1940, les pleins pouvoirs au Maréchal.

De tous les pays d'Europe (Allemagne exceptée) la France est celui qui souffre le plus de son Histoire, incapable d'en tourner la page, ressassant avec une délectation masochiste des défaites et des trahisons vieilles d'un demi-siècle. Dans les débats qui font résonner les murs du Palais-Bourbon ou les studios de télévision, le seul mot "occupation" fait claquer les malédictions et glapir les anathèmes.

Tout avait été accompli, pourtant, pour nettoyer la scène et purger l'histoire de France. Les Pétain, Laval et autres "collabos" répertoriés et jugés, le pays pouvait se bercer des légendes de la Résistance. Certes, il y avait eu des égarés, des criminels, mais l'État, sa police et ses juges n'avaient point failli. Les manuels d'histoire des lycées et collèges passaient sous silence les lois antijuives de Vichy ainsi que l'action des policiers français dans les rafles du Vél' d'Hiv'. En 1956, Alain Resnais était obligé de supprimer un plan de son chef-d'œuvre Nuit et Brouillard : on y voyait un agent en uniforme procéder à l'arrestation d'un juif. Il a fallu attendre près de trente ans pour avouer aux Français qu'un État, un gouvernement, des fonctionnaires avaient livré aux occupants des enfants israélites qui devaient disparaître dans les camps de la mort.

C'est la révélation de ce crime d'État, en 1970-1971, qui devait susciter une grande querelle nationale. Celle-ci, vingt ans après, n'est pas éteinte. De Gaulle était mort : il avait incarné l'Honneur, absous des crimes, gracié des traîtres. Pompidou, son successeur que certains gaullistes fanatiques appelaient "usurpateur", n'avait aucun titre de résistant à faire valoir. Comme l'immense majorité des Français de sa génération, il avait combattu l'occupant en écoutant la radio de Londres et, parfois, en glissant dans sa poche des journaux interdits. Mais ayant été distingué par de Gaulle, il se trouvait à l'abri des vilains procès. À peine fut-il critiqué par ses Compagnons lorsque, dans le souci de "refermer les plaies", il blanchit le chef de la milice lyonnaise Paul Touvier que l'Église avait soustrait à la police républicaine en le promenant de confessionnal en sacristie.

Avec Giscard, rien à craindre : il était si jeune à la Libération, si svelte dans son uniforme de la Ie armée, que nul ne songeait à le tarabuster pour le pétainisme d'un oncle, d'un père ou d'un grand-parent. Le président de la République n'eut pas le moindre frisson lorsque des enfants de déportés juifs, victimes des fonctionnaires de Vichy, portèrent plainte contre le nommé Legay, pour complicité de génocide. Puis ce fut le tour d'un ancien responsable de la préfecture de Bordeaux, Maurice Papon, devenu gaulliste breveté, préfet, puis député et enfin ministre du Budget. "Nous nous battions contre une réhabilitation de Vichy par ignorance de son action antisémite", expliquera l'avocat Serge Klarsfeld. Enfin fut déclenchée la première campagne contre René Bousquet, très haut fonctionnaire de Vichy, responsable de la police française qui avait collaboré avec la Gestapo, jugé à la Libération, puis réintégré dans la société, lavé, blanchi, réhabilité, totalement amnistié de l'aide qu'il avait apportée à l'occupant nazi en lui fournissant gracieusement des contingents de juifs, reconverti dans la finance et les affaires sans coup férir, et enrichi, accueilli à bras ouverts par les notables de la IVe République, notamment choyé par la "papesse" du radicalisme toulousain et propriétaire de l'empire de presse de La Dépêche du Midi, mécène à ce titre de la gauche non communiste, Évelyne Baylet.

C'est ici qu'entre en scène François Mitterrand. Sur le chapitre de la Résistance, le président de la République est l'homme le plus ombrageux du pays. Il ne manque jamais de revendiquer, par la parole ou par le geste, son affiliation au camp des combattants de l'ombre. Il parle de ses camarades résistants avec tant d'insistance et de grandiloquence, un tel luxe de détails que nul ne peut l'entendre sans s'interroger. Où est donc le bât qui le blesse ? C'est qu'avant la Résistance, Mitterrand a porté, sans y être contraint par quoi que ce soit, la francisque, insigne qui valait serment de fidélité à Pétain.

Ah, maudite francisque... Mais en 1941, lorsqu'il s'évade de son camp de prisonnier de guerre, il a vingt-cinq ans. Il s'en va chercher un emploi, tout naturellement à Vichy, capitale du pays, siège du gouvernement français qui plaide et pratique la collaboration avec l'occupant. Lorsque Mitterrand arrive dans cette ville d'eaux en proie à la bureaucratie, peut-être ignore-t-il que Pétain a déjà tracé la politique de l'État français : les lois anti-juives ont été promulguées, la volonté d'exterminer les "bolcheviques" et les francs-maçons déjà proclamée, ainsi que la décision de traîner Blum en justice et d'ouvrir le procès du Front populaire.

Mitterrand est engagé dans un service chargé du reclassement des anciens prisonniers de guerre revenus en France. Il est efficace. Il pourra bientôt constituer une organisation qui s'appellera le Rassemblement National des Prisonniers de Guerre (RNPG). Ce n'est pas un réseau de Résistance (laquelle est d'ailleurs encore embryonnaire). Ce Rassemblement s'inscrit, comme tout ce qui a un caractère officiel, dans la fidélité au vieux Maréchal qui a fait don à la France de sa personne et fermé les yeux - définitivement - sur les violences et les crimes commis, en son nom, par sa Milice et sa Police. Mitterrand imite tout ce qui grouille autour du patriarche : il porte la francisque. Maréchal, nous voilà...

Comme beaucoup de Français il vient à la Résistance plus tard quand le vent tourne. Il y est amené par un chef de réseau du Vercors, Antoine Mauduit, puis "cornaqué" par la famille de Danielle Gouze qui deviendra sa femme. Son organisation basculera à son tour du bon côté, à la mi-1943, et finira par s'intégrer dans la Résistance - mais sans être reconnue comme réseau de combat.

Au cours de son règne, Mitterrand va batailler dix ans, jusque devant le Conseil d'État dont il est le président en titre, dix années de procédures, de nominations d'experts, de plaidoiries en tous genres, pour faire officiellement reconnaître son mouvement comme "unité combattante au titre de la Résistance intérieure française", résultat atteint en mars 1992, solennisé par un arrêté signé de la main du ministre Pierre Joxe, vieux briscard du mitterrandisme bardé de probité républicaine et de vertu socialiste. On ignore si la publication de ce certificat en bonne et due forme a été arrosée au champagne à l'Élysée.

Lorsque cet événement se produit, Legay est mort mais Bousquet bien vivant dans sa résidence des beaux quartiers, toujours dénoncé, à grand renfort de clameurs, de manifestations, de documents retrouvés que la presse publie avant de les transmettre à la justice. Questionné à l'Assemblée, le ministre Kiejman, empêtré dans son zèle courtisan et sa haine pieuse du nazisme, bredouille les mots de "raison d'État", qui le fâcheront avec la plupart de ses amis avocats. Les Français ignorent le fond de l'affaire et s'en moquent. Dans les cuisines politiques, le moindre chef connaît la vérité : d'Évelyne Baylet à Bousquet et de Bousquet à Mitterrand, on décèle le trait rouge de l'amitié ; de l'intérêt politique, du soutien que le chef socialiste est en droit d'attendre de La Dépêche du Midi, dans ce Midi du bon côté qui n'a guère cessé, au long du siècle, de voter radical et socialiste.

Il n'y a que l'amitié, en effet, qui puisse amener Mitterrand à se fâcher avec la moitié de la bonne société juive de Paris. En 1992, le président de la République assiste au cinquantième anniversaire de la rafle du Vél' d'Hiv', payant de sa présence l'hommage dû aux milliers de juifs de tous âges expédiés à Buchenwald et Auschwitz sur décret de Bousquet, mais sans dire, un mot, pâle, glacé, essuyant les injures d'une foule ulcérée qui lui lance au visage le nom de Bousquet comme un crachat.

Certes, cette passion d'Histoire, cette fièvre qu'éveillent d'horribles souvenirs, n'atteint pas la population entière. En dehors de la communauté juive (l'ashkénaze plutôt que la séfarade), de ces intellectuels qui ne cessent de soupeser le bien et le mal sans autres témoignages que ceux des pierres tombales, la population, elle, ne s'enflamme pas. Mais la politique en France réclame aux hommes qui s'y destinent un pedigree impeccable concernant cette période. Après Mitterrand, lorsque viendra le temps des présidents ou des candidats qui n'auront pas connu les années noires de l'Occupation, sans doute exigera-t-on d'eux de répondre à cette question : "Qu'auriez-vous fait en 1940 si vous aviez eu l'âge de raison ?" Et malheur à qui se dérobera d'un geste papillonnant de la main.

 

© Philippe Alexandre, in Mon livre de cuisine politique, Grasset, 1992, passim.

 


 

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