Ce texte - paru à l'origine dans le Canard enchaîné, en février 1961 – est ici publié, d'abord, en hommage à Morvan Lebesque (1911-1970), qui nous manque terriblement. Ce professeur de morale laïque aurait nombre de sujets d'indignation à traiter, de nos jours, avec cette acuité n'appartenant qu'à lui.
Mon intention est ensuite qu'il vienne donner du poids, apporter un autre éclairage si l'on veut, à l'entrefilet publié par ailleurs à propos de l'attitude autour de l'affaire Gaillot, opinion d'un lecteur du Monde, qu'on retrouvera sous ce lien.

 

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Ce n'est pas sans sourire que j'ai appris cette nouvelle : la prochaine reprise de Tartuffe, au Palais-Royal, sera présentée au public par un prêtre, le R.P. Roguet. Loin de moi l'idée de préjuger ce spectacle et son présentateur, encore plus loin celle de récuser à quiconque le droit de parler de Tartuffe. Tartuffe est un chef-d'œuvre qui appartient à tous. Encore faut-il qu'on ne le défigure pas en nous en offrant - comme on l'a toujours fait jusqu'ici - une image faussée, assagie et (pour comble !) hypocrite.

L'énigme de Tartuffe m'a toujours passionné. Voilà une pièce qui, dès sa création, a provoqué un scandale énorme. Sur la Cabale des Dévots, je n'insisterai pas, elle est dans tous les manuels. Mais il y a mieux : interdit dès le lendemain de sa "première", Tartuffe l'a été périodiquement depuis trois siècles chaque fois qu'un régime clérical accédait au pouvoir. Sous la Restauration, des théâtres, à Rouen par exemple, furent fermés pour l'avoir représenté. Sous "l'Ordre Moral", on évita de le jouer et sous Vichy, on le "déconseilla". Tartuffe, pièce maudite ? Il le semblerait. Or cette pièce maudite est, malgré tout, très souvent jouée. Et à la représentation, elle perd brusquement toutes ses audaces.

Comment cette pièce, historiquement explosive, met-elle aujourd'hui tout le monde d'accord ? Voyez-la, à la Comédie-Française, par exemple ; une belle œuvre littéraire, et rien de plus. Un personnage odieux, certes, l'imposteur : mais qui défend les imposteurs ? Pour le reste, un brave homme de dévot, un benêt comique ; une honnête femme, une servante forte en gueule, deux amoureux... Alors, le scandale, là-dedans ? La cabale, les interdictions, pourquoi ? On ne comprend pas, on les oublie... Molière le scandaleux, Molière l'anti-dévot aurait-il donc finalement gagné ? C'est ce que nous affirment exégètes et critiques, célébrant à l'envi la victoire du "bon sens" sur le "fanatisme" - le fanatisme du XVIIe siècle, naturellement. Tout le monde le croit, et je le crus aussi. Jusqu'au jour où je compris de quel mensonge était tissée cette unanimité bénisseuse. Non, Molière n'a pas gagné. Au contraire, il a perdu. Car on joue Tartuffe en France, et souvent, et librement, et sans y changer une virgule, c'est vrai. Et pourtant, ni vous, ni moi, personne n'a jamais vu Tartuffe.

 

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Ce qui me mit sur la piste, ce fut d'abord un simple détail : dans toutes les représentations de Tartuffe, quel que soit le décor, beau ou laid, pauvre ou luxueux, je n'ai jamais vu qu'un crucifix, un seul, accroché soit au mur, soit (comme à la Comédie-Française) au-dessus de la cheminée. Et dans ce décor, c'est-à-dire chez lui, entre un homme qui s'appelle Orgon, le "brave homme" que j'évoquais tout à l'heure, un bourgeois ventru, satisfait, un peu bête et vêtu comme vous et moi - je veux dire, comme vous et moi si nous vivions sous Louis Quatorze.

Or c'est là que commence, sans jeu de mots, l'imposture, Cet Orgon, qui est-ce ? Un croyant ? Non. Le croyant de la pièce, c'est son frère, Cléante : un homme juste, bon, pondéré, qui a de la religion - c'est son droit - et parle d'elle avec sagesse et libéralisme. Orgon, lui, est autre chose : un dévot, c'est-à-dire un obsédé de la religion, un malade de l'imaginaire religieux comme Argan (Orgon-Argan : le rapprochement est de Ramon Fernandez) est un malade imaginaire tout court. Malade, oui : profondément atteint dans toutes ses fibres par une déformation morbide de la piété, Orgon lui sacrifie tout, raison, pensées, affections familiales, bonheur ; pauvre maniaque des oremus, il ne juge les gens que sur leurs agenouillements à l'église. Eh bien ! des dévots et des dévotes, il en existe dans notre siècle aussi. Vous en connaissez sûrement, et je vous demande : combien de crucifix ont-ils chez eux ? Un seul ? Non ; mais partout des rosaires, des images pieuses, des portraits de papes, de saints et de saintes. Et comment sont-ils vêtus ? Comme vous et moi, non : mais bardé de scapulaires, de médailles bénites et le chapelet toujours à la main ou à la poche. Et voilà où réside le mensonge de Tartuffe, au théâtre : dans le décor, le costume. Ce dévot, on ne nous le montre jamais. Jamais. Comme si on en avait peur.

Mais, dira-t-on, qu'importe ? Orgon, après tout, n'est qu'un personnage secondaire, c'est Tartuffe seul qui nous intéresse. Cela aussi, je le croyais. Puis, un jour, par hasard, je parlai de Tartuffe avec Hubert Gignoux, le directeur de la Comédie de l'Est, et il me rappela un autre détail que j'étais impardonnable d'avoir oublié : tout auteur-acteur-chef de troupe se distribue d'habitude (c'est bien naturel !) le grand rôle de la pièce qu'il vient d'écrire ; or, Molière, à la création de Tartuffe, ne joua pas Tartuffe, mais Orgon. On ne peut être plus clair : le protagoniste de Tartuffe est Orgon et le véritable sujet de la pièce n'est pas la canaillerie anecdotique d'un escroc de la dévotion, mais la réussite de cette escroquerie, c'est-à-dire la satire du milieu où elle pouvait, tout naturellement, se donner cours.

 

Cette analyse de la pièce, c'est peu dire que les acteurs évitent de la faire. Fascinés par le rôle de Tartuffe, ils axent tout sur lui. Cela nous vaut un spectacle décentré où, pendant deux actes, on ne fait qu'attendre l'arrivée du personnage en oubliant l'essentiel : le milieu où il va s'exercer. Et enfin, quand ce personnage arrive, que nous présente-t-on? Un traître de mélodrame, grimaçant et faisant mille efforts visibles pour tromper son monde. Or, Tartuffe est, de tous les personnages de Molière, un de ceux, au contraire, qui grimacent le moins et se donnent le moins de peine pour réussir. Il n'en a nul besoin. D'abord, il est chez un maniaque, et rien de plus facile que de complaire à une manie. Ensuite - mais on l'oublie toujours - il vient, en quelque sorte, "en corps". Tartuffe, en effet, n'est pas seul. Il appartient à la Compagnie du Saint-Sacrement, compagnie toute puissante à laquelle il lui suffit de faire allusion pour en imposer. Comme jadis la Congrégation ou le Tiers-Ordre. Comme, aujourd'hui, en Espagne, l'Opus Dei.

Tel est le malentendu qui fait de Tartuffe une pièce sage et sans danger, un banal numéro d'acteur, l'histoire - je cite un commentateur - "d'un imposteur qui s'introduit dans une famille". Mais Tartuffe est bien autre chose que cela : la peinture d'une aberration mentale, la bigoterie. C'est une pièce profondément actuelle et que je rêve de voir jouer dans son vrai décor, cette maison d'Orgon pleine d'ombres malsaines, encombrée de gris-gris : une histoire qui se passe aujourd'hui encore dans des centaines, des milliers de familles peut-être, captations, extorsions de fonds, mariages arrangés par de mauvais prêtres. Qu'en penseraient les croyants ? J'en connais, certes, qui ne s'en formaliseraient point. Mais beaucoup d'autres, comme en 1664, seraient effarés : précisément, tous ceux qui confondent la foi avec les avantages qu'on en tire et la piété avec ses marques extérieures. En tout cas, je suis tranquille : montrez-nous un véritable bigot sur la scène, et la salle, comme jadis, hurlera. Car le bigot n'est pas comique : il est ignoble.

Qui nous rendra Tartuffe ? Qui rendra à Molière sa force et sa grandeur - la grandeur du scandale ?

 

 


 

 

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