Robinson et ses compagnons invisibles. — Les premiers âges de l'humanité et les forêts vierges.

 

L'homme n'est pas un animal sauvage, mais un être sociable et aimant (Aristote)

 

 


Henri. — Monsieur, vous nous avez parlé hier des avantages de la civilisation. Je trouve en effet tout cela bien beau ;

mais je viens de lire l'histoire de Robinson, jeté par un naufrage dans une île, et il me semble qu'il serait encore plus amusant de vivre, comme lui, dans une terre déserte. J'aimerais bien mieux sa cabane de feuillage et son lit de mousse que notre grande usine ; et puis, quel plaisir de pécher ou de chasser tous les jours avec Phanor, au lieu d'étudier l'arithmétique et les sciences ! Et les ouvriers, les mineurs, par exemple, qui sont toujours sous la terre, ne seraient-ils pas plus heureux au milieu des forêts, en liberté ? Pourquoi donc les hommes bâtissent-ils des villes où ils se réunissent en si grand nombre, plutôt que de s'en aller au hasard dans les beaux pays inhabités où la terre est couverte de fruits et de fleurs ? Est-ce que ce ne serait pas plus agréable ?


— Mon ami, dit M. Edmond, tu parles fort bien de ce qui serait agréable, et non de ce qui serait possible. L'histoire de Robinson est un conte charmant, très amusant à lire ; mais ce n'est qu'un conte.


— Cependant, Monsieur, dit Aimée, pas une fée n'apparaît dans la vie de Robinson pour le sauver des périls qui le menacent. C'est toujours par lé seul effort de son courage et de son adresse que Robinson se tire d'affaire, absolument comme dans les histoires véritables.


— Petite Aimée, en êtes-vous bien sûre ? Les instruments, les armes, les outils, les habits mêmes du solitaire, au moment où la tempête le jette dans l'île, sont-ils les produits de son industrie ?
N'est-ce pas plutôt autant de trésors que la bonne fée Civilisation laisse au pauvre naufragé pour l'empêcher de mourir ? N'avait-il pas pour compagnons invisibles, jusque dans son île déserte, tous ceux qui avaient fabriqué ses outils, ses armes, ses vêtements, tous, ceux qui l'avaient instruit ? N'est-ce pas la Civilisation qui avait à l'avance développé l'intelligence de Robinson, de manière à lui inspirer à chaque pas les expédients qui pouvaient le tirer d'affaire ? Sans cela, que serait-il advenu de lui, jeté seul, nu, sans aucune instruction, sans armes, sans outils, sans une seule épave du navire, sur son île déserte ? En supposant qu'il ne fût mort ni de faim ni de froid, la première bête féroce l'eût dévoré.


— C'est vrai, dit la petite, il fût mort sans doute ; mais je n'y avais point songé.


M. Edmond.— Eh bien, mon enfant, réfléchissez-y. Et toi-même, Henri, dis-moi s'il y a rien de plus faible qu'un homme isolé, rien de plus fort que les hommes en société ? Non seulement les progrès de la science et de l'industrie eussent été impossibles sans la société ; mais encore l'homme n'aurait pas même pu vivre dans l'isolement. Il ne faut pas s'imaginer, mes enfants, qu'aux premiers âges de l'humanité la terre ressemblât en rien à ce qu'elle est aujourd'hui. D'immenses forêts, impénétrables aux rayons du soleil, remplaçaient les plaines fertiles qui nous donnent notre nourriture. Si aux branches touffues des arbres pendaient un grand nombre de fruits sauvages, en revanche les reptiles et les serpents de toute sorte pullulaient à l'ombre de cette végétation puissante. Les hurlements des lions et des tigres se répétaient d'écho en écho. Les bêtes fauves erraient en troupes nombreuses. A chaque pas, se rencontraient des marais pestilentiels. Torrents, montagnes, précipices, dressaient de tous côtés leurs obstacles infranchissables. L'homme, nu, faible, sans abri, sans autres armes que ses mains, n'avait, pour dompter cette riche mais effrayante nature, que son intelligence. Quelque belle que fût cette intelligence, mes enfants, si l'homme eût vécu seul, il eût été vaincu par les forces brutales de la nature et des animaux. Aussi la sagesse de la Providence lui a-t-elle donné des goûts et des penchants qui le portent à rechercher la société de ses semblables. Vous-mêmes, quoique la vie de Robinson vous paraisse charmante dans un moment d'irréflexion, vous vous ennuieriez bientôt de l'existence des solitaires. La première averse de pluie ôterait à votre lit de mousse bien des charmes, surtout si le cri des bêtes féroces vous servait de réveille-matin.


Les trois enfants se mirent à rire.