À l'hiver 1980, le quotidien Le Monde publia une série consacrée à des Hypothèses d'école, sorte d'essai prospectif. Cette série s'acheva avec une diatribe enflammée, excessive sans doute (on peut la rapprocher de celle de Haroun Tazieff sur ce même site) et parfois en contradiction avec elle-même (l'auteur reproche à l'Institution Éducation nationale de proposer des textes ringards - il s'agit de textes de dictées. Personnellement, je n'ai jamais rien vu circuler de ce type, mais sait-on jamais ? Et on peut se demander si l'auteur n'a pas confondu avec un quelconque recueil de sujets d'examen - et par ailleurs accuse les enseignants de ne pas suivre les directives officielles...) ; mais en même temps pas dépourvue de toute acuité du regard, et apte à faire réfléchir ceux qui en sont capables. Comme l'auteur, Yves Véquaud, le prévoyait, il reçut en retour une bordée d'injures. Mais aussi quelques lettres d'approbation. Tirons donc tout cela de l'oubli, mais est-il encore temps de s'intéresser au devenir de cette institution tant appelée de leurs vœux par les premiers Républicains, et qui devait, à terme, contribuer à fermer les prisons (las, c'est bien le contraire, que nous avons sous nos yeux) ?

 

"Les parents n'aiment pas leurs enfants, la preuve en est qu'ils les mettent à l'école". (Yves Véquaud)

 

Les parents n'aiment pas leurs enfants, la preuve en est qu'ils les mettent à l'école. Qui d'autre qu'un petit d'homme accepterait, en France, aujourd'hui, de rester sept heures par jour sans avoir quasiment le droit de parler, de bouger, d'aller aux toilettes quand il en a envie ?

Je le sais d'expérience : on va me chanter pouilles ! Je ne vais pas manquer de recevoir la dizaine de lettres rituelles d'enseignants à la retraite qui se croient encore obligés de corriger mes devoirs. On voudra me convaincre que les instituteurs ont tous choisi leur métier par vocation, par sacerdoce. On m'accablera de ces lieux communs que les aveugles en esprit se collent sur les yeux pour ne pas voir le soleil qui leur tire la langue.

Comme j'avais souffert, ce que je considère comme une injustice, la punition de passer une quinzaine d'années sous la férule mégoteuse de médiocres, qui m'avaient obligé à retenir par cœur des trucs et des machins qui ne m'intéressaient pas et qui, jusqu'à présent, ne m'ont jamais aidé en rien, je voulus, pour oublier, pour annuler ces années d'enfer - car n'est-ce pas un enfer ce lieu où l'on s'ennuie... à mourir ? - oui, je voulus à mon tour enseigner. Et je suis passé de l'autre côté de la barrière pour rendre volontairement par la bouche ce que j'avais reçu malgré moi dans les oreilles. Ainsi, je crus revenir au point zéro, puis je suis parti voir ailleurs si je n'y étais pas plus malheureux.

Je parle donc ici en tant qu'ancien élève qui n'a jamais pardonné à ses soi-disant maîtres l'horreur de leur blouse grise, et en tant qu'enseignant qui fut à la fois émerveillé par la beauté, l'intelligence et le courage des petits bouts d'hommes arrivant en sixième, par exemple, et scandalisé par la paresse d'esprit de celles et de ceux chargés de les éduquer, paraît-il.

Il fut sans doute un temps où, dans l'enthousiasme de la nouveauté - école publique, gratuite et obligatoire, - des femmes et des hommes généreux décidèrent de se dévouer à la transmission, à la vulgarisation du savoir, lequel aiderait les enfants du peuple à accéder aux joies de l'esprit, comme on dit. Me permettra-t-on de remarquer que, depuis, les choses me paraissent avoir bien changé ?

Si j'en parle avec véhémence, c'est que l'affaire est d'importance, la plus importante, peut-être, entre toutes ! Aujourd'hui, que beaucoup d'entre nous commencent à admettre que toute révolution engendre une forêt de guillotines, ou pire, et que toute absence de changements fertilise la lâcheté, ne pourrait-on reconnaître que, plus haut que toute action politique, une action éducatrice bien menée inclinerait vers plus de joie ces fameuses générations futures pour lesquelles, depuis déjà plus de cent ans, on nous promet des lendemains qui chantent ! Oui, si les parents aimaient leurs enfants, c'est de l'école qu'ils s'occuperaient en priorité, pour que l'avenir soit plus équitable et moins douloureux que le présent,

J'affirme que, dans les années 60, professeur dans la région parisienne, je recevais du ministère des dictées corrigées sur des thèmes comme ceux-ci : le Gai Laboureur, la Veillée des châtaignes. Et j'aurais dû dicter ces textes à des enfants qui n'avaient jamais vu une charrue ni un châtaignier de leur vie ? Car leur vie était citadine, entrecoupée de vacances à La Baule, voire à Saint-Tropez.

Il n'était jamais question, dans ces modèles ministériels, ni de télévision ni de réfrigérateur, ni de tout ce qui s'imprimait, à l'époque, dans les journaux ou les mémoires. C'est pourquoi, gardant ces poncifs pour mon sottisier, je préférais faire travailler mes élèves sur des passages des livres d'auteurs contemporains que je lisais en me rendant au collège, ou, par exemple, sur l'admirable portrait qu'André Fontaine traça de Kennedy au lendemain du drame de Dallas, quitte à me faire mal voir par le père, le fils et M. l'Inspecteur.

Parce qu'ils votent pour la plupart à gauche, on répète à l'envi que les enseignants sont des révolutionnaires. Je pense, au contraire, pour les avoir entendus dans les salles des maîtres et pour avoir partagé avec eux mes repas, dans l'arrière-cantine où je devais subir leurs conversations, qu'ils forment l'une des castes les plus conservatrices qui soient, au sens étymologique du mot, bien sûr.

Et rien n'a changé depuis le jour où j'ai jeté mon froc au vent des Himalayas. Les décrets, les directives parfois voulues par les ministres ne sont pas appliqués. Qui ne connaît, aujourd'hui encore, un enfant accablé par ces fameux " devoirs à la maison " qui nous brûlaient les yeux et nous empêchaient de partager l'amour de nos parents, tant de soirs, alors que nous avions déjà été si seuls tout le jour ? Savez-vous que ces devoirs sont officiellement déconseillés ? Et je pourrais vous citer dix noms de chefs d'établissement qui interdisent encore à leurs jeunes maîtres d'entraîner les enfants hors de l'école, malgré le fameux tiers-temps obligatoire, comme de mettre un aquarium, des plantes dans les classes (Faut pas salir ! Les poissons, ça donne des boutons !). On dira que j'exagère ? Je suis en dessous de la vérité. Veut-on l'adresse de cette maternelle de banlieue fort bourgeoise où l'on colle du ruban adhésif sur la bouche des bambins bavards ?

Cet ancien directeur de cours complémentaire ne craint pas de dire à qui veut l'entendre : "Si j'avais un petit-fils, je ne le mettrais pas à l'école". Il a pourtant lui-même enseigné toute sa vie, mais il voit aujourd'hui l'ignorance et, pour tout dire, le manque de qualités de ses jeunes confrères.

Quant à moi, si j'ai fui l'école une bonne et dernière fois, c'est aussi - est-ce surtout ? - à cause des parents qui n'attendaient pas que j'essaie d'éduquer leurs fils, mais que j'en fasse bien plutôt de bons et fidèles et timides petits chefs. Ah ! les leçons supplémentaires qu'i1 m'aurait fallu donner à ces démons, qui étaient déjà bien assez punis en passant leur enfance dans ces salles sinistres que nous appelons des classes, et dans ces cours de récréation où ils étaient entassés comme des veaux dans ces fermes dites modèles.

Je n'aime pas les enseignants, de la maternelle à la Sorbonne, où ils continuent de pontifier comme ils le faisaient déjà au temps de saint François Villon. Ce sont les mêmes. Ils sont les mêmes qui se cramponnent à leurs privilèges acquis. De tous temps, ils ont raté le coche. Ils ont toujours été en retard d'un wagon. Vous rendez-vous compte du jargon qui salit de nos jours la plupart des pages et des antennes ? Oubliez-vous que ce sont les plus diplômés d'entre vous qui rédigent ces lois illisibles, ces règlements administratifs ou ces factures de gaz qui sont des insultes à l'intelligence ?

Vous connaissez des maîtres qui font encore tout leur possible pour parler un français qu'aurait aimé Verlaine ? Vous m'assurez qu'il y a des professeurs qui essaient patiemment d'apporter un peu d'eau fraîche au moulin de l'avenir ? Je vous crois sur parole. Je ne doute pas un instant de votre vérité, que je partage. J'en connais, moi aussi, mais les exceptions confirment toujours une règle. On me l'a appris à l'école.

Mais alors, me direz-vous, quelle éducation proposez-vous ? Aujourd'hui, je n'en propose aucune, je me retranche derrière la sagesse de l'Orient qui rappelle qu'il ne saurait y en avoir de bonne. Mais qu'il y a d'un côté l'exemple à donner, et, de l'autre, l'expérience à acquérir.

 

© Yves Véquaud, in Le Monde, février 1980.

 

[Ancien professeur de Lettres (né en 1938 à Paris), Y. Véquaud, écrivain et collaborateur de la N. R. F., a publié aux Éditions Gallimard : le Petit Livre avalé, le Voyage en écriture (prix Fénelon 1966) et Monarque. Grand voyageur (Inde), a été aussi traducteur de poèmes espagnols. Auteur d'un livre et d'un film sur Mithila, tradition populaire et féminine vieille de trois mille ans (État du Bihar, Inde)]

 

 

Réponses à Yves Véquaud...

 

Oser dénoncer le mal

 

Vitupéré, M. Véquaud trouve aussi des défenseurs qui ont entendu dans son texte l'écho de leur expérience. Mme L. H., institutrice honoraire de la Drôme, félicite l'auteur d'avoir "osé dénoncer le mal qui a tué, qui continue à tuer notre école : imposture magistrale qui substitue l'exercice de la puissance et du droit arbitraire de l'adulte (je n'ose employer le mot éducateur), à la joie de l'enfant.
Je ne résiste pas au désir de vous écrire, car votre triste bilan est aussi le mien et je me retrouve retraitée depuis huit ans, dans un total isolement moral, déçue, brisée, dépouillée, humiliée, pour avoir tenté (combien naïvement mais de tout mon cœur), de préserver en moi l'étincelle d'enfance, pour avoir voulu aimer les enfants plus que les instruire
".

Une lectrice de Paris "ne se pardonnera jamais" d'avoir envoyé ses filles à l'école, "où elles sont malheureuses, où elles n'apprennent rien que l'ennui. L'aînée, en 1e C (où règnent la tension, l'angoisse) est devenue anorexique et tellement paniquée par le bac, qu'en année de terminale elle n'est pas revenue des vacances de Pâques... Ce n'est pas faute d'avoir dépensé du temps, de l'énergie, de la matière grise à essayer de changer l'école (après 1968, on croyait qu'on pourrait changer tout ça…). J'aurais mieux fait de le passer, ce temps, à vivre avec mes filles, peindre, tricoter, faire la cuisine, rire, apprendre par d'autres moyens. Je crois que c'est la peur qui nous arrête devant les solutions radicales. Les compromis ne sont que le masque de notre lâcheté ! Quel gâchis !"

Mme P. H., qui habite Saint-Paul, dans les Alpes-Maritimes, partage un avis semblable :

"Les parents ne savent même pas, pour la plupart, ce que fabriquent leurs enfants pendant toute une journée d'emprisonnement. Ils les abandonnent derrière des grilles à une institution caduque qui est censée les servir, c'est-à-dire les broyer. L'école, reflet de la société, ne fonctionne que pour briser l'originel, l'imagination et le fantastique de l'enfant, afin qu'il corresponde au profil de l'individu-type, pur produit préfabriqué devenu sans défense et sans révolte. Voilà les parents que nous sommes : nous laissons nos enfants aux mains abusives d'éducateurs censurés et contrôlés par un pouvoir centralisé, qui, au fil du temps, s'adaptent à un encadrement dicté par des lois successives et contradictoires et noyé par un enseignement imbécile et à contre-courant.
Je ne prétends pas posséder votre triste et longue expérience qui s'étale sur des années pour aboutir à cette conclusion réaliste : les grands oubliés à l'école, ce sont nos enfants. Ce qui peut, pour le moins, paraître paradoxal. J'ai quelque peu fréquenté cet endroit sinistre, en qualité (si j'ose dire) de présidente de parents d'élèves d'une maternelle et d'une primaire. J'ai ressenti de la honte pour moi, parent, et pour tous les autres parents, inconscients volontaires de leur démission et de leur désengagement concernant l'avenir de leurs enfants.
Allez leur expliquer que l'école est un trajet triste où la parole, le geste et le rire sont supprimés au nom de principes éducatifs qui se résument à faire absorber dans un temps record un enseignement bourré de "trucs" et de "machins" à débiter par cœur... Ne peut-on pas exercer la mémoire et la discipline d'une manière simplement intelligente ?
Allez chercher les parents pour qu'ils entrent à l'école et voient ce que j'y ai vu... Comment d'ailleurs les responsabiliser, alors qu'ils ont subi le même système éducatif qui les mutile et en fait des assistés à vie ? La gravité, c'est que votre article révèle une sincérité à la limite de la désespérance et qui devrait susciter des remous, mais pour que ce miracle s'accomplisse, il faudrait qu'enseignants et parents ne confondent pas l'apprentissage du savoir avec la machine à fabriquer des robots.
Que faire alors ? Bruno Bettelheim dit en substance : "On ne peut changer l'homme qu'à partir de son éducation". La sagesse est dans cette réflexion. Les moutons de Panurge que sont les abrutis d'enseignants et de parents sont-ils prêts à changer de mentalité ? Je suis aussi pessimiste que vous à ce sujet.
Ma seule certitude : ma fille n'ira pas à l'école publique, laïque et gratuite
".

Alors, l'école impossible ? Un lecteur, au moins, M. Fernand Oury, qui se réjouit d'avoir lu le texte d'Yves Véquaud, rappelle qu' "autre chose est possible, maintenant. Quelque chose que tentent, par exemple, explique-t-il, les éducateurs qui se réclament de Célestin Freinet, de la pédagogie institutionnelle. Quelque chose qui fait de la classe "un lieu d'activités et d'échanges", où savoir lire, écrire, compter, parler, écouter, comprendre, décider" deviennent des nécessités".

 

 

Parmi les "vitupérations", j'ai choisi une contribution qui n'est pas en accord avec les propos de Y. Véquaud, mais qui n'en est pas moins positive

 

 

Il y a aussi des élèves heureux...

 

Élève heureux, M. V., de Lyon, l'a été, écrit-il, "Dans les classes sombres de l'école communale, face aux blouses grises de mes Instituteurs, je me suis, me semble-t-il, assez rarement ennuyé et je me suis instruit [...].

J'ai connu des joies plus grandes. Ainsi, pour être plus rares, les séances de gymnastique ou de "plein air" n'en étaient que plus appréciées. Mais ces maîtres que l'on dit médiocres avaient aussi quelques talents. Celui-ci jouait de la flûte et nous faisait chanter à plusieurs voix (au cours élémentaire 2e année) : "En chasse ! Compagnons debout, le soleil paraît !". Cet autre jouait de l'harmonium et nous étions ravis d'entendre le cor, le hautbois et la flûte accompagner tour à tour nos misérables productions... Tous savaient conter, même l'histoire de France, donner quelque intensité dramatique au moindre texte de lecture, rendre clair ce qui ne l'était pas à des enfants de huit ans. Parce que ces maîtres connaissaient leur métier et savaient lui consacrer assez de temps, nous avons appris à lire, à compter, à réfléchir, à ne pas baisser les bras à la première difficulté. Ce n'est pas rien. Je n'oublie pas que les mêmes savaient aussi punir ; mais je crois me souvenir qu'ils le faisaient, comme le voulait Alain, avec cette indifférence qui exclut la rancœur et convient à la justice.

Mais l'école est plus que l'école. S'il m'arrive de plaindre les écoliers d'aujourd'hui, que je fréquente beaucoup, c'est en constatant que, pour employer une expression à la mode, on les a privés de bien des "espaces de liberté", ces écoliers de 1980, un car les "ramasse", ou bien une maman les attend au portail de l'école, les fait monter dans sa voiture pour les conduire devant la télévision. Ne leur manque-t-il pas souvent le chemin de l'école, interminable et allongé par plaisir, la cour de récréation sans trop d'interdits, ses plaies, ses bosses, ses jeux, maintenant disparus, ses hiérarchies renversées, les jeudis sans télé, sans judo, sans cours de danse ? C'est dans ces "espaces de liberté", aujourd'hui réduits, que j'ai sans doute appris à ne jamais m'ennuyer. Au lieu que je trouve des figures moroses, parfois déjà blasées, à ces écoliers qui ne se mettent plus en rangs avant d'entrer en classe, qui sont autorisés à se déplacer quand bon leur semble, qui sont invités à s'exprimer avec spontanéité, dont on s'inquiète tant de savoir si ce que l'on va entreprendre, et qu'ils ne connaissent pas, les intéresse.

Je voudrais, pour moi-même, avoir rendu justice à mes anciens maîtres. Faut-il ajouter qu'il serait vain de souhaiter pour les écoliers d'aujourd'hui cette école d'avant-hier ? Mais ce qu'il faut bien dire, c'est qu'il n'a jamais été aussi difficile d'enseigner, dans une école maintenant soumise à des exigences contradictoires dont les "hypothèses d'écoles" sont en quelque sorte le signe. Et s'il fallait, avec simplicité, n'attendre de l'école que ce qu'elle peut donner ?"

 

 


 

 

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