Avec Marc Zamansky (1916-1996), on peut dire que ça décoiffe ! Les formules diplomatiques, la langue de bois, connais pas ! Ancien élève de l'E.N.S., ce mathématicien français fut, très tôt, un authentique résistant. D'ailleurs, sauf erreur de ma part, les autorités d'occupation l'invitèrent aimablement à faire un stage à Mauthausen, cruelle épreuve à laquelle par miracle il survécut. C'est dire que la phrase L'histoire enseigne que l'adversité est un moteur n'est pas, chez lui, une figure de style, mais une expérience qu'il vécut dans sa chair.
En 1967, Marc Zamansky est doyen de la Faculté des sciences de Paris (aujourd'hui, on appelle cela "Président", et on élit le candidat, après une campagne où la démagogie le dispute à la sottise). Il met les pieds dans le plat, à propos d'un problème qu'il connaît particulièrement bien : la désinvolture paresseuse d'une bonne partie des étudiants. Un an plus tard, d'ailleurs, en mai 68, il reçut le salaire de son courage, le clan des "désinvoltes", excité par quelques membres du corps enseignant, ayant voulu sa peau.
Il est vrai qu'il était bien loin, Marc Zamansky, des "revendications légitimes" de ces pauvres étudiants : pouvoir accéder sans contrôle aux chambres des filles, afin de faire la nouba. On connaît la suite : la nouba continue de plus belle, aujourd'hui encore. Le beau résultat de la peureuse démagogie, c'est que, dans le grand concert de la mondialisation, nos Facultés apparaissent pour ce qu'elles sont, la plupart du temps : des ramassis de médiocres, enseignants et enseignés mêlés. Mais il est interdit d'interdire ! Tout va donc très bien ! Et pourtant, des esprits chagrins pourraient penser que ce texte de mauvaise humeur n'a pas pris une ride.... Il est vrai qu'il est dû, que cela plaise ou non, à la plume d'un très grand esprit.
Il est vrai aussi qu'on n'a décidément pas tiré les leçons de l'expérience, pour ne pas désespérer les 'djeuns'. Ainsi, après avoir opposé, en mai 68, des enragés plus ou moins analphabètes au Recteur Capelle, on fait maintenant débattre le président de l'Université Paris-Sorbonne et le président de l'Unef (Le Figaro, octobre 2007), comme si le savant et le petit merdeux fils à maman étaient sur le même plan, avaient droit avec la même autorité à la parole. Décidément, la chienlit de 68 continue à faire des ravages.
Enfin, j'ai parlé de courage : on notera que j'ai emprunté ce terme au journaliste (qui commentait l'article). Car Le Monde, qui n'avait pas encore effectué son virage soixante-huitard, ne craignait pas, alors, d'apparaître à contre-courant, comme le lui avait enseigné Beuve-Méry.

Alors, la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Valérie Pécresse, qui "veut" qu'à court terme, dix universités françaises figurent dans l'élite mondiale (classement dit de Shanghaï où trois seulement figurent pour l'instant dans le "Top 100"), peut toujours rêver...

 

 

"J'ai à dire que nos Facultés sont encombrées d'inaptes. Un quart des étudiants entrant en Sorbonne-sciences n'ont rien à y faire. En Lettres, la proportion est certainement bien plus forte, 40 % au bas mot. Ces inaptes sont fourvoyés. Ils ne tireront aucun profit d'études pour lesquelles ils ne sont pas faits. Ils s'y démoralisent. Ils gâchent des années pendant lesquelles ils auraient pu se rendre habiles à autre chose". [Mme Durry (1901-1980), professeur à la Sorbonne et directrice de l'E.N.S. de jeunes filles (Sèvres) in Le Monde, 1er août 1964]

 

 

Une étude statistique sur les étudiants de la Faculté des sciences de Paris

 

L'Université ploie sous une masse d'inaptes et de désinvoltes

écrit le doyen, M. Zamansky

 

Le doyen de la Faculté des sciences de Paris, M. Zamansky, vient de rendre publique une étude statistique sur les étudiants de son établissement. Partisan résolu d'une sélection à l'entrée de l'enseignement supérieur, fondée sur l'élimination des "inaptes" et non sur une limitation du nombre des places, le doyen trouve de nouveaux arguments dans le nombre trop élevé des échecs aux examens de licence et la durée excessive des études pour un grand nombre d'étudiants.

En conclusion, il·réclame avec force pour les facultés le droit "de choisir et de refuser les étudiants, de les obliger à se présenter aux examens. Si le gouvernement nous ·donnait cette possibilité, et si, par malheur, nous n'en usions pas, alors la situation actuelle s'aggraverait rapidement".

Il serait urgent d'entreprendre des enquêtes plus poussées dans plusieurs facultés, afin de mieux cerner les faits alarmants signalés avec courage par M. Zamansky. Voici des extraits de sa démonstration, qui s'achève en pamphlet(1).:

 

 

Accroissement du nombre d'étudiants de second cycle et stagnation des diplômes

 

Les chiffres fournis par M. Zamansky montrent que l'effectif des étudiants inscrits en première année à la faculté des sciences de Paris a diminué de 10 % entre 1961-1962 et 1966-1967. En revanche, le nombre d'admis aux examens s'est accru de 50 %.

Au contraire, le nombre des licences délivrées a peu varié, alors que l'effectif des inscrits en second cycle a augmenté de près de 60 %. Dans le troisième cycle, enfin, le nombre des thèses soutenues s'est accru parallèlement au nombre des inscriptions. À quoi, écrit M. Zamansky, attribuer ces différences ? "Certes, on peut penser que les nouvelles méthodes, les efforts d'encadrement faits par tout le corps enseignant, ont·porté leurs fruits. Mais cela n'est vrai qu'en partie ? Peut-être donnons-nous à un étudiant "trop moyen" le diplôme de propédeutique pour qu'il ne se trouve pas après deux ou trois ans avec le seul baccalauréat en poche. Mais il semble bien que le filtre du premier cycle devient passoire, et que le barrage intelligent du deuxième cycle tient encore. Le premier cycle commence d'être emporté par une vague qui depuis longtemps détruit le système de choix des élèves des lycées et collèges fondé sur le baccalauréat".

 

 

La fuite devant l'examen

 

Le doyen souligne le nombre d'étudiants qui "traînent" des études de licence sans parvenir à les achever. Un tiers des étudiants inscrits en deuxième année de second cycle n'ont obtenu, l'année précédente, aucun certificat, et 28 % n'avaient réussi qu'à un seul(2) ; 13.5 % de l'ensemble des inscrits en sont actuellement à leur cinquième année de second cycle (et certains mêmes à leur huitième voire à leur dixième [ !!!]).

Les étudiants d'autre part fuient souvent devant l'examen ; nombre d'entre eux ne s'y inscrivent pas, ou, inscrits, ne se présentent pas aux épreuves. Ainsi, en 1966, un quart des étudiants inscrits à des certificats de licence ne se sont présentés à aucun examen. "En moyenne, écrit M. Zamansky, un étudiant s'inscrit en début d'année à 2, 4 certificats, ne s'inscrit qu'à 1, 2 examens, et ne se présente qu'à 0, 895".

Aussi, beaucoup d'étudiants de deuxième cycle sont-ils relativement "âgés" : la moitié ont plus de vingt-quatre ans.

Un nombre considérable d'entre eux, cependant, signale M. Zamansky, quittent définitivement la Faculté chaque année sans avoir terminé leurs études de second cycle.

 

 

Quatre mille dilettantes

 

S'agit-il particulièrement des étudiants qui travaillent ? Une enquête a été effectuée à ce sujet par la faculté en mars 1967. Neuf mille cinq cents étudiants de second cycle (soit les trois quarts des inscrits) y ont répondu : près de mille neuf cents, soit 15%, peuvent être considérés comme salariés au sens large (travaillant plus de cinq heures par semaine). La plupart sont âgés de plus de vingt-quatre ans, mais leurs résultats aux examens sont·aussi bons, voire un peu meilleurs que ceux des étudiants "libres".

"Que doit-on penser de la présence de 6 200 étudiants (sur 12 400) qui ont plus de vingt-quatre ans ? Puisqu'il y a environ 1 250 étudiants salariés de plus de vingt-quatre ans, il en reste environ 5 000. Ôtons de ces 5 000 quelque 1 000 médecins, pharmaciens et certains élèves des grandes (et petites) écoles qui ont plus de vingt-quatre ans. Il en reste donc au moins 4 000 qui n'ont pas dit avoir besoin de travailler pour vivre.

Ainsi, en face d'un millier d'étudiants salariés, existe une masse d'au moins 4 000 étudiants qui n'ont pas, ou presque, d'activité professionnelle, et guère plus d'activité universitaire. Seules des familles très aisées peuvent s'offrir le luxe d'entretenir pendant des années, après les études secondaires, un homme, ou à ne rien faire, ou à gaspiller en six ou huit ans quelques résultats qu'un étudiant travailleur et intelligent obtient en deux ou trois ans.

Quant aux étudiants salariés, défavorisés au départ par la situation sociale, par l'argent ou par le sort, ils se haussent au niveau des autres. Quoi d'étonnant ? L'histoire enseigne que l'adversité est un moteur. Encore faut-il que l'adversité ne soit pas le seul moteur. Je crois que pour les aider à réussir, ou s'ils ne sont pas aptes, pour les dissuader de persévérer, la faculté doit instituer pour eux une année préparatoire qui aura pour but de les placer au niveau nécessaire chaque fois que ce sera possible. (Nous faisons déjà le plus possible en leur faveur : horaires, cours, groupes de travaux pratiques spéciaux)".

 

 

Mauvais résultats des élèves des grandes écoles

 

Le doyen met en cause les étudiants entrés directement dans le second cycle par dispense de la propédeutique, ainsi que les élèves des grandes écoles inscrits en faculté. 73 % des premiers, et une proportion presque aussi importante des seconds, n'ont obtenu aucun certificat au bout d'un an de faculté. D'une façon générale, ils sont deux fois plus nombreux que les étudiants "normaux" à n'obtenir aucun certificat, même après plusieurs années dans le second cycle.

"On se demande pour quelles raisons les élèves de grandes et petites écoles auxquels l'Université, libérale par définition, par essence, par tradition, a fait de grandes faveurs (l'entrée en troisième cycle peut se contenter du diplôme d'ingénieur, mais n'exige plus la licence) tiennent à s'inscrire au deuxième cycle pour ne pas y venir ou pour se faire "coller" ?

La formation donnée dans une école d'ingénieurs est souvent très différente de celle de la faculté. Je déplore depuis des années cette cassure, partiellement entretenue par des familles sociales. Mais puisqu'on a maintenu cette séparation, qu'on ne répande pas de fiel sur l'Université et son "rendement", puisqu'on oblige l'Université à prendre pour étudiants ceux qu'elle devrait avoir le droit de refuser".

Monsieur Zamansky écrit, dans ses "conclusions provisoires" :

 

 

Conclusions provisoires

 

"Tout le système de l'éducation nationale est faux ou faussé. Trop d'enfants sortent de l'école ne sachant bien, ni lire, ni écrire, ni compter.

Ceux qui entrent dans le second degré entrent dans un système que les générations passées ou mortes, que certaines classes sociales ont construit. Personne ne semble avoir voulu comprendre que ce que les hommes de trente ans, quarante ans, ou plus, doivent enseigner à des enfants ou adolescents, ne peut pas être ce qu'eux-mêmes ont appris vingt ou trente ans plus tôt, que la forme de pensée ne peut être la même. L'enseignement du second degré est encore construit pour les enfants de certaines familles sociales parce que, implicitement, inconsciemment, égoïstement, on admet que la moitié de ce qu'apprend un enfant vient de la famille. Combien d'enfants ou d'adolescents arrivent à la fin de leurs études secondaires parce qu'il faut prouver non la valeur de l'adolescent, mais la valeur de la famille.

Combien·dans les lycées et les collèges devraient être remplacés par d'autres qui furent trop tôt rebutés par un système intellectuel auquel ils ne pouvaient pas s'adapter.

Et que dire de ce baccalauréat dont enfin on semble penser qu'il n'est plus "replâtrable" mais sans jamais vouloir reconnaître qu'il couvre un système intellectuellement faux ? Qui donc s'occupe des dons et de l'intelligence plutôt que du savoir, que dis~je, du savoir instantané ? Quant aux études dites supérieures, les cloisons étanches, les écrémages volontaires de toutes nature, des concours, ont·augmenté le nombre de castes sociales.

L'Université périra parce qu'elle ploie·sous une masse d'inaptes et de désinvoltes. Mais l'enseignement du second degré périt déjà pour les mêmes raisons".

 

Notes

 

(1) Cette étude n'a pas été faite par sondage, mais d'après les fiches de scolarité des étudiants et les procès-verbaux des examens : elle a donc porté sur l'ensemble des étudiants de la faculté. Seul le cas des étudiants salariés a été analysé par questionnaire.
(2) Dans le système en vigueur jusqu'à l'an prochain, [rappelons que nous sommes en 1967 !] un étudiant après la propédeutique doit, pour obtenir la licence ès sciences, passer six certificats : il doit donc normalement en réussir trois par an.

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© Marc Zamansky, in Le Monde du 4 juin 1967

 


 

 

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