Troisième partie

[Pour la petite histoire, mentionnons que le même texte, un peu caviardé lui aussi, avait servi de support pour l'ancienne épreuve dite compte-rendu de lecture, lors de l'examen d'entrée en sixième en Algérie (alors française), 2e session 1954]

 

"[...] Entraînement à l'exploration d'un texte écrit, à la recherche active des significations sous les signes.
Exemple : recherche active des interprétations possibles d'un texte en fonction d'indices progressivement plus nombreux
". (Plan Rouchette, 1971, & 312.15)

 

 

IV. Vers l'itinéraire de lecture

 

Nous avons déjà mentionné que ces pages ne prétendaient pas à l'originalité, mais s'essayant à quelques mises en perspective, dénonçaient, entre autres, la frénésie de la vitesse appliquée à l'acte lexique. Dans ce domaine, on mettra le point final en affirmant qu'il ne s'agit pas "de lire vite pour battre des records, mais d'atteindre une vitesse suffisante pour comprendre le texte sans problème. Le cycliste a besoin de rouler une certaine vitesse pour garder l'équilibre. Il en est de même pour le lecteur"{B. Chevalier, 1985, p. 8}.
Reste qu'il convient de multiplier les types d'approche d'un texte(1), et c'est pourquoi nous nous proposons d'attirer maintenant l'attention sur les riches possibilités d'un exercice dit Itinéraire de lecture (E. Calaque, 1984), dont une des origines possibles figure dans la citation mise en exergue : pour ce faire, il nous faudra partir d'un nouvel extrait, avec son Q.C.M. du même tabac que précédemment(2), c'est-à-dire bâti sur l'insensée hypothèse de la parfaite transparence du signe. Il s'agit, bien entendu, de permettre la comparaison avec l'original, seul retenu, mais dont on ne produira ici que quelques passages significatifs laissant au lecteur le soin de procéder, s'il le juge utile, au même examen que celui que nous avons brièvement esquissé à propos de l'extrait de L'Immoraliste : coupures intempestives, mises en français "plus correct", etc...(cf. Annexe 2)(3).

Dans l'approche maintenant suggérée, il s'agit, non plus de comptabiliser des performances, mais de permettre aux élèves d'expliciter peu à peu leur propre lecture du texte, dans une démarche de confrontation, au sein du groupe-classe, entre des visions différentes. Non pour parvenir à une convergence réductrice - comme celle suggérée par la plupart des Q.C.M. -, mais pour que chacun s'enrichisse du point de vue exprimé par son voisin, au long d'une réflexion commune sur les manières d'être lecteur, à partir de l'explicitation des multiples indices porteurs de signification(s).

On a donc invité les élèves à lire le texte une première fois, assez rapidement et de façon cursive, puis à le reprendre plus posément, en soulignant (avec des crayons de couleur) ce qui leur paraissait important, pour leur propre compréhension ; soit une première partie de trente minutes, environ (le texte 'complet' est d'une longueur à peu près double de celui qui fait pendant à "Quand on vide la mare", soit 1245 occurrences au lieu de 672). Les collègues qui tenteront de renouveler l'expérience, s'apercevront que la chose ne va pas toujours de soi, certains enfants soulignant à peu près tout le texte, d'autres ne faisant ressortir pratiquement rien ; ils pourront alors éprouver la désagréable impression que cette partie de l'activité est un peu le fruit du hasard (mais la recherche de l'information pertinente n'est-elle pas, précisément, un savoir-faire à développer ?), au moins pour des sujets non entraînés, et que la compréhension ne semble plus "entendue comme une activité de saisie et de traitement des aspects significatifs de l'information présentée", selon l'heureuse formule de C. Barre de Miniac.

Un court dialogue vertical a suivi, destiné à résumer et à faire résumer, de façon sans doute directive, le fond de l'histoire, soit le défi lancé au jeune narrateur, et relevé par lui.
La dernière demi-heure a été occupée par les explicitations individuelles, du type: "J'ai souligné ceci, parce que...", et a été l'occasion d'heureuses découvertes "entre les lignes". À titre d'exemple, on remarquera que la version caviardée (reproduite en Annexe 2), dissimule la vraie raison de l'enjeu, le héros de l'aventure désirant jouir de la considération, pour ne pas dire plus, de la jeune Fanny. Il est remarquable que lors de la séquence relatée, ce point ait été relevé par un élève habituellement peu performant (du moins au regard des normes consacrées, et plus précisément dans le paramètre 'vitesse'), mais dont l'approche de l'adolescence avait aiguisé la sagacité...

Au vrai, ce type de démarche, qui est déjà de l'explication de texte, se situe de plain-pied avec nombre de préoccupations actuelles, dont on peut trouver un parfait écho dans le rapport dit Lesourne(4) ; en effet, non seulement il vise à la construction bien plus qu'à l'imposition de savoirs, mais encore et surtout il constitue une pratique non sélective s'attachant au respect et à la mise en valeur de la variété des intelligences. Or, comme on le sait, nombre de chercheurs se sont interrogés sur la responsabilité du mode d'évaluation dans la genèse et la perpétuation de l'échec scolaire(5).

Mais il conviendra d'être particulièrement attentif, dans ce type d'activité fort propre à permettre aux plus brillants (ou aux plus bavards) de se mettre en avant, à faire alterner les réponses orales et écrites (comme on l'a déjà dit, "l'itinéraire" de chacun devrait d'ailleurs être préalablement 'balisé' à l'aide de feutres de couleur), à aider les moins débrouillés dans l'expression de leurs opinions, bref à favoriser par tous moyens utiles le dialogue horizontal, quitte, le cas échéant, à donner une tâche différente à ceux pour lesquels la prise de conscience des intentions de lecture est devenue activité relativement aisée...

Qu'on nous permette de suggérer maintenant quelques pistes de réflexion ou d'incitation(6) destinées faciliter l'exploration en commun d'un texte :


- quelles informations recueillons-nous ? Comment les mettre en relation ?
- qu'apporte la lecture fractionnée en plusieurs moments, avec formulation d'hypothèses en fin de chaque paragraphe(7) ?
- comment se passe la vérification des hypothèses émises, quels indices les confirment ou les infirment ?
- peut-on dire qu'il y a des réponses fausses, en dehors de celles qui sont explicitement interdites par le signifiant même ?
- ou n'est-ce pas plutôt le fait que chacun ne voit pas la même chose que son voisin, c'est-à-dire ne construit pas le même sens que lui, si l'on admet que chaque expérience est irréductible à celle des autres ?
- comment classons-nous, implicitement sinon intentionnellement, les différents écrits ?
- pourquoi préférons-nous travailler avec tel type de texte plutôt qu'avec tel autre ?


Enfin, le lecteur se gardera bien de penser que, nos exemples représentant notre façon de voir, nous réduisons l'usage de l'acte lexique à la 'littérature'. Ainsi importe-t-il beaucoup, selon nous, d'utiliser une démarche similaire, par exemple à propos de la 'lecture' d'un événement quelconque par des journalistes de sensibilités politiques ou humaines diverses, et ce dès le CM 1. Au delà de l'intérêt qu'il convient de porter à l'ensemble de la production écrite (dans laquelle ce qu'on appelle de façon consacrée la littérature, est à l'évidence très minoritaire) pour cesser de ne former que des lecteurs monovalents(8), se profile l'amorce de la construction progressive, pour chaque enfant, de son futur engagement de citoyen.


Voici maintenant une quinzaine d'années, les échos des suggestions de la Commission Rouchette pouvaient se percevoir à travers nombre de réunions bouillonnantes ou de comptes-rendus de stages.
Ainsi, selon un document de cette époque(9), 17.7 % seulement des instituteurs jugeaient la rénovation du français plus importante que celle des mathématiques ; et, s'agissant des points sur lesquels les maîtres estimaient avoir plus particulièrement besoin de formation et d'information, la grammaire arrivait largement en tête, la lecture (et la rédaction) ne venant que loin derrière.

Aujourd'hui, le mouvement semble s'être inversé, comme si les idées émises dans les documents de la Rénovation avaient réussi, sinon à s'imposer (on sait en effet quel a été leur sort), du moins à rectifier les ordres de priorité. La demande concernant la lecture se fait de plus en plus pressante, sans qu'on puisse clairement mesurer les effets positifs de la formation continue, surtout si l'on considère les performances lexiques à l'entrée au Collège (il n'y aurait que 10 %, environ, de "vrais lecteurs", qu'on nomme aussi lecteurs efficaces), ou plus généralement, les 20 % de Français qui, selon le G.P.L.I., émargent à l'illettrisme : les enquêtes de toutes sortes, les campagnes pas toujours innocentes sur la baisse de niveau et le regret du mythique Âge d'Or, les innombrables circulaires à visée incitative (pour ne pas remonter trop loin, depuis celle dite Lebettre du 19 oct. 1960, leur procession est particulièrement impressionnante), les nombreuses constitutions de Commissions toujours plus savantes(10), sont riches d'efforts plus ou moins avortés pour tendre vers une société mieux-lisante.
À dire le vrai, ne serait-ce pas que le lecteur adulte vient aussi de son enfance (pour reprendre le titre d'un célèbre article d'A. Inizan), c'est-à-dire qu'on ne pourra pas indéfiniment éluder l'épineux problème des 'méthodes' utilisées lors du premier apprentissage, et qu'on sépare, de façon tout à fait préjudiciable au jeune apprenant, l'acte lexique de ce qui devrait être son évident prolongement, savoir l'écriture ou, pour parler un peu savamment, la scripturation ? Car la lecture n'est rien si elle ne nourrit pas une expérience et une réflexion qui, à leur tour, décident de dire et se dire, partant de s'essayer à communiquer.

 

 

V. Pour conclure, provisoirement...

 

Ainsi avions-nous primitivement l'intention de prolonger en réflexions sur la lecture la fréquentation de quelques travaux consacrés à la lecture... Si nous l'avons fait de manière qui eût pu être plus ramassée, encore faut-il avouer que nous avons considérablement élagué dans les grandes lignes du plan que nous nous étions fixé. Reste donc à prendre rapidement congé, c'est-à-dire, selon le schéma traditionnel, à résumer ce qu'on a voulu dire, au-delà de la critique conjoncturelle de questionnaires de lecture composés à la va-vite et peu fonctionnels.

S'il n'est pas inexact d'affirmer que la lecture visuelle est (ou, plus exactement, devrait être) la situation commune adulte, il ne faut pas pour autant nier qu'il est de nombreuses situations dans lesquelles son emploi n'est pas pertinent, que ce soit au moment où il importe de communiquer un écrit à des auditeurs ne le possédant pas, ou encore lorsque nous sommes en situation de nous mâcher à nous-mêmes tel ou tel texte poétique.

En tout état de cause, l'information construite dans les deux cas ne semble pas trop différer en qualité, alors que le fait de ne pas savoir adapter sa vitesse de lecture tend à réduire tous les types d'écrits à la dimension d'une banale rubrique du type "chiens écrasés" : le point capital, ici, étant d'aider l'apprenant à prendre conscience de la nécessité d'une réelle flexibilité de son acte lexique, flexibilité qu'il se donne à lui-même comme projet de lecture, et qu'on ne saurait lui imposer, un chronomètre à la main, en exigeant de lui qu'il "lise" toujours plus vite. Il est clair que la liaison négative entre rapidité et précision, classique en psychologie expérimentale, ne saurait souffrir ici d'exception : on sacrifie beaucoup à la précision en survolant un écrit (et on fait l'impasse sur le 'style', alors que dès le CM nos élèves commencent à être sensibles aux valeurs illocutoires), s'il n'en demeure pas moins évident que le lecteur peut décider, pour des raisons qui n'appartiennent qu'à lui, que tel ou tel écrit ne vaut que d'être survolé.

C'est donc sur la flexibilité qu'il convient d'insister ; et si, à cet égard, les exercices dits de structuration sont d'un grand intérêt (à condition d'être pris pour ce qu'ils sont), le problème qui demeure est celui du transfert des capacités ainsi forgées vers l'acte lexique authentique ; sur ce point, l'itinéraire de lecture peut apporter d'intéressantes perspectives dans l'aide à la rencontre interactive d'un texte et d'un individu.

 

Notes

 

(1) À cet égard, on trouvera une foule de pistes judicieuses dans un ouvrage en principe tourné vers le Second Cycle, Faire/Lire, d'A. Viala et M. P. Schmitt, Didier, 1979, 224 p.
(2) Voir en Annexes 2 et 3 les reproductions ("Jeux dangereux") ; une version assez proche du même récit - depuis "C'était... un terrain vague" jusqu'à "la porte défoncée" figure sous le titre "Un jeu dangereux" - dans M. Marchand, Le nouvel examen d'entrée en sixième, Fouque, Oran, 1956, pp. 67-68 (Compte-rendu de lecture, 2e session 1954, Algérie). Nous produisons aussi ce texte (Annexe 4), à titre de curiosité (et à la mémoire de Maxime Marchand et de ses infortunés camarades d'El Biar.
(3) Il est vrai qu'à la suite de l'extrait intitulé "Jeux dangereux", la mention : d'après P. Vialar, a été portée. Mais une semblable réécriture est-elle licite ?
(4) J. Lesourne, Éducation et Société, p. 227 : "Assurer la construction rigoureuse des savoirs instrumentaux et en premier lieu la lecture. Veiller à l'aspect opératoire des connaissances, l'autonomisation de l'acquisition des savoirs et à l'épanouissement de la créativité. Développer des pratiques d'exigences non sélectives permettant de mieux prendre en compte la diversité des enfants, et notamment celle qui provient de leurs origines sociales".
(5) Cf. par exemple Noizet-Caverni, "Les procédures d'évaluation ont-elles leur part de responsabilité dans l'échec scolaire ?" (in Revue française de pédagogie, n° 62, 1983, pp. 7-14) et L. Chantraine, "Et si l'évaluation était une cause d'échec scolaire ?" ( in Innovations 5-6, CRDP de Lille, 1987, pp. 14-20). G. de Landsheere va encore plus loin, lui qui signale le "facteur parasite" que ne manque pas de constituer, dans le questionnaire de lecture silencieuse, la difficulté même des questions posées ("Lecteurs et lectures : recherches sur l'évaluation et le contrôle objectifs", in Les sciences de l'Éducation pour l'ère nouvelle, n° 2-3, avril-septembre 1967, pp. 91-110).
(6) Éléments en partie empruntés à une grille d'objectifs didactiques opérationnels, qu'on trouvera à la page 86 de la revue Pratiques, n° 44.
(7) Cette intéressante variante implique que le texte, relativement étendu, ait été préalablement découpé en séquences mises à la disposition des enfants venant 'piocher' dans le tas au fur et mesure de l'avancement de leur tâche. Voir en Annexe 5 un exemple de consignes.
(8) Nous reprenons ici à notre compte l'heureuse formule d'A. Bentolila, qui va jusqu'à affirmer que "la majorité des 'mauvais en mathématique' est constituée d'élèves qui n'ont jamais appris à développer un comportement de lecteur pertinent devant un écrit de ce type" (In Communication et Langage, n° 48, 1er trimestre 1981, pp. 5-18).
(9) La Rénovation pédagogique à l'école élémentaire, Année scolaire 1972-1973, INRP, 1974.
(10) Quel que soit le sort réservé aux suggestions du rapport Migeon, on ne pourra faire mieux que la somme produite lors du Colloque sur la lecture (13-14 juin 1979), "Apprentissage et pratique de la lecture à l'école", somme bien oubliée depuis, ce qui nous renvoie aux toutes premières lignes de cet article. En définitive, ne fonctionnons-nous pas trop souvent sur le mode de l'imposture, hérité de la société de spectacle ?

 

 

ANNEXES

 

I. Bibliographie sommaire

 

- Barre de Miniac (C.), Les performances en lecture (in Rapport dit Legrand, pp. 202-222)

- Chevalier (B.), Bien lire au Collège, Niveau 1, Nathan, 1985, 160 p.

- Calaque (E.), et al., Pratiques de la lecture au Collège, CRDP Grenoble, 1984, 171 pages.

- Coste (D.), Lire le sens, in Le Français dans le Monde, n° 109, décembre 1974, pp. 40-44.

- CRDP Drôme, Évaluation d'un entraînement à la lecture au CM 2, 1986, 55 pages.

- Dabène (M.), L'empan œil-voix, Ellug, Grenoble, 1987, 155 pages.

- Denhière (G.) et Legros (D.), Comprendre un texte, in Revue française de pédagogie, n° 65, 1983, pp. 19-30.

- Galibert (J.), Lire autrement, CDDP Albi, 1981, 133 pages.

- Gruaz (C.), et al., Les cahiers de l'évaluation formative, n° 6, CRDP Rouen, 1986, 93 pages.

- Lesourne (J.), Éducation et Société, Éd. La Découverte, 1988, 375 p.

- Noizet (G.), La capacité de lire à la fin de la scolarité élémentaire (étude expérimentale), in Revue française de pédagogie, n° 58, 1er trimestre 1982, pp. 7-28.

- Richaudeau (F.), Gauquelin (M. et F.), La lecture rapide, Marabout, 1977, 320 pages.

- Viala (A.) & Schmitt (M. P.), Faire/Lire, Didier, 1979, 224 p.

- Wittwer (J.), et al., Mémorisation et compréhension en lecture oralisée et en lecture silencieuse, in Enfance, n° 3, 1987, pp. 197-212.

- Revue Bulletin de Psychologie, n° spécial 1976, La mémoire sémantique.

- Revue l'Éducateur (pédagogie Freinet), n° 13, mai 1981, La lecture aujourd'hui.

- Revue Pratiques : n° 35 (article de Ph. Lane concernant les tests de lecture) et n° 44 (l'Évaluation).

- Revue Psychologie française, tome 26, juin 1981, Processus fondamentaux en œuvre dans la lecture et la compréhension du langage écrit.

 

 

II. Texte de lecture "d'après P. Vialar"

 

Jeux dangereux

 

[Un garçonnet voudrait bien participer aux jeux de camarades plus âgés que lui. Avant de l'admettre dans leur bande, les "grands" décident de le mettre à l'épreuve]


Une voie ferrée privée traversait un terrain vague et aboutissait à un point culminant. C'était en haut d'une montagne artificielle qu'elle se terminait. Trois wagons se trouvaient là à ce moment, trois bennes qui avaient contenu du sable qu'elles avaient déversé de l'autre côté. Patrice se dirigea tout droit vers elles et nous grimpâmes derrière lui. Quand nous fûmes parvenus tout en haut, nous nous trouvâmes réunis et l'on me parla clairement...
- T'as pas peur, j'espère ?
Avec un peu de forfanterie j'affirmai que je ne craignais rien.
- on va voir, dit Patrice laconiquement. Monte là, m'ordonna-t-il en désignant le wagon le plus proche de la pente.
J'obéis... Que pouvais-je faire d'autre ? Je ne savais pas où le garçon voulait en venir.
- Tu vois la petite cabine ? Entre dedans.
Il y avait, en effet, une cahute serre-frein en tête du wagon. Je m'y hissai.
- Maintenant, desserre.
- Mais, dis-je, la main sur la manivelle du frein, le wagon va descendre !
- Bien sûr, fit Gontran, c'est là qu'est le jeu. Tu n'as donc jamais conduit un train ?
- Si, dis-je, comme si je n'avais fait que cela toute ma vie.
- Alors, fais voir !

... Il me fallait m'exécuter. Si je "me dégonflais", je savais que ces deux-là me rejetteraient comme indigne de participer à leurs jeux. Je les regardai, hésitant une seconde...
Je desserrai la manivelle. D'abord il n'y eut rien, et le wagon ne bougea pas. Je me crus sauvé et presque triomphalement, je dis :
- Vous voyez bien que ça ne démarre pas.
- on va te pousser, dirent-ils, et ils le firent !
Ce fut d'abord très doux, très lent, tant que la voie fut sur le plan du silo, puis, insensiblement, je me dirigeai vers la pente, vers le vide. Bah ! Qu'est-ce que je risquais ? Si ça allait trop vite je serrerais et voilà tout !
- Touche pas au frein avant d'être en bas, sans ça t'es un lâche !
... Non, je ne serrerais pas le frein... je subirais victorieusement l'épreuve.
Les roues d'acier du wagon gémirent, hurlèrent. Ah ! Je leur ferais voir à ces garçons !... Il y avait un mur, mais certainement, la voie le traversait par une porte. Cette porte, bien sûr, était ouverte, je ne freinerais que lorsque je l'aurais dépassée.
Elle m'apparut, en effet, à cet instant. Je la vis d'un coup, se découpant dans la muraille... Une large traverse la barrait et elle était fermée... Je me jetai sur le frein, tournai le volant de toutes mes forces. Mais je savais déjà que c'était trop tard...
Trente mètres ! ... vingt mètres encore ! J'allais m'écraser, c'était certain, contre cette porte massive...
Alors je sautai.
Je boulai trois fois, quatre, dans la poussière, les cailloux du remblai qui m'arrachèrent les paumes. Il y eut un dixième de seconde de silence, puis le tonnerre de l'écrasement, des voliges éclatant, le gémissement du fer tordu...
Les autres dévalaient la pente, accouraient. Moi, je ne bougeais pas, meurtri, déchiré. Ils se penchaient sur moi :
- T'as mal ?
Je pris, malgré le choc qui m'avait étourdi et dont je me remettais plus vite que je n'aurais cru, plaisir à les faire attendre un peu ma réponse. Je me relevai, crâneur :
- Mal, bien sûr, dis-je : des écorchures. Et j'appuyai aux deux bords de la plaie de ma jambe pour la faire rendre un sang plus vif.
- Allez, viens, toi, me dit Patrice rudement, mais cette rudesse même me fut un baume. Passons par derrière le mur, c'est plus long mais on ne nous verra pas. Tu peux marcher ?
J'étais tout raide, tout endolori ; il me prit par le bras...
J'avais mal, envie de pleurer ; je mordais ma lèvre fendue et pourtant j'étais heureux.

D'après Paul Vialar.

 

Questionnaire initial recto et verso

 

 

Questionnaire recto


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Questionnaire verso


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III. Texte originel tiré de La mort est un commencement

 

Les deux garçons allaient toujours devant moi ; ils devaient avoir un but, une idée, car ils ne s'arrêtaient pas, mais ils ne m'en dirent rien. Cela dura longtemps cette marche à travers l'usine. Enfin nous entrâmes dans une zone de calme. Les bâtiments finissaient là et nous avions monté pour y parvenir. C'était à nouveau un terrain vague, fermé par des murailles qui faisaient tout le tour de la verrerie. Une voie ferrée privée le traversait et aboutissait à un point culminant, elle venait de tout en bas, où elle se raccordait, derrière le mur qu'elle traversait par une porte que nous ne pouvions apercevoir, à la voie de chemin de fer dont elle avait l'écartement. C'était en haut d'une montagne artificielle qu'elle se terminait. Trois wagons se trouvaient là à ce moment, trois bennes qui avaient contenu du sable qu'elles avaient déversé de l'autre côté. Patrice se dirigea tout droit vers elles et nous grimpâmes derrière lui.
Quand nous fûmes parvenus tout en haut, nous nous trouvâmes réunis et l'on me parla clairement pour la première fois :
- T'as pas peur, j'espère ?
Avec un peu de forfanterie j'affirmai que je ne craignais rien.
- On va voir, dit Patrice laconiquement. Monte là, m'ordonna-t-il en désignant le wagon le plus proche de la pente.
J'obéis. Que pouvais-je faire d'autre ? Je ne savais pas où le garçon voulait en venir.
- Tu vois la petite cabine ? entre dedans.
Il y avait, en effet, une cahute serre-frein en tête du wagon. Je m'y hissai.
- Maintenant, desserre.
- Mais, dis-je, la main sur la manivelle du frein, le wagon va descendre !
- Bien sûr, fit Gontran, c'est là qu'est le jeu. T'as donc jamais conduit un train ?
- Si, dis-je, comme si je n'avais fait que cela toute ma vie.
- Alors, fais voir !
J'étais au pied du mur, il me fallait m'exécuter. Si je "canais", je savais que ces deux-là me rejetteraient comme indigne de participer à leurs jeux. Je les regardai, hésitant une seconde, je les vis, mains dans les poches, bien bâtis, avec leurs cous dans leurs épaules, forts des quelques années qu'ils avaient de plus que moi. Je songeai à Fanny et je desserrai la manivelle.

D'abord, il n'y eut rien et le wagon ne bougea pas. Je me crus sauvé et presque triomphalement, je dis :
- Vous voyez bien que ça ne démarre pas.
- On va te pousser, dirent-ils, et ils le firent !
Ce fut d'abord très doux, très lent, tant que la voie fut sur le plan du silo, puis, insensiblement, je me dirigeai vers la pente, vers le vide. Bah ! Qu'est-ce que je risquais ? Je tenais la manivelle du frein, si ça allait trop vite je serrerais et voilà tout ! Non, il ne fallait pas serrer, ce n'était pas le jeu, Patrice me le criait en courant près du wagon qui s'accélérait :
- Touche pas au frein avant d'être en bas, sans ça t'es un lâche !
Je n'en serais pas un, bien entendu, ou seulement à la dernière seconde. Ils avaient dû descendre ainsi cent fois et je ne devais pas craindre grand-chose. Le vent frappait mon visage, j'éprouvai même, dans mon inconscience, une manière de griserie. Non, je ne serrerais pas le frein, j'aborderais la courbe du bas à pleine vitesse ; elle était relevée, donc sans qu'il y ait un danger quelconque de dérailler. Je ne m'arrêterais, je me le jurais, que sur l'autre voie, celle que les arbres, le tournant, dissimulaient ; je subirais victorieusement l'épreuve.
Je fus sur la courbe à pleine vitesse et les roues d'acier du wagon gémirent, hurlèrent. Ah ! Je leur ferais voir à ces garçons !. .
Il y avait un mur, mais certainement, la voie le traversait par une porte. Cette porte, bien sûr, était ouverte, je ne freinerais que lorsque je l'aurais dépassée. Elle m'apparut, en effet, à cet instant. Je la vis d'un coup, se découpant dans la muraille. J'eus une seconde d'incertitude, de doute, ce n'était pas possible ! Une large traverse la barrait et elle était fermée, cadenassée. Je me jetai sur le frein, tournai le volant de toutes mes forces, de toute mon âme. Mais je savais déjà que c'était trop tard, que le lourd wagon lancé ne s'arrêterait pas à temps quoiqu'il ralentît en hurlant, roues bloquées, dans une gerbe d'étincelles. Trente mètres !. .. Vingt mètres encore !. .. J'allais m'écraser, c'était certain, contre cette porte massive, et j'étais tout à l'avant, dans cette cabine ! Que faire ? Fermer les yeux ? Attendre ? Une peur affreuse s'emparait de moi, me faisait crier je le crois, écarquiller des yeux éperdus. Dix mètres encore avant l'écrasement certain !. .. Alors je sautai.
Je boulai trois fois, quatre, dans la poussière, les cailloux du remblai qui m'arrachèrent les paumes, le dos. Il y eut un dixième de seconde de silence, puis le tonnerre de l'écrasement, des voliges éclatant, du coup de bélier dans l'assemblage des planches de chêne, le gémissement du fer tordu, le bruit mat de la masse lancée labourant le talus de l'autre côté de la porte défoncée.
Les autres dévalaient la pente, accouraient. Moi, je ne bougeais pas, meurtri, déchiré. Ils se penchaient sur moi :
- T'as mal ?
- Réponds, bon Dieu !
- T'as quéqu' chose de cassé ?
Je pris, malgré le choc qui m'avait étourdi et dont je me remettais plus vite que je n'aurais cru, plaisir à les faire attendre un peu ma réponse. Je me relevai, crâneur :
- Mal, bien sûr, dis-je : des écorchures, et des pépères !
et j'appuyai aux deux bords de la plaie de ma jambe pour la faire rendre un sang plus vif. Un peu rassurés de me voir debout ils se mirent à se disputer :
- Qui c'est qu'a fermé la porte ? C'est toi Gontran ?
- Non, c'est pas moi !
- Jure-le !
- J'suis pas fou, j' l'aurais dit !
- avec toi on sait jamais, tu loupes rien comme vacheries !
Le ton et le vocabulaire me comblaient d'aise, c'étaient ceux de tous les collèges et déjà ces garçons m'en imposaient moins :
- Dis donc, j'avais pas d'intérêt !
- P't'être celui d' voir le môme se casser la gueule !
- J'te dis qu' non !
- on est frais en tous cas avec le coup du wagon !
- on dira rien, l' frein peut bien s'être desserré tout seul. Personne nous a vus.
- Facile, avec lui qu'est écorché et en loques !
- Y'a qu'à l'emmener chez Fanny.
- allez, viens, toi, me dit Patrice rudement, mais cette rudesse même me fut un baume. Passons par derrière le mur, par l'extérieur, c'est plus long mais on nous verra pas. Tu peux marcher ?
J'étais tout raide, tout endolori ; il me prit par le bras.
- et tu vas t'taire, hein ! Sans ça t'auras affaire à nous.
- suis pas un cafard, dis-je en repoussant son aide, tu peux avoir confiance.
J'avais mal, envie de pleurer ; je mordais ma lèvre fendue et pourtant j'étais heureux, tout au fond : je savais que je les tenais.

[Paul Vialar (1898-1996), La mort est un commencement, 1958, Livre III, "Le petit jour", pp. 621-624. Nous suivons ici un épisode des années d'apprentissage de François Larnaud, le narrateur. Qu'il nous soit permis de signaler que la vaste fresque de P. Vialar (elle s'étend sur huit volumes) décrit le très bel itinéraire d'un homme libre et engagé, né avec le siècle et disparu dans un four crématoire nazi].

 

 

IV. Un compte rendu de lecture

 

Un jeu dangereux

 

C'était un terrain vague, fermé par des murailles qui faisaient tout le tour de la verrerie. Une voie ferrée privée le traversait et aboutissait à un point culminant. C'était en haut d'une montagne artificielle qu'elle se terminait. Trois wagons se trouvaient là à ce moment, trois bennes qui avaient contenu du sable qu'elles avaient déversé de l'autre côté. Patrice se dirigea tout droit vers elles et nous grimpâmes derrière lui.
Quand nous fûmes parvenus tout en haut, l'on me parla clairement pour la première fois :
- Tu n'as pas peur, j'espère ?
Avec un peu de forfanterie, j'affirmai que je ne craignais rien.
- On va voir, dit Patrice. Monte là, m'ordonna-t-il en me désignant le wagon le plus proche de la pente.
J'obéis. Que pouvais-je faire d'autre ?
- Tu vois la petite cabine ? Entre dedans.
Il y avait, en effet, une cabine serre-frein en tête du wagon. Je m'y hissai.
- Maintenant, desserre.
- Mais, dis-je, la main sur la manivelle du frein, le wagon va descendre.
- Bien sûr, fit Gontran, c'est là qu'est le jeu. Tu n'as donc jamais conduit un train ?
- Si, dis-je, comme si je n'avais fait que cela toute ma vie.
- Alors, fais voir !
Il me fallait m'exécuter. Si je reculais, je savais que ces deux-là me rejetteraient comme indigne de participer à leurs jeux. Et je desserrai la manivelle…
Ce fut d'abord très doux, très lent, tant que la voie fut sur le plan horizontal, puis, insensiblement je me dirigeai vers la pente, vers le vide. Bah ! Qu'est-ce que je risquais ? Je tenais la manivelle du frein ; si ça allait trop vite, je serrerais et voilà tout ! Non, il ne fallait pas serrer, ce n'était pas le jeu, Patrice me le criait en courant près du wagon qui accélérait :
- Touche pas au frein avant d'être en bas, sans ça t'es un lâche !
Ils avaient dû descendre cent fois et je ne devais pas craindre grand-chose. Le vent frappait mon visage, j'éprouvai même, dans mon inconscience, une manière de griserie. Non, je ne serrerais pas le frein, j'aborderais la courbe du bas à pleine vitesse ; elle était relevée, donc je ne risquais pas de dérailler. Je fus sur la courbe, en pleine vitesse, et les roues d'acier du wagon gémirent, hurlèrent. Ah ! Je leur ferais voir à ces garçons !... Il y avait un mur, mais certainement, la voie le traversait par une porte. Cette porte, bien sûr, était ouverte, je ne freinerais que lorsque je l'aurais dépassée.
Elle m'apparut, en effet, à cet instant. Je la vis d'un coup, se découpant dans la muraille. J'eus une seconde d'incertitude, de doute. Ce n'était pas possible ! Une large traverse la barrait et elle était fermée, cadenassée. Je me jetai sur le frein, tournai la manivelle de toutes mes forces,.. Mais je savais déjà que c'était trop tard, que le lourd wagon lancé ne s'arrêterait pas à temps quoiqu'il ralentît en hurlant, roues bloquées, dans une gerbe d'étincelles. Trente mètres !. .. Vingt mètres encore !. .. J'allais m'écraser, c'était certain, contre cette porte massive, et j'étais tout à l'avant, dans cette cabine ! Que faire ? Fermer les yeux ? Attendre ? Une peur affreuse s'emparait de moi, me faisait crier, écarquiller des yeux éperdus. Dix mètres encore, avant l'écrasement certain !. ..
Alors je sautai. Je roulai trois fois, quatre, dans la poussière, dans les cailloux du remblai qui m'arrachèrent les paumes, le dos. Il y eut un dixième de seconde de silence, puis le tonnerre de l'écrasement, des poutres éclatant, du coup de bélier dans l'assemblage des planches de chêne, le gémissement du fer tordu, le bruit mat de la masse lancée labourant le talus de l'autre côté de la porte défoncée.

 

© Paul Vialar (La mort est un commencement)

 

 

Le texte sera lu deux fois aux candidats. La durée de l'épreuve est de quarante minutes.

Questions


I. Résumez ce récit en une dizaine de lignes.


II. Pour quelles raisons l'enfant se laisse-t-il entraîner dans cette aventure ?


III. Patrice et Gontran vous sont-ils sympathiques ? Pourquoi ?

Première question : 15 points
Deuxième question : 9 points
Troisième question : 6 points.

 

 

V. Lecture fractionnée : exemple de questionnaire

 

Tu vas prendre connaissance d'un texte que j'ai découpé en huit paragraphes numérotés dans l'ordre chronologique.

POUR CHAQUE EXTRAIT :

a) Lecture individuelle silencieuse : prends le temps de comprendre ce que tu lis !

b) avec un feutre clair, tu repasses ce qui t'a paru intéressant ou essentiel.

c) En face de l'extrait, tu peux écrire :

- tes commentaires.

- tes questions.

- et surtout ce qui va se produire, à ton avis, dans l'extrait suivant.

d) tu communiques tes travaux (a-b-c) à ton associé ; vous en discutez. Ensuite, tu passes au paragraphe suivant.

 

 

© SH, mars 87 (publié en partie in Lire au Collège, 1988)