par Philippe Perrenoud (Faculté de psychologie et de sciences de l'éducation, Université de Genève, 1999)

 

 

 
   
1 Un cycle d'apprentissage n'est qu'un moyen de faire mieux apprendre et de lutter contre l'échec scolaire et les inégalités
2 Un cycle d'apprentissage ne peut fonctionner que sur la base d'objectifs de fin de cycle, qui constituent le contrat pour les enseignants, les élèves et les parents
3 Il importe de développer dans les cycles pluriannuels plusieurs dispositifs ambitieux de pédagogie différenciée et d'observation formative
4 La durée de passage dans un cycle doit être standard, pour forcer à différencier sur d'autres dimensions que le temps et à ne pas favoriser un redoublement déguisé
5 Un espace-temps de formation de plusieurs années ne peut atteindre ses buts que si les démarches et situations d'apprentissage sont repensées dans ce cadre
6 A l'intérieur d'un cycle, les enseignants s'organisent librement et diversement. Le système leur propose des outils à titre indicatif : balises intermédiaires, modèles d'organisation du travail et de groupement des élèves, outils de différenciation et d'évaluation
7 Il est souhaitable qu'un cycle d'apprentissage soit confié à une équipe pédagogique stable, qui en soit collectivement responsable durant plusieurs années
8 Les enseignants doivent recevoir une formation, un soutien institutionnel et un accompagnement adéquats pour construire de nouvelles compétences
9 La quête d'un fonctionnement efficace en cycles est une longue marche, à considérer comme un processus négocié d'innovation, qui s'étale sur plusieurs années

 

 

Un cycle d'apprentissage est un espace-temps de formation dont la durée et les fonctions peuvent être définies de manières fort diverses (Perrenoud, 1998 c et d). Rappelons les thèses déjà énoncées à ce propos (voir ci-dessus). Ces diverses composantes obligent à une réflexion sur les structures, les dispositifs, les calendriers, les espaces et les temps de formation. Or, le risque n'est pas mince, dans cette complexité, de perdre de vue l'essentiel : la raison d'être de l'école est de faire apprendre, tout le reste n'est que moyen. Les cycles n'ont aucun intérêt s'ils ne permettent pas de placer davantage d'élèves, plus souvent, dans de meilleures conditions pour apprendre. Ces conditions sont nombreuses. Je m'en tiendrai à trois grandes familles.
Pour apprendre, il faut se trouver aussi souvent que possible :

* dans une situation qui ne menace pas l'identité, la sécurité, la solidarité des apprenants ;

* dans une situation mobilisatrice, porteuse de sens, qui provoque une activité dans laquelle l'apprenant s'implique personnellement et durablement ;

* dans une situation sollicitant le sujet dans sa zone proximale d'apprentissage (déséquilibre optimal, obstacle franchissable).

Ces trois types de conditions sont également nécessaires. Reprenons-les une à une, en tentant de montrer en quoi des cycles peuvent contribuer à les réaliser s'ils sont délibérément conçus et gérés à cette fin.

 

Des situations non menaçantes

 

Une partie des menaces viennent d'ailleurs, l'école ne peut que faire avec. D'autres trouvent leurs racines dans la scolarité même. On ne peut les traiter de la même façon.

 

 

LA MISÈRE ET LA VIOLENCE DU MONDE

 

Dans une partie de la planète, des dangers planent sur toute la population. Guerres entre nations, guerres civiles, vague d'attentats ou génocides menacent certaines régions du monde. Il en va de même lorsqu'une catastrophe écologique menace : éruption volcanique, inondation, ouragan, tremblement de terre, grande pollution. Ou encore lorsqu'une épidémie décime une région, voire un continent. Les dangers ne concernent parfois qu'une fraction de la population, victime de discriminations ethniques ou religieuses, exposée à diverses formes de persécutions policières (dissidents, résistants, minorités) ou de terrorisme émanant de mouvements fanatiques.

Ces dangers n'empêchent pas la vie quotidienne de se poursuivre, mais la peur n'épargne ni les adultes, parents ou enseignants, ni les enfants. On se demande rarement comment font les uns pour enseigner, les autres pour apprendre dans ces coins du monde où la vie n'est pas garantie, où un missile, un commando en armes ou un désastre naturel peuvent interrompre la leçon. Les enfants juifs allaient à l'école sous le nazisme, comme les enfants de Londres en 1940, ceux de Tel-Aviv ou de Bagdad, plus récemment, entre deux raids aériens.

Les sociétés développées se sont, depuis la Seconde Guerre mondiale, largement mises à l'abri de ces dangers. Nous avons donc l'image d'une école paisible, l'Irlande ou l'ex-Yougoslavie paraissant des régressions à un passé barbare. L'insécurité reste le lot du tiers-monde.

Cela signifie-t-il que, dans les sociétés vivant en démocratie et en paix, préservées des catastrophes naturelles et des grandes épidémies, les écoliers se sentent en sécurité ? Il y a dans chaque classe ou presque quelques enfants dont la vie n'est pas tranquille pour des raisons moins globales :

* Les uns sont maltraités, abusés, terrorisés par leurs parents, d'autres adultes ou des enfants ou adolescents de leur entourage, y compris à l'école (racket, persécutions). La violence n'est pas éradiquée de nos sociétés, il se peut même qu'elle regagne du terrain.

* D'autres ont peur que la famille soit expulsée, que leurs parents se séparent, que l'un ou l'autre perde son travail, entre en dépression, se suicide, se drogue, devienne alcoolique ou ait des ennuis avec la justice ; d'autres encore participent de l'angoisse de leurs parents devant l'exploitation, la violence urbaine, la pauvreté, le changement du monde, la perte des repères, la maladie, la mort, la difficulté de vivre.

L'école n'est pas responsable de la misère et de la violence du monde, ni des peurs qui l'accompagnent. Elle ne peut en revanche les ignorer et doit comprendre qu'une partie des enfants qui viennent en classe ne sont pas "spontanément" en condition d'apprendre. On peut, pour eux, aménager les exigences et les tâches, pour ne pas redoubler leur fardeau. De façon plus active, on peut tenter de faire de l'école une sorte d'oasis où les peurs sont "suspendues", laissées au vestiaire comme les manteaux, pour être retrouvées à la sortie. L'être humain est assez complexe pour vivre de façon schizophrène, oublier ou mettre entre parenthèses ce qui le ronge. C'est parfois son salut. Du côté de l'école, il faut évidemment que les enseignants se donnent le droit, trouvent les mots et prennent les mesures qui conviennent, qui sont de l'ordre de la relation, du climat, de la parole et du non-verbal. Les enseignants engagés dans des structures d'accueil ou des classes spécialisées ont l'habitude de prendre en charge des enfants victimes de la guerre ou d'autres tourments. Ils savent que reconstituer "un lieu où renaître" (Bettelheim, 1975), un lieu où on a le droit de vivre et d'être soi-même, importe plus que le programme. Il n'est pas sûr que les enfants qui vivent des drames plus "ordinaires" et plus cachés aient toujours droit aux mêmes égards dans des classes où le travail scolaire l'emporte sur les états d'âme. Une organisation en cycles d'apprentissage n'offre pas ipso facto une réponse plus adéquate à ces élèves. Elle permet cependant une réflexion en équipe sur ces problèmes. Cette réflexion peut autoriser et encourager chacun à reconnaître que certains élèves ne sont pas en état d'apprendre et à cesser de leur proposer des tâches insignifiantes, pour leur offrir des réponses dans le registre adéquat.

Dans une certaine mesure, un espace-temps de formation plus vaste qu'un degré rend possible des structures d'accueil intégrées, légères, éphémères. On peut imaginer que, chaque jour, une équipe de cycle parvienne, pour un moment, à offrir un lieu de parole ou de ressourcement aux élèves qui, pour une raison ou une autre, sont hors d'état d'apprendre parce qu'ils ne vont pas bien. Les uns y viendraient de façon occasionnelle, d'autres presque tous les jours.

 

 

PEUR À L'ÉCOLE

 

L'école ne saurait se mettre hors du monde. Elle est responsable, en revanche, des peurs qu'elle tolère ou engendre en son sein. Elle n'a jamais été un endroit entièrement pacifique. La "guerre des boutons" est aussi ancienne que l'enfance et l'école ne peut "policer" les enfants assez vite et efficacement pour suspendre dans son enceinte toutes les bagarres, persécutions et autres violences quotidiennes entre eux. Elle a évidemment à prendre des mesures de sécurité pour éviter les drames, de l'interdiction des couteaux et des armes à feu à la surveillance des espaces propices à la barbarie, les couloirs, les préaux, les garages à vélos par exemple.

Au-delà de ces mesures préventives ou répressives, la réponse est évidemment éducative, au sens le plus large. Pour une part, elle touche à la gestion des groupes, des horaires, des espaces, des circulations. L'école-caserne (Oury et Pain, 1972) engendre de la violence par excès de contrôle social, mais le laxisme peut avoir les mêmes effets, dans l'établissement ou dans la classe.

La création de cycles d'apprentissage appelle une analyse nouvelle des sources de la violence dans l'organisation même de la vie quotidienne. Lorsque les élèves sont constamment ensemble, sous le regard du maître, dans l'espace clos d'une classe, le contrôle social est intense et peut provoquer des débordements compensatoires sur le chemin de l'école ou à la récréation. Des espaces-temps de formation plus vastes peuvent atténuer le contrôle social et la pression du groupe sur les personnes, affaiblissant donc la violence "réactive". Dans le même temps, la complexité et la mobilité des groupements peuvent offrir une certaine impunité à des fauteurs de troubles. Il importe donc qu'en mettant en place des cycles, on veille à ne pas accroître l'insécurité que vivent les élèves les plus angoissés ou les plus susceptibles de jouer le rôle de victimes dans les rapports de force entre enfants. L'institution de lieux de débat (Perrenoud, 1998 a), de conseils de classe ou de cycle, de "petits parlements" à l'échelle de l'établissement est évidemment une voie plus séduisante que les dispositifs disciplinaires. Toutefois, la sagesse commande de jouer sur tous les tableaux et de limiter, y compris pour des raisons liées aux apprentissages, la part d'incertitude et de flou dans l'organisation des temps et des espaces de travail.

 

 

PEUR DE L'ÉCOLE

 

Les enseignants préféreraient croire que l'école n'est que le réceptacle impuissant de la misère et de la violence de la société, des familles, du monde économique. Hélas, une partie des élèves ont peur de l'école ou à cause d'elle.

* Certains craignent les réactions de leurs parents aux évaluations et commentaires en provenance de l'école. Les enseignants ne sont pas alors la source directe de la menace. Peut-être n'ont-ils pas tous assez d'imagination psychologique et sociologique pour saisir qu'une mauvaise note, une punition, un reproche dans le carnet - "N'est pas assez attentif !" - peuvent provoquer des réactions démesurées chez des parents inquiets ou dont la violence verbale ou physique est le seul mode de traitement de la "mauvaise conduite" des enfants. Des cycles mal compris peuvent aggraver l'insécurité d'une partie des parents et aviver de telles réactions. Mais c'est le dialogue famille-école qu'il faut globalement développer, avec une conscience plus aiguë des différences culturelles dans la représentation des risques, des fautes et des sanctions. Une pédagogie plus active et une évaluation sans notes devraient aider, dans un cycle, à dissiper certaines peurs.

* D'autres enfants ne craignent pas les coups ou les remontrances, mais une sollicitude et une angoisse démesurées de leurs proches. On contrôle leurs devoirs, on leur dicte plusieurs fois les mots de la semaine, on leur fait l'école à la maison (calcul mental, conjugaison), on bachote avec eux les épreuves. Les cycles, du moins au début, pourraient aggraver ces réponses obsessionnelles et persécutantes en accroissant l'angoisse d'une partie des parents à l'idée qu'ils ne maîtrisent pas la réussite scolaire de leurs enfants. Raison de plus d'expliquer encore et encore que "le mieux est l'ennemi du bien" (Perrenoud, 1998 b) et que le pire serait, pour les parents, de vouloir retrouver l'école de leur enfance alors que les programmes, l'évaluation et l'organisation du travail ont changé, avant les cycles et avec les cycles.

* Pour certains enfants, la peur de l'école est d'abord une affaire entre eux, le savoir et les enseignants. Ce n'est pas qu'on les traite mal ou qu'on les menace, c'est qu'il prennent tellement à cœur les tâches scolaires qu'ils se sentent constamment en défaut, menacés de ne pas savoir, de ne pas se souvenir, de mal faire, de se tromper, bref de ne pas être à la hauteur des exigences qu'ils prêtent aux autres. Lorsque savoir devient une obsession, lorsqu'on refuse l'idée même de ne pas maîtriser parfaitement et très vite tout ce qu'il y a à apprendre, la vie devient un enfer et une journée d'école un parcours du combattant. L'école peut alimenter ce perfectionnisme et la peur pathologique de l'erreur. Aussi longtemps que l'erreur reste une faute, un signe de paresse, d'inattention coupable, de mauvaise volonté ou d'inintelligence, plutôt qu'un outil pour enseigner (Astolfi, 1997), les élèves les plus angoissés sont fondés à développer leur perfectionnisme. Les cycles d'apprentissage sont construits sur l'idée que les apprentissages se jouent sur le long terme, dans l'assimilation de quelques connaissances fondamentales, la construction de compétences majeures. Ils ne valorisent donc pas la quantité d'exercices justes ou la perfection du produit, mais la compréhension et l'assimilation du savoir, l'entraînement à sa mobilisation en situation complexe. Cette attitude, fondamentalement juste au regard de ce que l'on sait aujourd'hui de l'apprentissage, peut néanmoins accroître l'angoisse d'une partie des élèves, ceux que le "productivisme" rassure, ceux qui ont besoin d'en faire plus que les autres et de se comparer constamment à leurs voisins, à tâche égale, pour avoir la conscience tranquille. Il importe donc de travailler régulièrement avec les élèves (et les parents) sur le rapport au savoir et les représentations de l'apprentissage. L'école ne crée pas, ou pas à elle seule, un rapport obsessionnel à la réussite, mais elle a la responsabilité de le désarmer progressivement, parce qu'il empêche d'apprendre lorsque la construction de savoirs et des compétences demande de la distance, du jeu, de la curiosité, de la coopération plutôt qu'un travail acharné, solitaire et sans faille.

* Certains enfants, enfin, ne vivent pas l'école sereinement parce qu'ils se sentent menacés par les attentes des enseignants, les tâches, les conditions de travail. Il reste des enseignants sadiques et terrifiants, d'autres qui terrorisent les enfants involontairement, parce qu'ils sont sévères, froids, ironiques ou d'une exigence inflexible. Il se peut que le travail d'équipe, que favorisent les cycles, soit parfois un levier de changement, notamment pour ceux qui ne se rendent pas compte de l'effet qu'ils produisent. Le problème principal, cependant, ne me semble pas de l'ordre des attitudes négatives de certains enseignants, mais des effets non maîtrisés de l'organisation du travail. Il est difficile de croire que lorsqu'on demande à chacun d'amener un objet insolite en classe le lendemain, on suscite chez certains enfants, voire leur famille, une véritable panique ; difficile d'imaginer qu'un élève peut s'enfuir de l'école simplement parce qu'il ne sait plus dans quel groupe il doit se rendre ; difficile encore de mesurer qu'une situation-problème peut créer des angoisses métaphysiques. Les cycles d'apprentissage, en raison de la complexité de l'organisation, mais aussi par les pédagogies actives et différenciées qu'ils appellent et permettent, peuvent plonger certains élèves dans des situations difficiles et paralysantes, sans que les enseignants s'en rendent compte immédiatement. Lorsqu'on maîtrise la complexité et qu'on tolère une part importante de désordre temporaire, on a du mal à se représenter ce que vivent ceux qui n'ont pas de vue d'ensemble et de trouvent confrontés à des tâches qui les dépassent ou projetés dans des groupes dont ils ne saisissent pas la raison d'être.

Sur ces divers aspects, les cycles d'apprentissage ne peuvent faire de miracles. Paradoxalement, parce qu'ils peuvent aggraver les choses, ils ont aussi une chance de les améliorer, en obligeant à prendre conscience de risques qui, dans une organisation en degrés, sont banalisés ou restent inaperçus.

 

 

Des situations mobilisatrices

 

Pour apprendre, faut-il vraiment se trouver dans une situation mobilisatrice, porteuse de sens, qui provoque une activité dans laquelle l'apprenant s'implique personnellement et durablement ? Si tout le monde en était convaincu, l'école fonctionnerait autrement. Nous vivons encore sur des modèles qui associent les apprentissages scolaires au travail, à la patience, à la persévérance, voire à la souffrance et à l'ennui. Il n'est donc pas inutile de revenir sur ces thèmes, quand bien même ils paraissent aujourd'hui enfoncer des portes ouvertes. Les cycles d'apprentissage ne suscitent pas, par leur simple création, des situations d'apprentissage plus mobilisatrices, porteuses de sens ou impliquantes. Leur vertu est double :

- obliger à revenir sur des questions fondamentales et à confronter en équipe les réponses des uns et des autres ;

- offrir des espaces-temps de travail plus favorables à certaines démarches didactiques.

Examinons les trois composantes retenues - la mobilisation, le sens et l'implication - sous ce double aspect.

 

 

LA MOBILISATION

 

La mobilisation est au principe de toute pédagogie active : on apprend en faisant. Cela ne signifie pas qu'il faille à tout prix s'engager dans une activité visiblement orientée vers un résultat, comme la construction d'une figure, la résolution d'un problème ou une opération de classement. Moins encore qu'il faille à tout prix mener une démarche de projet.

La mobilisation, c'est d'abord une tension vers un but, qui peut être de l'ordre de la compréhension, de l'intégration cognitive, de la mise en relation de données et d'idées, de la construction d'hypothèses, de la recherche d'explications, sans effets visibles, encore moins "concrets". Sans doute ces opérations de l'esprit exigent-elles un certain niveau d'abstraction, donc l'accession à la pensée formelle et une certaine capacité de concentration sur les idées, avec pour seul support des images mentales ou des notes sur une feuille, un tableau ou un écran. Les jeunes enfants se mobilisent d'abord sur des actions plus concrètes. Toutefois, l'essentiel n'est pas dans le niveau d'abstraction, mais dans la tension vers un but. Sans elle, le sujet ne se met pas en mouvement et n'a donc aucune chance d'être confronté aux limites de ce qu'il maîtrise, donc aucune chance d'apprendre.

 

 

LE SENS

 

A l'école, les élèves ne cessent d'être mis en mouvement, mais c'est souvent parce qu'ils n'ont pas le choix. Ou plus exactement parce que l'alternative leur coûterait beaucoup plus cher ; refuser régulièrement les tâches assignées par les enseignants, c'est entrer dans une épreuve de force dont peu d'élèves sortent indemnes. Ils parviennent parfois à leurs fins, mais au prix d'une stigmatisation, de remontrances, de punitions, d'envoi en appui, voire d'une prise en charge médico-pédagogique.

On ne peut pas dire que travailler pour avoir la paix soit dénué de sens, mais ce sens tient à un calcul : éviter le pire. Mieux vaut, dans une organisation contraignante, feindre de travailler que d'entrer en lutte contre le système. Apprendre le métier d'élève (Perrenoud, 1996), c'est apprendre à ruser, à travailler "juste ce qu'il faut pour ne pas avoir d'ennuis", à se mettre "en pilotage automatique".

Cela suffit pour faire à peu près correctement les exercices et les devoirs que donne le maître. Peut-on apprendre de cette façon ? La mobilisation n'implique pas alors une véritable adhésion au projet, moins encore aux apprentissages visés. On peut de la sorte garantir dans une entreprise un salaire minimum, à l'école une moyenne suffisante. Une mobilisation aussi superficielle n'a d'effets que sur des tâches de mémorisation ou de drill. On ne peut comprendre, s'approprier le savoir, construire des compétences sans se poser des questions, réfléchir par soi-même, s'investir fortement dans la tâche. Il y faut un niveau plus élevé de mobilisation.

Ce n'est possible que si le contenu de la tâche ou ses buts sont en eux-mêmes mobilisateurs, s'ils suscitent curiosité, désir, défi, adhésion personnelle, plaisir. Le sens n'est pas alors extrinsèque, lié à un calcul, mais intrinsèque. On "se prend au jeu". C'est à partir de ce seuil qu'on travaille sans s'en rendre compte, sans ménager son temps et ses efforts, pour soi et non pour l'école, les enseignants ou les parents.

Csikszentmihalyi (1990, traduit par Barth, 1993, p. 155) associe la plénitude du sens à une "expérience optimale" qui se produit quand on est confronté à : 1. Une activité qui a toutes les chances d'aboutir, cette activité est structurée ; elle présente un certain défi et demande des compétences. 2. L'activité exige une concentration profonde qui absorbe et canalise l'attention. 3. Cette concentration est rendue possible parce que l'activité a un but précis et bien compris. 4. L'activité donne lieu à un feed-back immédiat, car on sait quand le but est atteint, l'activité ayant un sens pour elle-même. 5. On agit en s'impliquant complètement mais sans vraiment ressentir l'effort comme quelque chose de douloureux. 6. On n'est plus conscient des soucis et des frustrations de la vie quotidienne.7. On a le sentiment d'exercer un contrôle sur son action (et non pas d'être contrôlé par elle, comme dans le cas d'une dépendance, quelle qu'elle soit).

Csikszentmihalyi ajoute que "la combinaison de ces éléments se traduit par un si gratifiant sentiment de profond bien-être que le seul fait de pouvoir le ressentir justifie une grande dépense d'énergie".

Il serait irréaliste d'espérer qu'à tout instant chaque élève soit plongé dans un état aussi optimal. Même les créateurs les plus inspirés ont des passages à vide. Il reste à tendre vers cet idéal. L'implication Il est relativement facile de susciter la curiosité et le désir. Les vraies difficultés se présentent lorsque l'élève est confronté aux premiers obstacles. Une partie des élèves qui n'apprennent pas entrent volontiers, voire avec enthousiasme, dans toute tâche de prime abord séduisante ou amusante, par exemple une énigme. Hélas, ils en sortent aussi facilement dès qu'ils mesurent que la tâche les confronte à leurs limites, qu'il va leur falloir travailler, persévérer, et même apprendre pour en venir à bout. Or, le "temps passé sur la tâche" reste un des meilleurs garants d'un apprentissage. Un feu de paille ne remplace pas une lente combustion !

Il ne suffit donc pas de "sensibiliser", de "motiver", de donner envie en faisant miroiter le mystère ou le désir de maîtrise. Les situations qui sous-tendent un apprentissage doivent maintenir l'implication initiale en dépit des obstacles. Ce qui suppose non seulement un degré élevé d'implication, mais un rapport optimal entre l'adhésion à un but et les moyens intellectuels du sujet.

 

 

UNE OCCASION À NE PAS MANQUER !

 

Travailler en cycles n'amène pas spontanément à réfléchir sur les tâches et les situations du point de vue du sens. Si l'équipe de la Maison des Trois Espaces (1993) est sensible à cet aspect, c'est parce qu'elle travaille avec des élèves en grande difficulté et cherche du côté des pédagogies nouvelles autant que d'une organisation en cycles. Il en va de même dans les écoles en innovation : si les cycles ne rencontrent pas un intérêt pour les méthodes actives et une sensibilité à la question du sens, il est fort possible qu'on retrouve dans ces nouveaux espaces-temps de formation les mêmes activités et situations d'apprentissage que dans les classes organisées par degrés annuels.

Ce serait une occasion manquée, parce que les cycles permettent de travailler plus facilement par situations-problèmes, en modules centrés sur des objectifs délimités (Perrenoud, 1997) ou de développer des démarches de projets dans des groupes d'âges mixtes réunis autour d'un thème, voire à l'échelle du cycle entier. Travailler avec plusieurs adultes, dans divers types de groupes, en multipliant les démarches, accroît en principe les chances, pour chaque élève, de trouver "chaussure à son pied". A condition de ne pas dissocier la réflexion sur les dispositifs et l'ingénierie de formation d'une réflexion didactique sur les sens des activités et des savoirs.

 

 

Des situations sur mesure

 

Se sentir en sécurité, c'est le socle de tout apprentissage complexe. Se mobiliser, construire du sens et rester impliqué est une seconde condition. Cela ne suffira pas si les tâches ne sollicitent pas chacun, aussi souvent que possible, dans sa "zone proximale d'apprentissage".

Je risque ce concept, qui fait pendant à celui de "zone proximale de développement" (Vygotsky, 1985, 1997) pour associer une formule à un constat banal : on ne s'attaque sérieusement qu'aux obstacles franchissables. Si l'élève reçoit une mission impossible, il va renoncer dès qu'il s'en rendra compte, souvent très vite. Si on lui assigne une tâche qu'il maîtrise, il s'en acquittera avec ennui ou plaisir, selon son caractère, mais il n'apprendra rien, ou simplement à aller un peu plus vite, un peu plus sûrement dans la résolution du problème.

On se trouve ici au cœur de la pédagogie différenciée déjà évoquée et à laquelle on reviendra dans un nouvel article. Limitons- nous à pointer deux difficultés majeures : - l'une est de concevoir des tâches optimales pour un élève ; - l'autre est d'y parvenir pour la plupart.

 

 

UNE DIDACTIQUE SUR MESURE

 

On ne peut, dit Meirieu (1990, 1995), adapter la tâche à l'élève entièrement a priori, car c'est lorsqu'il est confronté concrètement au problème qu'on peut identifier ce qui fait obstacle à sa réussite et surtout à sa compréhension. Il faut donc se défaire du fantasme du test préalable répartissant durablement les élèves en niveaux bien contrastés et repérés, chacun appelant des tâches d'une complexité définie. Bien entendu, il faut que les tâches correspondent aux acquis antérieurs et au niveau de développement des apprenants : on ne peut comprendre la division avant l'addition ni assimiler la notion de fraction ou de subjonctif à 8 ans. Ces ajustements élémentaires relèvent en principe des programmes et des objectifs spécifiques d'un degré ou d'un cycle. A l'intérieur d'un cycle, on peut encore distinguer des étapes et des niveaux. A l'intérieur d'un groupe globalement homogène, ce n'est plus le niveau général de développement ou d'acquisition qui fait la différence, mais le lien spécifique entre le capital de connaissances, le rapport au savoir et la tâche. Le véritable défi est alors de concevoir une différenciation interne.

C'est là qu'interviennent l'imagination didactique et la capacité d'observation. Il faut proposer une tâche aussi plausible que possible à chacun et regarder ce qui se passe. Il n'est pas simple de percevoir rapidement et sûrement si elle est optimale. Si elle ne l'est pas, il est plus difficile encore de comprendre pourquoi, autrement dit quels sont les obstacles pour l'élève. Cela demande une démarche métacognitive et un référentiel didactique assez pointus. Ensuite, il faut imaginer soit un aménagement de la situation, soit une orientation vers une tout autre tâche. Il n'est pas facile de savoir quand l'obstination méthodique bascule vers l'acharnement pédagogique. Ni d'inventer des stratégies didactiques appropriées.

 

 

UNE GESTION DE CYCLE OPTIMISÉE

 

Face à un seul élève, disposant de tout le temps voulu, de conditions de travail satisfaisantes, l'optimisation des situations didactiques ne va pas de soi, même pour un enseignant disposant d'une excellente formation en didactique, en métacognition et en observation formative. Or, ces critères sont loin d'être satisfaits dans la réalité scolaire quotidienne. La création de cycles ne modifie pas le rapport entre nombre d'enseignants et nombre d'élèves. Même si chaque élève n'est pas constamment un cas "à part", il faut multiplier les opérations et les raisonnements dans un temps limité, avec des compétences qui restent pour une part à développer. D'où l'importance de dispositifs et d'une organisation du travail optimisant l'usage des ressources et la division des tâches. La question est simple : comment instaurer un système de suivi et de décision qui fasse en sorte que chaque élève soit placé aussi souvent que possible dans une situation optimale pour lui ? Cette question n'a aujourd'hui aucune réponse satisfaisante, mais elle permet d'évaluer sous cet angle n'importe quelle organisation du travail.

 

 

Bibliographie

 


Astolfi, J.-P. (1997), L'erreur, un outil pour enseigner, Paris, ESF.
Barth, B.-M. (1993), Le savoir en construction, Paris, Retz, pp. 154-155.
Bettelheim, B. (1975), Un lieu où renaître. La somme de trente ans d'expérience à l'école orthogénique de Chicago, Paris, R. Laffont.
Csikszentmihalyi, M. (1990), Flow, the Psycholop of Optimal Experience, New York, Harper and Row. Maison des Trois Espaces (1993), Apprendre ensemble, apprendre en cycles, Paris, ESF.
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Meirieu, Ph. (1989), Outils pour apprendre en groupe. Apprendre en groupe ? Il, Lyon, Chronique sociale, 3' éd.
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Oury, F. et Pain, J. (1972), Chronique de l'école-caserne, Paris, Maspéro.
Perrenoud, Ph. (1996), Métier d'élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 3e éd.
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Perrenoud, Ph. (1998 c), "Les cycles d'apprentissage : une auberge espagnole", Éducateur, N° 13, 27 novembre, pp. 25-28.
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Vygotsky, W. (1997), Pensée et langage, Paris, La Dispute.

 

© L’Éducateur (suisse) n° 2, 5 février 1999, pp. 26-31.

 


 

 

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