Une synthèse - concernant l'acte lexique - relativement ancienne, mais qui n'a guère vieilli !

 

 

 

1. MÉTHODES D'APPRENTISSAGE

 

 

A. QU'EST-CE QUE LIRE ?

 

Bien des réponses, très diverses, ont été données à cette question.

Pour certains, lire c'est comprendre le sens d'un texte(1). D'autres affirment que lire, consiste à passer directement du signe graphique au concept(2). La plupart de ces définitions, justes en elles-mêmes, n'introduisent pas explicitement la notion importante de message et de communication. Lire, selon nous, c'est maîtriser un système de signes permettant de décoder ou d'élaborer un message pour établir la communication avec autrui. Le problème, en fonction du jeune enfant, est donc d'abord d'éveiller son intérêt pour ces signes écrits, de l'initier à la découverte du "signifié" qu'ils cachent, de lui faire prendre conscience des mécanismes par lesquels il peut créer un système de communication qui deviendra bientôt un second langage. Il convient donc, dans cette perspective, de placer l'enfant en situation d'éprouver la nécessité impérieuse ou de s'exprimer, ou de communiquer. Bref, si "l'acquisition de la lecture est la grande aventure ... ce n'est pas la petite lumière intermittente de la mémoire et de l'esprit raisonnant qui peut y suffire. Il faut (que l'enfant) s'y passionne, que son affectivité, sa personne s'y donnent à plein"(3).

Ces premières remarques posent immédiatement deux problèmes fondamentaux :

- celui de savoir à quel moment le plus favorable du développement psychologique de l'enfant, à quelle "période sensible" de ce développement, les premiers apprentissages de la langue écrite peuvent être introduits sans dommage dans son champ d'activité et de connaissance ; en d'autres termes, y a-t-il un âge de la lecture ?

- celui, enfin, du choix d'une méthode d'apprentissage de la lecture.

 

 

 

B. Y A-T-IL UN AGE DE LA LECTURE ?

 

Les observations des éducateurs sont unanimes sur ce point : il y a, en effet, un âge de la lecture qu'il importe de ne pas laisser passer et qui représente un stade assez fugitif du développement psychologique de l'enfant. Ne pas saisir ce moment favorable, c'est retarder l'apprentissage, le rendre plus difficile, moins bien assuré. On a donc intérêt à commencer tôt une initiation qui consistera, pour l'essentiel, à préparer avec prudence et sagesse, la conquête de la lecture par des incitations et des motivations fondamentales. Initier doit être le contraire de "forcer". Le terme apparaît d'ailleurs dans les instructions et programmes officiels qui organisent l'école maternelle française. Les textes du 18 janvier 1887, repris par la loi du 5 janvier 1950, recommandent "des exercices d'initiation à la lecture pour les enfants de la première section". Dans le détail du programme, il est même conseillé d'aborder les premiers exercices de lecture à la grande section avec des enfants de 5 à 6 ans d'âge chronologique. En outre, les instructions officielles de 1908 notent "que tous les exercices de l'école maternelle seront réglés d'après un principe général : ils doivent aider au développement des diverses facultés de l'enfant, sans fatigue, sans contrainte, sans excès d'explication ... en lui faisant éprouver les puissances de l'activité". Précisant ailleurs, sur le plan du développement mental, les effets des premières années passées à l'école pré-élémentaire, ces mêmes Instructions ajoutent qu'au terme de la pré-scolarité l'enfant doit avoir acquis "un commencement de curiosité intellectuelle sur laquelle l'école primaire puisse s'appuyer pour donner plus tard un enseignement régulier ...".

Initier, c'est commencer, tracer une route, frayer une voie. C'est bien le sens que donnent au mot initiation les Instructions officielles de 1908, en le distinguant de l'apprentissage ou enseignement de la lecture, tels qu'ils apparaissent dans les Instructions de 1923 et de 1938 pour définir l'activité enfantine des sections préparatoires du cycle élémentaire.

L'initiation est donc une action pédagogique préliminaire qui prépare l'enfant à la découverte et à la conquête d'un symbolisme qui peut être maîtrisé au niveau de la grande section de l'enseignement pré-élémentaire. On dira alors de l'enfant, quel que soit son âge chronologique ou mental, qu'il est parvenu à "l'âge de la lecture". C'est pour lui, désormais, le début des acquisitions progressives, en relation avec l'achèvement d'une période de maturation, selon un juste rythme capté et respecté par l'éducation attentive, qui le conduit ainsi à la maîtrise d'une technique.

Dès 1910, A. Binet fixait l'âge moyen de la lecture entre 6 ans 6 mois et 7 ans 6 mois. Mais son collaborateur, Th. Simon, avait démontré qu'il n'existait pas de corrélation entre l'âge chronologique et le succès dans l'apprentissage de cette discipline, confirmant ainsi avec plus de précision les observations de Vaney. De son côté, l'Américain J.-A. True avait remarqué l'extrême variabilité de la liaison qui s'établissait entre l'âge mental et les résultats dans cet apprentissage. Thorndike fait les mêmes observations pour l'écriture. C'est W.-S. Gray qui, l'un des premiers, affirme que la question ne doit pas être traitée en référence au seul critère de l'âge chronologique ou de l'âge mental, mais dans un contexte plus étendu : celui d'une maturité générale.

C'est ce niveau complexe que Piéron a aussi appelé "l'âge nerveux", en s'attachant plus spécialement à ses aspects physiologiques, que les batteries prédictives évoquées au chap. III (Ille partie), de nos études, ont essayé de définir et de cerner pour en donner une estimation quantitative.

Il y a donc, effectivement, un âge de la lecture qui est, en fait, un âge de maturité, le moment le plus favorable pour l'émergence d'une aptitude nouvelle : l'aptitude à lire. Ce qui importe, pour l'éducateur, c'est moins d'avoir l'indication chiffrée de cet âge ou de la durée de l'apprentissage, que de connaître la période pendant laquelle il doit se montrer vigilant pour aider l'enfant dans sa conquête du signe ou du symbole.

 

 

 

C. LES MÉTHODES D'APPRENTISSAGE DE LA LECTURE

 

Qu'est-ce qu'une méthode ? D'après l'étymologie grecque, la méthode serait la voie à suivre pour réaliser une fin, ou l'ensemble des voies et moyens retenus pour mener à bien une entreprise. C'est encore l'ensemble ordonné des voies et des moyens choisis, d'une manière réfléchie, expresse et rationnelle, pour atteindre un but. C'est là le sens cartésien du mot.

Si Descartes ne fut pas le premier à observer que la méthode est essentiellement un ordre, son originalité réside surtout dans la recherche d'un ordre naturel et dans l'affirmation que de cet ordre naturel jaillit une capacité inventrice et créatrice.

Les essais nombreux, qu'on a trop souvent confondus avec une véritable méthode d'apprentissage de la lecture, relèvent, finalement, de deux méthodes essentielles : la méthode synthétique et la méthode globale. "Il n'existe vraiment que deux méthodes de lecture, écrit le Dr Simon. Toutes deux cherchent à faire comprendre à l'enfant qu'il existe entre les signes de la langue écrite et les sons de la langue parlée, une certaine correspondance ; mais, pour cela, l'une des méthodes commence par l'étude des signes ou par celle des sons élémentaires; l'autre cherche au contraire à obtenir le même résultat en plaçant d'emblée le jeune enfant en face de notre langage écrit, si complexe qu'il se puisse présenter. La première méthode est généralement connue sous le nom de méthode synthétique, en raison du travail psychologique qu'elle demande à l'enfant pour un acte de lecture. Lorsqu'il a appris à lire chaque signe, l'enfant doit en effet condenser ces différentes lectures en une lecture unique, qui, généralement, pour chaque groupement particulier de ces signes, est différente de leur lecture particulière. Lorsque l'enfant sait lire J et e, il doit de ces deux lectures faire Je. C'est donc bien d'une opération de synthèse qu'il s'agit. L'autre méthode part des groupements eux-mêmes. Elle part des mots. On l'appellera analytique lorsqu'on voudra rappeler le travail psychologique qu'on demande à l'enfant pour apprendre, d'après ces groupements, les dénominations de leurs parties ou les sonorités de syllabes. On désignera la même manière de faire sous le nom de méthode globale si l'on veut rappeler seulement son origine : cette mise de l'enfant en présence de phrases et de mots tels que nous les lisons nous-mêmes ..."(4).

 

1. La méthode ancienne ou synthétique

 

Cette méthode est dite aussi alphabétique, d'épellation (b - a : ba), syllabique (ba) ou, pour les Suisses et les Anglo-Saxons, phonétique, dans la mesure où elle lie les signes aux sons et non aux idées.

 

a) Le principe

Le principe consiste à présenter à l'enfant la liste des signes graphiques que sont les lettres, à les lui faire identifier, puis reconnaître et prononcer. En outre, il apprendra à reconnaître et à prononcer les combinaisons de lettres ou graphies complexes, représentant des sons simples qui peuvent être prononcés d'une seule émission de voix.

On voit déjà la première difficulté que rencontre le jeune enfant. Notre langue n'a pas une orthographe phonétique rigoureuse au point de faire correspondre un signe ou un groupe de signes écrits à un même son. Bien au contraire : une même graphie peut avoir, introduite dans des mots distincts, bien des sons différents. À l'inverse, et c'est encore une difficulté pour l'enfant, une même graphie peut avoir des sons différents.

Par exemple, "la graphie et se prononce é fermé dans la conjonction et, mais è ouvert dans martinet, bonnet, et encore autrement lorsqu'elle est associée à d'autres combinaisons comme dans assiette, allumette soit trois phonèmes sur une même graphie ..."(5).

On voit ainsi que les tenants de la méthode synthétique ont pour objectif de monter le mécanisme signe-son, ou graphisme-phonème, l'un déclenchant l'autre, par une espèce de conditionnement, sans se soucier aucunement du sens de ce qui est lu ou écrit.

En consultant les anciens syllabaires, cette intention apparaît clairement. M. G. Bouquet(6) cite l'exemple d'un manuel d'apprentissage de la lecture, probablement édité entre 1810 et 1830, d'où est exclu le souci de compréhension, et dans lequel "... outre, il faut le reconnaître, un nombre appréciable de mots simples et concrets, (on trouve) des mots aussi inattendus ou étranges que l'ame (âme), haro, rome, male (mâle), le pari, la cabale, latine, avide, demi, et même deux d'entre eux qui, de prime abord, nous étaient inconnus : la pale (grand baquet) et Zosime qui fut un pape, puis un saint ...".

On peut donc comprendre qu'un tel vocabulaire soit aussi inintelligible à des enfants de 5 à 7 ans "que les hiéroglyphes aux compagnons de Bonaparte ..."(6).

 

b) Les avantages

Doit-on vraiment parler d'avantages de la méthode synthétique ? Elle est surtout une méthode de facilité pour le maître qui peut se conformer à l'ordre que lui propose le syllabaire. D'une certaine manière, elle est progressive puisque chaque leçon présente à l'enfant un élément nouveau, son ou graphie, dont l'acquisition dépend des acquisitions précédemment maîtrisées. Plus précisément, cette méthode est progressive en proposant à l'élève les graphies les plus courantes pour parvenir à celles qui sont plus rares. De même, elle enseigne les lettres voyelles d'abord, indispensables à la formation des sons consonnes.

Cet enchaînement, apparemment logique, des diverses opérations impliquées par chaque leçon, est la garantie pour l'éducateur, de ne rien oublier. Et si l'on fait abstraction du travail intense et rebutant qu'on impose au jeune écolier, on peut affirmer qu'un enfant enseigné par la méthode synthétique apprendra certainement à lire.

 

c) Les inconvénients

Les avantages précédemment évoqués sont bien minces en regard des inconvénients nombreux, que cette méthode présente. La progression qu'elle établit est le résultat d'une logique d'adulte pour qui la lettre représente un élément simple, connu. Or, pour l'enfant, la lettre est un signe dont le sens reste très mystérieux. Les mots, même concrets, lus isolément, disposés comme les parties diverses d'un puzzle, n'ont guère d'écho chez le jeune écolier. La phrase, artificielle, construite pour les besoins de la cause, est dépourvue d'intérêt car elle ne se fonde sur aucune motivation véritable.

D'où une passivité presque totale de l'élève qui ne participe que très médiocrement à la leçon, qui ne reçoit aucune incitation à l'expression et à la communication. Tous les exercices d'expression, quels qu'ils soient, oraux, graphiques ou gestuels, sont ici enseignés sans aucune liaison ni référence à l'apprentissage de la lecture. La méthode synthétique a l'inconvénient le plus grave de ne donner à l'enfant aucune chance de participation, d'initiative, de création, d'invention. De là, le danger d'une stérilisation de la pensée enfantine, coupée d'un contexte vivant, cependant surabondant de richesses multiples, où l'enfant s'exprime naturellement. "Comment s'étonner après cela que les enfants soumis à ce pénible apprentissage aient pris l'habitude de syllaber, de marquer un arrêt d'une syllabe à l'autre, d'un mot à l'autre, et de lire le texte sur un ton uniforme et chantant ?..."(7).

Dans l'utilisation de la méthode synthétique d'apprentissage de la lecture, l'erreur de l'adulte est de croire que l'extrême morcellement des difficultés, que l'émiettement à l'infini des degrés d'une progression, qu'un ordre méticuleux et invariable, pouvaient aider l'enfant dans sa conquête du signe. En fait, cette méthode, apparemment cartésienne, est une fausse méthode puisqu'elle ne se fonde, à aucun moment, sur des bases scientifiques, celles d'une véritable connaissance des structures de l'intelligence et des démarches de la pensée enfantine.

"En réfléchissant avec un peu d'attention sur les difficultés attractives à l'épellation, écrivait l'abbé Bertaud en 1744, on ne sera pas surpris ... de tous les inconvénients qui en dérivent, tels que l'ennui pour les enfants, le chagrin, les pleurs, le dégoût, une perte considérable de temps, et pour les parents et les maîtres une peine souvent infructueuse"(8). Mais "le quadrille des enfants", cette méthode synthétique "améliorée" d'apprentissage de la lecture, élaborée par l'abbé Bertaud, n'apportait aucune solution décisive au problème. Toutes les tentatives, celle d'Érasme qui préconisait déjà l'enluminure des syllabaires, et la manipulation par l'enfant d'alphabets aux lettres en gâteau, comme celle de Dumas qui, par son "bureau typographique" devance l'imprimerie à l'école, ne changeaient rien ou bien peu de chose, au fond du problème(9). Rollin, vantant les mérites du "Bureau typographique" disait qu'il offrait l'avantage "d'être amusant et agréable et de n'avoir pas l'air d'étude"(10).

C'était confondre l'attrait et l'intérêt, l'exigence d'agrément et l'exigence profonde de la personnalité."L'attrait ne stimule l'être que pour lui permettre de s'établir statiquement dans la puissance de l'agrément. L'intérêt est sérieux : il stimule durablement l'être à s'affirmer et développer dynamiquement ses puissances ..."(11).

L'agrément, en effet, n'est qu'extérieur, superficiel et de courte durée. C'est ce que Rousseau remarquait déjà à propos de la lecture."On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire ; on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie. Locke veut qu'on apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tout cela et celui qu'on oublie toujours, est le désir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir, et laissez-là vos bureaux et vos dés, toute méthode lui sera bonne"(12).

J.-J. Rousseau nous place au cœur du problème en évoquant ainsi l'importance de l'intérêt, facteur essentiel, pour l'enfant, de réussite scolaire. Pour donner à l'élève le désir d'apprendre à lire, ou même plus simplement le désir d'apprendre, il fallait remettre la pédagogie sur le métier et passer d'une pédagogie formelle à une conception de l'enseignement fondée sur la motivation et "l'étonnement". Mais c'était là prendre "le contre-pied de l'usage" et la leçon de Rousseau n'a porté ses fruits que très lentement.

 

2. la méthode nouvelle ou analytique

 

La méthode synthétique, telle que nous venons de la décrire, est nettement marquée par le souci de l'adulte d'imposer sa logique à l'enfant et son souci de gagner du temps, dans l'apprentissage de la lecture, par une voie simple, apparemment méthodique. En outre, elle prête au jeune élève le pouvoir d'attacher un intérêt à des abstractions, signes ou graphies, comme si le seul but de maîtriser le langage écrit par un nouvel effort "gratuit" était, pour l'apprenti lecteur, une motivation suffisante.

La méthode analytique, au contraire, est l’œuvre d'éducateurs plus soucieux de connaître l'enfant, d'utiliser une voie plus conforme aux lois de son développement psychologique, des structures de son intelligence et des caractères déterminants de sa mentalité.

L'essentiel d'une pédagogie de l'apprentissage de la lecture, par cette méthode, est de créer chez l'écolier le désir de lire, l'intérêt pour le contenu du message d'autrui et le désir impérieux de faire connaître à l'autre sa propre pensée. La notion de dialogue, de communication, voire même de dialectique entre le jeune enfant et son milieu de vie est la base essentielle de la méthode analytique. C'est ce point de départ conforme aux comportements et aux conduites enfantines, telles qu'on peut les observer, qui fait de la méthode analytique une méthode naturelle en accord, par ailleurs, avec les lois qui paraissent caractériser la perception chez l'enfant dans ses approches pour la découverte et la connaissance de son milieu de vie.

 

a) Les bases psychologiques de la méthode analytique

Cette méthode suit la voie qu'emprunte l'esprit, naturellement, pour parvenir à la connaissance d'un objet. Nous saisissons d'abord l'ensemble en une vue globale, non détaillée et souvent confuse. Les détails nous apparaissent ensuite dans leurs caractéristiques spécifiques et dans leurs relations.

C'est cette démarche de la pensée que Renan a si bien décrite dans L'avenir de la science(13) et qui inspire actuellement les théories structuralistes appliquées à l'étude du langage oral ou écrit dont les éléments sont "des signes, ...les rapports entre les individus qui composent une société (étant) des échanges de signes, des communications ..."(14).

De son côté, la théorie dite "des fixations" qui est aussi la théorie "gestaltiste", introduisant les études sur la psychologie de la forme, montre qu'un sujet, enfant ou adulte, ne se livre pas, quand il lit, à un déchiffrage des éléments. La lecture est un acte global dans lequel le mot est perçu en tout et non pas comme une somme des parties. L'oculiste français Javal avait déjà montré, dès 1878, que, dans la lecture, l’œil ne procède pas par petits mouvements successifs dans la découverte des lettres ou des syllabes, mais plutôt par mouvements larges interrompus par des pauses dont le nombre peut être inférieur au nombre de mots.

Les travaux de Buswell et de Woodworth ont, depuis.1920, confirmé ces observations(15). La méthode analytique, dite encore globale ou naturelle, entend donc se fonder d'abord sur la nature de l'image que les démarches habituelles de notre perception nous donnent d'un objet nouveau et inattendu. Cette notion de globalisme a inspiré toute la pédagogie decrolyenne, plus spécialement, dans l'apprentissage de la lecture. Cependant, il serait abusif de penser que la fonction de globalisation s'exerce de manière totale et absolue. Si l'enfant reçoit une perception d'ensemble du mot, il faut admettre que cette perception s'accompagne aussi de la connaissance de quelques détails : "dimension" du mot, lettres bouclées ou à un jambage, analogies de lettres dans un même mot. La fonction syncrétique n'est jamais totalement dépouillée des perceptions secondaires ou partielles à caractère pointilliste. Mais il est vrai que l'enfant reconnaît d'abord le mot par son "gréement" particulier, spécifique, qui ne manque pas, tel un visage, d'avoir chez le jeune enfant des résonances affectives.

La méthode analytique d'apprentissage de la lecture est aussi une méthode idéo-visuelle ou encore, pour rappeler une expression empruntée au D' Decroly, idéo-graphique, car "elle a l'idée pour point de départ et qu'elle est étroitement liée à celle-ci...". En cela, elle s'oppose catégoriquement à la méthode synthétique ou phonétique, précédemment évoquée, qui lie les signes aux sons et non pas aux idées. "... Les enfants prennent conscience, intuitivement tout au moins, du fait qu'il existe un lien ... un rapport fondamental entre deux formes d'expression de la pensée : la forme orale qui leur est habituelle et la forme écrite ou graphique qu'ils aspirent à connaître mais dont ils ne possèdent pas encore la clé. L'important, c'est qu'ils saisissent (intuitivement bien sûr) ce principe majeur, cette notion mère qui va présider à l'apprentissage ..."(16).

La méthode analytique, globale, naturelle, idéo-visuelle ou idéo-graphique, est aussi une méthode active puisque, liée à la propre expérience de l'enfant, elle l'encourage à la recherche personnelle, à la découverte des "clés" nouvelles qui, dans telle ou telle situation affective, lui permettront de "décoder" le message dont il désire connaître le sens. "... La méthode globale s'interdit de présenter d'abord des abstractions ... elle associe les dessins de l'écriture aux phrases que prononce l'enfant et qu'il entend tous les jours ... et elle l'amène, par l'observation et la comparaison, à la connaissance des lettres et à la lecture des mots nouveaux ..."(16). L'enfant donnera aux signes de l'écriture leur valeur de signification dans la mesure où l'éducateur sauvegarde leur liaison avec la langue vivante. Alors la lecture commande l'action et l'action appelle la lecture.

 

b) La méthode analytique en action

L'étape de globalisation commence avec une motivation qui peut surgir de diverses façons, qu'il s'agisse d'un dessin d'enfant commenté, ou d'une histoire racontée. Les enfants interviennent, s'expriment, s'animent. C'est en partant de leurs réponses qu'un texte vivant, composé de courtes phrases sera écrit au tableau pour introduire les mots nouveaux, découverts et prononcés par l'enfant dans un contexte de mots déjà connus pour leur "visage" typographique et leur sens. La lecture de ces phrases place ainsi l'élève en face du rapport langage parlé - langage écrit. Intervient alors le jeu des étiquettes dans lequel "... les mots déjà connus ont été transcrits, en gros caractères, sur des étiquettes de carton d'un maniement facile. C'est ce qui constitue le matériel collectif. Les mots nouveaux viennent s'y ajouter. Ces étiquettes, les anciennes et les nouvelles, sont alors distribuées au hasard par la maîtresse. À l'appel de celle-ci, qui nomme lentement chacun des mots, les élèves porteurs de l'étiquette appelée qu'ils ou elles placent au-dessus de la tête, reconstituent face à la classe, la phrase qu'elles viennent de lire au tableau. Ainsi, l'activité corporelle, toujours bienvenue, est déclenchée par la lecture ..."(17).

Nous n'entrerons pas dans le détail des techniques, nombreuses, utilisées dans la phase de globalisation de l'apprentissage. L'exemple précédent en donne le principe.

La durée de la phase de globalisation est un des premiers problèmes qui se posent à l'éducatrice qui utilise la méthode analytique ou toute méthode à "départ global". Ces praticiens familiarisés avec cette technique d'apprentissage estiment que la période de globalisation ne doit pas durer moins de 5 à 6 semaines afin que les enfants "prennent fortement conscience du sens de la lecture et du lien qui existe entre le registre de l'expression orale et celui de l'expression écrite ..."(17).

La phase d'analyse. - Le problème est ici de savoir s'il faut distinguer d'emblée les sons voyelles, la plupart des consonnes ou les syllabes. Il semble que l'on puisse aborder la phase d'analyse par la décomposition du mot en syllabes, cette décomposition facilitant, au dire des praticiens, l'apprentissage de la lecture. Il apparaît, en effet, que l'enfant aux prises avec le déchiffrement silencieux prononce mentalement chaque syllabe s'il n'a pas immédiatement reconnu le mot lu. On observe en outre que dans les premiers exercices écrits le jeune élève n'écrit pas un mot de plus de deux syllabes d'un seul trait, mais plutôt syllabe après syllabe. "... La lecture est donc intuitive et globale, tandis que l'expression écrite ou l'écriture sous la dictée sont nécessairement analytiques et précédées d'un temps de réflexion ..."(17).

Les techniques d'appoint : apprentissage de la lecture et élocution. - L'expression orale représente l'un des moyens qui permettent d'éviter que l'apprentissage de la lecture reste éloigné du contexte émotionnel de la personnalité de l'enfant. Nous savons que la phase dite de globalisation appelle une participation verbale de l'enfant qui précède le texte de lecture ou qui entraîne même à son élaboration. Mais ce premier moment doit être dépassé pour atteindre le cœur de la vie affective personnelle de l'enfant qui réagit souvent avec joie devant les questions posées par l'éducatrice quand elles touchent directement à ses intérêts profonds. Élocution et lecture se rejoignent dans une activité mentale commune. Écrire ce que l'on vient de dire, lire ce que l'on vient de dire et d'écrire : il n'y a pas de rupture entre ces divers moments de l'activité mentale.

Les techniques d'appoint : l'expression écrite et l'apprentissage de la lecture. - L'enfant bien motivé, va à l'expression écrite avec joie et son intérêt est d'autant plus vif que la contrainte imposée par l'adulte est légère. Déjà, au niveau des grandes sections de l'école maternelle, cette invitation à s'exprimer par écrit est soigneusement cultivée, parallèlement à l'initiation aux techniques instrumentales ou à l'apprentissage de ces techniques. La lettre adressée à la classe par le héros d'une histoire qui fonde un thème de vie, la réponse qu'on lui envoie, tiennent l'intérêt de l'enfant en éveil jusqu'à l'émotion profondément ressentie. Par son imagination, l'enfant accumule les images, les transforme et les anime. De cette création du monde enfantin par l'enfant lui-même, finissent par surgir les impératifs de la communication, même ceux de la communication écrite. Que l'enfant reçoive alors, de l'éducateur, l'aide indispensable, c'est à-dire les mots encore inconnus, mais nécessaires, écrits au tableau, et le message prendra forme. Le mythe est pour le jeune enfant la voie heureuse des conquêtes les plus difficiles.

Les avantages de la méthode analytique. - Nous y avons assez insisté dans la partie précédente de notre développement pour n'y pas revenir longuement. Les diverses appellations qui ont été données à la méthode analytique disent assez, à elles seules, de quels principes psychologiques elles s'inspirent et quels buts pédagogiques elles poursuivent. Ces avantages, ramenés à l'essentiel, peuvent être les suivants :

- aider l'enfant à prendre conscience de la liaison qui se crée naturellement entre l'expression orale et l'expression écrite ;

- solliciter en permanence les activités mentale et physique pour les mettre en interaction constante ;

- faciliter la créativité enfantine ;

- "apprendre à lire et aussi apprendre à penser sans séparer jamais l'une de l'autre"(18) ;

- promouvoir, parallèlement à la maîtrise d'une technique instrumentale, une éducation authentique de l'entière personnalité du jeune enfant.

Les inconvénients. - La plupart des praticiens s'accordent à reconnaître que les inconvénients présentés par la méthode analytique tiennent plus à son utilisation qu'à ses bases psycho-pédagogiques qui semblent jusqu'ici incontestées. Les dernières orientations de la psychologie de l'enfant influencées par les théories structuralistes ne sauraient mettre en question la fonction de globalisation. Par contre, l'emploi de la méthode idéo-graphique appelle un matériel considérable qui doit être, pour une adaptation réellement efficace à la classe, l’œuvre de l'éducatrice elle-même. Mais c'est là un inconvénient mineur que l'on retrouve aussi dans l'emploi d'une méthode d'apprentissage synthétique judicieusement appliquée. Si la méthode analytique est une méthode naturelle, globale, idéo-visuelle, idéo-graphique ou active, elle est aussi, par ces caractères mêmes une méthode scientifique, c'est-à-dire une méthode qui va bien au-delà d'une simple progression ou d'un ordre rigoureux. Ses principes comme les diverses étapes de sa mise en œuvre se réfèrent à la psychologie de l'enfant et relèvent d'une pédagogie ouverte : celle qui se fonde sur l'intérêt et la motivation. La méthode analytique est donc, dans toute l'acception du terme, le résultat d'une rencontre de la psychologie et de la pédagogie. De là, pour les maîtres qui désirent adopter une telle méthode, l'indispensable nécessité d'une culture et d'une formation psycho-pédagogique sérieuses. C'est sans doute l'obstacle dressé par cet impératif qui fait que la méthode globale n'est que très rarement appliquée de façon intégrale. Dans la plupart des cas on utilise les méthodes d'apprentissage de la lecture "à départ global", dites aussi "mixtes" qui tiennent à la fois des méthodes analytiques et synthétiques.

Depuis quelques années, une critique plus sérieuse est adressée à la méthode globale qui, selon certains, serait la grande responsable du déclin de l'orthographe. Aucune recherche expérimentale valable n'a pu, jusqu'ici confirmer cette hypothèse qui reste donc gratuite et purement subjective. Par contre, un Inspecteur de l'enseignement élémentaire, en contact étroit avec de nombreux enseignants, oppose à ces objections une expérience étendue à une bonne soixantaine de cours préparatoires "dont une quarantaine d'inspiration globale et cela pendant une période de plus de 10 années"(19). Au terme de cette expérience "on n'a jamais constaté, dans les classes ultérieures, relativement à l'orthographe, de comportement différent des élèves en provenance de l'un ou l'autre cours"(19).

Bref, "les séquelles de l'apprentissage de la lecture quant à l'aptitude à l'orthographe sont certaines, mais elles résultent de la qualité de cet apprentissage et non de la méthode ..."(19).

En outre, il n'est pas prouvé que l'orthographe des enfants d'aujourd'hui soit plus mauvaise que celle de leurs aînés. Des recherches scientifiquement conduites, ont même prouvé le contraire. "... C'est le cas, par exemple, de la recherche commune aux laboratoires de pédagogie expérimentale de Genève et de Lyon sur l'orthographe composée des écoliers genevois et lyonnais. L'épreuve, une phrase dictée, avait déjà été appliquée par A. Binet à des écoliers parisiens en 1904. Il se trouve que les résultats ont prouvé, tant à Genève qu'à Lyon, que pour les enfants de 7, 8, 9 et 10 ans, la moyenne des fautes était beaucoup plus élevée en 1904 qu'en 1948 ..."(20).

Ainsi, l'objection, faite à la méthode analytique, de perturber l'orthographe des élèves et que l'on tient généralement pour essentielle ne se fonde sur aucun argument à caractère expérimental. Elle est donc, finalement, assez fragile.

 

CONCLUSION

 

La méthode synthétique répond pleinement à la logique de l'adulte et à son goût pour l'ordre rigoureux. Mais la logique de l'adulte n'est pas celle de l'enfant. En lui présentant, d'emblée, des signes ou des groupes de signes abstraits, elle ne s'adresse, presque exclusivement, qu'à sa mémoire. En admettant même que l'acquisition de la lettre ou de la syllabe soit relativement aisée - ce qui n'est pas généralement le cas - déchiffrer n'est pas lire. De là, chez des enfants formés à la lecture par cette méthode, les séquelles prolongées d'une lecture hésitante et "chantonnante" par laquelle on s'ingénie à reconnaître un signe ou un groupe de signes sans comprendre d'emblée le sens du mot ou de la phrase péniblement reconstruits dans leur aspect typographique. Sans doute, la maturité aidant, le jeune élève parviendra-t-il à bien entendre ce qu'il lit. Mais c'est perdre un temps précieux et trop reculer le moment de la lecture intelligente. Car lire, ce n'est pas seulement comprendre, mais avoir surtout le désir de comprendre ce qu'on lit. C'est précisément le mérite de la méthode analytique de donner à l'enfant la joie d'apprendre, de découvrir le sens et le contenu du message reçu ou envoyé. Nous avons dit de la méthode analytique qu'elle était globale, idéo-visuelle, idéo-graphique, naturelle, active et scientifique. Mais elle est aussi, par l'importance qu'elle accorde à l'affectivité du jeune enfant, la méthode de la communication. Elle est à ce titre, authentiquement éducative.

 

 

 

Notes

 

(1) Mezeix (P.), Méthodes de lecture, Bourrelier (Cahiers de Pédagogie moderne), 1947, p. 7.
(2) Leroy-Boussion (A.), "Les problèmes de la lecture silencieuse", Compte rendu du XIIIe Colloque de l'A.I.P.E.L.F., Genève, 1966, p. 101.
(3) Bouquet (G.), La lecture, Bourrelier-Colin, (Coll. Carnets de Pédagogie pratique), 1966, p. 14.
(4) Simon (Th.), Pédagogie expérimentale, A. Colin, 1924, pp. 101-102.
(5) Bouquet (G.), L'apprentissage de la lecture, Bourrelier-Colin, 1965.
(6) Bouquet (G.), L'apprentissage de la lecture, op. cit., p. 15.
(7) Bouquet (G.), L'apprentissage de la lecture, op. cit., p. 22.
(8) Abbé Bertaud, Le quadrille des enfants (1774)
(9) Dumas, homme de lettres (1676-1744) avait imaginé le "Bureau typographique" pour l'instruction de son élève, le jeune de Candiac.
(10) "Le Bureau typographique" est une table beaucoup plus longue que large, sur laquelle on place une sorte de tablette qui a trois ou quatre étages de petites loges, où l'on trouve les différents sons de la langue exprimés par des caractères simples ou composés sur autant de cartes. Chacune de ces logettes indique par un titre les lettres qui y sont renfermées. L'enfant range sur la table les sons des mots qu'on lui demande, en les tirant de leurs loges comme fait un imprimeur en tirant des cassetins les différentes lettres dont il compose les "mots". (Rollin, Traité des études, 1734. Cf. Dictionnaire de Pédagogie de F. Buisson, p. 999, Ed. 1911), Rollin (Ch.), Supplément au Traité des études (1734).
(11) Bourjade (J.), Psychologie de l'enfant. La notion d'intérêt, Lyon, Cercle d'Études pédagogiques de l'académie de Lyon, s.d., p. 14.
(12) Rousseau (J.-J.), Émile, Garnier, p. 110.
(13) "De même que le fait le plus simple de la connaissance primaire s'appliquant à un objet complexe se compose de trois actes : 1° Vue générale et confuse du tout ; 2° Vue distincte et analytique des parties ; 3° Recomposition synthétique du tout avec la connaissance que l'on a des parties ; de même l'esprit humain, dans sa marche, traverse trois états qu'on peut désigner sous les trois noms de syncrétisme, d'analyse, de synthèse ... Le premier âge de l'esprit humain qu'on se représente trop souvent comme celui de la simplicité était celui de la complexité et de la confusion. On se figure trop facilement que la simplicité, que nous concevons comme logiquement antérieure à la complexité, l'est aussi chronologiquement, comme si ce qui, relativement à nos procédés analytiques, est plus simple, avait dû précéder, dans l'existence, le tout dont il fait partie.
... L'homme primitif ne divise pas : il voit les choses dans leur état naturel, c'est-à-dire organique et vivant. Pour lui, rien n'est abstrait car l'abstraction, c'est le morcellement de la vie... ; la première vue est générale, compréhensive, mais obscure, inexacte ; tout y est entassé et sans distinction". (Renan, L'avenir de la science, Calmann-Lévy, p. 301. Cité par Mlle P. Mezeix in Méthodes de lecture, Bourrelier, 1947, p. 12)
(14) Cazeneuve (J.), L'ethnologie, Larousse (Coll. Encyclopédie de poche), 1967, p. 111.
(15) Lobrot (M.), "La dyslexie. Pédagogie de la lecture", Éducation nationale, n° 783 (10 mars 1966) et n° 786 (14 avril 1966).
(16) Mezeix (P.), Méthodes de lecture, op. cit., p. 13.
(17) Bouquet (G.), L'apprentissage de la lecture, op. cit., pp. 28 et 34.
(18) Alain, Propos sur l'éducation, Rieder, 1932, p. 150.
(19) Bouquet (G .), L'apprentissage de la lecture, op. cit.,• p. 49.
(20) Delchet (R.), Pédagogie de la post-école rurale. Le niveau, en orthographe et en calcul, des adolescents de l'enseignement post-scolaire agricole et ménager agricole de l'Ain. Étude de Pédagogie expérimentale, Paris, Laboratoire de pédagogie de la Sorbonne, Thèse dactylographiée inédite, 1965, p. 85.

 

 

© R. Delchet, in Richard Delchet, Antoine Léon et Jean Vial (du Laboratoire de Sciences de l'Éducation de la Sorbonne), Leçons de pédagogie, Orthophonie 4, Les Cahiers Baillière, J.-B. Baillière et Fils, éditeurs, Rue Hautefeuille, Paris 6e, 1969, chapitre 2.

 

 

 


 

 

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