Contrairement à l'attente de certains grands naïfs, il ne s'agit pas ici d'une allocution prononcée avec force euh... euh... (la voix de son maître) par le petit Valls, qui serait bien incapable d'une telle envolée (et ses conseillers, pas davantage). Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent, dirait Valls ; euh, pardon, Boileau (Chant IV de L'art poétique).
Ce texte a été prononcé par Raymond Barre, un homme d'une rectitude morale au-dessus de tout soupçon (est-ce pour cela qu'il a été traîné dans une boue infâme, en particulier par les syndicats d'enseignants, dans la dernière ligne droite conduisant le "peuple de gauche" - défense de rire - au pouvoir ?).
A fortiori, il ne s'agit  pas d'une allocution ressemblant, de près ou de loin, aux vœux de l'actuel chef de l'État (euh... euh... toujours), au monde éducatif, le 11 janvier dernier, dans le même lieu où se tint la rencontre Barre, mais dans une configuration telle qu'on eût pu se croire en un pays africain. Et dire que Flanby a affirmé son projet de "refondation de l'école" ! Bête à pleurer, vraiment.
Mais écoutons Raymond Barre, dans un exercice convenu certes, mais avec quelle érudition, et quel panache. C'était pourtant sous Giscard...

rbarre 

 

 

Monsieur le Ministre de l'Éducation,

Mesdames et Messieurs les Recteurs,

Mesdames et Messieurs les Inspecteurs généraux,

Mesdames et Messieurs les Inspecteurs d'académie,

Mes chers Collègues,

 

 

Depuis longtemps, je souhaitais vous rencontrer à l'occasion d'une des réunions périodiques qu'organise votre Ministre.

Aussi, lorsque j'ai su que vous vous réunissiez en février, j'ai été heureux de répondre à l'invitation de Monsieur Beullac et de vous rencontrer dans une circonstance à laquelle votre nombre impose la solennité.

Voici donc réunis, d'une part, les représentants du Ministre dans les académies et les départements, Recteurs et Inspecteurs d'académie, et d'autre part l'Inspection générale qui représente le Ministre dans toute la France.

Si je souhaitais vous rencontrer, c'est pour vous dire l'importance que le Gouvernement attache à vos fonctions dans notre système d'éducation. Ce que je viens d'apprendre de l'état de vos travaux, ce que vient de dire Monsieur le Ministre de l'Éducation, prouve amplement combien votre rôle est essentiel, combien la bonne marche de nos établissements, la prochaine rentrée scolaire, la qualité de notre éducation, les progrès qu'elle devra accomplir, dépendent largement de vous.

Aussi voudrais-je profiter de cette occasion pour vous dire dans quelles perspectives se situe votre action et à quels principes généraux je pense qu'elle doit obéir.

 

L’ŒUVRE DE JULES FERRY

 

Puisque nous célébrons Jules Ferry et les grandes lois scolaires des années 1880, donnons-nous, si vous le voulez bien, une perspective historique.

Jules Ferry est le continuateur d'une grande tradition qui a organisé l'enseignement en France. Son œuvre n'est pas compréhensible si l'on ne remonte à Royer-Collard, à Guizot, à Victor Duruy, à Taine, à Renan, et si l'on ne tient pas compte aussi de ses collaborateurs, et notamment de celui qui fit achever cette Sorbonne qui nous accueille, Louis Liard.

 

 

POUR L'INSTRUCTION PUBLIQUE, UNE MAGISTRATURE MORALE ET INTELLECTUELLE : LE CORPS ENSEIGNANT

 

Si l'on veut saisir l'essentiel de l’œuvre de Jules Ferry, je crois qu'il faut s'en tenir à une idée simple. Ceux qui furent responsables de l'éducation au XIXe siècle avaient compris deux choses : la première, que l'instruction était essentielle dans les sociétés modernes et qu'elle devait donc être généralisée ; la seconde, que l'instruction devait être assurée par des institutions spécifiques, distinctes de l'Église et de l'État.

La bataille de l'instruction était gagnée avant que Jules Ferry ne vienne au pouvoir. Son objectif fut de créer les institutions permettant d'accomplir cette œuvre, dans le respect de l'unité nationale et dans le respect des consciences.

Comme disciple d'Auguste Comte, il tenait à deux principes : que le progrès s'accomplisse dans l'ordre, et qu'il s'accomplisse aussi dans l'unité. Il ne souhaitait pas que cette unité soit assurée ou imposée par l'État, mais qu'elle soit l’œuvre d'une magistrature morale et intellectuelle qui assurerait un service public, tout en restant indépendante de l'État. Cette magistrature morale et intellectuelle était exercée à ses yeux par le monde des enseignants.

Ces préoccupations, nous les trouvons dans toute l’œuvre de Jules Ferry. Qu'il s'agisse de l'enseignement primaire, de l'enseignement des jeunes filles, de la réforme universitaire, de la réforme du conseil supérieur, nous retrouvons partout, à la fois, le souci de l'unité et le respect de l'esprit.

 

 

LA LAÏCITÉ CONSTITUE LE FONDEMENT DE L'UNITÉ DU PEUPLE FRANÇAIS

 

Jules Ferry n'a pas voulu opposer une partie de la France à une autre partie. Bien au contraire. Il a voulu qu'il existe des institutions communes à tous les Français et dans lesquelles en dépit ou en raison de leurs diversités, ils puissent tous se retrouver. Pour que ces institutions soient communes à tous les Français, elles ne devaient être ni des institutions dogmatiques, ni des institutions artificielles. C'est le sens profond de la laïcité.

La laïcité n'implique pas une neutralité absolue sur tous les sujets. S'il en était autrement, l'enseignement ne pourrait avoir de valeur éducative. Il se bornerait à délivrer une information au lieu de dispenser une formation. Ce que voulait Jules Ferry, ce que nous continuons de vouloir, c'est le respect de deux valeurs humaines fondamentales : la quête de la vérité et le respect d'autrui. Il pensait que ces deux valeurs morales pouvaient être respectées et enseignées dans l'école publique, et aujourd'hui aussi, dans les autres écoles qui ne sont pas publiques, mais qui respectent les règles fondamentales de l'école publique.

Très profondément, Jules Ferry pensait que le gouvernement des esprits n'appartenait pas à l'État. Il était libéral au vrai sens du terme et son œuvre tout entière est une protestation contre les types de société qui n'acceptent pas la liberté de conscience, la liberté d'apprendre, la liberté d'enseigner, la distinction entre la vie privée et la vie publique. Pour que cette aspiration puisse animer la vie française, il a donné à l'enseignement, aux universités, aux principaux corps qui les représentent, une sorte d'autonomie qui fait que les professeurs ne sont pas des fonctionnaires comme les autres et que vous-mêmes, Mesdames et Messieurs, relevez d'une hiérarchie tout à fait particulière dans l'État.

Finalement, il y avait une autre sagesse dans l’œuvre de Jules Ferry. C'est qu'il a refusé la bataille idéologique. Il n'a pas cherché à définir ce qui était vrai et ce que l'on devait enseigner. Il a simplement voulu qu'il existe des hommes et des institutions à qui la société confie une mission. Alain disait que "le vrai n'est pas plus de la compétence d'un Préfet que d'un autre homme, fût-il professeur". Aussi, ajoute-t-il, les professeurs "sont des hommes qui ont à charge de s'instruire du mieux qu'ils peuvent et d'instruire les autres". Parce qu'elle était empirique, parce qu'elle était synthétique, l’œuvre de Jules Ferry domine encore notre système d'éducation, et c'est à la lumière de cette œuvre que nous devons réfléchir sur la situation présente, sur les tâches qui restent à accomplir et sur le rôle de vos corps respectifs.

 

 

UN DEVOIR POUR NOTRE GÉNÉRATION : PROLONGER L’ŒUVRE DE JULES FERRY

 

Ce bref rappel des orientations et de l'action de Jules Ferry m'a paru particulièrement nécessaire au moment où, un siècle après la création d'un enseignement primaire unifié pour tous les Français, nous avons à prolonger l’œuvre déjà accomplie par la création d'un enseignement secondaire moyen destiné à tous les jeunes Français d'une même génération.

Je ne m'étendrai pas sur la nécessité de ce changement, qui n'est d'ailleurs lui-même que l'achèvement, l'institutionnalisation d'un mouvement amorcé depuis plusieurs décennies.

Je ne m'y étendrai pas, m'adressant à vous. Ce n'est pas parmi les responsables de l'Éducation que vous êtes que peuvent se trouver les partisans d'une séparation des jeunes Français, dès l'âge de onze ans, en deux catégories, en deux filières, en deux classes distinctes : celle des futurs cadres de la nation, et une autre où seraient regroupés tous ceux que leur infériorité réelle ou supposée prédestine aux emplois les plus modestes.

En vérité, même si la loi du 11 juillet 1975, votée par le Parlement sur proposition de mon prédécesseur à l'Hôtel Matignon et conformément aux vœux du Président de la République, n'était pas désormais effectivement entrée en application, il serait difficile de céder aux critiques qui se font entendre ici et là et dont le ton volontiers catastrophique, quand il n'est pas injurieux, sert trop souvent à dissimuler une tragique cécité aux vrais problèmes.

Tout incite au contraire à utiliser à plein la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'à l'âge de seize ans : l'intérêt des enfants, qui doivent pouvoir disposer d'une solide culture générale de base, indispensable à la fois à leur épanouissement personnel et aux reconversions professionnelles auxquelles les conduiront sans aucun doute les très importantes mutations technologiques qui les attendent au XXIe siècle - ce siècle que beaucoup d'entre nous ne connaîtront pas et qui sera pour nos élèves celui de leur maturité - ; l'impossibilité de prévoir sans risque d'erreur les possibilités futures d'un enfant de onze ans à partir d'une batterie de résultats ou de tests, si élaborés soient-ils ; la nécessité évidente de tout faire pour réduire les inégalités sociales dans notre pays, et par conséquent de ne rien accepter qui, sous une forme ou sous une autre, sous un prétexte ou sous un autre, puisse contribuer à les maintenir.

Bien entendu, nous avons tous pleinement conscience de la difficulté de la tâche que l'Histoire et notre ambition pour la France nous imposent. Aucun d'entre nous n'ignore les obstacles qui se dressent sur notre route et le surcroît de capacités pédagogiques et de dévouement dont nos collègues devront faire preuve pour les surmonter. Mais difficile ne signifie pas impossible ou insoluble.

Il n 'y a aucune raison, ni de principe ni de fait, pour que ce qui a été réalisé depuis cent ans pour tous les enfants français âgés de six à douze ans ne le soit pas pour les enfants âgés de douze à seize ans. Il n'est pas vraisemblable que toute une génération de jeunes Français - sauf cas particuliers qui doivent être et qui sont traités à part - soit constitutionnellement incapable de suivre un enseignement secondaire moyen et d'en tirer profit. Cette impossibilité, en tout cas, n'a jamais été constatée pour les enfants issus des milieux sociaux privilégiés. On ne voit pas pourquoi elle le serait pour les autres.

Ce qui est vrai, c'est que ce progrès décisif appelle de la part de tous ceux qui ont la charge de l'éducation un effort d'invention et de volonté considérable. Cela implique aussi des modalités d'application qui tiennent compte de tous les aspects de la réalité scolaire actuelle. Les mesures qui ont été prises dès 1975 par Monsieur René Haby, puis les aménagements apportés par Monsieur Christian 8eullac, vont dans ce sens. Cela suppose enfin le renforcement de la formation des maîtres, qui est actuellement la préoccupation majeure du Ministre de l'Éducation.

 

 

UNE TÂCHE ESSENTIELLE : VEILLER À LA QUALITÉ DES MAÎTRES

 

La tâche essentielle consiste en effet aujourd'hui à veiller à la qualité des maîtres, et plus particulièrement à la qualité de leur formation.

Je ne vous cacherai pas l'affection personnelle que j'ai pour le mot d'instituteur. L'instituteur, c'est celui qui très précisément "institue" les enfants, en leur donnant les cadres intellectuels et moraux nécessaires pour vivre. Il s'agit bien là de construire, de bâtir, d'ordonner. En France, les instituteurs représentent entre le tiers et la moitié du corps enseignant. Ils sont à la base de tout. C'est pourquoi j'ai attaché une attention toute particulière à la réforme de leur formation. Ils seront désormais formés en trois ans, et pour une part dans les universités mêmes. Tout au long de leur carrière, cette formation sera prolongée et mise à jour.

Ce qui a été commencé pour les instituteurs doit être poursuivi pour les professeurs de nos collèges et de nos lycées. Ils ont besoin eux aussi d'une formation pédagogique. On admet que l'instituteur y a droit et nous y avons veillé dans les textes concernant leurs diplômes d'études générales. Aucune grâce d'état n'en dispense les professeurs certifiés et agrégés. Sans doute, à l'université, ont-ils bénéficié d'exemples d'enseignement ; sans doute, la culture très large qui leur a été donnée leur permet-elle de réfléchir sur la pédagogie et guide-t-elle leur action. Mais nous ne devons pas oublier qu'acquérir une science ou une culture n'est pas nécessairement acquérir l'art de communiquer.

Nous ne devons pas oublier que la masse des enfants scolarisés pose des problèmes délicats qui exigent de la part des professeurs des connaissances spéciales qui ne leur ont pas toujours été enseignées. Comment pourrait-on penser qu'un phénomène aussi large que l'éducation n'aurait pas été observé et étudié ? Comment pourrait-on penser qu'il n'ait pas fait l'objet de travaux scientifiques et que ces travaux scientifiques ne doivent pas servir à mieux former les maîtres ?

Je voudrais sur ce point m'adresser tout particulièrement à l'Inspection générale. Son expérience et ses observations doivent lui permettre, dans les années qui viennent, de-définir avec précision, d'une part, la place que doit occuper la formation pédagogique, comme telle, dans les formations générales des certifiés et des agrégés, et, d'autre part, les conditions dans lesquelles on s'assurera, tout au long de leur carrière, que les enseignants peuvent se perfectionner, juger de leur propre expérience, se tenir au courant des progrès de leur discipline et des méthodes d'enseignement correspondantes.

La France a relevé deux défis : celui de la généralisation de l'enseignement secondaire et celui de la crise démographique. Nous devons aujourd'hui affronter un troisième défi qui est d'améliorer sans cesse la formation et la qualité des enseignants.

Dans cet effort, dont vous devrez fournir les idées maîtresses, et que le Ministre devra mettre en œuvre en modifiant les concours de recrutement, en renforçant la formation générale et la formation continue, il faudra ne pas oublier que les conceptions nouvelles doivent rendre une pleine justice aux conceptions du passé. Le progrès de l'éducation ne se fait ni par rupture, ni par mutation. Si, des écoles cathédrales aux universités médiévales, des collèges de jésuites aux lycées du début du siècle, du lycée du début du siècle aux collèges et lycées d'aujourd'hui, de si grands progrès ont été enregistrés, c'est parce que chaque forme nouvelle a su préserver l'acquis du passé, en innovant là où il était nécessaire d'innover et en conservant ce qu'il fallait conserver.

 

 

ÉVOLUER EN TENANT COMPTE DE LA RÉALITÉ SOCIALE, CE N'EST PAS ASSERVIR L'ÉCOLE À LA SOCIÉTÉ

 

À cet égard, je voudrais, Mesdames, Messieurs, insister sur un point. Le reproche est souvent fait au Gouvernement de vouloir mettre l'école ou l'université au service de l'industrie ou des entreprises.

Je ne connais pas de reproche moins fondé et je voudrais rappeler deux choses. Lorsqu'il est apparu que la division du travail deviendrait une des caractéristiques des sociétés modernes, les penseurs les plus profonds qui firent cette observation, Rousseau, Smith ou Hegel, ne trouvèrent que deux solutions. Il fallait ou bien, avec Rousseau, refuser la division du travail elle-même et le progrès des arts et des sciences, ou bien, avec Hegel, avec Smith, avec les modernes, accepter la division du travail et les progrès qu'elle apportait, mais chercher en même temps dans l'éducation et dans l'intervention de l'État en matière d'éducation le grand principe compensateur qui ferait que, si les hommes devaient, en choisissant un métier, renoncer à certaines virtualités, l'éducation devait leur restituer la formation générale qui leur permettrait de rester égaux entre eux, malgré leurs différences.

Aussi complexes que soient devenues nos sociétés, aussi techniques que soient les enseignements professionnels, aussi rapides que soient les mutations, nous n'avons jamais renoncé à ce grand principe qui fait qu'avant toute chose on éduque les hommes pour que toutes les virtualités qui sont en eux s'épanouissent, et que cet objectif précède celui qui consiste à leur donner une technique, un art, un métier et une profession. Je dirai même que le second objectif ne peut pas être atteint sans le premier, et ce sera mon deuxième point.

Nous savons que la société moderne est extrêmement complexe. Nous savons que la France est soumise à la concurrence internationale et que cela exige une adaptation complète de nos formations. Mais en acceptant cette complexité, en nous adaptant au monde tel qu'il est, nous ne sacrifions pas l'idée centrale de notre pédagogie. Je ne reparlerais pas d'idée centrale de notre pédagogie, si, relisant récemment un livre de Durkheim sur L'Évolution pédagogique en France, je n'avais trouvé admirablement exprimés cette idée et son prolongement.

En 1905, Durkheim avait succédé à Ferdinand Buisson dans sa chaire, au moment où se préparait une grande réforme de l'enseignement secondaire aussi importante que celle que nous connaissons depuis vingt ans. Dans un cours, donné non loin d'ici, Durkheim voulut contribuer à ce grand mouvement et à la formation des maîtres en recherchant l'essentiel qui permet de ne pas perdre sa route dans la multiplicité des débats, des projets et des réformes. Que disait-il ?

"Notre but doit être de faire de chacun de nos élèves non un savant intégral, mais une raison complète. Déjà l'humanisme, sous sa forme la plus élevée, à savoir sous la forme cartésienne, avec Port-Royal et l'Oratoire et leurs imitateurs, proposait de former des raisons, mais des raisons de mathématiciens qui ne voyaient les choses que sous une forme simplifiée et idéale, qui réduisaient l'homme à la pensée claire, le monde à ses formes géométriques. Aujourd'hui encore, nous devons rester des cartésiens en ce sens qu'il nous faut former des rationalistes, c'est-à-dire des hommes qui tiennent à voir clair dans leurs idées, mais des rationalistes d'un genre nouveau, qui sachent que les choses, soit humaines, soit physiques, sont d'une complexité irréductible, et qui pourtant sachent regarder en face et sans défaillance cette complexité. Il faut que nos enfants continuent à être exercés à penser distinctement; c'est là l'attribut essentiel de notre race, c'est là notre qualité nationale, et les qualités de notre langue et de notre style n'en sont que la conséquence. Mais il faut que nous cessions de prendre de simples combinaisons conceptuelles pour la réalité ; il faut que nous sentions davantage la richesse infinie du réel, que nous comprenions que nous ne pouvons arriver à le penser que lentement, progressivement, et toujours imparfaitement".

Eh bien ! Dans ce texte admirable, nous trouvons défini l'élément permanent de notre idéal pédagogique et nous voyons que c'est lui rester fidèle que d'accepter l'évolution des méthodes d'enseignement et la prise en compte d'une réalité sociale de plus en plus complexe.

Les enseignements professionnels et techniques que développe M. le Ministre de l'Éducation ne sont pas la négation de la formation et de la culture générales. L'évolution de la formation générale, pour tenir compte de la complexité des sociétés modernes, n'implique pas de renoncer à l'essentiel de cette formation. Dans tout le mouvement qui porte notre système d'éducation, nous devons être attentifs à respecter l'idée centrale. En y étant attentifs, nous n'asservirons pas l'école à la société : bien au contraire nous éduquerons, nous élèverons la société.

 

 

LES CHEFS D'ÉTABLISSEMENT : RESPONSABLES DE BASE DU SYSTÈME ÉDUCATIF

 

Avant d'évoquer avec vous vos propres fonctions, Mesdames et Messieurs les Inspecteurs généraux, Mesdames et Messieurs les Inspecteurs d'académie, permettez-moi de vous dire la très grande importance que j'attache au rôle et à l'action des responsables d'établissements scolaires et des équipes à la fois pédagogiques et administratives qu'ils dirigent et animent.

De multiples expériences nous ont montré que neuf fois sur dix, à l'école, au collège, au lycée, à un bon directeur, à un bon principal, à un bon proviseur, correspond une vie scolaire équilibrée, parfois même une vie scolaire heureuse, contrairement à ce qu'affirment les nostalgiques du désordre et les commentateurs permanents du "malaise" des maîtres, des parents et des élèves. Les chefs d'établissement ont une lourde tâche. Ils ont, plus que naguère, des relations multiformes avec les interlocuteurs les plus variés, parfois les plus difficiles. Ils doivent, dans leur comportement et leurs décisions, allier la fermeté et la souplesse. Il leur arrive même d'être pris à partie, dans des conditions pénibles, qui exigent du sang-froid, très souvent du courage, parfois même du courage physique.

Je sais, Mesdames et Messieurs, l'importance extrême que vous attachez, dans les Rectorats, à l'Inspection générale, dans les Inspections académiques, au choix et à la formation des chefs d'établissement. Sous votre impulsion, et avec votre concours personnel, des stages très complets et très vivants sont organisés pour eux chaque année. Ils permettent aux participants de mieux comprendre comment les grandes questions scolaires de ce temps s'intègrent à l'évolution des sociétés. Ils leur permettent aussi de mieux saisir le fonctionnement de notre éducation, c'est-à-dire la permanence, envers et contre tout de ses finalités.

 

 

LES INSPECTEURS D'ACADÉMIE DONNENT UNE IMAGE HUMAINE ET ÉCLAIRÉE DE L'ADMINISTRATION

 

Mesdames et Messieurs les Inspecteurs d'académie, en deux ou trois décennies, vos attributions ont considérablement évolué ; votre nombre aussi s'est accru.

Vos fonctions ont évolué, et c'est la raison pour laquelle vous êtes devenus "Directeurs des services départementaux de l'Éducation". Naguère, vous aviez surtout à connaître des problèmes de l'enseignement élémentaire, aidés en cela par un corps excellent d'Inspecteurs primaires (devenus Inspecteurs Départementaux de l'Éducation Nationale). Il y avait, sauf dans certaines régions privilégiées, peu de collèges et encore moins de lycées. Lorsqu'ils existaient, ces établissements réunissaient une population scolaire sans commune mesure numérique avec celle qu'accueillaient vos écoles. Mais depuis la création des collèges d'enseignement secondaire et la prolongation concomitante de la scolarité obligatoire jusqu'à l'âge de seize ans, vos tâches se sont considérablement amplifiées et alourdies. La mise en place du "collège unique" allait être génératrice de nouvelles mesures, donc, pour vous, de nouveau problèmes à résoudre. En fait, vous vous trouvez au cœur d'une évolution qui, pour attendue et nécessaire qu'elle soit, a pris souvent sur place des allures de révolution. À tout cela, vous avez su faire face, sans défaillance.

Aussi bien votre nombre s'est-il accru, comme je le disais, puisque beaucoup d'entre vous disposent d'un Inspecteur d'académie adjoint, quand ce n'est de plusieurs. Vous avez affaire essentiellement au Recteur de votre académie et au Préfet de votre département, qui ont, chacun dans sa partie, la tutelle de vos actions. Je sais, pour avoir vu à l’œuvre certaines et certains d'entre vous, combien vos journées sont chargées. Vous êtes partout à la fois, par la présence, ou la parole. On vous voit au chef-lieu d'académie, à la préfecture, au conseil général, dans les municipalités, dans les établissements scolaires, et de plus en plus, désormais, dans les entreprises. On vous trouverait même avec un peu de chance, dans votre bureau de l'Inspection d'académie... J'ai pour vous, Mesdames et Messieurs, la plus grande considération. Rien de ce qui se fait dans l'Éducation ne pourrait se faire sans vous. Votre connaissance du terrain est indispensable à tous, votre sens du dialogue et votre dévouement sont exemplaires. Je le dis comme je le pense, vous contribuez efficacement à donner de notre administration, dans la structure vivante qu'est un département, une image humaine et éclairée.

 

 

LES INSPECTEURS GÉNÉRAUX, GARANTS DE LA COHÉRENCE DU FONCTIONNEMENT DU SYSTÈME ÉDUCATIF

 

Mesdames et Messieurs les Inspecteurs généraux, j'ai grande joie à vous saluer. Vous appartenez à un corps prestigieux dont la création remonte je crois bien, à Napoléon 1er. Vous inspectiez alors la totalité de l'Université impériale, mais on vous comptait sur les doigts de la main.

À travers les vicissitudes des différents régimes, sous la Restauration, sous Louis-Philippe, sous Napoléon III, vous avez vécu maints avatars. La troisième République a reconnu définitivement votre rôle. Vos tâches sont lourdes. Vous avez avec vous des chargés de mission et, pour vous relayer en permanence dans les académies, plus de 600 Inspecteurs Pédagogiques Régionaux, dont je me plais à louer, avec vous, le dynamisme, la connaissance des réalités locales, le sens des relations humaines, le dévouement à toute épreuve. La mise en place progressive de ce corps d'Inspecteurs pédagogiques régionaux me semble une des initiatives les plus heureuses et les plus réussies de ces quinze dernières années.

Je sais, par ailleurs, que vous travaillez en liaison étroite avec l'Inspection général de l'Administration du ministère de l'Éducation, aux activités de laquelle je tiens aussi à rendre hommage.

Des réflexions conduites, en concertation avec vous, par le Ministre de l'Éducation, ont permis de préciser de nouveau vos objectifs et vos moyens, s'agissant d l'Inspection générale en tant que telle, s'agissant aussi des responsabilités propres à chacun des groupes qui la constituent. Je sais la confiance que le Ministre a en vous, et je sais la confiance que vous avez en lui. Vous faites ensemble un remarquable travail.

Dans chaque discipline, vous avez intensément réfléchi aux nouvelles orientations et aux nouvelles définitions des programmes d'enseignement nécessités par les réformes. Vous avez élaboré, pour chacun de ces programmes, des instructions dont vous avez le secret et qu'on admire de toutes parts, car elles sont à la fois générales et précises, novatrices et pondérées, "directives" et libérales. Vous avez beaucoup de science ; vous avez aussi beaucoup d'art.

Au vrai, vous assurez, à l'intérieur de notre système d'éducation, sous la responsabilité du Ministre, mais en plein accord avec lui, la cohérence indispensable dont on peut dire, pour parler comme Malebranche, qu'elle est une "création continuée". Tout change dans l'éducation, tout évolue : besoins, méthodes, personnes. Vous êtes même, de par vos missions sur place, de par les liens personnels que vous savez tisser avec les professeurs, de par vos relations avec les milieux les plus variés, de par la capacité d'analyse, de synthèse et d'invention où vous excellez, de présenter au Ministre les propositions qu'il attend de vous. Inspecteurs "généraux", vous appréciez en effet les problèmes dans leur globalité, et vous êtes en mesure d'élaborer des suggestions qui, sans vous, je le crains, risqueraient d'arriver rue de Grenelle en ordre dispersé. J'ai plaisir à noter, d'ailleurs, que dans votre corps même, et grâce à structure collégiale librement acceptée, mais qui implique autant de devoirs que de droits, vous vous efforcez de multiplier les coordinations utiles de discipline à discipline, d'enquête à enquête, de thème de recherche à thème de recherche, en évitant la dispersion, en recherchant toujours l'essentiel pour aujourd'hui et pour demain.

"Missi dominici" dans les académies, les départements, les établissements scolaires, représentants permanents du Ministre et ne relevant que de lui, en retour vous lui donnez le fruit de vos observations, de vos réflexions, et vous êtes ainsi pour lui les plus précieux des conseillers. On a dit que vous exerciez dans notre système d'éducation une magistrature pédagogique, intellectuelle et morale. On ne pouvait, à mon sens, mieux dire.

 

 

POUR LES ENSEIGNANTS : CONFIANCE ET RESPECT

 

Mesdames et Messieurs les Recteurs, Mesdames et Messieurs les Inspecteur Généraux, Mesdames et Messieurs les Inspecteurs d'Académie, j'ai salué en vous les principaux responsables de notre système d'éducation. J'ai souligné l'importance de votre rôle ainsi que celui de vos collaborateurs et celui des chefs d'établissement.

Aurais-je transposé dans l'ordre universitaire l'idée que les chefs importent plus que la troupe, que tout dépend d'une élite, que l'administration compte plus que l'enseignement ? Vous ne le pensez pas, je ne le pense pas davantage. Nous obéissons à un protocole ancien et sage qui veut que, lorsque nous nous adressons à un professeur, un maître ou un instituteur, quel que soit notre rang et quel que soit son rang, nous l'appelons "Cher Collègue". C'est ainsi que le Recteur s'adresse aux professeurs d'université, le proviseur à un professeur de son lycée, l'Inspecteur général au maître inspecté. Simple politesse ? Pas seulement. C'est, si j'ose dire, la reconnaissance que l'essentiel pour nous tous, mes chers Collègues, est d'enseigner et que le plus privilégié de nous tous est celui qui enseigne.

L'administration, l'organisation, la hiérarchie, sont des nécessités sociales. Ces nécessités appellent, pour reprendre la distinction pascalienne, les grandeurs et le respects d'établissement. Lorsque nous exerçons une responsabilité de ce type, dit Pascal, "nous portons les titres qui dépendent de la volonté des hommes qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects".

Mais ces titres, nous les portons et vous les portez au service des professeurs qui enseignent, comme ceux-ci portent leurs titres au service de leurs élèves.

Nous devons à nos collègues qui enseignent le respect naturel que nous ne devons qu'aux grandeurs naturelles. Nous leur devons un respect plus profond comme le respect qu'ils portent aux enfants.

Car nous savons, l'ayant vécu nous-mêmes, qu'il y a dans l'enseignement une vertu irremplaçable, je dis bien une vertu, celle qui consiste à éduquer, c'est-à-dire à élever les plus jeunes pour en faire des égaux des hommes libres. C'est cette vertu qui impose le respect, un respect naturel, plus fort que tous les respects d'établissement.

Aussi, vous demanderai-je de redire à tous les professeurs de tous les ordres d'enseignants la confiance que le Gouvernement leur témoigne et à travers lui la République, qui leur confie ce qu'elle a de plus précieux, ses enfants et son avenir.

 

 

 

Discours du Premier Ministre Raymond Barre, à la Sorbonne, le 3 février 1981 devant les administrateurs de l'Éducation

 

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