Encore un texte d'un temps révolu, où les maîtres du primaire - souvent dépourvus de voiture - ne s'appelaient pas encore professeurs d'école - ce qui est d'un ridicule achevé, car si on professe effectivement dans les universités, on ne peut le faire avec de jeunes enfants -, n'avaient certes pas des diplômes à rallonge, ne commençaient pas à gagner leur croûte à trente ans passés, mais avaient du cœur et, assurément aussi, du cœur à l'ouvrage...

 

 

Conversation entendue devant le bureau des cars Ricou, un jeudi soir, à Grenoble, parmi de nombreux voyageurs qui attendent :

Un voyageur :

- Mon gosse a un maître complètement cinglé, rien que des chants militaires. J'ai dit au gosse : Ferme-la, on en a marre de leurs sacrées guerres !!

Chuchotement de l'interlocuteur qui doit expliquer que les chants en question sont obligatoires, d'où une nouvelle explosion verbale.

- Eh bien, ils n'ont qu'à rouspéter ! Ils se gênent peut-être quand il s'agit de leur pognon ! Je vous dis, moi, il n'y a pas que leur pognon qui compte. Ils se foutent pas mal de nos gosses !

Un troisième voyageur écoutait, songeur. Il s'approche, et sur un ton ironique, il explique :

- Mais voyons, Messieurs, les instituteurs sont des gens très intelligents. Ils se sont dit : pour la dernière, la guerre d'Algérie, nos enfants sont partis en pleurant ; à la prochaine, ils partiront en chantant, ce sera beaucoup mieux !

 

Aucune parole ne s'est élevée pour défendre les instituteurs. Un silence lourd de mépris, quelques mots murmurés tristement, en disaient long sur notre prestige actuel aux yeux de tous ces milliers d'enfants qui nous sont confiés, que nous devons former moralement.

J'étais bouleversé.

 

J. B., instituteur, Saint-Marcellin

 

Lettre publiée dans l'École libérée (organe isérois du SNI), n° 115, de mai 1963

[Le "bureau des cars Ricou" était situé à l'angle des rues Montorge et de Belgrade]