[Esprit particulièrement brillant, le polytechnicien Jean-Jacques Servan-Schreiber avait senti, avant beaucoup d'autres, la nécessité de la décolonisation. Convaincu de la chance que représentait, pour la France, la voix bien esseulée au Parlement, de Pierre Mendès-France, il créa avec sa maîtresse France Gourdji, dite Françoise Giroud, de huit ans son aînée, une sorte de machine de guerre destinée à ouvrir à Mendès-France les portes du pouvoir : ce fut l'aventure de L'Express, qui débuta en 1953. En 1956, rappelé en Algérie comme lieutenant, ce jeune homme de trente-deux ans publia sous forme de feuilleton, dans son hebdomadaire, le récit de son expérience de la guerre, sous le titre "Lieutenant en Algérie". Ce qui lui valut d'être accusé  d'atteinte au moral de l'armée.  L'ouvrage n'en parut pas moins chez Julliard, l'année suivante au mois de juin. Ce premier ouvrage d'un homme un peu "touche à tout" est devenu introuvable. Il n'est évidemment pas question, ici, d'en reproduire les 276 pages originelles. Mais d'en donner quelques larges extraits, pour procurer au lecteur une assez bonne idée de l'ensemble.
La parution dans L'Express fut saluée comme un évènement majeur par tous ceux qui étaient opposés, pour diverses raisons, à la poursuite de la guerre d'Algérie.
En particulier par François Mauriac, qui tenait le jeune Jean-Jacques en très haute estime. Jusqu'au retour de de Gaulle au pouvoir et de l'opposition de L'Express au Général. Alors, l'opinion de Mauriac tourna bientôt au vinaigre, et l'auteur de Thérèse Desqueyroux alla jusqu'à traiter Servan-Schreiber, qui envisageait d'entrer en politique, de Kennedillon... Ce qui était un peu vite oublier que le sénateur Kennedy en personne, futur Président des E. U., avait le premier engagé le contact avec le brillant journaliste français... Mais ceci est une autre histoire...
On pourra rapprocher ce texte de celui de Pierre Leulliette, rédigé sensiblement dans le même temps]



"Vous avez servi, sous mes ordres, en Algérie, avec le souci de nous aider à dégager, par une vue sincère et objective des réalités, des règles d'action à la fois efficaces et dignes des traditions de notre Pays et de son Armée. Je pense qu'il était hautement souhaitable qu'après avoir vécu notre action et partagé nos efforts, vous fassiez votre métier, en soulignant à l'opinion publique les aspects dramatiques de cette guerre et l'effroyable danger qu'il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l'efficacité immédiate, les valeurs morales qui, seules, ont fait jusqu'à maintenant la grandeur de notre civilisation".
(Général de Bollardière)

 

Ce mardi-là, à cinq heures, il faisait encore très chaud au village de Brahim. Les esprits étaient tendus, nerveux. Continuellement des attentats. La veille encore, le facteur français, plutôt bien vu par tout le monde, ici depuis vingt-cinq ans, un homme de peine et de cœur, sans ennemis personnels, avait été trouvé égorgé au début de sa tournée... On s'y habituait, bien sûr, puisque cela se reproduisait deux ou trois fois par semaine. Mais chaque fois la tension s'accentuait : on osait un peu moins bouger.

A l'une des tables en bois du café, deux Arabes - l'un jeune, en pantalon de flanelle et chemise à col ouvert ; l'autre en kachabia brune et blanche, avec une barbe grise et une peau toute craquelée - se séparèrent.

Le vieux resta assis, terminant lentement son verre de thé. Le jeune se leva avec souplesse et se dirigea vers la rue.

Un rugissement de klaxon militaire et le bruit angoissant d'un coup de freins énorme. Tout le monde se retourna.

Une jeep jaune clair - peinte couleur du désert pour la préparation de la force "A" et l'expédition d'Égypte - avait failli écraser le jeune Arabe qui, imprudemment, ne regardait pas. Il n'avait aucun mal, sauf une forte émotion. Mais il se mit à réagir avec vigueur à l'adresse des soldats français, stoppés dans leur voiture, au milieu de la rue, le moteur bloqué par l'arrêt brutal. Il vociférait, avec d'amples gestes - en arabe d'ailleurs, pour plus de sûreté.

Le sergent Baral remit son moteur en marche. Il n'aimait pas les Arabes en général, ni ceux qui se permettaient de l'injurier en particulier, mais cet après-midi il n'avait pas le temps de se laisser aller à des diversions sentimentales. Il était chargé, avec son homme d'escorte, le deuxième classe Geronimo, de porter des plis au P.C. du régiment. Il s'occuperait de ce jeune énergumène agaçant un autre jour... On le retrouverait bien : le village n'était pas grand.

- Dis donc, sale bougnoule, tu as fini de gueuler, ou je te passe à la casserole ! hurla Geronimo, pour couvrir la voix de l'Arabe qui continuait de gémir.

Il sauta de la jeep, en faisant décrire à la mitraillette, toujours suspendue à son cou par la courroie, et plaquée sur son estomac, le quart de tour à droite, réglementaire et instinctif, qui la met en position de combat.

L'Arabe se tut. Sa passion trouva refuge dans son regard noir et dans le tremblement de ses mains, longues et sèches.

Aux tables du café maure chacun, immobile, regardait la rue. Le patron, des verres de thé dans les bras, était resté figé, le dos tourné à la rue, la tête dévissée vers l'arrière pour suivre la scène sans bouger.

Le silence du piéton détendit un peu les visages. Mais les corps et les mains restaient immobiles : la jeep était toujours là, Geronimo l'arme au poing. L'Arabe, planté sur ses deux pieds, paraissait mettre tout son orgueil dans le refus d'obéir.

De la petite table du café, le vieux se leva alors et se dirigea vers lui.

Geronimo avait une envie très douce de prolonger la scène. Il en était la vedette. Il en était le maître. II aimait ça. C'était un sentiment inouï depuis qu'il était en Algérie, et qu'il n'avait jamais connu dans sa famille, ni parmi ses camarades, à Nice : cette puissance, cette possession des hommes, cette virilité décuplée que lui donnait son arme, longue et dure.

Et tous ces spectateurs, fascinés par ses gestes, par son allure, les yeux sur le canon de son P. M. - suspendus à son plaisir. Pour prolonger cette jouissance, il n'avait qu'à interdire à tout le monde de bouger, à ce vieux chnoque en particulier qui venait calmer son camarade.

- Géro, fais pas le corniaud !... On n'a pas de temps à perdre. Tu t'amuseras une autre fois. Allez, rembarque !

Baral en avait assez, il n'aimait pas que son copain se mette dans cet état. Et puis il était le chef de voiture, responsable de l'heure d'arrivée du courrier. Il voyait bien, à ce pli soudain creusé au coin des lèvres de Geronimo, que si la plaisanterie continuait, on ne pourrait plus le tenir : comme un cheval de sang, il ne fallait pas le laisser atteindre un certain seuil au-delà duquel il devenait sourd et totalement physique, imprévisible.

Le vieux, prudent, s'avançait à pas lents et lourds, comme devant une bête qu'on ne veut pas alarmer. Avant de mettre un pied sur la chaussée, du bord du trottoir, il parla, d'une voix calme à son ami : "Rentre chez, toi... Allez, fais pas la mule. Allez, rentre..." - en français, pour qu'il n'y ait pas de malentendu avec les militaires.

Un fracas sec déchira l'air. Le vieux se pencha en avant, porta ses deux mains à son ventre, et tomba doucement, en se racontant à lui-même des choses sourdes et inintelligibles, tandis que son sang coulait du trottoir sur les pavés de la rue. De ses yeux, qui restaient ouverts et vivants, il continua de regarder la jeep, comme inquiet encore de la suite.

Geronimo, qui n'avait pas bougé d'un pouce, regardait calmé, redescendu sur la terre, son arme qui était "partie" d'elle-même, en dehors de sa volonté, comme un organe vivant où toute la tension extérieure et toute la tension de son être seraient venues s'accumuler jusqu'au paroxysme et, d'un coup, se décharger.

Sorti de son extase, un blessé râlant à ses pieds, Geronimo tremblait encore un peu.

Et il attendit, sans faire un geste, les ordres de son camarade.

 

Geronimo était un garçon plus attirant que la plupart des autres soldats. D'abord il frappait : il était d'une grande beauté, légendaire dans le régiment. Notre colonel, qui avait de l'affection pour lui, l'avait baptisé "l'Ange noir". Il aimait ce qu'on appelle d'un euphémisme pudique la "bagarre" et lorsqu'elle ne venait pas - cette guerre était si monotone - il la provoquait. Mais il n'était pas le seul : tout le monde aime ça. Et lui, au moins, il était très courageux : quand une vraie bagarre arrivait, quand il y avait en face de nous des hommes armés, certains de nos camarades devenaient prudents et parlaient moins haut, mais Geronimo était encore plus content. Ce qu'il aimait, c'était tirer.

Je l'avais rencontré pour la première fois dans des circonstances particulières.

Nous étions en Algérie depuis plus d'un mois ; nous avions déjà participé à quelques opérations locales, mais Geronimo n'était pas dans la même compagnie que moi. L'entraînement se déroulait dans le cadre des compagnies.

Un soir, au mess des officiers, je vis arriver à l'heure du dîner, un peu en retard, le lieutenant Martin, dans sa superbe tenue camouflée de parachutiste, passée de couleur et faite à son immense stature par plusieurs années d'Indochine.

Martin était rayonnant. S'adressant à moi, il dit :

- Nous partons en patrouille de nuit. Soyez prêt au couvre-feu, à 9 heures. Montre lumineuse. Rien dans les poches, pour ne pas faire de bruit en marchant. Pas de casques... Vous êtres brun, ça va..., rien sur la tête - pour les blonds, un foulard noir -, tâchez de manger assez pour ne pas avoir faim d'ici demain... Et ne mettez pas de tricot, ni de chemise : il fait froid la nuit, mais vous aurez chaud.

Martin était l'officier chargé des opérations. Officier d'active sorti du rang, douze ans de service, quinze citations, connaissant le règlement par cœur mais avec intelligence, il adorait commander. Et l'on avait confiance en lui parce qu'il était évident qu'il savait : la guerre était son métier. Il n'aimait pas beaucoup les "rappelés" : il les trouvait mous, indifférents et très ignorants en matière d'infanterie. Mais il les prenait comme ils étaient et s'efforçait, par son autorité et son art du commandement, de tirer parti de ce médiocre instrument.

- Alors, ça vous va ?

Il me regardait avec un œil brillant, un sourire satisfait et provocant, mais démenti par un ton plutôt sympathique. Les gens qui n'avaient pas ses opinions, il cherchait encore plus que les autres à les "prendre en main", à les tirer, avec une gentille fermeté, de leurs rêves vers sa réalité universelle, la lutte à mort contre le complot communiste. Je lui souris.

Moi aussi je l'aimais bien. Il était correct, il ne mentait jamais, et il n'intriguait pas : c'est l'exception. Ça repose.

II reprit pour m'expliquer :

- Il y a des Viets dans le coin où nous allons. Je ne sais pas combien, mais ça fait trois fois qu'ils font un coup par là-bas. La semaine dernière, ils ont scié tous les poteaux télégraphiques : une trentaine en une nuit. Ils devaient donc bien être dix... au moins. La 2e compagnie a réparé les poteaux. Ils ont recommencé deux jours après. Et avant-hier, ils ont tué, dans son champ, à la tombée de la nuit, le fils des Sintès qui ont leur ferme là-bas... De jour, on ne les trouvera jamais. Si on y va de nuit, on a une chance. En tout cas, ça leur fera peur, et ça nous fera de l'exercice. Avec les Viets, il n'y a pas deux méthodes : il faut se remuer plus qu'eux. Ça les fait tenir tranquilles.

Les fellagha étaient toujours, avec Martin, les Viets. C'était pour lui, et pour beaucoup de ses collègues d'active qui avaient fait l'Indochine, la manière la plus courte, et la plus définitive, de ne laisser aucune équivoque : l'armée d'un côté et les communistes de l'autre... 

 

J.-J. Servan-Schreiber, Lieutenant en Algérie.

 

asuivre

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.