Chandelles, chandelles. Un joueur, de préférence adroit, expédie une balle longue et haute dans le camp adverse. Lui-même et ses camarades se précipitent vers le cuir. Il en résulte souvent une action confuse, engagée. Nos amis de la télévision ont pris l'habitude d'ajouter : "Une chandelle s'élève pour éclairer le jeu". Prenons à la lettre cette image et que ces quelques anecdotes portent à la lumière la beauté de l'ovale.

 

 

Le rugby réveille notre enfance par bien des aspects, et d'abord parce qu'il provoque de perpétuels affrontements, pareils à ceux de nos premières années. La cour de récréation de notre école devenait vite un champ de bataille. Nous nous regroupions autour des deux adversaires, étant bien entendu qu'il nous était interdit de porter secours à l'un d'entre eux ou d'alerter le maître. À la limite, il était permis de "les séparer" si l'affaire prenait trop mauvaise tournure. On s'attendait à la sortie et cela voulait tout dire. Des écoles entières entraient en lice, parce qu'elles appartenaient à des quartiers différents ou qu'elles relevaient l'une du privé, l'autre de la laïque. Une mère de famille savait que, pendant une année scolaire, elle aurait à raccommoder bien des vêtements et à poser des compresses sur les parties d'un corps endolori. La chasse au trophée prenait des formes qui surprendraient une société devenue plus policée. Le titre le plus envié ne revenait pas au premier de la classe mais à celui qui pissait le plus haut. L'épreuve suscitait des litiges et nous devions recommencer pour évaluer avec plus de précision les différents jets. L'un de mes camarades s'obstinait à rafler, dans toutes les matières, la dernière place. Quand l'un d'entre nous le battit de quelques fautes supplémentaires en orthographe, il piqua une colère folle avant d'afficher la tristesse d'un roi détrôné. Dans notre Sud-ouest, le rugby couronnait cet affrontement général de jeunes chiens, ivres de liberté et de batailles. Nos enfants se projettent aujourd'hui dans d'autres formes de compétition. Ils se laissent happer par la modernité, à travers la musique ou la BD. Ils cherchent à mieux comprendre le monde de demain et c'est à qui maniera avec le plus de dextérité les machines informatisées. Les meilleurs veulent devenir les plus performants. Une pareille modification du statut, des aspirations de l'enfant me semble aller de pair avec une évolution du rugby. Au fond, ces batailles de gosses que j'évoquais avaient quelque chose de fou, de gratuit, de désordonné. En cherchant à être plus performants, les enfants adhèrent déjà aux valeurs de la société adulte. Et il n'est pas étonnant que le rugby, à son tour, se soumette aux principes de raison, de réussite, d'efficacité.

Nous parlions à propos des coups reçus de "pruneaux", de "caramels", de "poires", de "pêches", de "pets" et ce sont des mots entendus dans une petite cour de recréation du Lot-et-Garonne qui parviennent encore à mes oreilles là où circule le ballon ovale. Par cette évocation d'un passé relativement proche, j'ai voulu laisser entendre à quel point école primaire, nos jeux d'enfants nous menaient insensiblement vers le rugby - et de quelle manière les spectateurs sans méchanceté revivaient leurs affrontements de gamins. Cela dit, beaucoup restait à apprendre, en l'occurrence la maîtrise des gestes techniques. Daniel Herrero n'hésite pas à évoquer "une enfance abîmée par l'âge adulte". Il me semble qu'il parle d'une autre enfance, en quelque sorte bachelardienne, plus rêvée que réellement vécue, celle qui nous met encore à l'abri des projets et de l'intérêt - et je dirai, en accord avec Bachelard (et peut-être Daniel Herrero), celle que nous n'avons pas eue et que nous avons la possibilité d'inventer peu à peu avec les années pour qu'elle devienne notre originelle et ultime demeure.

 

© Pierre Sansot, Le rugby est une fête, le tennis non plus, Payot, 2002

 

 


 

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